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lundi 12 décembre 2022

VIE, ÉNERGIE, CHAOS ET DOUCEUR.

La pensée occidentale a toujours eu un problème avec la notion de vie (cf. la Notion de Vie dans la Pensée Chinoise). En effet, obsédée depuis l'origine par l'alternative être/non-être, elle ne s'est quasiment jamais sérieusement intéressée au domaine du devenir par excellence que constitue la vie. De là une oscillation permanente entre l'ignorance méprisante de la part de la science (qui a tendance à ne voir dans la vie qu'une forme de mécanisme horloger perfectionné) et la fantaisie délirante de la part de la métaphysique (qui se plaît à en faire, soit un mystère transcendant, soit, tout au contraire, un mélodrame niais, une "pleurnicherie" comme le dit Frédéric Lordon). Du coup, comme l'ont remarqué un Nietzsche, un Bergson, un Proust ou un Wittgenstein, ce sont les artistes qui, en Occident, se sont vu confier le soin d'illustrer la vie. Ces derniers se sont, certes, fort bien acquittés de leur tâche mais ni les uns ni les autres ne se sont pas aperçus que deux pôles, apparemment aussi  opposés, de la pensée humaine que sont les sagesses ancestrales pluri-millénaires et les avancées scientifiques les plus récentes ont elles aussi questionné la notion de vie. C'est donc sous ces deux faisceaux de lumière (qui, en réalité, ne font qu'un), plus précisément celui du taoïsme et celui de la physique quantique, que nous allons, à présent, tenter de l'éclairer.

Sans entrer dans des détails scientifiques trop fastidieux (cf. Information, Conatus et Entropie), commençons par circonscrire brièvement deux notions-clés dont nous aurons besoin dans notre développement, à savoir celle d'énergie et celle d'entropie. Disons tout de suite que pour la physique contemporaine (relativiste et quantique), tout ce qui existe se résout en un champ d'énergie en interaction avec d'autres champs d'énergie et, à la limite, avec l'univers tout entier. L'énergie est donc fondamentalement le tout de l'univers et ce qu'on a coutume d'appeler "matière", "corps", "objet", "entité", "être", etc. ne sont que les noms que l'on donne à des discontinuités engendrées par des concentrations d'énergie au sein de champs très denses, des sortes de "grumeaux" dans la "soupe" énergétique. D'où l'illusion de stabilité, de solidité (nous verrons plus loin pourquoi cette illusion est nécessaire) que nous accordons aux processus "physiques" (où les "grumeaux" résultent soit de l'interaction gravitationnelle responsable de l'attraction universelle, soit de l'interaction forte responsable de la cohésion des particules nucléaires) et aux processus "chimiques" (où a lieu l'interaction électro-faible responsable des structures et changements atomiques et moléculaires). Donc, l'énergie est le processus par lequel une entité quelconque entre en général en interaction avec d'autres entitésDans le monde macroscopique sensible à l'être humain, ces interactions connaissent deux formes limites opposées : la forme ordonnée d'un travail (énergie mécanique) et la forme désordonnée d'un rayonnement (énergie thermique le plus souvent). Par ailleurs, comme l'énergie mécanique peut toujours se convertir en énergie rayonnante mais non réciproquement (principe de Carnot) du fait de la résistance des corps qui entrent en interaction, on va appeler "entropie" d'un corps sa quantité d'énergie rayonnante (notamment thermique) inconvertible en énergie mécanique ordonnée, donc son énergie irréversiblement perdue. Le second principe de la thermodynamique (loi de Boltzmann) énonce même que tout corps voit inexorablement s'accroître son entropie, donc se perdre sous forme de rayonnement une certaine quantité de son énergie totale. Inversement, on parlera de "néguentropie" d'un corps pour qualifier une entropie négative, autrement dit l'énergie gagnée par ce corps en raison de son interaction avec les autres corps et partiellement convertible en énergie mécanique. Pour toutes ces raisons, on interprète souvent l'entropie d'un corps comme sa propension spontanée au désordre : par exemple, la rupture d'un sac dans lequel sont rangés divers objets répandra inévitablement son contenu pêle-mêle. En général, on confond l'ordre avec la forme conférée à de la matière par un travail humain volontaire (par exemple les gestes que j'ai dû accomplir pour ranger les denrées dans le sac). Cependant, comme il n'existe pas de corps exempt de forme (un matériau amorphe possède, par définition, le plus haut degré possible de symétrie donc ... d'ordre !), la mise en ordre, donc en forme, est en réalité la dé-formation d'une forme préalable donc d'un ordre pré-existant. De sorte qu'on parle souvent d'ordre (dans les deux sens du mot, à la fois de commandement et d'arrangement) pour qualifier un certain état de choses auquel il est accordé une valeur (ce qui est "dans l'ordre des choses" dit-on). On devra donc considérer que, contrairement à la notion d'entropie qui est objectivement mesurable, l'idée de désordre n'est qu'une simple métaphore anthropomorphe. Néanmoins, nous tiendrons pour synonymes, tout au long de cet exposé, les termes "entropie", "continuité", "dé-formation" et "désordre" d'une part, "néguentropie", "discontinuité", "(in-)formation" et "ordre" d'autre part. Le plus important étant de considérer le caractère fondamentalement processif (en termes non pas d'état stable mais d'interactions transitoires) des notions d'ordre et de désordre comme formation/dé-formation/trans-formation perpétuelle de toute entité en général en raison des flux énergétiques dont elle est à la fois le sujet et l'objet.

La pensée chinoise et, tout particulièrement, le taoïsme, au rebours de la pensée grecque par exemple (Zénon, Paménide, Platon, etc., exception faite d'Héraclite), s'est toujours intéressée au changement, au devenir plutôt qu'à la stabilité, à l'être. En effet, pour la pensée taoïste, "le grand procès de la nature est simple et aisé […] : yīn et , yáng communiquent spontanément entre eux et tous les existants sont spontanément à leur aise"(Ruǎn JíTraité sur la Musique in Jullien, Éloge de la Fadeur à partir de la Pensée et de l'Esthétique de la Chine, viii). Dès son ouverture, lClassique des Transformations (易 经yì jīng) définit le 道, dào comme circulation d'un souffle-énergie () entre deux pôles extrêmes, le pôle virtuel de toute créativité yáng (modèle du Ciel comme lieu de la chaleur et de l'instabilité originelles, tout le contraire donc du κόσμος grec) et le pôle actuel de toute réceptivité yīn (modèle de la Terre comme lieu du froid et de la stabilité, là encore, au rebours de la pensée grecque) : "一阴一阳之谓道yī yīn yī yáng zhī wèi dào" un  yīn, un yáng, voilà ce qu'on appelle dào. Quant au 道, dào, "道 生一, 一生二, 二生三, 三生万物 [dào shēng yī, yī shēng èr, èr shēng sān, sān shēng wàn wù]"(Lǎo Zǐ, Dào dé jīng, §42) : le 道, dào est un, l'un est dual, la dualité suppose un intermédiaire, et l'intermédiaire réside dans le 道 dào. Le 道 dào est un : c'est le tout du réel, rien ne lui échappe. Que cette unité soit duale se comprend alors comme le fait que "故有相生 [yǒu wū xiāng shēng]"(Lǎo Zǐ, Dào dé jīng, §2: ordre et désordre s'engendrent mutuellement. Plus précisément, si tout ce qui existe vient de et tend vers l'ordre, en revanche l'ordre vient de et tend vers le désordre : "天下万物生於有, 有生於无 [tiān xià wàn wù shēng yú yǒu, yǒu shēng yú wú]"(Lǎo Zǐ, Dào dé jīng, §40). De sorte qu'ordre et désordre, néguentropie et entropie, formation et dé-formation, continu et discontinu sont des notions corrélatives non seulement d'un point de vue logique mais aussi sur un plan ontologique. D'où l'idée que la dualité ontologique de l'actuel ordonné (yīn) et du virtuel désordonné (yáng) repose sur un troisième terme qui autorise le passage de l'un à l'autre et vice versa (contrairement à l'έντελέχεια, l'entéléchie, aristotélicienne comme intermédiaire univoque entre la δύναμις, le virtuel, et l'ἐνέργεια, l'actuel). Ce troisième terme, c'est le souffle/énergie (, ). En ce sens, le 道 dào comme processus unique et unitaire de flux et de reflux perpétuels du souffle/énergie (, ) entre yīn et yáng se trouve être "有物混成先天地生 [yǒu wù hún chéng xiān tiān dì shēng]"(Lǎo Zǐ, Dào dé jīng, §5), quelque chose d'inaccompli qui accomplit le ciel et la terre. La co-réalité de , hún (inaccompli, virtuel, continu) et de , chéng (accompli, actuel, discontinu) dans un processus perpétuel de formation/dé-formation/trans-formation () doit donc s'entendre non pas tant comme succession dans le temps (d'abord 有, yǒu, "il y a", ensuite wú, "il n'y a pas" et inversement), mais plutôt comme simultanéité de yǒu ("il y a") et de("il n'y a pas"), de , chéng (accompli, actuel, discontinu) et de , hún (inaccompli, virtuel, continu), de yīn (ordre, néguentropie) et de yáng (désordre, entropie).  C'est en ce sens qu'il faut comprendre ce qu'il est convenu d'appeler "conciliation des contraires" et qu'illustre le très célèbre 太极图tài jí tú ("image du grand retournement").

Or, comme le dit Fritjof Capra "la plus importante caractéristique de la conception orientale du monde […] est la conscience de l'unité et de l'interaction de toutes choses et de tous événements, [ce qui] est aussi l'une des révélations les plus importantes de la physique moderne"(le Tao de la Physique). Il est difficile, en effet, de ne pas voir dans cette "conciliation des contraires"  au sein du dào, une analogie avec nombre de concepts et d'expériences de la physique quantique qui, tous, mettent à mal le dogme occidental du principe de (non-)contradiction selon lequel l'actuel ou le réel serait nécessairement univoque et ordonné par exclusion du non-actuel ou du virtuel réputé nécessairement plurivoque et chaotique. Rappelons-nous, par exemple, l'expérience de pensée dite "du chat de Schrödinger", dans laquelle, de la "superposition" de deux événements originels mutuellement incompatibles (présence versus absence d'une particule sub-atomique censée déclencher un certain processus) suit la superposition de deux événements mutuellement incompatibles (la mort du chat versus son maintien en vie). Or, "la fonction Ψ [qui prédit la probabilité d'un état quantique donné] de l'ensemble [chat + appareil expérimental] s'exprimerait de la façon suivante : le chat vivant et le [même] chat mort sont mélangés ou brouillés en proportions égales"(Schrödinger, Physique Quantique et Représentation du Monde). Cephénomène de superposition se confirme dans l'expérience dite des fentes d'Young-Feynmann où une seule et même particule passe par deux endroits à la fois, ou encore dans les expériences d'Aspect qui montrent que deux "avatars", apparemment séparés, de la "même" particule sont en réalité intriqués et donc modifiés simultanément et de la même manière alors même que l'opérateur humain n'agit que sur l'un d'entre "eux". On conclut, dans tous les cas, à une co-présence dans le même monde réel de deux états pourtant logiquement mutuellement incompatibles (on appelle cette co-présence la "superposition quantique"). Ce qui ne peut se comprendre que moyennant la violation du principe de (non-)contradiction par la physique quantique (il le sera aussi par la psychanalyse), du moins au niveau ontologique, celui des choses (ce principe reste valide cependant au niveau logique de l'argumentation et de la démonstration). Bref, c'est l'un des dogmes de la rationalité occidentale qui tombe, celui, précisément, sur lequel repose le caractère soi-disant apodictique de la science comme pensée de l'être stable et immuable excluant les propriétés qu'il n'a pas (qui ne "sont" pas). D'autres catégories encore de la pensée occidentale, proclamées universelles par Kant (localité, temporalité, causalité, réalité, objectivité), seront mises à mal par les inégalités de Bell et les expériences d'Aspect qui, toutes, ramènent à l'intuition fondatrice de la physique quantique, à savoir que deux événements E et non-E ont beau être, par hypothèse, logiquement opposés (le chat mort et le chat vivant, l'observant et l'observé), ils ne sont pas pour autant ontologiquement exclusifs l'un de l'autre mais co-hérents, au sens étymologique du terme (co-hærere, "attacher ensemble"), co-présents, autrement dit, ils forment une unité indissoluble. Notons que cette cohérence quantique ne s'applique pas qu'aux seuls événements sub-atomiques mais vaut pour tout événement à quelque échelle qu'on le situe. Et s'il est difficile de croire qu'un chat peut être en même temps mort et vivant, c'est que la "dé-cohérence quantique" responsable de la réduction du paquet d'ondes (toujours la fonction Ψ) à un seul possible (le chat mort OU le chat vivant) est d'autant plus rapide que le phénomène implique un plus grand nombre d'entités, ce qui est le cas, par hypothèse, pour les événements macroscopiques (s'agissant du dispositif macroscopique impliquant le chat de Schrödinger, on calcule que la dé-cohérence doit intervenir après un laps de temps d'environ 10-30 secondes -autant dire instantanément- après la mise en place du protocole !). Ce qui nous importe ici, c'est que, si les les champs énergétiques dont traite la théorie quantique des champs constituent bien l'"étoffe" de l'univers, il faut admettre à la fois que le réel n'est jamais mais toujours devient, que ce qu'il devient est toujours fondamentalement constitué non pas de "choses" mais d'événements, enfin que la survenance de ces événements est toujours chaotique. Car le chaos c'est, au sens étymologique de χάος (qui est celui d'Hésiode ou d'Ovide mais aussi celui qu'ont adopté Brown ou Poincaré), non pas le néant, mais, tout au contraire, l'indétermination primitive à partir de laquelle tout est possible. C'est donc, à l'instar du 道, dào, sus-évoqué, ce "vide inébranlable à l'usage inépuisable"(Lǎozǐ, Dào Dé Jīng, §5), un processus continu où ordre et désordre s'engendrent mutuellement (un peu comme dans la danse cosmique de Shiva Natarâja), et, par conséquent, un processus toujours, à quelque degré, imprédictible dans la mesure où le chaos est inscrit dans la réalité fondamentale et ne résulte nullement de la limitation de nos facultés de connaissance qui ne peuvent s'exercer que de manière statistique voire, comme on le verra plus loin, de manière illusoire. En tout cas, ainsi que l'a remarqué Werner Heisenberg, il existe manifestement "une certaine affinité entre les idées philosophiques traditionnelles de l'Extrême-Orient et la substance philosophique de la théorie quantique"(Physique et Philosophie), affinité dont la dualité co-hérente du yīn et du yáng d'une part, de la masse et de l'énergie d'autre part sont deux bons paradigmes.

Ce n'est qu'au début du XX° siècle que la science occidentale s'est cependant décidée à prendre au sérieux l'indétermination (le principe dit d'"incertitude" de Heisenberg, en fait, un principe d'indétermination, Unbestimmtheit) non plus en termes épistémiques de défaut de connaissance (comme le supposait déjà le déterminisme absolu de Laplace) mais comme conséquence irréductible d'une indétermination ontologique du réel : dire que x.≥ ħ /2 (avec x la position d'une particule, p sa quantité de mouvement et ħ la constante de Planck ≈ 1,055×10-34  J.s), c'est dire qu'une particule est réellement dépourvue de trajectoire. Et, corrélativement, de théoriser le caractère probabiliste de la mesure. C'est ce que fait précisément la "fonction d'onde" (la fonction Ψ) de Schrödinger qui lie l'énergie totale (ce qu'on appelle aussi le "hamiltonien") d'un système à son évolution dans le temps afin de déterminer une "densité de probabilité de présence " d'une particule donnée dans une position donnée à un moment donné. De là, nécessairement, l'incertitude de la prédiction, en fonction tout à la fois de la quantité de matière observée (cæteris paribus, moins grand est le nombre d'atomes de même nature impliqués dans un phénomène, plus incertaine est la prédiction), de son état (cæteris paribus, l'état gazeux d'un corps est plus plus difficilement prédictible que son état liquide, que son état solide amorphe ou que son état solide cristallin) et de sa température (cæteris paribus, plus est élevée la température d'un corps, plus importante est son entropie et moins fiable est la prédiction). La science météorologique, qui étudie le mouvement des masses d'air est la plus parfaite illustration de ces limitations ontologiques (raison pour laquelle elle fait des "prévisions" inductives basées sur des données statistiques a posteriori et non des "prédictions" a priori). Il est clair que cette concession faite à l'irréductibilité fondamentale du virtuel non-ordonné fait écho aux vœux d'humilité et de pauvreté en matière de connaissance qui caractérisent la sagesse taoïste proclamant que "知者不言, 言者不知 [zhì zhě bù yán, yán zhě bù zhī]"(Lǎo Zǐ, Dào dé jīng, §56), qui sait ne parle pas, qui parle ne sait pas, rappelant par là que l'obsession rhétorique des discoureurs, en Chine comme en Grèce, a toujours consisté à prétendre savoir apodictiquement que le réel est tel et sera tel car il ne peut pas en être autrement. Il est significatif que les deux premiers , guà, "hexagrammes" du Classique des Transformations (易 经yì jīng), traité par excellence de la vénération du chaos, délimitent tout le champ des possibles entre, d'une part, le pôle virtuel yáng (le Ciel) et, d'autre part, le pôle actuel yīn (la Terre), les 62 autres hexagrammes définissant alors autant de possibles intermédiaires. On comprend dès lors le statut qu'ont toujours eu, dans la pensée chinoise traditionnelle, le modèle des saisons d'une part, celui de la famille d'autre part. Le premier est le plus parfait exemple de l'ordre et de la régularité terrestres (yīn) soumis à la plus totale indétermination et la plus grande imprédictibilité célestes (yáng), bref de la néguentropie (ordre, actuel, formation) soumise à l'entropie (désordre, virtuel, dé-formation), co-réalité d'où procède tout processus de trans-formation (). Le second est l'application du modèle météorologique au cas particulier du vivant humain : "connaître la créativité désordonnée masculine, conserver la réceptivité ordonnée féminine, tel est le flux universel. Étant le flux universel, il fait un avec le Tao et adopte la souplesse enfantine"(Lǎo Zǐ, Dào dé jīng, §28). Autrement dit, ce qui caractérise le vivant, notamment humain, c'est, comme le souligneront plus tard Nietzsche, Bergson ou Popper, la souplesse (, róu, qui se traduit aussi par "douceur", "délicatesse", "tendresse"), dont le modèle, pour Lǎo Zǐ, est l'enfant comme être hybride de , yáng désordonné/masculin et de yīn ordonné/féminin (à noter qu'"ordre" se dit , et que ce caractère est composé de , "femme" et de , "bouche"), pôles entre lesquels circule le souffle/énergie (, ). Nous possédons donc à présent tous les éléments d'un modèle de transposition au vivant de ce flux perpétuel d'échanges énergétiques entre les deux pôles opposés mais perpétuellement co-hérents de l'actuel ordonné et du virtuel désordonné.

En termes de science physique, l'animation du corps vivant consiste manifestement en une capacité de mouvement (croissance, déplacement) visant à compenser l'entropie générée par ce que Prigogine appelle sa "structure dissipative" (dissipation de l'énergie de cohésion des parties du corps, soient 2 000 à 2 500 kcal. ou 8 000 à 10 000 kJ., soient encore 2 à 3 kW.h quotidiennement pour un corps humain en bonne santé) en puisant dans son environnement de l'énergie qui sera utilisée pour partie en efforts mécaniques (à commencer par les efforts d'auto-construction et d'auto-conservation) et pour partie en chaleur perdue (dont une partie est nécessaire à l'entretien du métabolisme des vivants homéothermes). Sauf que si, selon la célèbre formule de Bichat, "la vie est l'ensemble des forces qui luttent contre la mort", alors la mort est inexplicable. À l'inverse, si on ajoute que la lutte de tout corps, donc, en particulier, du corps vivant contre cette tendance inéluctable à l'augmentation de l'entropie dont il est l'objet est un processus chaotique, c'est alors la persistance et la prolifération de la vie qui est inintelligible et devient ce mystère sur lequel fait fond, notamment, la théologie. Or, si le corps vivant est, comme tout corps, le théâtre d'un processus incessant de trans-formation (en grec, μεταβολή) chaotique dont la persistance (l'existence) témoigne d'un bilan énergétique provisoirement positif (néguentropie) et la destruction (la mort) d'un bilan énergétique définitivement négatif (entropie), le corps vivant est surtout le théâtre d'une trans-formation "souple" qui, tout à la fois, procède du chaos et l'apprivoise afin de rendre ce qui est théoriquement imprédictible néanmoins pragmatiquement prévisible. Aristote constatait déjà que "l'âme [ψυχή, psukhè] la réalisation première d'un corps naturel qui a potentiellement la vie [ζωή, zôè]"(Aristote, de l’Âme, II, 412a). En effet, l'animation est, potentiellement, l'indice le plus évident de la vie au sens propre où, comme le dit Pascal, le repos bien compris, c'est la mort, mais aussi au sens figuré où l'on dit que l'on donne une âme à un groupe, qu'on l'anime, pour dire qu'on peut le diriger, l'ordonner avec tact, avec discernement, avec souplesse. Or, c'est précisément cette souplesse qui explique les phénomènes les plus caractéristiques de la vie que sont la natalité, la morbidité, et la mortalité. La procréation peut, en effet, être comprise comme la transmission d'une série d'ordres depuis un (des) corps générateur(s) vers un (des) corps engendré(s). La formation procréative s'analyse alors en une sorte de pari que ferai(en)t le(s) corps générateur(s) que son (leur) remplacement par un (des) corps nouveau(x) et plus souple(s) que le sien (les leurs) abaissera globalement et provisoirement l'entropie globale, et accroîtra par là-même la probabilité de survie des corps congénères, à commencer par celle du (des) corps engendré(s). De même, tout événement vital s'analysera en une séquence ---- …, yīn-yáng-yīn-yáng- … , autrement dit néguentropie-entropie-néguentropie-entropie- ..., qui, selon qu'on l'arrêtera arbitrairement sur un yīn, ou sur un yáng, mettra respectivement l'accent sur la bonne santé (身体, shēn tǐ, qui veut dire aussi "corps") ou bien la maladie (生病shēng bìng, littéralement, "défaut de la vie"), étant entendu que le terme ultime de la séquence sera un yáng, une dissipation irréversible sous forme de chaleur de l'énergie nécessaire à la cohésion du corps suivie d'une dispersion définitive de cette chaleur et de la dissolution du corps. Or, la mort comme désordre absolu (tendance vers l'entropie maximale et définitive) du vivant n'est, tout bien considéré, que la conséquence de la souplesse de cette lutte contre l'entropie. Montaigne disait déjà que nous mourons non de ce que nous sommes malades mais de ce que nous sommes vivants. John Kerr, Andrew Wyllie et Alastair Currie en 1972 ont d'ailleurs mis en évidence la fonction vitale de mort cellulaire (apoptose) confirmant ainsi la thèse de Freud selon laquelle "les deux instincts, aussi bien l'instinct [de vie] que l'instinct de mort, se comportent comme des instincts de conservation, au sens le plus strict du mot, puisqu'ils tendent l'un et l'autre à rétablir un état qui a été troublé par l'apparition de la vie. L'apparition de la vie serait donc la cause aussi bien de la prolongation de la vie que de l'aspiration à la mort, et la vie elle-même apparaîtrait comme une lutte ou un compromis entre ces deux tendances"(Freud, Essais de Psychanalyse). De fait, comme le dit François Jacob, "c'est le programme génétique qui prescrit la mort de l’individu dès la fécondation de l’ovule"(la Logique du Vivant). C'est ainsi que la mort cellulaire engrammée (et non pas "programmée" comme on dit couramment)doit être interprétée comme l'ordre ultime dont s'auto-affecte un corps vivant pour limiter souplement le désordre externe qu'il génère (on pense évidemment, en premier lieu, au simple fait d'exister dans des conditions dégradées et donc d'entraver par sa présence, la néguentropie des systèmes congénères, cf. le film de S. Imamura la Ballade de Narayama) en même temps que l'entropie interne lorsque celle-ci s'accroît sans pouvoir être compensée par aucune autre sorte de trans-formation. Tout se passe donc comme si, tel corps vivant faisant un tel constat, décidait de se "sacrifier", de se "saborder" au profit de la survie de l'espèce, en faisant délibérément tendre son entropie interne vers son maximum.

Voyons à présent plus en détails en quoi consiste cette "souplesse", cette "douceur" caractéristique, avons-nous dit, de la mise en ordre néguentropique d'un corps vivant par lui-même. Un corps inerte (non-vivant) montre, par le fait même d'exister, qu'il est affecté de d'un certain ordre, donc de néguentropie, mais qu'il ne peut l'être que selon un processus fondamentalement chaotique, ce dont témoigne les mouvements géologiques ou météorologiques, par exemple. On dira en ce sens, comme nous l'avons déjà fait remarquer à propos de la "conciliation des contraires", que l'ordre procède du désordre (cf. l'expérience de pensée dite du démon de Maxwell ou même, à la limite, le fait que l'entropie absolue tend vers le zéro absolu, autrement dit, vers l'ordre absolu). En revanche, "l'ordre constaté dans le développement de la vie vient d'une source différente : […] l'ordre à partir de l'ordre"(Schrödinger, qu'est-ce que la Vie ?, §65). En effet, si la mise en ordre spontanée de molécules d'eau liquides en cristaux de glace ne dépend que du mouvement brownien des masses d'air, en revanche, la mise en ordre du métabolisme d'un animal en vue de son hibernation résulte de la connexité du chaos de la météo et d'un certain ordre pré-établi. Un nouveau tour par la pensée chinoise ne nous semble pas superflu. "Vivant", en chinois, se dit 生命, shēng mìng : d'une part mìng qui se traduit en général par vie mais aussi par sort, fortune, destin, ordre, commandement, attribution, etc., et d'autre part shēng, être né, naître, donner naissance, accoucher, existence, croître,  pousser, etc.  Zhuāng Zǐ, le disciple le plus connu de Lǎo Zǐ, raconte comment un prince, fasciné par la virtuosité d'un de ses cuisiniers, aurait clamé son admiration en disant "Merveilleux ! Je viens enfin de saisir comment procède l'art de nourrir ma vie [养生焉 dé yǎng shēng yān]"(Zhuāng , iii). S'il faut "nourrir sa vie", c'est que la longue vie, 长生cháng shēng, est le bien le plus précieux, ou, comme le chante Brassens, notre seul luxe ici-bas. Raison pour laquelle, encore aujourd'hui les Chinois se souhaitent volontiers la bonne santé par 万岁, wàn suì  ("encore dix-mille ans") ou 长寿, cháng shòu ("encore de nombreux anniversaires"). C'est aussi pourquoi l'étudiant, l'écolier, se disent-ils , xué shēng, littéralement "celui qui apprend la vie", et, naturellement, le médecin, c'est celui qui prend soin de la vie, 医生, yī shēng. shēng, c'est donc la vie en tant que processus effectif de lutte contre l'entropie par connexion permanente avec le souffle/énergie (, ). Quant à 命, mìng, caractère que l'on retrouve dans les expressions 命官, mìng guān, mandarin, officiel (littéralement "fonctionnaire de commandement"), 从命 cóng mìng, obéir ("à partir du commandement") ou 革命, gé mìng révolution ("changement de commandement"), pour comprendre en quoi il diffère d'avec shēng, lisons à nouveau  Zhuāng Zǐ : "Confucius admirait les chutes de Lü-leang. L’eau tombait d’une hauteur de trois cents pieds et dévalait ensuite en écumant sur quarante lieues. Ni tortues ni crocodiles ne pouvaient se maintenir à cet endroit, mais Confucius aperçut un homme qui nageait là. Il crut que c’était un malheureux qui cherchait la mort et dit à ses disciples de longer la rive pour se porter à son secours. Mais quelques centaines de pas plus loin, l’homme sortit de l’eau et, les cheveux épars, se mit à se promener sur la berge en chantant. Confucius le rattrapa et l’interrogea : « Je vous ai pris pour un revenant mais, de près, vous m’avez l’air d’un vivant. Dites-moi : avez-vous une méthode pour surnager ainsi ? — Non, répondit l’homme, je n’en ai pas. Je suis parti du donné, j’ai développé un naturel et j’ai atteint la nécessité. Je me laisse happer par les tourbillons et remonter par le courant ascendant, je suis les mouvements de l’eau sans agir pour mon propre compte […]. Je suis né dans ces collines et je m’y suis senti chez moi : voilà le donné. J’ai grandi dans l’eau et je m’y suis peu à peu senti à l’aise : voilà le naturel. J’ignore pourquoi je me comporte ainsi : voilà la nécessité"(Zhuāng , xix). Voilà donc un homme qui est né dans les collines mais qui a grandi dans l'eau. Il n'est donc pas amphibie par nature mais il a été poussé par la nécessité à survivre dans le biotope aquatique (par exemple, il a appris à ne pas se débattre, ou lutter contre le courant, ce qui l'épuiserait et l'entraînerait vers la mort). À tel point même que, tandis que la configuration physiologique d'êtres (tortues et crocodiles) amphibies par nature, reste incompatible avec leur maintien en vie sous une cascade de trois cents pieds, la sienne est, en revanche, en parfait accord avec ces conditions extrêmes. Il ne sait expliquer les mouvements qu'il fait. Tout ce qu'il sait, c'est qu'il se meut par nécessité : il est parti du donné, dit-il, ce qui lui a procuré une seconde nature. L'idée de "nécessité" renvoie à celle de destin, de fatum (ἀνάγκη en grec). Donc le sens de 命 mìng est plutôt celui d'une myriade de petits décrets implicites émanant du chaos du réel et qui contraignent tout être vivant à s'assimiler le/s'accommoder du réel afin de rendre possible , shēng, comme processus d'auto-(re-)création. Bref, à la lumière du taoïsme, nous pouvons dire que, pour un organisme vivant, créer "de l'ordre à partir de l'ordre", comme le dit Schrödinger, doit à peu près signifier ceci : d'abord apprivoiser le désordre, le chaos, dào en construisant un ordre1 (mìng) puis parachever cet ordre1 en élevant un ordre2 (, shēng) consistant en ce double mouvement d'accommodation/assimilation. Ce qui, en termes modernes, correspond respectivement à l'ordre génétique comme base spécifique de tout corps biologique (ordre1), puis à l'ordre sensible ou intentionnel comme adaptation fine du corps biologique à un biotope déterminé (ordre2). La "douceur" ou "souplesse" inhérente au corps vivant et qui fait défaut au corps inerte consiste donc en cette capacité à "amortir" le chaos du réel au moyen de ces deux niveaux de mise en ordre.

Commençons donc par évoquer le premier niveau d'auto-ordonnancement du vivant, autrement dit le premier aspect de sa souplesse : le niveau de l'ordre1 (mìng) surgissant du flux désordonné des événements (dào). C'est parce que" l’efficacité de l’évolution ne peut laisser les limites de la vie au hasard des accidents"(François Jacob, la Logique du Vivant) que le code génétique, le génome, n'est rien d'autre que la formulation biologique du destin individuel dans le sens où la double hélice d'ADN qui va contribuer à construire les cellules d'un individu quelconque est un ensemble d'ordres de base imposés a priori au corps vivant par l'histoire évolutive de l'espèce à laquelle il appartient. L'évolution déterminée de cette espèce est donc bien, pour un individu donné, l'ordre1, ou, plus exactement, une série successive d'ordres1 qui constitueront un milieu protidique interne capable de s'auto-organiser, de s'auto-construire (Maturana et  Varela parlent à ce propos d'"auto-poïèse") en se procurant provisoirement une quantité d'énergie supérieure à celle résultant de sa propre entropie. La photosynthèse chlorophyllienne par laquelle le chloroplaste puise de l'eau, du gaz carbonique et des sels minéraux sous la catalyse de l'énergie lumineuse afin de construire de la matière cellulosique, de même que la réponse immunitaire spontanée de l'organisme vivant contre les agents allergènes ou pathogènes, sont de bons exemples de ce en quoi consiste cet ordre1 :  établir une première discontinuité dans le flux chaotique continu du réel en créant donc un "milieu intérieur" autonome délimité par une barrière physique (cytoplasme, peau, écorce, etc.)De fait tout code génétique est une série d'ordres1 s'analysant en une suite déterminée de "bases" désignées par des lettres (A comme "adénine", G comme "guanine", T comme "thymine", C comme "cytosine") et dont la combinaison forme un arrangement complexe d'atomes de carbone, d'oxygène, d'azote et d'hydrogène, arrangement protéinique qui peut se "lire" comme une série d'in-formations écrites. "Se lire" et non pas "se déchiffrer" dans le sens où la lecture véritable est toujours l'interprétation contextuelle d'un texte (cf. Feyerabend et l'Apprentissage Anarchique de la Lecture). C'est donc précisément une telle configuration chimique arrêtée à un moment donné de l'évolution de l'espèce (le moment où commence à se construire ledit "milieu interne" individuel) qui constitue ce que nous appelons l'ordre1, lequel, cependant, reste inéluctablement tributaire des conditions chaotiques qui ont déjà présidé et continueront de présider à cette évolution spécifique. Cet ordre1 tend donc tout à la fois à adapter le milieu biologique interne à son extériorité et à assurer la pérennité de l'espèce (par une sorte de "mémoire" de l'espèce) sur la base du pari inductif selon lequel l'avenir sera, grosso modo, ordonnable de la même façon que le passé. C'est cet ordre1 génétique qui explique par exemple (cf. Sentir ou percevoir, une Distinction Problématique), que certains animaux ne perçoivent leurs proies que lorsque celles-ci sont en mouvement (les batraciens), ou ont une certaine couleur (les insectes) ou ont une certaine température (les reptiles). Mais c'est précisément parce qu'un tel pari de stabilité adaptative est toujours démenti par les faits que les caractères héréditaires codés dans et par l'ADN ne sont génotypiques (visant l'identité de l'espèce) que pour une part et phénotypiques (concernant l'identité individuelle) pour l'autre part, de sorte que ces derniers caractères, tout en étant héréditaires dans les conditions précisées par les lois de Mendel, restent d'autant plus susceptibles de variations chaotiques qu'ils sont jusque là, apparus de manière plus fortuite. De sorte que la variabilité des caractères phénotypiques prépare le terrain à une éventuelle sélection naturelle de ces mêmes caractères que le chaos des circonstances pourraient rendre nécessaires à la survie de l'espèce, donc génotypiques (ex. des phalènes du bouleau qui ont tant impressionné Darwin). C'est évidemment en ce sens que "la sélection darwinienne apprend aux différentes espèces vivantes à conserver de l’information et à l’adapter aux divers problèmes qui se posent à elles"(Popper, la Quête Inachevée, xxxvii). Le récent épisode du jeu de gendarme et voleur auquel se sont livrés la techno-science occidentale et le virus du Covid illustre à merveille l'utilisation souple de l'information génétique disponible (ordre1) afin d'adapter le "milieu interne" du virus au problème de son dépistage éliminatif. Une première différence entre corps inerte et corps vivant réside donc manifestement dans la constitution préalable d'un "milieu interne" ordonné, c'est-à-dire adaptable sur la base d'une illusion de stabilité (ordre1), ordre suffisamment souple cependant pour absorber, dans une certaine mesure, la cruelle désillusion de l'irréductibilité du chaos à venir.

Cependant, la propriété la plus remarquable de la vie comme , shēng, est celle qui implique l'établissement d'une extension externe (ordre2du "milieu interne" (ordre1) par la prise en compte en temps réel du chaos hic et nunc de ses conditions de subsistance Ce qui est nécessaire chaque fois que les circonstances contraignent, sous peine de mort, le "milieu interne" à faire face à une situation qui exige son ajustement à un biotope au sein duquel cet organisme va perdre d'autant plus d'énergie que surgit une situation plus inédite pour lui. Une telle extension externe du "milieu interne" vise donc à établir un "monde propre", une Umwelt au sens de Jakob von Uexküll : "les signaux perceptifs d'un groupe de cellules perceptives se réunissent en dehors de l'organe de perception, en dehors du corps animal, en des unités qui deviennent les caractères des objets situés en dehors du sujet animal dans son Umwelt"(Mondes Animaux et Monde Humain). Nous avons déjà emprunté le modèle du langage humain pour décrire la structure de l'ordre1 génétique en parlant de "code" génétique. Référons-nous à nouveau à ce même modèle afin d'expliquer en quoi consiste l'ordre2 intentionnel ou sensible. Searle dit vouloir traiter le langage humain "de manière naturaliste [en] considér[ant] le sens linguistique, le sens des phrases et des actes de langage, comme une extension des formes d’intentionnalité fondamentalement biologiques que sont la croyance, le désir, la mémoire et l’intention, et de considérer ces derniers comme les développements d’une intentionnalité plus fondamentale encore, notamment la perception et l’action intentionnelle, ou l’intention-en-action"(Searle, what is Language ? Some Preliminary Remarks, i). Pour Searle, en effet, le langage humain est une manifestation particulière de l'intentionnalité fondamentale du vivant. En effet, tout processus intentionnel est indissolublement lié à la vie en ce qu'il suppose deux directions (deux sens) simultanées d'ajustement. D'une part une direction d'accommodation au (ou du) monde extérieur par laquelle le "milieu interne" actualise sous forme de données "chimiques" converties en influx nerveux certaines données "physiques" pertinentes du monde extérieur (par exemple un danger), pertinentes en ce que l'ordre1 génétique aura pré-sélectionnées sous forme de simples potentialités. Le processus d'accommodation n'est donc, en ce sens, qu'un prolongement dans l'ordreintentionnel du processus basique d'adaptation caractéristique de l'ordre1 génétique. Mais, d'autre part, le "milieu interne" désormais in-formé des perturbations chaotiques les plus pertinentes pour lui du monde extérieur, va assimiler ces nouvelles données en façonnant, par une in-formation en retour, l'Umwelt ainsi constituée "à son goût", assimilation dont le paradigme est évidemment la fonction nutritive dont les déjections (exemple de la formation du calcaire par les coquillages) et les échanges gazeux (on pense bien sûr au CO2 des animaux et à l'O2 des végétaux). Par là, le "milieu interne" étendu à l'Umwelt maximise les chances de satisfaction de ses besoins néguentropiques au moyen, notamment, de comportements désirants ou communicants. Toute communication suppose en effet une circularité de l'in-formation par laquelle un milieu émetteur a l'intention d'in-former son environnement proximal après avoir été in-formé par lui, soit qu'il s'agisse de coordonner les comportements d'organismes partenaires (congénères ou commensaux), soit qu'il s'agisse de retarder ou de dissuader les comportements d'organismes adversaires (prédateurs ou parasites). Ajoutons que, dans le cas des espèces les plus évoluées, l'hérédité de certains avantages adaptatifs glanés par tout ou partie de l'espèce au long de son évolution se trouve suppléée par un processus spécial de communication : l'éducation (on pourrait peut-être parler à ce propos d'un ordre1 post-génétique ou d'un ordre1bis) qui est une sorte de méta-communication en ce que les échanges d'in-formation ont lieu dans une fraction de l'Umwelt momentanément soustraite à l'urgence vitale. De là tous les comportements sociaux, et, notamment, cette vertu d'humanité (en chinois , rén, qui se traduit aussi par "douceur", "bienveillance" et qui est homophone à , "être humain") chère aux confucianistes. Toujours est-il que la communication vise à perpétuer ou parfaire ce que l'ordre génétique (ordre1) a sélectionné afin de construire puis d'exploiter un ordre2 dont il est fait derechef le pari qu'il sera générateur de néguentropie. C'est ce que Searle appelle "l'intention-en-action" (on songe, par exemple, à la fameuse "danse" des abeilles) "en action" pour éviter la confusion, trop souvent faite, avec la volition humaine. De sorte que, dans toute in-formation sensorielle, même la plus rudimentaire, il y a nécessairement de l'"intentionnalité-en-action". Comme le dit aussi Elizabeth Anscombe, "si vous voulez dire quelque chose d'à peu près exact sur les intentions [...], une bonne manière d'y arriver sera d'indiquer ce qu'[on] a effectivement fait ou ce qu'[on] est en train de faire"(Anscombe, l'Intention, §4). Bref, que ce soit dans l'ajustement par accommodation ou par assimilation, cet ordre2 est foncièrement intentionnel au sens étymologique : l'organisme biologique concerné reçoit (accommodation) et/ou envoie (assimilation) de l'ordre2 (une in-formation physique et/ou chimique) en étant littéralement, in tensione, c'est-à-dire dans un état de tension (intention, attention, contention, etc. ont le même radical). Nous qualifierons donc d'"intentionnel" tout comportement biologique qui tend à maximiser en temps réel par des aller-et-retour permanents d'in-formation la pertinence de l'ajustement (accommodation/assimilation) d'un "milieu interne" et du monde extérieur au moyen de l'aménagement d'une Umwelt amortissante. L'intentionnalité fondamentale du vivant montre donc que "la vie consiste en systèmes physiques qui tentent de résoudre des problèmes"(Popper, la Quête Inachevée, xxxvii). Dans tous les cas, c'est la rémanence d'un certain type bien spécifique de problèmes dans le cadre de cet ordre2 qui explique l'illusion de stabilité du "milieu propre", illusion qui commande tous les ajustements acquis, depuis les réflexes les plus élémentaires jusqu'aux cérémonies humaines les plus sophistiquées. L'émergence de cet ordre2 explique notamment, comme l'ont bien compris Kant ou Wittgenstein, ce besoin qu'ont les hommes d'inventer de prétendues "lois de la nature" qui ne sont, en réalité, que des discontinuités d'ordre2 que l'intentionnalité proprement humaine projette, au moyen du langage et de la culture, dans une Umwelt humaine élargie, à la limite, à l'entièreté de la "nature". On comprend par là en quoi le vivant, tout vivant, a besoin d'une illusion (la fameuse mâyâ hindoue) de permanence, de stabilité, de simplicité qui consiste à maximiser outrancièrement la probabilité de l'ordre et à minimiser celle du désordre. S'agissant, par exemple, du "monde propre" de la tique, Jakob von Uexküll souligne que "la richesse du monde qui entoure la tique disparaît et se réduit à une forme pauvre qui consiste pour l’essentiel en trois caractères perceptifs [acide butyrique, poils, chaleur] et trois caractères actifs [se laisser tomber, fouiller, piquer] – son Umwelt. Mais la pauvreté de l'Umwelt conditionne la sûreté de l’action, et la sûreté est plus importante que la richesse"(J. von Uexküll, Mondes Animaux et Monde Humain).

Voilà en tout cas en quoi consiste la "souplesse" ou la "douceur" du vivant : "pour un être vivant, exister consiste à changer, c’est-à-dire à se créer indéfiniment soi-même"(Bergson, l’Évolution Créatrice, i). Tandis que l'inerte subit des perturbations physiques (gravitationnelles ou fortes) et/ou chimiques (électro-faibles) qui lui sont imposées brutalement, c'est-à-dire immédiatement et sans recours possible, par les circonstances, le vivant, lui, s'adapte, "négocie" en permanence les conditions de sa trans-formation entropique/néguentropique dans un va-et-vient permanent entre "milieu interne" et monde extérieur via un "monde propre" (Umwelt) qui sert de "tampon" permanent entre les deux. Il est tentant alors de qualifier d'"intelligence" (au sens étymologique d'intelligere, "mettre en relation", "ordonner", en l'occurrence, les éléments chaotiques du réel) cette souplesse qui préside au choix de l'ordre2 (donné ou reçu) le plus pertinent, c'est-à-dire celui qui va maximiser le rapport effet vital produit/contrainte anti-vitale subie, autrement dit néguentropie/entropie. Et même si ce que nous avons coutume de nommer "pertinence" n'est qu'un cas particulier du principe général de moindre action qui concerne les interactions de tous les corps, vivants ou non, et d'après lequel "lorsqu’il arrive quelque changement dans la nature, la quantité d’action, nécessaire pour ce changement, est la plus petite qui soit possible"(Maupertuis, Accord de Différentes Lois de la Nature), la spécificité, encore une fois, du vivant est de le faire intentionnellement, c'est-à-dire en ajustant avec souplesse son intériorité organique en accord avec le monde extérieur. En ce sens, la connaissance humaine, la sensibilité animale, le tropisme végétal (respectivement, les "âmes" intellective, sensitive et végétative chères à Aristote), ne sont que diverses manifestations de la souplesse avec laquelle tout organisme vivant s'auto-affecte intentionnellement de l'ordre2 le plus pertinent afin de garantir, voire d'étendre son "monde propre" en vue de résoudre des problèmes qui, tous, se résument à celui-là seul, insoluble : comment lutter contre l'entropie, autrement dit, comment retarder la mort ? C'est ce principe d'économie intentionnelle de l'énergie vitale qu'ont adopté les Sages de toutes les civilisations humaines au point d'en faire le summum de l'intelligence proprement humaine. Ce qui est le plus remarquable, c'est que, dans le cas du vivant humain, c'est contre la dilapidation de l'énergie "morale" ou "intellectuelle" que la sagesse est toujours primitivement convoquée. Comme si la sagesse consistait, ab initio, à pressentir que les plus graves désordres, sanitaires ou sociaux, bref, les plus profonds gaspillages d'énergie vitale trouvaient leur racine dans l'échauffement des "esprits". De là, les fameux exercitia spiritualia dont fait état Ignace de Loyola dans son ouvrage éponyme et qui consistent en "différents modes de préparer et de disposer l'âme à se défaire de toutes ses affections déréglées"(Exercices Spirituels, 1° annotation), ceux de l'empereur Marc-Aurèle qui se prescrit à soi-même d'"efface[r] cette représentation, arrête[r] cette agitation de marionnette"(Pensées pour moi-même, VII, 29), ceux du sociologue Georges Friedmann qui préconise de "s'efforcer de dépouiller [s]es propres passions, les vanités, le prurit de bruit autour de [son] nom (qui, de temps à autre, [le] démange comme un mal chronique)"(la Puissance et la Sagesse), ceux enfin du Yoga défini par Patañjali comme "cessation de l'agitation mentale"(Yoga-Sûtra, i, 2). De là, en particulier, les vœux de pauvreté en matière de parole, voire de mysticisme, que forment tous les Sages au motif que "多言数穷不如守中 [duō yán shù qióng, bù rú shǒu zhōng]"(Lǎozǐ, Dào Dé Jīng, §5) trop de mots, cela appauvrit et détruit l'équilibre.  Bref, si le vivant est cet être qui, à tout instant, organise souplement sa lutte contre sa propre entropie, c'est au sens les stratèges chinois ou les spécialistes d'arts martiaux (武术, shù dont le premier caractère , , montre un pied 止arrêtant une hallebarde 弋 !) conçoivent la lutte : à savoir que l'art du combat doit soumettre l'ennemi en combattant le moins possible (pertinence, rapport effet/effort) et en tirant le meilleur parti (néguentropique) du hasard (entropique) des circonstances, à commencer par l'énergie potentiellement destructrice de l'adversaire, notamment, s'agissant de l'être humain, de la puissance destructrice du langage et de la pensée. De là la grande maxime taoïste du 无为wéi wú wéi(littéralement "pour que-non-pour que") envisageant de laisser les choses suivre leur cours naturel (ce qui n'exclut pas la lutte dans le cadre des 武术,  shù). Toutefois, si la sagesse est, dans toutes les civilisations, valorisée comme la voie par excellence de la vertu, la voie de l'accomplissement d'une vie authentiquement humaine, cette "vertu" est, souvent, réduite en Occident, non seulement à sa seule dimension "spirituelle", mais le plus souvent à un simple code de maximes moralesOr, en Chine, la sagesse (神智shén zhì, littéralement "puissance de l'intelligence") n'a rien d'un code mais se trouve, d'emblée, être une praxisLe  du 道德经, dào dé jīng (le Classique de la Voie et de la Vertu), c'est ce que les stoïciens ou Spinoza ont appelé virtus, la "vertu", au sens de puissance capable de fournir ou ôter de l'énergie (cf. la "vertu" apaisante de telle plante). D'où l'importance de la méditation (chán, traduction du dhyâna sanskrit, zen en japonais) qui n'est pas un repli sur soi, et surtout pas ce repli intellectuel de la bonne conscience satisfaite d'elle-même. Tout au contraire, la méditation y est une dissolution du moi dans le dào "quand je m'assois pour méditer [坐忘, zuò wàng], j'oublie absolument tout. […] C’est là la transformation, dans laquelle l’individualité se perd"(Zhuāng Zǐ, Zhuang Zi, §6), transformation-limite que les taoïstes nomment 内丹nèi dān ou "transformation interne" profonde, par opposition à la simple "transformation externe" (外丹wài dān), plus superficielle, occasionnée par les mouvementsOn reconnaît là une source taoïste du bouddhisme za-zen (du chinois 坐禅, zuò chán"méditation assise") dont la première des quatre Nobles Vérités, est que la souffrance (duhkha) naît de l'attachement (trishnâ), tout particulièrement à l'ego, au moi séparé, isolé, en d'autres termes, à un "milieu interne" fermé à son UmweltOn y voit aussi l'aveu d'abnégation du sage confucianiste : "le Sage n'a pas d'idée, pas de nécessité, pas de position, pas de moi"(Confucius, Entretiens (S.C.), IX, 4). Mais, tout autant, celui du yogi "seule la méditation dissout cette idée que nous sommes une entité séparée, un ego, un mental"(J. Bouchart d'Orval, in Patañjali, Yoga-Sûtra, iv, 6). Cela dit, même si nous n'entendons par "esprit" rien d'autre que l'intentionnalité du corps (cf. Corps et Âme et Nécessité du Dualisme Corps-Esprit), la sagesse chinoise ne se limite pas à son aspect "spirituel".

Car, plus que tout, il importe, en effet, "en prenant pour conduit principal le canal régulateur [, shēng] de la vie, d'entretenir le corps/santé [身体, shēn tǐ]. Conserver la vie [cún mìng], nourrir la vie [养生, yǎng shēng] et parachever les ans [长生cháng shēng] sont alors possibles"(Zhuāng , iii). Peu importe, au fond, où on situe ce "canal régulateur de la vie" (, shēng), la médecine chinoise étant fondamentalement une médecine des "méridiens" (, jīng). L'important est qu'il s'y produise toujours, en dépit du chaos des circonstances, le processus vital d'aller-retour du souffle/énergie (, ) entre le pôle de l'ordre (yīn) et celui du désordre (yáng). Car c'est lorsque le souffle-énergie nous traverse sans entrave, que nous autres vivants, c'est-à-dire 天地之间 (tiān dì zhī jiān), "intermédiaires entre le ciel et la terre", vivons au plein sens du terme, que nous nourrissons notre processus vital (, yǎng jīng). De sorte que la "longue vie" (长生cháng shēng) n'est ni un objectif immanent qu'on se fixe contre vents et marées, ni une récompense transcendante qu'on espère obtenir au prix d'une sorte de résignation, deux attitudes de blocage rigide, mais l'effet naturel de l'apprivoisement bienveillant du souffle-énergie qui nous parcourt (en chinois, cet apprivoisement se dit 气功, gōng, en sanskrit, prânâyâma), au point qu'"en cultivant son souffle [专气, zhuān ], on devient aussi souple [, ] qu’un nouveau-né"(Lǎo Zǐ, Dào dé jīng, §10). D'où l'importance capitale que revêt, pour toutes les sagesses, le processus de la respiration (qui n'est, au fond, qu'un processus chimique d'oxydation du glucose contenu dans le sang ou les muscles et produisant de l'énergie -ATP- musculaire et de la chaleur). Toutes les sagesses du monde, sans exception, ont toujours imputé, fût-ce en la "spiritualisant", l'animation du vivant au "souffle" (spiritus, πνεῦμα, روح ,רוּחַ, , prânaetc.) comme processus d'in-fusion d'une énergie dont le vivant se nourrit presque à son corps défendant puisqu'il faut et il suffit, pour que vive le vivant, qu'il se laisse pénétrer (que l'on songe à l'expression française, "être inspiré" qui met l'accent sur la passivité) par ce souffle-énergie pour manifester une néguentropie qui, produisant, avons-nous vu, sa propre entropie, exige parfois, de la part du vivant, l'expiration forcée de l'air vicié pour seul effort intentionnel et ce, jusqu'à ce que le vivant "expire", qu'il rende son "dernier souffle". C'est pourquoi la sagesse (taoïste, entre autres) met l'accent sur l'expiration (en chinois, on ne "respire" pas, on "expire-inspire", 呼吸, hū xī) et, d'une manière générale, sur le bon fonctionnement des divers canaux d'irrigation et d'excrétion. Le propre du Sage (圣人, shèng rén) est qu'il évite, dans la mesure du possible, l'obstruction pathologique, voire mortelle, de la libre circulation du souffle-énergie (, ) : "à condition qu’il n’y ait pas d’obstacle, l’œil voit, l’oreille entend, le nez sent, la bouche goûte, le cœur perçoit, l’esprit produit les actes convenables. Dans toute voie, l’essentiel est qu’il n’y ait pas d’obstruction. Toute obstruction produit étranglement, arrêt des fonctions, lésion de la vie. Pour leurs actes vitaux, les êtres dépendent du souffle [, qì]. Si ce souffle n’est pas abondant dans un homme, la faute n’en est pas au ciel, qui jour et nuit l’en pénètre ; elle est en lui, qui obstrue ses voies, par des obstacles physiques ou moraux"(Zhuāng , xxvi). D'où, dans la culture chinoise, d'une part, on l'aura remarqué, le statut de modèle que revêtent la fonction nutritive et la fonction respiratoire chaque fois qu'il s'agit d'interpréter un processus vital, d'autre part, et corrélativement, la valeur métaphorique de l'image du vent, tout comme celle de l'eau, qui, l'une et l'autre évoquent le flux continu et diffus, la fluidité désordonnée des énergies du , dans le cours (dào) de tout phénomène.

Tout cela pour dire que la sagesse chinoise est une hygiène de vie (卫生, wèi shēng, "conservation de la vie"). Loin de n'être, en effet,  que le recours ultime d'une intériorité spirituelle qui, selon la dramaturgie bien connue qui traverse toute l'histoire de la pensée occidentale, est toujours menacée par l'extériorité corporelle (cf. Descartes : je suis un esprit mais j'ai un corps), l'intériorité dont la pensée chinoise fait la promotion est tout autre : il va s'agir, avons-nous vu, de nourrir sa vie (要养生, yào yǎng shēng), sa vie c'est-à-dire non pas un "être" mais un principe de  vitalité (精, shēng jīng) consistant, nous l'avons dit, en un ordonnancement de second (ordre2) tendant à assurer un équilibre précaire entre "milieu interne" et monde extérieur via une Umwelt. Or, comme nourrir son processus vital consiste à maintenir opérationnel le flux de souffle-énergie () qui nous traverse en circulant perpétuellement entre l'ordre de la Terre (, yīn) et le désordre du Ciel (, yáng), l'intériorisation ne sera rien d'autre qu'une certaine manière, non d'accumuler je ne sais quoi je ne sais où, mais de concentrer, de comprimer (强调内进, qiáng diào nèi jìn, littéralement "insister en allant vers le dedans") intentionnellement son énergie en la dirigeant vers les cinq émonctoires que sont les poumons, la peu, les reins, le foie et les intestins, étant entendu que la respiration (呼吸hū xī) et la nutrition (营养, yíng yǎng) restent les deux modèles de tout processus biologique d'échange énergétique, donc de tout processus vital. On s'évertuera donc à pratiquer des exercitia corporea (et pas seulement spiritualia) qui visent à "aider sa respiration par des gestes semblables à ceux de l’ours qui grimpe ou de l’oiseau qui vole"(Zhuāng Zǐ, Zhuāng , xv). C'est le cas, par exemple, dans la pratique du 气功, gōng, notamment dans le "jeu des cinq animaux" ou celui dit "de la bannière de Mawangdui" (sur laquelle on voit, effectivement, des hommes adoptant des attitudes animales)À l'encontre de la tendance occidentale, la pensée chinoise, mais aussi la pensée indienne avec le Yoga, ont toujours considéré le monde animal, voire végétal, comme LE modèle de souplesse harmonieuse dans la circulation des énergies vitales. De là, l'importance des mouvements naturels agrémentés, çà et là, de quelques mouvements "exotiques" visant à (ré-)activer les échanges chimiques dans toutes les parties du corps humain, en insistant tout particulièrement sur celles qui, étant le moins souvent sollicitées, ont le plus besoin d'être déliées/désengorgées. À cet égard, le 气功, gōng, le , tài jí quán (littéralement "la lutte du grand renversement"), ou le Yoga sont de parfaits exemples d'enchaînements de mouvements souples et doux qui "nourrissent" (au sens sens chimique le plus littéral) le corps en y faisant circuler le plus harmonieusement possible les énergies naturelles. En outre, pour faire droit à la spécificité bipédique des vivants humains (ce qui s'écrit 人 en chinois), la marche, parfaite métaphore de l'errance sur la voie chaotique du destin (dào), a un statut particulier en ce qu'elle "permet au Sage de respirer par les talons, tandis que le vulgaire respire du gosier seulement, comme le prouvent les spasmes de la glotte de ceux qui se disputent ; plus un homme est préoccupé, plus sa respiration est superficielle"(Zhuāng Zǐ, Zhuāng , vi). Mais, mutatis mutandis, on pourrait dire la même chose d'autres activités spécifiquement humaines qui font circuler harmonieusement les énergies, telles que la musique, la calligraphie, la poésie ou la peinture (cf. Paysage contemplé, Paysage senti, Paysage vécu) et, d'une manière générale, toutes les activités qui favorisent évacuation, unité et paix dans ce milieu à la fois interne et externe au corps vivant que constitue l'Umwelt (cf. Platon, Lao-Tseu, Patanjali et les Yoga-Sûtra de Patanjali : Sagesse ou Philosophie). Dans tous les cas, le Sage aura à cœur de se concentrer sur son 丹田, dān tián (le hara, littéralement "champ de l'alchimie", autrement dit, des transformations) qui est le processus même de concentration de toutes les énergies vitales. De plus, la localisation physique du 丹田 environ deux ou trois doigts sous le nombril en fait aussi  le centre de gravité (cf. l'importance, en chinois, de la notion de , zhōng, "centre", "milieu") de l'organisme humain, c'est-à-dire le point où, par définition, s'applique la résultante des interactions gravitationnelles dont tout corps est l'objet

Bref, la sagesse, notamment chinoise, n'est, en ce sens, qu'une application au cas particulier du vivant humain du principe de pertinence dans la construction de ce que nous avons appelé l'ordre2. Il s'agit, en l'occurrence, de lutter intentionnellement contre l'épuisement thermique (entropie) engendré par la rigidité, donc par la résistance physique au changement physique, que ce soit par le mouvement ou par la méditation. La "longue vie" (长生, cháng shēng) des taoïstes, la vie bienveillante, sage, douce ou souple, c'est finalement une vie où "on se concentre [强调内进qiáng diào nèi jìn] avec douceur [客气, kè qi] sur ce qui contribue à nourrir notre processus vital [喂养, wèi yǎng]. Alors, exécuté avec lenteur [缓慢, huǎn màn], cohérence [连贯, lián guàn], harmonie [, xié] et respiration [呼吸, hū xī], le mouvement correct se fera avec beaucoup d'amplitude [幅度要大, fú dù yào dà]"(Zhuang Yuan Ming, Qi-Gong des 18 exercices, préambule). On comprend dès lors que l'économie "spirituelle" de langage ou de pensée n'est qu'un aspect particulier de cette hygiène corporelle tournée vers la prévention de tout blocage. Bref, la "longue vie", c'est, très loin d'une soi-disant "vie éternelle", simplement une vie au cours de laquelle les facteurs de rigidité du corps (身体, shēn tǐ, le chinois emploie le même terme pour dire "corps" et "santé") auront été, dans la mesure du possible, réduits au minimum.

En chinois, "vivant" se dit aussi 生动, shēng dòng, c'est-à-dire "vie en mouvement". Vivre, c'est donc se mouvoir de manière à adoucir harmonieusement le mouvement chaotique du réel mais, en même temps, y glaner ces quanta d'énergie qui vont compenser l'entropie qui tend à décomposer tout corps physique. Encore faut-il donc se mouvoir de manière à tenter de gagner plus d'énergie qu'on n'en perd, à minimiser l'entropie et à maximiser la néguentropie, ce que font, spontanément, tous les existants, vivants ou non, même si les vivants le font souplement, c'est-à-dire avec adaptabilité et intentionnalité. Dans le cas bien particulier du vivant humain, la difficulté consiste à retrouver la spontanéité naturelle, dont, depuis toujours, sa complexification historique l'éloigne tendanciellement. Concentration, lenteur, cohérence, harmonie, respiration, sont alors quelques-unes des conditions de possibilité d'une amplitude de mouvement, c'est-à-dire d'un ajustement mécanique/thermique, physique/chimique à la fois ordonné mais souple à la continuité chaotique du réel. Pour cela, "suivez la règle du Sage, videz votre esprit, remplissez votre ventre, affaiblissez votre volonté, renforcez vos os. […] En ne faisant rien de plus, vous vivrez bien"(Lǎo Zǐ, Dào dé jīng, §3).

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