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dimanche 8 décembre 1996

NOS PASSIONS NOUS RAPPROCHENT-ELLES OU NOUS ELOIGNENT-ELLES D'AUTRUI ?

Nous avons vu avec Rousseau que les passions sont des besoins moraux. Comment en est-on arrivé à cette affirmation ? Il y a quatre étapes :
- d'abord chaque individu possède un instinct de conservation sous forme d'un sentiment naturel qui nous encourage à satisfaire nos besoins physiques
- ensuite ce sentiment naturel devient passion lorsque l'individu "se reconnaît libre d'acquiescer ou de résister" à l'appel de ses besoins, c'est ce que Rousseau appelle l'amour de soi
- puis l'amour de soi devient pitié naturelle, c'est-à-dire amour d'un autre soi qui paraît nous ressembler et nous être aimable comme notre propre corps
- enfin la pitié naturelle débouche sur toutes les autres passions (haine, amour, crainte, etc.) lorsque l'individu prend conscience du besoin moral de s'associer à autrui ou de s'en dissocier à l'aide de la parole.
C'est pourquoi Rousseau affirme que "toutes les passions rapprochent les hommes", par opposition aux "nécessités de chercher à vivre" qui les écartent. Donc, pour Rousseau, les passions (comme indice des besoins moraux) sont à l'origine de la coopération, tandis que les sensations (comme indice des besoins physiques) sont à l'origine de la compétition.

Mais il y a un problème : c'est que la passion est, originairement, amour de soi (dans le premier état de nature), et finit comme amour propre (dans l'état civil). Autrement dit la passion commence dans l'égoïsme et finit dans l'égoïsme. Ce n'est que dans le second état de nature que la passion unit véritablement les hommes en une communauté sociale : dans le premier état de nature la communauté est impossible, dans l'état civil la communauté n'est
possible que par l'institution des lois. C'est pourquoi Rousseau assimile les passions à des besoins moraux : c'est parce qu'elles sont la condition d'émergence de la communauté sociale. Mais en dehors de ce moment privilégié o— le besoin moral se satisfait par la rencontre (d'ailleurs symbolique, on l'a vu) de l'alter ego, on voit mal en quoi ma passion comprise comme un intérêt sensible démesuré pourrait me rapprocher moralement d'autrui envisagé comme un étranger, voire un obstacle à l'assouvissement de ma passion.

L'enjeu du débat est évidemment la valeur que l'on doit accorder à ces manifestations envahissantes, voire obsédantes de notre constitution sensible individuelle dans une société fondée en droit sur la raison et sur la collectivité, mais en fait sur l'irrationnel et l'individualité. En effet, si les passions ont un effet dissolvant à l'égard de la communauté, le
droit et la morale auront tendance à leur assigner une valeur négative. Mais si cette valeur morale négative est contrebalancée par une rentabilité économique convenable, on prendra le risque d'encourager les passions individuelles au détriment de la raison collective.

Nous verrons donc successivement que :
- partager la souffrance de mon alter ego me le rend sympathique
- la modération volontaire de mes passions m'associe moralement à autrui
- la passion éduquée par la raison me fait aimer autrui
- la passion comme besoin abstrait est toujours égoïste.


I - PARTAGER LA SOUFFRANCE DE MON ALTER EGO ME LE REND SYMPATHIQUE.

a - Partager une passion commune.

C'est un lieu commun que de dire que deux individus qui s'entendent bien partagent la même passion : passion artistique, passion sportive, voire passion du crime, etc. Voilà un fait difficilement contestable. Cependant en quoi consiste cette entente que l'on dit fondée sur la passion ? Autrement dit, quelle sorte de rapprochement le fait de partager une passion autorise-t-elle ?

On a vu avec Rousseau que la conscience d'appartenir à une communauté ne peut pas être naturelle puisque tout individu naît dans l'isolement moral : c'est donc que l'entente est une conséquence de l'utilisation du langage qui fait naître un besoin d'appartenir à un groupe. Mais nous avons dit également que l'utilisation du langage est lui-même la satisfaction d'un besoin moral, autrement dit d'une passion. Ce serait donc parce que j'ai la même passion qu'autrui que je m'entendrais avec lui. Oui mais on est conduit à une difficulté : comment deux individus peuvent-ils savoir qu'ils ont une passion commune ? Pour Rousseau, c'est la proximité physique, l'habitude de la fréquentation, qui font conjecturer une proximité morale dont on s'assure (et qu'on renforce le cas échéant) par l'usage de la parole. Cette réponse n'est pas entièrement satisfaisante parce qu'on se doute bien que mon besoin d'aimer un autre moi-même ne s'adresse pas à n'importe qui, mais plut“t à quelqu'un de particulier : l'alter ego n'est pas un autre en général, mais cet autre précisément que j'ai de bonnes raisons de considérer comme mon semblable. Mais alors, qu'est-ce qui me conduit à voir en l'autre un autre moi-même ?

On dira que c'est l'habitude : mais nul n'est obligé de trouver cet autre moi-même au sein de sa propre famille, naturelle ou non. D'ailleurs, on a vu avec Rousseau que la proximité physique n'implique pas la proximité morale. On dira alors que c'est l'intuition, certes, mais l'intuition de quoi ? Schopenhauer répond que ce qui nous rapproche d'autrui, c'est l'intuition de sa souffrance.

b - La passion est une souffrance.

Schopenhauer dit que "la vie est essentiellement et inséparablement unie à la douleur" (le Monde IV §67). Dans le sens où, comme l'a justement fait remarquer Rousseau, la vie n'est que succession de besoins (naturels ou non) et de satisfactions et que "la satisfaction n'est jamais qu'une souffrance évitée" (-id-). De sorte que la conscience de moi-même possède deux composantes :
- l'intuition sensible d'une souffrance positive (douleur) ou négative (plaisir), ce que l'auteur appelle le vouloir-vivre
- la connaissance intellectuelle d'une absurdité fondamentale de cette vie de souffrance toujours finalement vaincue par la mort, ce que l'auteur nomme représentation.
Or cette conscience de moi-même comme être souffrant et aux prises avec une existence absurde, c'est la passion primitive que Schopenhauer désigne, comme Rousseau par le nom d'amour de soi. Et la conscience de l'existence d'autrui comme victime de la même souffrance sensible et de la même représentation d'absurdité, Schopenhauer l'appelle pitié ou compassion. Et toutes les autres passions ne sont que des dosages, à des degrés divers, d'amour de soi et de pitié. Autrement dit, toutes les passions ne sont que des mixtes de souffrance éprouvée et représentée d'une part dans son propre corps, d'autre part dans le corps d'autrui considéré comme alter ego.

Dès lors, que veut-on dire lorsqu'on affirme qu'une passion commune rapproche deux individus ? Eh bien on veut signifier que ces personnes se reconnaissent, ou croient se reconnaître, comme des victimes communes de la même souffrance (rappelons-nous que passion vient de passio, souffrance), c'est-à-dire, en définitive, du même besoin difficile ou impossible à satisfaire. Et ils ne se reconnaissent pas par le langage, puisque le langage, comme on l'a vu, ne sera qu'une manière de satisfaire ce besoin, mais par des signes visibles non équivoques (par exemple vestimentaires) qui manifestent leur désir d'être reconnus comme passionnés de moto, de musique, de politique, de religion, etc. C'est pourquoi les mordus, ceux qui se disent dévorés par la même passion sont, en un sens, très proches les uns des autres. Schopenhauer dit du passionné que "personne moins que lui ne fait une différence marquée entre soi-même et les autres" (Fondements de la Morale, §22). Il veut dire que celui qui éprouve la pitié "prend une part directe au bien et au mal d'autrui" (-id-) c'est-à-dire éprouve directement sa souffrance, que celle-ci soit apaisée (par le sentiment de plaisir) ou non (par le sentiment de douleur). Bref, la pitié, au sens de Schopenhauer, c'est ce que nous appelons la compassion ou sympathie (cum passio ou sun pathèïa = souffrance partagée).

Mais cette proximité d'autrui par la passion, quelle sorte de communauté morale fonde-t-elle ?

c- La sympathie comme rapprochement précaire.

On peut dire, semble-t-il, que la communauté morale qui découle de la compassion ou de la sympathie est hypothétique, asymétrique et précaire. Hypothétique : qu'est-ce que cela signifie, exactement, "prendre une part directe au bien et au mal d'autrui" ? Si tout bien et tout mal, dans l'absolu, est ce qui satisfait ou non mon vouloir vivre individuel, si toute passion est, en dernier ressort, éprouvé dans mon propre corps, comment puis-je être assuré que le plaisir ou la douleur que je dis éprouver dans le corps d'autrui est éprouvé par autrui comme éprouvé par moi ? Lorsque je prétends éprouver la même passion qu'autrui, je veux dire que, des signes que me donne autrui de sa passion (linguistiques, ostensibles, comportementaux), j'infère que je dois probablement avoir la même. Asymétrique : lorsque je prétends éprouver la même passion qu'autrui, j'implique par mes propos qu'autrui doit éprouver la même passion que moi (la relation de similarité étant symétrique). Mais dans la mesure même oùcette similarité n'est qu'hypothétique, la proximité avec autrui peut être fondée sur un malentendu et être source de déception, voire de conflits. Précaire : la proximité qui résulte d'une passion prétendument partagée avec autrui n'étant jamais ni certaine (puisqu'hypothétique), ni réellement partagée (puisqu'asymétrique), elle ne détermine qu'une association précaire, toujours révocable sans préavis, et non pas une communauté de droit.

Donc la passion ne me rapproche d'autrui que dans la mesure où j'affirme ressentir dans mon corps son besoin et me représenter dans mon esprit sa conscience d'insatisfaction à l'égard de ce besoin. C'est sans doute ce que l'on veut dire lorsqu'on prétend éprouver de la sympathie ou de la compassion à l'égard d'autrui. C'est donc dans la mesure où je me mets à la place de l'autre que je m'en rapproche moralement. Mais dans quelle mesure peut-on se mettre à la place d'autrui ?


II - LA MODERATION VOLONTAIRE DE MES PASSIONS M'ASSOCIE MORALEMENT A AUTRUI.

a - Mon âme éprouve ma passion dans mon corps.

En effet, partager la passion d'autrui suppose que je souffre à la place d'autrui. Mais cela n'est envisageable qu'à condition d'admettre que les corps sont en quelque sorte interchangeables, que mon esprit peut, en imagination, se transporter dans le corps d'autrui pour éprouver les mêmes sensations. Or, quelle est exactement la fonction de l'imagination ?

L'imagination, dit Descartes, "n'est autre qu'une certaine application de la faculté qui connaît au corps qui lui est intimement présent" (Méditations Métaphysiques VI). C'est donc la pensée qui se tourne vers le corps auquel elle est jointe. Ceci implique deux conséquences :
- l'imagination n'appartient pas à l'ordre corporel, ce n'est pas une sensation mais une faculté intellectuelle destinée à interpréter les sensations ressenties à même le corps, elle ne fournit donc aucune certitude
- l'imagination est, à ce titre, liée à un corps et à un seul, elle est le relais entre l'entendement qui conçoit et, non pas le monde extérieur, mais le milieu corporel interne.
Tout cela pour dire qu'être proche d'autrui au point d'éprouver la même passion qu'autrui ne peut être qu'une fa‡on de parler parce que l'on ne peut pas, même par l'imagination, se mettre à la place d'autrui. Si l'alter ego est un autre moi, il n'est pas un autre moi en tant que corps, mais plutôt en tant qu'âme. Car après tout, si je me reconnais capable d'éprouver la même passion qu'autrui, c'est en tant que je sais que j'éprouve des passions et qu'autrui en éprouve aussi. Or la passion est, en fait, éprouvée par l'âme qui en attribue consciemment l'origine et la cause au corps : en effet seuls les êtres conscients sont dits avoir des passions, les animaux n'en ont pas. 

Donc si l'on admet comme Descartes qu'il existe une différence de nature entre le corps et l'âme, et si l'on admet que c'est l'âme et non le corps qui éprouve la passion, alors on ne peut pas dire que mon âme éprouve la passion dans le corps d'autrui. Mais alors, la passion m'isole-t-elle d'autrui ?

b - La passion comme indice de l'indépendance du corps.

Descartes montre dans le Traité des Passions que toutes les fonctions corporelles peuvent être expliquées mécaniquement, c'est-à-dire sans intervention de la volonté : la volonté n'est pas une cause mécanique du mouvement, mais seulement une faculté de l'esprit. Il remarque alors qu'il "ne reste rien en nous que nous devions attribuer à notre âme, sinon nos pensées, lesquelles sont principalement de deux genres, à savoir les unes sont les actions de l'âme les autres ses passions" (I, art.17). Or si l'on sait que pour Descartes les actions de l'âme sont précisément les actes qui ne dépendent que de la seule volonté (c'est-à-dire les actes de jugement), il est facile d'en déduire que les passions vont manifester un état de passivité de l'âme. Si les passions sont, par opposition aux actions, un état passif de la conscience à l'égard de ce qui ne dépend pas entièrement de notre volonté, cela signifie qu'elles constituent les informations sensibles reçues par l'âme au sujet des besoins du corps. "Le principal effet de toutes les passions dans les hommes est qu'elles incitent et disposent leur âme à vouloir les choses auxquelles elles préparent le corps" (Passions de l'Ame I, art.41). Ce qui suppose :
- que les passions, dans la mesure où elles "incitent et disposent l'âme", se manifestent toutes à l'âme sous la forme du désir (toute passion est consciemment désir de quelque chose, pourrait-on dire)
- que dans la mesure où elles "incitent et disposent l'âme à vouloir", toutes les passions sont, pour l'âme, des pressions que le corps exerce sur elle pour obtenir un consentement et un encouragement volontaire, tendant ainsi à se transformer en amour ou en haine
- que dans la mesure où elles "préparent le corps", les passions sont le signe de l'indépendance du corps qui n'a pas besoin de l'âme pour se mouvoir mais qui, dans le concours de l'âme, recherche une amplification de la saisfaction naturelle (le plaisir s'accompagnant de joie, et la douleur de tristesse).

On voit donc bien que, de ce point de vue, les passions sont un rappel permanent à la conscience que le corps, en tant que substance distincte de l'âme, est soumis à une causalité naturelle à laquelle l'âme peut certes refuser sa caution, voire résister, mais certainement pas empêcher. Les passions manifestent donc l'indépendance irréductible de tout corps et en même temps l'union définitive de l'âme et du corps. Comment, dans ces conditions, prétendre que la passion nous rapproche d'autrui ?

c - Maîtriser le désir me rend moral et généreux.

Nous avons vu que la passion, comme conscience particulière d'une indépendance irréductible du corps, est isolante : elle nous coupe de notre environnement moral pour nous ramener à des préoccupations physiques égoïstes. Mais c'est précisément, nous dit Descartes, cela qui nous rapproche de nos semblables : nous ne partageons pas leurs passions, mais leur nature passionnelle. Autrement dit la passion me rapproche d'autrui dans le sens où la conscience de mes besoins physiques me conduit à une volonté de modération à l'égard de mes désirs, ce qui est source de moralité et de générosité envers autrui.

Nous avons vu que toute passion se manifeste à l'âme sous la forme du désir : quelle que soit l'origine de ma passion, c'est par le désir de quelque chose qu'elle sollicite l'âme. Ainsi "c'est particulièrement ce désir que nous devons avoir soin de régler, et c'est en cela que consiste la principale utilité de la morale" (Passions de l'Ame II, art.144). Mais pourquoi devons-nous modérer nos désirs ? Eh bien, nous dit Descartes, parce que tout désir tend à nous représenter son objet sous un jour favorable afin de préparer le corps à se l'approprier et inciter l'âme à encourager cette appropriation. Mais l'objet du désir peut ne pas dépendre de notre volonté. Il peut être possible mais irréel, réel mais inaccessible, accessible mais manqué : dans tous ces cas, si le désir n'a pas été maîtrisé, il se transforme en amour puis en tristesse. Mais si cet objet dépend au contraire de nous, c'est-à-dire de notre seule volonté, il faut au contraire lui laisser libre cours et l'amour qui s'ensuit s'accompagnera de joie. Et quels sont les objets qui dépendent entièrement de nous sinon les objets de l'âme (objets intellectuels et artistiques) ? Ce que veut dire Descartes, c'est que, par une bonne gestion personnelle des désirs, je réalise le bonheur (le contentement de l'âme), et je suis la vertu (la fermeté de l'âme). C'est par la recherche du bonheur et de la vertu que je suis un être moral et que je me rapproche d'autrui, or c'est la modération du désir qui me donne l'occasion d'être heureux et vertueux. Donc c'est bien en raison de ma nature passionnelle que je me rapproche moralement de mes semblables.

Concrètement, une parfaite maîtrise des désirs, ce que Descartes nomme la générosité, c'est-à-dire la pratique du bonheur et de la vertu, entraîne les conséquences éthiques suivantes :
- le généreux ne méprise personne dans la mesure où, conscient de la faiblesse de son corps et de la fermeté de son âme, il considère que chacun étant doué d'un corps et d'une âme peut atteindre la même maîtrise que lui-même
- le généreux est enclin à se mettre au service d'autrui dans la mesure où, confiant dans la fermeté de son âme et ne méprisant personne, il est volontiers entreprenant et désintéressé.
En somme, ce n'est pas ma passion entendue comme une passivité de l'âme qui me rapproche moralement d'autrui, puisqu'elle aurait plutôt tendance à m'en éloigner. Mais c'est parce que mon âme est définitivement unie à un corps imparfait que la modération de mes désirs
- en vue de mon propre bonheur fait de moi un être moral
- dans la recherche de la vertu fait de moi un être généreux.

Mais on pourrait objecter que ce n'est pas notre nature passionnelle qui engendre notre moralité et notre générosité, donc le rapprochement avec autrui, mais plutôt l'occasion qui est donnée à la volonté de la maîtriser. D'où la question : ma volonté peut-elle maîtriser ma passion ?


III - LA PASSION EDUQUEE PAR LA RAISON ME FAIT AIMER AUTRUI.

a - Le désir est l'essence de l'homme.

On a vu que, pour Descartes, la volonté est en mesure, non pas d'empêcher les désirs (comme chez Platon ou les stocïens), mais de les maîtriser, c'est-à-dire de leur donner ou non son assentiment. De là, l'âme con‡oit une sorte de satisfaction de pouvoir se rendre indifférente à la passion. Et de cette satisfaction résultent la moralité et la générosité. Mais cela suppose qu'il y a une distinction rigide entre l'âme est le corps : c'est le corps qui a toujours le dernier mot dans l'ordre des faits, et c'est l'âme dans l'ordre du droit. Voilà pourquoi les passions qui séparent en fait, rapprochent en droit. Mais une telle distinction entre fait et droit n'est-elle pas un peu idéale ?

En effet, dit Spinoza, supposons que l'âme, comme le corps, soient tous deux des attributs de la même nature. Supposons, dit Spinoza, qu'il n'y ait qu'une seule nature avec des lois universelles et nécessaires, et que le corps et l'âme ne soient que des propriétés de cette nature unique : les corps seront alors les propriétés matérielles de la nature et les âmes ses propriétés immatérielles. Dans cette hypothèse on comprend qu'il est absurde de prétendre que l'âme maîtrise le corps ou que le corps s'impose à l'âme, comme il serait insensé de dire qu'une couleur est plus forte qu'une odeur ou qu'un poids l'emporte sur une longueur. Dès lors, tout être (qu'il soit humain, animal, végétal ou minéral) est un effet de la nature produit à partir des mêmes lois universelles et nécessaires. De plus, puisque tout être est, par hypothèse, naturel, il doit son individualité aux forces naturelles qui lui permettent d'exister. C'est pourquoi Spinoza dit que "chaque chose /.../ s'efforce de persévérer dans son être" ("unaquaeque res/.../ in suo esse perseverare conatur" (Ethique III,vi). Mais il est bien evident que cet effort (conatus) est un effet naturel. Or cet effort que tout être manifeste pour exister, Spinoza le nomme appétit chez les êtres animaux, et désir chez l'homme : "le désir est l'appétit avec la conscience de l'appétit" (Ethique III,ix). Mais alors, si l'on dit que l'essence de chaque chose est son effort pour persévérer dans son être, on doit conclure que, dans le cas particulier de l'homme, le désir constitue la nature humaine. 

En conséquence le désir ne peut pas être maîtrisé par une volonté qui connaîtrait le bien et le mal, puisqu'en effet désir et volonté sont synonymes. Pour Descartes la volonté s'oppose au désir parce qu'elle sait ce qui est bien ou mal alors que le désir ignore ces valeurs. Spinoza montre que si l'homme est un être naturel une telle distinction n'a pas de sens. Est-ce à dire que, puisqu'il est vain de s'opposer au désir, toutes les passions sont moralement convenables ?

b - Désir de passion et désir d'action.

Nous avons vu que tout désir est, par hypothèse, légitime. Spinoza dit que "tout ce que fait un homme suivant les lois de sa propre nature, il le fait en vertu d'un droit de nature souverain" (Traité Politique ch.II §4). Autrement dit, l'homme est nécessairement, naturellement, un être qui désire, c'est-à-dire un être qui, comme les autres êtres, aspire à se maintenir en vie.

Mais, ajoute Spinoza, il y a deux manifestations extrêmes du désir :
- la passion, qui est le désir le plus facile en ce qu'il se contente du seul effort du corps pour maintenir en état la nature vivante particulière
- l'action, qui est le désir le plus ardu en ce qu'il suppose un effort pour dépasser son intérêt particulier vers la nature universelle éternelle.
La passion est donc désir de vie, tandis que l'action est désir d'éternité. La passion est donc le sentiment que l'on a de désirer tout ce qui nous est imposé par diverses causes extérieures immédiates dans la mesure où celles-ci intéressent notre vie d'individu particulier et isolé. Alors que l'action est un sentiment de l'effort que l'on accomplit pour coïncider avec ce qui nous dépasse, que ce soit par l'âme (connaissance) ou par le corps (politique). La passion consiste à se comporter au gré des circonstances sous l'effet de simples croyances, tandis que l'action consiste à négliger les causes extérieures au profit de la fermeté exigée par la connaissance. Or tout être humain est, dans des proportions variables, un mélange de passion et d'action. C'est dire que "tout homme est nécessairement toujours soumis aux passions" (Ethique IV, iv). En effet, il est aisé de comprendre que tout homme, en tant qu'être naturel, est nécessairement en accord avec la nature aux lois de laquelle il ne peut se soustraire. 

Mais selon qu'il sera préoccupé plutôt par sa seule nature particulière (sa vie), ou plutôt par la nature universelle (le monde), le comportement de l'homme sera plutôt une passion qui l'isole de ses semblables, ou au contraire plutôt une action qui l'en rapproche. Donc il n'y a entre passion et action qu'une différence de degré, non de nature (comme chez Descartes). Comment dès lors évaluer les conséquences morales de la passion ?

c - La joie me fait considérer autrui comme un bien pour moi.

Donc puisque la passion ne se trouve jamais à l'état pur chez aucun individu, il est tout-à-fait légitime de se demander dans quelle mesure une passion a plutôt tendance à nous rapprocher ou au contraire à nous éloigner d'autrui. La réponse de Spinoza est claire : la passion entendue comme désir-passion de ce qui nous environne immédiatement, peut cependant nous rapprocher d'autrui lorsque cette passion est une joie.

Spinoza veut dire par là que la passion altruiste, celle qui malgré tout s'intéresse à autrui, c'est celle qui fait effort vers autrui, c'est-à-dire celle qui, tournée vers la conservation de ma propre vie, considère autrui comme un bien pour moi. Et cette bonne passion, qui tend à inclure autrui dans la conservation de mon être et donc qui augmente ma puissance d'action, Spinoza la nomme une joie. Une joie est donc bien une passion qui me rapproche d'autrui justement parce qu'elle est une passion qui évolue, tant soit peu, vers l'action. La bonne passion, celle qui me rapproche d'autrui, c'est donc celle qui, s'élargissant à la coopération avec autrui, augmente ma puissance d'agir, mon désir d'éternité. Et cette augmentation de puissance se manifeste par le sentiment de joie. Puisque toute passion n'est qu'un désir d'être, la bonne passion, la joie, c'est ce qui me rend un peu moins mortel, un peu plus éternel. Donc une passion me rapproche d'autrui d'autant plus que la joie en est plus grande. Ou, si l'on préfère, toute joie me rend, si peu que ce soit, utile à autrui. A contrario, toute tristesse m'éloigne d'autrui en me rendant nuisible. Cela dit, une passion reste une passion, donc le rapprochement et l'utilité qui s'ensuivent d'une joie ne sont que relatifs : "la joie et la tristesse de chacun discorde de la joie et de la tristesse d'un autre" (Ethique III, lvii). En effet, par définition, toute passion est simple désir de vie qui s'accomode des causes extérieures, c'est-à-dire de notre environnement immédiat. Or tout environnement immédiat est particulier : il y a alors peu de chances pour que ma joie, aussi grande soit-elle, n'entre pas en conflit avec les passions de mes semblables, que celles-ci soient des joies ou des tristesses. N'y a-t-il donc pas un degré de joie qui nous rapproche définitivement d'autrui ?

d - La passion intellectuelle du bien m'unit à autrui.

Nous avons vu que la passion pure est le degré extrême de l'isolement moral et que l'action pure est le degré extrême de la communauté morale. Mais nous avons vu aussi que ni l'une ni l'autre de ces extrêmités n'existe en réalité et que l'homme éprouve des variations du désir vers plus de passion (tristesse) ou plus d'action (joie). Mais ces variations sont aléatoires tant qu'elles sont l'effet des causes extérieures. D'où la question : peut-on maîtriser ces variations ?

Oui, répond Spinoza, mais pas par un effet de volonté, on s'en doute, mais par un effet de connaissance. Il s'agit, dit Spinoza, de savoir ce qui nous est véritablement utile et bon et, dès lors, de le désirer. On obtiendra alors une passion (désir de conserver son être) qui aura évolué vers l'action (désir de s'unir à ce qui est éternel) mais de manière irrévocable. En effet, lorsqu'on connaît, on est définitivement hors de portée de l'opinion et on ne navigue plus au gré des causes extérieures. Donc il y a un degré à partir duquel la passion nous rapproche définitivement d'autrui : c'est la fermeté, c'est-à-dire "le désir par lequel chacun s'efforce de conserver son être d'après le seul commandement de la raison" (Ethique III, lix). Et cette fermeté, ce désir d'apprendre, cette passion de la connaissance, nous conduit à la générosité qui est "le désir par lequel chacun s'efforce, d'après le seul commandement de la raison, d'aider les autres hommes et de se lier avec eux d'amitié" (idem). En bref, la générosité est le désir d'apprendre ce qui est véritablement bon pour moi en tant que je ne suis qu'une partie d'une communauté morale qui m'intègre, et cela, que je le veuille ou non.

Il est donc clair que la passion qui me rapproche d'autrui est une passion intellectualisée, c'est-à-dire une passion qui, sous la conduite de la raison, me fait désirer joyeusement ce que je sais être universellement bien, et pas seulement bien pour moi. D'accord mais la passion d'aimer autrui telle que Spinoza la décrit est-elle encore une passion ?


IV - LA PASSION COMME BESOIN ABSTRAIT EST TOUJOURS EGOØSTE.

a - La passion est amour du passé.

Tous les points de vue examinés jusqu'ici s'accordent sur ce que les passions me rapprochent d'autrui dans la mesure où elles me font aimer autrui. En effet :
- pour Schopenhauer, prendre part à la souffrance d'autrui, c'est le prendre en pitié, c'est l'aimer autant qu'on peut
- pour Descartes, modérer volontairement ses passions, c'est aimer la nature humaine en général en tant que l'âme est indépendante du corps
- pour Spinoza, la passion qui est conduite par la raison nous fait désirer le bien pour autrui et donc nous fait l'aimer.
On serait tenté de conclure que certaines passions me rapprochent d'autrui en ce qu'elles sont un amour ou une passion d'autrui. Ce qui, à la limite, est une manière purement nominale de régler le problème. Car le réel problème qui subsiste est justement la possibilité de l'existence d'une telle passion. Or, pour Alquié, amour d'autrui et passion sont contradictoires.

En effet, dit Alquié, la passion, quelle qu'elle soit, est un amour du passé, alors que l'amour d'autrui est amour de l'avenir. La passion est amour du passé dans la mesure où toute passion ne fait que manifester à la conscience l'existence d'un terrain psycho-moteur propice ensemencé par des circonstances favorables. Prenons par exemple la passion du football : si l'on essaie d'en faire la généalogie, on trouvera en général quelque chose comme des dispositions naturelles (constitution physique, acuité sensorielle, etc.) qui ont rencontré un environnement culturel (sexe, intérêt de la famille, pratique scolaire, etc.) et des circonstances particulières (concours gagné, objet offert, spectacle vu, etc.). Autrement dit, même si ma passion est bien actuelle, chaque fois que je l'évoque, j'évoque mon passé. Il suffit pour s'en convaincre d'écouter parler deux passionnés : ils parlent, chacun à leur tour, de leur expérience passée. La passion est donc évocation attendrie du passé. Par contraste, à quoi voit-on que deux personnes s'aiment vraiment ? A ce qu'elles envisagent un avenir commun. "L'amour exerce, en silence, une action constructive dans le monde" dit K. Jaspers (Introduction à la Philosophie p.62). Que l'on n'aime qu'une seule autre personne, ou toute une communauté, ou l'humanité toute entière, dans tous les cas, l'amour est toujours recherche d'un bien commun dans un avenir commun. Donc aimer quelqu'un, cela signifie en-visager (donner un visage à) un avenir dans lequel chacun promet à l'autre d'être un bien pour l'autre.

Mais, même en admettant que la passion soit amour du passé et que l'amour d'autrui soit amour de l'avenir, ne pourrait-on pas, dans la passion, aimer le passé d'un autre ?

b - L'amour du passé est amour de soi.

D'abord, tout amour de soi est amour du passé. En effet, que signifie l'expression "s'aimer soi-même" ? Cela veut dire éprouver un sentiment de satisfaction, d'aise, de contentement, à l'égard de ce que je suis. Or qu'est-ce que je suis, sinon ce que j'ai été jusqu'à présent, jusqu'au moment où j'y pense. Celui qui s'aime soi-même ne peut pas aimer l'avenir, car comme on l'a vu avec Aristote, le futur est contingent : il faut le construire, il faut réaliser un accord qui nécessite un dialogue, donc l'entente avec autrui. Donc s'aimer soi-même, c'est aimer son propre passé. Ensuite, tout amour du passé est amour de soi. En effet, de quel passé est-il question dans la généalogie de la passion, sinon de son propre passé ? Le passé personnel qui conditionne la passion, n'est ni une connaissance, ni une croyance : ce passé-là est enfoui à jamais dans notre propre inconscient. Certes, quelques bribes remontent parfois à la surface mais la raison d'être de la passion reste définitivement inconsciente. En cela le passé se distingue de la mémoire qui est une intuition consciente, et de l'histoire qui est une connaissance rationnelle. Donc l'amour du passé est amour de son propre passé.

Donc passion, amour du passé et amour de soi sont synonymes. Il est impossible d'aimer l'autre dans la passion pour la simple raison, non pas seulement que la passion n'affecte que notre propre corps, mais surtout parce que sa généalogie est inconsciente : certes l'on sait qu'il y a des facteurs favorisants ou déclenchants, mais, en dehors de la cure psychanalytique, on ne sait pas lesquels précisément. Pour cela la passion est "désir de se retrouver" c'est-à-dire désir de provoquer dans son propre corps les sensations agréables déjà éprouvées par le passé en essayant d'en imiter inconsciemment les causes. Cela dit, si la passion ne peut pas être amour d'autrui, donc motif de rapprochement, est-elle pour autant cause de conflit ?

c - L'amour de soi est violent et inconstant.

Nous avons vu que les concepts de passion, d'amour du passé et d'amour de soi sont coextensifs. La passion entendue comme le besoin impérieux de recréer les conditions d'une satisfaction personnelle ancienne exclut dès lors d'être passion d'autrui. Pour autant la passion pourrait être neutre à l'égard d'autrui, c'est-à-dire conduire à un isolement moral comparable à celui du premier état de nature décrit par Rousseau. Mais il n'en est rien, dit Alquié, puisque les passions sont source de violence et d'inconstance.

"La violence de la passion vient de ce que sa source est l'égoïsme". Or qu'est-ce que l'égoïsme sinon le sentiment inconscient que ce besoin impérieux de recréer les conditions d'un plaisir déjà éprouvé par le passé doit être satisfait à n'importe quel prix. En effet, les causes du plaisir passé que l'on veut recréer dans le présent étant hors d'atteinte de la conscience, on se sent prêt à tout pour se faire plaisir : ainsi s'explique par exemple la passion de l'argent (l'appât du gain) lorsque quelqu'un, désireux de recréer des conditions de fierté personnelle qu'il a éprouvées dans son enfance à l'occasion de compétitions scolaires par exemple, et ayant remarqué que le gain lui procure la même sensation, n'aura de cesse d'accumuler des gains pour reproduire cette sensation. C'est pourquoi Alquié dit que la passion est violence : le passionné exige une satisfaction d'autant plus intransigeante qu'il connaît le but à atteindre (le plaisir) mais non les moyens de l'atteindre. Or, qu'est-ce qu'être violent sinon vouloir à toute force atteindre son but ? D'où également l'inconstance des passions. Le passionné éprouve le besoin impérieux de se faire plaisir sans savoir vraiment comment y parvenir puisque les causes du plaisir qu'il entend se procurer sont d'une part inconscientes (effacées de la mémoire) et d'autre part non naturelles (le besoin est acquis, non inné). Il a donc tendance à changer de passion au gré des objets qui lui paraissent, accidentellement (c'est-à-dire en apparence) symboliser (c'est-à-dire imiter) la cause originelle du plaisir qu'il recherche. C'est pourquoi "l'objet vers lequel /la passion/ se porte n'est jamais que symbolique et accidentel".

La passion produit donc effectivement un amour mais c'est un amour de soi (que Pascal et Rousseau nomment amour propre) dans lequel l'objet aimé est un passé personnel inconscient. A ce titre, la passion comme besoin de recréer les conditions perdues d'un plaisir passé est un besoin abstrait, c'est-à-dire un besoin qui, parce qu'il est inconscient et non naturel s'interdit à jamais d'être satisfait. Ce qui explique que la passion soit violente et inconstante. Ce qui implique alors que la passion soit potentiellement un ferment de discorde parmi les hommes : la passion dit Kant "est une manie de l'honneur, du pouvoir ou de la possession" (Anthropologie §82 p.122).


CONCLUSION.

Récapitulons :
- le fait de partager une passion commune, en tant que toute passion est une souffrance éprouvée par le corps et représentée par l'âme, produit un effet de sympathie morale qui, certes, engendre un rapprochement, mais sur des bases extrêmement précaires
- mais si l'on admet qu'il est impossible de me mettre à la place de l'autre et de partager sa passion, donc si je ne peux être passionné que par son propre corps qui manifeste ainsi son indépendance à l'égard de l'âme, ma maîtrise volontaire de mes passions fait de moi un être moral et généreux
- cependant, dans l'hypothèse où il n'y aurait entre l'âme et le corps qu'une différence d'attribution et non de nature, la passion entendue comme désir de vivre qui m'isole des autres peut, non pas être dominée par la volonté, mais éduquée par la raison à désirer le bien pour autrui et donc à aimer autrui
- enfin, si l'on considère que toute passion est amour du passé, c'est-à-dire désir obscur de recréer les conditions oubliées d'un plaisir ancien, on se rend compte que cet amour est en fait amour de soi, ce qui implique que toute passion est, par essence, violente, inconstante et maniaque.
Or, nous avons remarqué que, de tous ces points de vue, la passion est en concurrence avec la raison comme critère de définition de la nature humaine. On est donc fondé à se demander dans quelle mesure cette concurrence se justifie et jusqu'o— on peut opposer raison et passions.

mercredi 6 novembre 1996

EN QUOI LE BESOIN DE PARLER EST-IL UN BESOIN MORAL ?

"On ne commença pas par raisonner, mais par sentir. On prétend que les hommes inventèrent la parole pour exprimer leurs besoins ; cette opinion me paraît insoutenable. L'effet naturel des premiers besoins fut d'écarter les hommes et non de les rapprocher. Il le fallait ainsi pour que l'espèce vînt à s'étendre, et que la terre se peuplât promptement ; sans quoi le genre humain se fût entassé dans un coin du monde, et tout le reste fût demeuré désert.

De cela seul il suit avec évidence que l'origine des langues n'est point due aux premiers besoins des hommes ; il serait absurde que de la cause qui les écarte vînt le moyen qui les unit. D'où peut donc venir cette origine ? Des besoins moraux, des passions. Toutes les passions rapprochent les hommes que la nécessité de chercher à vivre force à se fuir. Ce n'est ni la faim, ni la soif, mais l'amour, la haine, la pitié, la colère, qui leur ont arraché les pre­mières voix. Les fruits ne se dérobent point à nos mains, on peut s'en nourrir sans parler ; on poursuit en silence la proie dont on veut se repaître : mais pour émouvoir un jeune cœur, pour repousser un agresseur injuste, la nature dicte des accents, des cris, des plaintes. Voilà les plus anciens mots inventés, et voilà pourquoi les premières langues furent chantantes et passion­nées avant d'être simples et méthodiques." (Rousseau, Essai sur l'Origine des Langues, ch. II);

 
Si Socrate questionne inlassablement Gorgias sur l'essence de la rhétorique, c'est qu'il a compris que le langage, dans une société faite d'hommes libres, pouvait être la meilleure comme la pire des institutions. La meilleure si elle est destinée à perfectionner l'âme en lui montrant ce qui est vrai, beau et juste. La pire si elle se borne à flatter les instincts, les encourager et finalement leur donner une valeur démesurée. En fait, il en va de la rhétorique comme de la médecine dit Platon dans le Phèdre (270b) : les deux compétences peuvent soit fortifier, soit affaiblir l'âme ou le corps auxquels elles s'appliquent. Pratiquées en connaissance de cause, elles fortifient et guérissent, pratiquées par simple routine, elles affaiblissent et tuent : bien utilisée, la rhétorique peut "faire naître dans l'âme, par des discours et un entraînement vers la justice, la conviction et la vertu." Platon fait donc du discours un instrument à double tranchant : celui de la liberté et du bonheur, ou bien de l'aliénation et du malheur.

Le problème est le même pour Rousseau : étant entendu que l'homme est un être imparfait, qui connaît le besoin, un certain usage du langage va l'aider à vivre en harmonie avec son milieu naturel et culturel (c'est l'usage éducatif qui va faire de l'individu un citoyen vertueux), un autre usage va multiplier excessivement ses besoins jusqu'au malheur et à la guerre (c'est l'usage des sciences et des arts qui transforme l'individu en esclave de ses besoins). Mais il n'y a pas de fatalité du malheur. Il y a un état idéal de nature dans lequel tous les besoins sont satisfaits par des facultés physiques ou mentales adaptées, et il y a un état civil réel dans lequel cet équilibre est détruit (cf. Emile L.II p.93 : "c'est dans la disproportion de nos désirs et de nos facultés que consiste notre misère ; un être sensible dont les facultés égaleraient les désirs serait un être absolument heureux"). Donc rien dans la nature ne prédispose l'homme à cette rupture d'équilibre, puisque, par hypothèse, la nature est précisément l'état d'équilibre lui-même. Il est donc intéressant de se demander quelle est l'origine du malheur. Si c'est l'excès des besoins sur les facultés qui crée le malheur, il est facile de conclure que cet excès n'est pas naturel : en effet, par hypothèse, l'état de nature est celui dans lequel l'homme satisfait ses besoins naturels par les seules facultés que la nature lui a fournies. Donc tout déséquilibre est d'origine culturelle (cf. Emile L.I p.35 : "Tout est bien sortant des mains de l'auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l'homme".) Mais si on admet que c'est par sa culture, par ses habitudes sociales, par ses conventions, que l'homme s'aliène et tombe dans le malheur, on admet également que le vecteur du malheur, c'est la mauvaise éducation. Or l'éducation en général, qu'elle soit bonne ou mauvaise s'appuie sur le langage. Qu'est-ce qui institue toutes les formes culturelles que nous connaissons sinon des conventions de langage ? Or, dire cela pose une difficulté : le langage lui-même est-il naturel ou culturel ? S'il est naturel, cela en fait une faculté qui aurait dû normalement être au service des besoins naturels, et cela sans excès : d'où viendrait donc l'excès ? S'il est culturel, c'est qu'il a dû être lui-même institué, oui mais institué par quoi puisqu'il faut le langage pour instituer toute convention ?

D'où la thèse de Rousseau sur ce problème : l'origine du langage ne peut provenir ni des besoins physiques de l'état de nature (sinon on resterait dans l'état de nature), ni de conventions culturelles expresses (qui supposeraient toutes un langage avant le langage), mais des passions, c'est-à-dire des besoins qui sont nés du rapprochement accidentel des hommes, besoins que Rousseau qualifie lui-même de besoins moraux.

Ce texte comporte deux parties :
- jusqu'à l.9 : l'origine des langues ne se trouve pas dans les besoins
physiques
- jusqu'à la fin : l'origine des langues se trouve dans les passions.


1 - L'ORIGINE DES LANGUES N'EST PAS DANS LES BESOINS PHYSIQUES.

"On ne commença pas par raisonner mais par sentir". Rousseau veut dire par là que la raison, en tant que faculté d'établir des rapports abstraits entre les objets du monde, n'est en rien innée. La raison n'est pas, comme pour Descartes par exemple une "lumière naturelle", ce n'est pas une faculté intellectuelle naturelle ("cette faculté de connaître que Dieu nous a donnée et que nous appelons lumière naturelle" Principes de la Philosophie I, art.30). Au contraire, Rousseau écrit : "j'ose presque assurer que l'état de réflexion est un état contre Nature et que l'homme qui médite est un animal dépravé" (Discours I p.68). Rousseau rappelle donc là un de ses motifs favoris : dans l'origine de l'homme, à l'état naturel, on ne trouve pas trace de raisonnement. Et cela pour la raison toute simple que l'homme se suffisant à lui-même, n'aurait pas le moindre usage d'un raisonnement qui consiste, d'une manière ou d'une autre à établir des relations entre les objets. Or l'homme naturel est un homme satisfait : il a des besoins qu'il compense dans l'instant et tout va bien. Il n'a pas besoin de raisonner, sentir lui suffit.

Mais, si le premier état naturel de l'homme dut être voisin de l'état animal par la nécessité impérieuse de subvenir à des besoins physiques, néanmoins il s'en différenciait déjà par sa perfectibilité. Et la perfectibilité humaine n'est rien d'autre, à l'origine, que la conscience potentielle de ses sensations, lesquelles sont l'indice du besoin physique. Il existe donc une différence naturelle entre l'homme et l'animal que Rousseau décrit ainsi : "la Nature commande à tout animal et la bête obéit ; l'homme éprouve la même impression mais il se reconnaît libre d'acquiescer ou de résister" (Discours I p.71). C'est donc cette liberté d'obéir ou non au "cri de la nature", qui manifeste la perfectibilité naturelle de l'homme. Mais on comprend bien que c'est cette petite différence originelle qui va rendre l'homme responsable de on destin. Il s'ensuit en tout cas qu'on ne peut prétendre que "les hommes inventèrent la parole pour exprimer leurs besoins". Car, dit Rousseau dans le Discours I, les hommes à l'état de nature "n'ayant ni domicile fixe, ni aucun besoin l'un de l'autre, se rencontreraient peut-être deux fois dans leur vie, sans se connaître et sans se parler" (p.76). Les hommes ne peuvent donc pas avoir inventé le langage pour exprimer leurs besoins pour deux raisons :
- d'abord parce que tous les besoins de l'état de nature sont, par hypothèse satisfaits
- ensuite parce qu'il aurait fallu que les hommes fussent déjà constitués en société, ce qui, dans l'état de nature, est une contradiction puisque nul n'a besoin d'autrui.

En disant cela, Rousseau s'oppose explicitement encore une fois aux philosophes rationalistes qui supposent une faculté innée de parler et de raisonner. Par exemple Aristote dans la Politique I,2 : "la nature ne fait rien en vain /.../ le langage existe en vue de manifester l'avantageux ou le nuisible et, par suite, le juste et l'injuste /.../ or, avoir de telles notions en commun, c'est ce qui fait une famille ou une Cité" (p.92). Il est clair que, pour Aristote, si l'homme est un "animal politique" c'est qu'il est capable de parler naturellement à autrui de ce qu'il doit faire et de ce qu'il doit éviter. Mais cette explication ne convient pas à Rousseau parce qu'alors on ne comprend plus l'origine du malheur. Par ailleurs, "l'effet naturel des premiers besoins fut d'écarter les hommes et non de les rapprocher". Rousseau dit qu'à l'état naturel, les hommes étant tributaires de leurs seuls besoins physiques, et leurs facultés de perfectionnement étant encore en sommeil, ils sont, de fait, réduits à une existence animale. Autrement dit, ils sont dans une espèce d'état d'équilibre dans lequel ils ressentent des besoins, mais dans la mesure où ces besoins sont comblés, ils n'ont aucune raison de chercher à entrer en société puisqu'ils sont auto-suffisants, en état d'autarcie. Or, par définition, ce qui est auto-suffisant n'a besoin de rien d'autre que lui-même : "le sauvage vit en lui-même" dit Rousseau (Discours II p.123).

L'effet des besoins à l'état primitif est donc, pour Rousseau, non pas forcément d'isoler physiquement les individus comme cela est le cas pour certaines espèces d'animaux solitaires, mais bien plutôt, de les isoler moralement. Les hommes à l'état de nature sont, si l'on veut, comparables à de très jeunes enfants qui ne sont pas, à proprement parler, abandonnés à eux-mêmes, puisqu'ils vivent avec leurs parents, mais qui n'ont pas d'existence morale dans la mesure où tous leurs besoins primitifs sont satisfaits. Rousseau en tire la conclusion que les "premiers besoins", les besoins naturels, vont contribuer à isoler moralement les hommes et non point à les réunir. Ce qui contredit encore une fois une évidence qui remonte à Aristote et selon laquelle l'homme est naturellement sociable parce que "la voix est le signe du douloureux et de l'agréable" (Politique I,2 p.91). Et d'ailleurs l'effet séparateur des besoins naturels est également physique, témoin le fait anthropologique que le genre humain est disséminé sur la surface du globe au lieu que d'être concentré en une région unique. Cela s'illustre au ch.IX de l'Essai par la succession des trois degrés de regroupements que l'homme peut réaliser :
- l'absence de regroupement lorsque, dans le premier état de nature, l'homme est naturellement chasseur et individualiste, il est farouche mais il ne rencontre qu'exceptionnellement son semblable ("Partout régnait l'état de guerre et toute la terre était en paix" Essai ch.IX p.85)
- le regroupement fortuit lorsque, dans le second état de nature, les difficultés vont inciter les hommes à l'entraide de circonstance (l'homme n'est alors plus chasseur mais berger)
- le regroupement définitif lorsque, dans l'état civil, les difficultés deviennent telles que le recours systématique au secours d'autrui est rendu nécessaire (l'homme devient laboureur).
Mais on voit bien que même au troisième degré, celui du regroupement définitif, on n'a pas affaire à une union morale mais simplement à l'équivalent humain du troupeau ou de la horde. C'est qu'il manque quelque chose d'essentiel pour réaliser une société humaine : le langage. Et encore une fois, on voit que même en poussant à l'extrême la logique du besoin
physique, le langage n'apparaît pas : "si nous n'avions jamais eu que des besoins physiques, nous aurions fort bien pu ne parler jamais, et pourtant nous entendre parfaitement par la seule langue du geste" (Essai ch.I p.58).

D'où la conclusion de cette partie : "il suit avec évidence que l'origine des langues n'est point due aux premiers besoins des hommes". L'origine des langues ne peut pas se trouver dans les besoins physiques
- d'abord parce que dans l'état de nature, l'homme n'a pas besoin de raisonner
- ensuite parce que dans l'état de nature, l'homme n'a pas besoin de s'associer.


2 - L'ORIGINE DES LANGUES SE TROUVE DANS LES PASSIONS.

Rousseau a opposé à la fin de la première partie de son argumentation "la cause qui les écarte" et "le moyen qui les unit". Après avoir insisté sur le premier terme de l'opposition, examinons à présent le second : qu'est-ce qui unit les hommes ? Pour Rousseau, la réponse est évidente : c'est la parole. Oui mais on se trouve alors devant une difficulté de taille : si la parole ne procède pas d'un besoin naturel, quelle est donc son origine, qu'est-ce qui la rend possible ? Rousseau annonce ici la thèse, surprenante de prime abord, où il entend démontrer que les langues viennent "des besoins moraux, des passions". Disons d'abord que cette thèse est surprenante à deux titres : l'existence de besoins moraux, l'assimilation de la moralité aux passions.

Nous avons dit que les besoins physiques, ceux dont l'homme naturel a naturellement la sensation, sont un obstacle à la sociabilité donc à l'exercice de la parole. Donc le langage ne peut naître dans le premier état de nature qui est celui des besoins naturels. Or, puisque l'homme est, originellement, un être qui doit tout à la nature, on est bien forcé de supposer un besoin de parler, c'est-à-dire un besoin qui ne soit ni complètement naturel, ni complètement culturel. Autrement dit, on doit faire l'hypothèse avec Rousseau d'un besoin naturel dénaturé, c'est-à-dire d'un besoin qui était naturel à l'origine mais qui ne l'est plus. Telle est l'hypothèse des besoins moraux. Donc, si on veut comprendre pourquoi et comment le langage a fait son apparition, il faut supposer que l'homme primitif va insensiblement glisser vers un second état de nature, c'est-à-dire un état qui va précisément permettre à la faculté naturelle de perfectibilité de s'actualiser et qui va avoir pour effet d'éloigner l'homme de la nature primitive. Il faut donc supposer une lente et longue modification continue de l'état de nature primitif qui va faire faire à l'homme un saut qualitatif. En quoi vont consister ces fameux besoins moraux, caractéristiques du second état de nature ? Et là, deuxième surprise, l'auteur déclare que ces besoins moraux sont des passions. 

Voilà qui semble contradictoire : la plupart des philosophes ont opposé la moralité, comme activité volontaire, libre et altruiste à la passion, comme passivité aliénante et égoïste, voire comme une véritable maladie de l'âme. Kant, par exemple dit que "la passion est comme un poison avalé, une infirmité contractée" (Anthropologie I), Zénon que c'est "un ébranlement de l'âme opposé à la droite raison et contre nature" (in Cicéron, Tusculanes IV). Bref il semblerait que les passions poussent plutôt les hommes à se combattre qu'à s'entendre, à la violence qu'au dialogue. Mais Rousseau, au contraire, affirme que "toutes les passions rapprochent les hommes". Pourquoi ? Eh bien parce que, en plus des facultés physiques qui concourent à la satisfaction des besoins physiques, l'homme dispose de facultés morales qui lui font naturellement rechercher cette satisfaction : les passions qui sont "les principaux instruments de notre conservation" (Emile IV p.274). Or il existe deux passions naturelles : l'amour de soi et la pitié naturelle. L'amour de soi est "la seule passion qui naît avec l'homme /.../ et dont toutes les autres ne sont que des modifications" (Emile IV p.275). La pitié naturelle n'est alors que l'amour de soi étendu à autrui considéré comme un autre moi, un alter ego : c'est "un sentiment naturel qui, modérant dans chaque individu l'amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l'espèce" (Discours I p.86).

Voilà donc pourquoi on peut affirmer que toutes les passions rapprochent les hommes : à l'état de nature originel, l'amour de soi tend naturellement à se modérer et à pousser les hommes à la bienveillance à l'égard de leurs proches plutôt qu'à la férocité, en concourant à préserver l'espèce humaine. C'est pour cela que Rousseau ajoute que l'effet de sympathie des passions est en concurrence avec "la nécessité de chercher à vivre /qui les/ forcent à se fuir". Autrement dit, dans la mesure où les besoins physiques sont satisfaits par des facultés physiques et où la faculté morale d'amour de soi n'est plus en éveil, cette passion se reporte progressivement sur autrui. Il existe donc bien un besoin moral qui consiste, pour la passion primitive, à chercher un autre moi à aimer dès lors que le moi primitif est satisfait. On a donc vu que le hasard des rencontres dans le processus de satisfaction solitaire des besoins physiques, amenait les hommes de l'état de nature à se regrouper physiquement. On vient de voir que, dans certaines circonstances la passion primitive de l'amour de soi pouvait se transformer en besoin moral d'aimer autrui. Il reste à se demander par quel moyen la condition physique de regroupement accidentel s'allie à la condition morale pour créer une communauté morale. La réponse de Rousseau est : par la parole.

En effet, "ce n'est ni la faim, ni la soif, mais l'amour, la haine, la pitié, la colère, qui leur ont arraché les premières voix". En bref, ce ne sont pas les sensations, comme indice du besoin physique, mais les passions, comme indice du besoin moral qui seront satisfaites par l'usage de la parole. Les premiers besoins exigent une satisfaction matérielle immédiate, seuls les seconds, dans la mesure même où ils supposent les premiers besoins satisfaits, autorisent une satisfaction symbolique différée. L'usage de la parole, caractéristique du second état de nature manifeste donc un écart définitif avec l'état primitif : la communauté morale a ainsi institué un besoin de parler qui est un besoin immatériel. Ainsi, c'est "pour émouvoir un jeune coeur, pour repousser un agresseur injuste /que/ la nature nous dicte des accents, des cris et des plaintes". Il ne s'agit pas là d'émouvoir un coeur ou de repousser un agresseur : pour cela le geste est beaucoup plus approprié car son efficacité est immédiatement sanctionnée (positivement ou non d'ailleurs). Mais il s'agit plutôt d'émouvoir la jeunesse d'un coeur ou de repousser l'injustice d'une agression, autrement dit l'action envisagée est un besoin qui n'exige pas de satisfaction matérielle immédiate, mais au contraire une satisfaction symbolique différée : d'une part il n'y a pas urgence, on a le temps, d'autre part la satisfaction attendue n'est pas un avantage matériel mais un échange de paroles. Dans ces circonstances où la satisfaction matérielle immédiate n'est pas requise, "l'impression successive du discours qui frappe à coups redoublés /c'est-à-dire une fois par l'imagination de l'objet du discours, une autre fois par la sensation auditive de la voix perçue/ vous donne bien une autre émotion que la présence de l'objet même où, d'un coup d'oeil, vous avez tout vu" (Essai I p.58). Ce que veut dire Rousseau, c'est que la parole satisfait le besoin moral à deux niveaux : elle fait imaginer un objet qu'on n'a pas sous les yeux et, en même temps, comme cet objet peut attendre puisqu'il n'est pas directement ni menaçant ni appétissant, elle laisse le loisir de sentir les accents mélodieux ou gutturaux de la voix.

C'est pourquoi "les premières langues furent chantantes et passionnées avant d'être simples et méthodiques". Le but assigné à la parole est donc à la fois de faire imaginer et de faire sentir. Mais si on y réfléchit bien, le plaisir sensible que l'on prend en général à la contemplation désintéressée d'un d'un bel objet, c'est un plaisir esthétique. Et en particulier celui que l'on retire de l'audition d'une voix émouvante, c'est l'émotion poétique. C'est pourquoi, dit Rousseau, "les premières histoires, les premières harangues, les premières lois furent en vers, la poésie fut trouvée avant la prose" (Essai XII p.102). Mais en ajoutant que le caractère primitif des langues comme satisfaction d'un besoin moral par un plaisir esthétique, s'oppose à leur caractère dérivé qui est l'état actuel des langues, Rousseau veut dire deux choses :
- d'abord il rappelle que la sensation a précédé le raisonnement, que la passion a précédé la raison, que la complexité a précédé la simplicité
- ensuite il insiste sur l'origine naturelle des langues qui sont nées de la nécessité de satisfaire un besoin naturel dénaturé
- enfin il innocente la nature sur l'origine du malheur puisque si le malheur des hommes est dû aux sciences et aux arts, c'est que celles-ci sont des besoins entièrement artificiels qui proviennent d'une utilisation pervertie du langage.
Pour Rousseau, l'origine du malheur se trouve très exactement dans le besoin de parler, non plus pour le simple plaisir d'échanger des propos et d'émouvoir autrui sans aucune garantie de résultat, mais pour en retirer des avantages substantiels du maniement de la parole. Le malheur commence pour Rousseau lorsqu'un homme "ayant enclos un terrain, s'avisa de dire 'Ceci est à moi !' et trouva des gens assez simples pour le croire" (Essai II p.94). Bref, le malheur trouve son origine dans la violence hypocrite du langage employé, comme le reconnaît Gorgias "comme un art de combat".


CONCLUSION.

Nous avons donc vu :
- que le besoin de parler ne se manifeste pas dans le premier état de nature qui est un état d'équilibre parfait entre les besoins et les capacités de chacun, de telle sorte que nul n'a la nécessité ni de raisonner, ni de s'adresser à autrui
- mais qu'en revanche le besoin de parler caractérise le second état de nature, c'est-à-dire l'état dans lequel l'homme, parce qu'il est naturellement perfectible, se rend compte que la présence d'autrui rend possible un amour moral qui se satisfait par le caractère imagé et sensible de la parole
- qu'enfin la découverte de cette fonction symbolique et temporalisée qu'est le langage ouvre le risque de voir les besoins immatériels et donc artificiels se multiplier à l'infini, autrement dit ouvre la porte du malheur.