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dimanche 29 septembre 2013

LIRE I : PROUST ET LA LECTURE ROMANESQUE.

Proust commence ainsi son opuscule sur la Lecture
 "il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré. Tout ce qui, semblait-il, les remplissait pour les autres, et que nous écartions comme un obstacle vulgaire à un plaisir divin"(Proust, sur la Lecture). 
De fait, il n'y a peut-être pas une seule oeuvre de Proust où ne soit évoquée, toujours avec un luxe de détails sémantiques et une débauche d'effets stylistiques, cette expérience tout à fait particulière qui est celle de la lecture, et, plus particulièrement, de la lecture romanesque. Mieux que cela, Proust n'a de cesse, semble-t-il, tout au long de son parcours littéraire, d'insister sur le rôle primordial de la lecture romanesque dans l'éducation d'un enfant, en tout cas sur le rôle qu'elle a joué dans la construction de sa propre personnalité. Ainsi, Jean Santeuil tout comme du Côté de chez Swann débutent-ils et sont-ils hantés ensuite par l'évocation, non seulement de souvenirs précis de lectures de jeunesse (toujours les mêmes : le Capitaine Fracasse de Théophile Gautier et François le Champi de George Sand), mais aussi la description des circonstances matérielles et spirituelles dans lesquelles ces expériences littéraires se sont effectuées. Quant à son contre Sainte-Beuve, toute la conclusion est consacrée au problème de la lecture, de même, donc, que le commentaire à sa traduction du livre de John Ruskin Sésame et les Lys intitulé, justement, sur la Lecture. Rien d'étonnant, dès lors, à ce que la question qui traverse, en filigrane, toute la Recherche du Temps Perdu soit : Marcel deviendra-t-il écrivain ? Notre problème consistera donc ici à élucider cette relation de nécessité que Proust semble établir entre le concept de lecture romanesque et celui de vie authentique, en d'autres termes à essayer de comprendre cette formule tout à fait déconcertante qui clôt, quasiment, sa Recherche du Temps Perdu : "la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature"(Proust, le Temps Retrouvé, 2284).

Commençons par dire, pour poser le problème, que nous sommes plutôt habitués à penser la relation entre la lecture romanesque et la "vraie" vie, soit comme inexistante, soit comme contradictoire. Elle est inexistante pour les post-modernes qui considèrent, à l'instar de Foucault, que la littérature "devient pure et simple manifestation d'un langage qui n'a pour loi que d'affirmer, comme tous les autres discours, son existence escarpée ; elle n'a plus alors qu'à se recourber dans un perpétuel retour sur soi, comme si son discours ne pouvait avoir pour contenu que de dire sa propre forme"(Foucault, les Mots et les Choses), ou bien, à l'instar de Ricardou, que "pour ces gens-là, l'essentiel n'est pas hors du langage ; l'essentiel, c'est le langage même. Écrire, pour eux, est non telle volonté de communiquer une information préalable, mais ce projet d'explorer le langage entendu comme espace particulier. Ces gens-là, avec Barthes, je propose de les appeler des écrivains, et leurs écrits : littérature [...]. Ce qui veut dire que l'écrivain n'écrit pas quelque chose mais qu'il écrit, voilà tout"(Ricardou, que peut la Littérature ?). Dans le premier cas, la littérature n'étant qu'une forme de discours parmi d'autres, elle est, au même titre que les autres, auto-référentielle par essence et ne peut donc revendiquer aucune fonction spécifique dans la conduite de notre vie. Dans le second cas, l'acte intransitif d'écrire ne peut donner de la valeur qu'à la seule existence de l'écrivain, mais certainement pas à celle du son lecteur. Nous ne discuterons pas ici ces thèses que, à la suite de Rorty, il est convenu de qualifier de "textualistes". Il suffit, pour notre propos, de constater qu'elles dénient tout aspect éthique1 à la lecture. Neutralité que récuse par avance Proust : 
"peut-être est-ce plutôt à la qualité du langage qu'au genre d'esthétique qu'on peut juger du degré auquel a été porté le travail intellectuel et moral. Mais, inversement, cette qualité du langage (et même, pour étudier les lois du caractère, on le peut aussi bien en prenant un sujet sérieux ou frivole, comme un prosecteur peut aussi bien étudier celles de l'anatomie sur le corps d'un imbécile que sur celui d'un homme de talent : les grandes lois morales, aussi bien que celles de la circulation du sang ou de l'élimination rénale, diffèrent peu selon la valeur intellectuelle des individus) dont croient pouvoir se passer les théoriciens, ceux qui admirent les théoriciens croient facilement qu'elle ne prouve pas une grande valeur intellectuelle, valeur qu'ils ont besoin, pour la discerner, de voir exprimer directement et qu'ils n'induisent pas de la beauté d'une image. D'où la grossière tentation pour l'écrivain d'écrire des œuvres intellectuelles. Grande indélicatesse. Une œuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix"(Proust, le Temps Retrouvé, 2274). 
Considérer le texte littéraire comme une simple exploration méta-linguistique des limites du langage, c'est, nous dit Proust, faire oeuvre théorique et donc, nier sa vocation littéraire.

Plus familières nous sont sans doute les conceptions classiques qui, certes, accordent une valeur éthique à la lecture, mais une valeur négative. D'un point de vue platonicien, par exemple, lire un roman est un acte frappé d'un double sceau d'infâmie. D'abord, le roman c'est de l'écriture : 
"Socrate - l’écriture, Phèdre, a, tout comme la peinture, un grave inconvénient. Les oeuvres picturales paraissent comme vivantes ; mais, si tu les interroges, elles gardent un vénérable silence. Il en est de même des discours écrits. Tu croirais certes qu’ils parlent comme des personnes sensées ; mais, si tu veux leur demander de t’expliquer ce qu’ils disent, ils te répondent toujours la même chose. Une fois écrit, tout discours roule de tous côtés ; il tombe aussi bien chez ceux qui le comprennent que chez ceux pour lesquels il est sans intérêt ; il ne sait point à qui il faut parler, ni avec qui il est bon de se taire. S’il se voit méprisé ou injustement injurié, il a toujours besoin du secours de son père, car il n’est pas par lui-même capable de se défendre ni de se secourir. Phèdre - Tu dis encore ici les choses les plus justes. Socrate - Courage donc, et occupons-nous d’une autre espèce de discours, frère germain de celui dont nous avons parlé ; voyons comment il naît, et de combien il surpasse en excellence et en efficacité le discours écrit. Phèdre - Quel est donc ce discours et comment racontes-tu qu’il naît ? Socrate - C’est le discours qui s’écrit avec la science dans l’âme de celui qui étudie ; capable de se défendre lui-même, il sait parler et se taire devant qui il convient. Phèdre - Tu veux parler du discours de l’homme qui sait, de ce discours vivant et animé, dont le discours écrit, à justement parler, n’est que l’image ?"(Platon, Phèdre, 275e-276b). 
Les tables écrites sont des discours morts. Tout comme "les oeuvres picturales [...], elles gardent un vénérable silence". Or, seul est éducatif un discours vivant, c'est-à-dire dialogué, "capable de se défendre lui-même". Mais, plus grave encore, un peu à la manière des peintures en trompe-l'oeil, le roman est un discours illusionniste
"Socrate : ne sais-tu pas que les premiers vers de l’Iliade dans lesquels le poète raconte que Chrysès pria Agamemnon de lui rendre sa fille, que celui-ci s’emporta, et que le prêtre, n’ayant pas obtenu l’objet de sa demande, invoqua le dieu contre les Achéens ? Adimante : je le sais. Socrate : tu sais donc que, jusqu’à ces vers,"il implorait tous les Achéens et surtout les deux Atrides, chefs des peuples", le poète parle en son nom et ne cherche pas à tourner notre pensée dans un autre sens, comme si l’auteur de ces paroles était un autre que lui-même. Mais, pour ce qui suit, il s’exprime comme s’il était Chrysès, et s’efforce de nous donner autant que possible l’illusion que ce n’est pas Homère qui parle, mais le vieillard, prêtre d’Apollon ; et il a composé à peu près de la même manière tout le récit des événements qui se sont passés à Ilion, à Ithaque et dans toute l’Odyssée. [...] Si donc un homme en apparence capable, par son habileté, de prendre toutes les formes et de tout imiter, venait dans notre Cité pour s’y produire, lui et ses poèmes, nous le saluerions bien bas comme un être sacré, étonnant, agréable. Mais nous lui dirions qu’il n’y a point d’homme comme lui dans la Cité et qu’il ne peut y en avoir. Puis nous l’enverrions dans une autre Cité après avoir versé la myrrhe sur sa tête et l’avoir couronné de bandelettes"(Platon, République, III, 393b-398b). 
Platon distingue en effet la diègèsis ("le poète parle en son nom et ne cherche pas à tourner notre pensée dans un autre sens"), qui est une narration avec prétention à la vérité, de la mimèsis ("il s’exprime comme s’il était Chrysès, et s’efforce de nous donner autant que possible l’illusion que ce n’est pas Homère qui parle, mais le vieillard, prêtre d’Apollon") qui n'est qu'une imitation, une illusion du réel (puisque le pronom "je" renvoie, non pas à l 'auteur du texte, Homère, mais à Chrysès) qui s'assume comme telle. Bref, pour Platon, il est clair que la lecture romanesque est à l'existence authentique ce que le lit peint (dont il est question au livre X de la République) est au lit authentique : éloigné de deux degrés de la réalité.

Si, pour Platon, la lecture romanesque est condamnable au nom de son incompatibilité avec une authentique vie philosophique ancrée dans le dialogue vivant et dans le souci de la vérité, pour Rousseau, c'est en raison de son éloignement de l'enseignement direct que la nature, les hommes et les choses doivent pouvoir graver dans les esprits : 
 "je hais les livres ; ils n'apprennent qu'à parler de ce qu'on ne sait pas. On dit qu'Hermès grava sur des colonnes les éléments des sciences pour mettre ses découvertes à l'abri d'un déluge. S'il les eût bien imprimées dans la tête des hommes, elles s'y seraient conservées par tradition. Des cerveaux bien préparés sont les monuments où se gravent le plus sûrement les connaissances humaines"(Rousseau, Émile ou de l’Éducation, iii).  
Et, bien que sur un ton plus modéré, Descartes en arrive à la même conclusion : 
"je ne laissais pas toutefois d'estimer les exercices auxquels on s'occupe dans les écoles. Je savais [...] que la lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés qui en ont été les auteurs, et même une conversation étudiée, en laquelle ils ne nous découvrent que les meilleures de leurs pensées ; que l'éloquence a des forces et des beautés incomparables ; que la poésie a des délicatesses et des douceurs très ravissantes [...]. Mais je croyais avoir donné assez de temps aux langues, et même aussi à la lecture des livres anciens, et à leurs histoires et à leurs fables. Car c'est quasi le même que de converser avec ceux des autres siècles, que de voyager [...]. Mais lorsqu'on emploie trop de temps à voyager, on devient enfin étranger en son propre pays ; et lorsqu'on est trop curieux des choses qui se pratiquaient aux siècles passés, on demeure ordinairement fort ignorant de celles qui se pratiquent en celui-ci"(Descartes, Discours de la Méthode, I).  
Descartes reproche donc à la lecture romanesque de nous tenir éloignés de la vie réelle, celle d'ici et de maintenant. D'ailleurs les exemples du danger de vie par procuration que la littérature romanesque pourrait imposer à ses lecteurs ne manquent pas, et dans la littérature elle-même (que l'on pense à Madame Bovary ou à Des Esseintes).

Or en quoi consiste, pour nos auteurs, cette vie humaine authentique, la seule forme d'existence réputée digne d'être vécue et que la pratique de la lecture romanesque a fâcheusement tendance à perturber ? "Socrate : C'est donc en dirigeant nos regards vers Dieu, que nous userions, selon la capacité de l'âme, du plus beau miroir des choses humaines ; et c'est ainsi que nous pourrions le mieux nous voir et nous connaître nous-mêmes. Alcibiade : Oui [...] Socrate : Or se connaître soi-même, ne convenons-nous pas que c'est là ce qui constitue la sagesse ? Alcibiade : Parfaitement"(Platon, Alcibiade Majeur, 133c). "Conscience ! conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré d'un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l'homme semblable à Dieu [...]. Mais ce n'est pas assez que ce guide existe, il faut savoir le reconnaître et le suivre. S'il parle à tous les cœurs, pourquoi donc y en a-t-il si peu qui l'entendent ? Eh ! c'est qu'il nous parle la langue de la nature, que tout nous a fait oublier. La conscience est timide, elle aime la retraite et la paix ; le monde et le bruit l'épouvantent"(Rousseau, Profession de Foi du Vicaire Savoyard). "Je compris de là que j'étais une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser, et qui, pour être, n'a besoin d'aucun lieu, ni ne dépend d'aucune chose matérielle. De sorte que ce moi, c'est-à-dire l'âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, et même qu'elle est plus aisée à connaître que lui, et qu'encore qu'il ne soit point, elle ne cesserait pas d'être tout ce qu'elle est"(Descartes, Discours de la Méthode, IV). Il est donc clair que, pour nos trois contempteurs de la lecture, l'exigence éthique suprême, c'est : se saisir soi-même par la pensée, prendre conscience de soi-même. Mais Proust ne dit pas autre chose : 
"notre intelligence, si grande soit-elle, ne peut apercevoir les éléments qui composent [notre coeur] et qui restent insoupçonnés tant que, de l'état volatil où ils subsistent la plupart du temps, un phénomène capable de les isoler ne leur a pas fait subir un commencement de solidification"(Proust, Albertine Disparue, i, 1919).  
Alors, comment donc expliquer que la lecture romanesque nous éloigne de cette exigence pour ceux-là tandis qu'elle nous y conduit pour celui-ci ?

Dans sur la Lecture, commentaire à sa traduction d'un ouvrage de Ruskin intitulé Sésame et les Lys, Proust développe ses idées sur la lecture
"la thèse de Ruskin, nous pouvons la résumer assez exactement par ces mots de Descartes, que « la lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés qui en ont été les auteurs ». [Or] la lecture ne saurait être ainsi assimilée à une conversation, fût-ce avec le plus sage des hommes"(Proust, sur la Lecture)
Autrement dit, pour Proust, les philosophes ont tendance à se représenter l'expérience de la lecture comme une expérience pédagogique : le livre est, en quelque sorte, dans la position du professeur qui instruit son élève, en l'occurrence le lecteur. Mais, si cette analogie était correcte, si le livre était au lecteur ce que le précepteur est à l'élève, alors, effectivement, les reproches des uns et des autres seraient fondés : non seulement la scripturalité du discours ferait du livre un maître simplement virtuel, et donc, peu soucieux de dialoguer avec son épigone qu'il maintient alors dans une coupable passivité, mais, de plus, une sorte d'idole spirituelle qui subjuguerait son disciple et d'autant plus qu'il lui raconte plus de balivernes qui retardent la seule étude qui vaille la peine, l'étude du vrai ! On peut même aller jusqu'à dire avec Kant que, si tel est le cas, la lecture en général et la lecture romanesque en particulier est une véritable aliénation : "Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières. [...] Il est si commode d'être sous tutelle. Si j'ai un livre qui a de l'entendement à ma place, un directeur de conscience qui a de la conscience à ma place, [...] je n'ai pas alors moi-même à fournir d'efforts. Il ne m'est pas nécessaire de penser dès lors que je peux payer ; d'autres assumeront bien à ma place cette fastidieuse besogne"(Kant, qu'est-ce que les Lumières ?, VIII, 35). Or, sans nier l'existence de ce risque lorsque, effectivement, "au lieu de nous éveiller à la vie personnelle de l’esprit, la lecture tend à se substituer à elle, quand la vérité ne nous apparaît plus comme un idéal que nous ne pouvons réaliser que par le progrès intime de notre pensée et par l’effort de notre cœur, mais comme une chose matérielle, déposée entre les feuillets des livres comme un miel tout préparé par les autres et que nous n’avons qu’à prendre la peine d’atteindre sur les rayons des bibliothèques et de déguster ensuite passivement dans un parfait repos de corps et d’esprit"(Proust, sur la Lecture), Proust refuse de considérer la lecture comme une sorte de conversation.

Nos conversations, en effet, fait remarquer Grice 
 "sont le plus souvent, dans une certaine mesure au moins, des efforts de coopération ; et chaque participant reconnaît en eux, dans une certaine mesure au moins, un but ou un ensemble de buts communs, ou au moins une direction mutuellement acceptée [...]. Nous pouvons donc formuler approximativement un principe général que les participants seront censés respecter (toutes choses égales par ailleurs) : que votre contribution à la conversation, au moment où elle intervient, soit conforme au but ou à la direction acceptée de l'échange verbal auquel vous participez"(Grice, Logic and Conversation)
Dans toute conversation, à commencer par une conversation à finalité pédagogique, les interlocuteurs possèdent une common knowledge, cet arrière-plan cognitif partagé sans lequel le sens des paroles échangées ne pourrait être saisi. De sorte que cette "direction acceptée de l'échange verbal" à laquelle fait allusion Grice permet, a priori, de contextualiser l'information échangée et, en fait, à la conversation de remplir son office. Mais ce n'est pas du tout comme cela que fonctionne la littérature, s'insurge Proust : "il n'y a qu'un manière d'écrire pour tous, c'est d'écrire sans penser à personne, pour ce qu'on a en soi d'essentiel et de profond"(Proust, contre Sainte-Beuve, xvi). L'écrivain n'écrit pas pour quelqu'un. Il écrit pour tous, c'est-à-dire pour personne. Ce qu'il écrit (en tout cas lorsqu'il s'agit de littérature digne de ce nom) n'a pas, comme dans la pragmatique gricéenne, un contexte sémantique partagé a priori avec son lecteur. Sur ce point précis, Proust est d'accord avec les post-modernes : l'écrivain ne transmet pas une information à quelqu'un. L'expérience de la lecture reste, fondamentalement, une expérience de la solitude : 
"ce qui diffère essentiellement entre un livre et un ami, ce n’est pas leur plus ou moins grande sagesse, mais la manière dont on communique avec eux, la lecture, au rebours de la conversation, consistant pour chacun de nous à recevoir communication d’une autre pensée, mais tout en restant seul, c’est-à-dire en continuant à jouir de la puissance intellectuelle qu’on a dans la solitude et que la conversation dissipe immédiatement, en continuant à pouvoir être inspiré, à rester en plein travail fécond de l’esprit sur lui-même"(Proust, sur la Lecture). 
Cela dit, de ce que l'écrivain n'écrit pas pour quelqu'un, les post-modernes ont tort d'inférer d'une part, qu'aucun écrivant (fût-il scientifique, juriste, historien, essayiste ou journaliste) n'écrit jamais pour qui que ce soit, et d'autre part, que l'écrivain n'écrit pas non plus pour quelque chose (hormis explorer méta-linguistiquement les formes de son propre discours). Car la littérature, pour Proust, a bien une finalité, et une finalité extérieure à elle-même. Seulement voilà : ce n'est pas une finalité cognitive, mais une finalité éthique. Il ne s'agit nullement, à travers elle, d'acquérir des connaissances objectives, mais de prendre conscience de "ce qu'on a en soi d'essentiel et de profond".

Or, "cette vie qui en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste [...] ils ne la voient pas parce qu'ils ne cherchent pas à l'éclaircir"(Proust, le Temps Retrouvé, 2285). La vie, nous dit Proust, en tout cas au sens de l'existence humaine (la bios des Grecs, par opposition à la zôè, la vie animale) ne nous est pas donnée d'emblée avec les expériences qui l'enveloppent : 
"une image offerte par la vie nous apporte en réalité, à ce moment-là, des sensations multiples et différentes. La vue, par exemple, de la couverture d'un livre déjà lu a tissé dans les caractères de son titre les rayons de lune d'une lointaine nuit d'été. Le goût du café au lait matinal nous apporte cette vague espérance d'un beau temps qui jadis si souvent, pendant que nous le buvions dans un bol de porcelaine blanche, crémeuse et plissée, qui semblait du lait durci, se mit à nous sourire dans la claire incertitude du petit jour. Une heure n'est pas qu'une heure, c'est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats"(Proust, le Temps Retrouvé, 2280)
Les expériences sensibles que nous faisons n'ont pas, par elles-mêmes, de valeur pour nous. Le goût du café, c'est le goût du café et rien d'autre. On ne voit pas bien pourquoi il serait, en outre, porteur de "cette vague espérance d'un beau temps qui jadis si souvent, pendant que nous le buvions dans un bol de porcelaine blanche, crémeuse et plissée, qui semblait du lait durci, se mit à nous sourire dans la claire incertitude du petit jour". Comme le dit Wittgenstein, "dans le monde, tout est comme il est et tout arrive comme il arrive. Il n'y a en lui aucune valeur"(Wittgenstein, Tractatus, 6.41). Aussi ne retenons-nous pas nos sensations qui s'évanouissent dès qu'elles ont rempli leur fonction vitale ou, lorsque nous les retenons, c'est justement dans l'exacte mesure où l'animal que nous sommes doit s'adapter à son milieu en réutilisant des expériences anciennes dans des contextes similaires. Bref, si nous les retenons spontanément, nous les retenons corporellement, pour ainsi dire, inconsciemment, dans ce que Proust nomme "l'habitude". Une existence qui se résumerait à une succession de perceptions brutes (c'est-à-dire non valorisées) ou d'habitudes serait une simple existence animale, sans conscience de soi-même et sans conscience du temps qui passe, tant il est vrai qu'"il y a une réalité au moins que nous saisissons tous du dedans, par intuition et non par simple analyse. C'est notre propre personne dans son écoulement à travers le temps. C'est notre moi qui dure"(Bergson, la Pensée et le Mouvant, vi) ou, comme le dit Proust, "une heure n'est pas qu'une heure, c'est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats". Le "temps perdu" à la recherche duquel part le narrateur de la Recherche n'est pas du temps anéanti, mais bel et bien du temps égaré, autrement dit de la conscience de soi égarée et dont la reconquête conditionne, pour Proust, comme pour Wittgenstein, comme pour Bergson, la possibilité de mener une existence pleinement humaine en accordant de la valeur aux expériences sensibles qui se sont, de façon contingente et inconsciente, incorporées en nous. Toutefois, pour Bergson, c'est par un effort exprès de la volonté que nous y parvenons
"quand je promène sur ma personne, supposée inactive, le regard intérieur de ma conscience, j'aperçois d'abord, ainsi qu'une croûte solidifiée à la surface, les perceptions qui lui arrivent du monde matériel [...]. Mais si je me ramasse de la périphérie vers le centre, si je cherche au fond de moi ce qui est le plus uniformément, le plus constamment, le plus durablement moi-même, je trouve tout autre chose [...]. C'est une succession d'états dont chacun annonce ce qui suit et contient ce qui précède"(Bergson, la Pensée et le Mouvant, vi).  
Ce qui n'est pas le cas pour Proust :  
"c'est peine perdue que nous cherchions à évoquer [notre passé], tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel), que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas"(Proust, du Côté de chez Swann, I, i, 44).  
Proust n'a eu de cesse, en effet, d'insister, tout au long de son oeuvre, 
"sur l'extrême différence qu'il y a entre l'impression vraie que nous avons eue d'une chose et l'impression factice que nous nous en donnons quand volontairement nous essayons de nous la représenter [...] ; me rappelant trop avec quelle indifférence relative Swann avait pu parler autrefois des jours où il était aimé, parce que sous cette phrase il voyait autre chose qu'eux, et de la douleur subite que lui avait causée la petite phrase de Vinteuil en lui rendant ces jours eux-mêmes tels qu'il les avait jadis sentis, je comprenais trop que ce que la sensation des dalles inégales, la raideur de la serviette, le goût de la madeleine avaient réveillé en moi, n'avait aucun rapport avec ce que je cherchais souvent à me rappeler de Venise, de Balbec, de Combray, à l'aide d'une mémoire uniforme ; et je comprenais que la vie pût être jugée médiocre, bien qu'à certains moments elle parût si belle, parce que dans le premier cas c'est sur tout autre chose qu'elle-même, sur des images qui ne gardent rien d'elle qu'on la juge et qu'on la déprécie"(Proust, le Temps Retrouvé, 2264). 
Si l'on lit bien la Recherche du Temps Perdu, on remarquera en effet qu'aucune des réminiscences dont se délecte le narrateur, "la sensation des dalles inégales, la raideur de la serviette, le goût de la madeleine" n'est volontaire. Que ce soit le goût de la petite madeleine trempée dans le thé chaud dans du Côté de chez Swann, la rigidité empesée de la serviette avec laquelle il s'essuie la bouche ou le pavé irrégulier contre lequel bute son pied dans le Temps Retrouvé, et peut-être, plus encore, le "plaisir obscur" que lui procurent les deux clochers de Martinville ou, chez Swann, l'audition douloureuse de la fameuse petite phrase musicale de la sonate de Vinteuil dans du Côté de chez Swann, chaque fois, c'est un événement fortuit qui provoque la réminiscence. Or, en quoi consiste cette réminiscence ? C'est une association entre une perception présente (olfactive et gustative dans le cas de la madeleine, tactile dans le cas de la serviette ou du pavé, visuelle dans le cas des clochers, auditive dans le cas de la petite phrase musicale) et quelque chose de passé qui s'est sédimenté en nous sous forme de souvenir inconscient. Deleuze remarque qu'
"à l'idée philosophique de "méthode", Proust oppose la double idée de "contrainte" et de "hasard". La vérité dépend d'une rencontre avec quelque chose qui nous force à penser, et à chercher le vrai. Le hasard des rencontres, la pression des contraintes sont les deux thèmes fondamentaux de Proust [...]. Ce qui nous fait violence est plus riche que tous les fruits de notre bonne volonté ou de notre travail attentif ; et plus important que la pensée, il y a ce qui donne à penser"(Deleuze, Proust et les Signes, I, 2-3).

Aussi Proust use-t-il d'une analogie photographique et parle-t-il du passé qui s'est sédimenté en nous comme d'un "passé [...] encombré d'innombrables clichés qui restent inutiles parce que l'intelligence ne les a pas "développés""(Proust, le Temps Retrouvé, 2285). Ce qui nous constitue en propre, notre réalité individuelle, donc, est toujours à l'état latent. Car 
"la meilleure part de notre mémoire est hors de nous, dans un souffle pluvieux, dans l'odeur de renfermé d'une chambre ou dans l'odeur d'une première flambée, partout où nous retrouvons de nous-même ce que notre intelligence, n'en ayant pas l'emploi, avait dédaigné, la dernière réserve du passé, la meilleure, celle qui quand toutes nos larmes semblent taries, sait nous faire pleurer encore"(Proust, à l'Ombre des Jeunes Filles en Fleur, II, 511-512). 
Ce que Proust appelle "la meilleure part de notre mémoire [qui] est hors de nous", c'est précisément ce révélateur, événement présent mais fortuit qui va s'associer à un événement passé sous la forme d'un rapport nécessaire : "nous sentons bien que ce Balbec, cette Venise ... ne surgissent pas comme le produit d'une association d'idées, mais en personne et dans leur essence"(Deleuze, Proust et les Signes, I, 1). Et c'est de ce rapport nécessaire, de cette essence, qu'il importe de prendre conscience si l'on s'évertue à prendre conscience de soi-même : "ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément – rapport que supprime une simple vision cinématographique, laquelle s'éloigne par là d'autant plus du vrai qu'elle prétend se borner à lui"(Proust, le Temps Retrouvé, 2280). "Une simple vision cinématographique", c'est, littéralement, ce que nous voulons dire lorsque nous prétendons nous rappeler le passé en nous (re)passant "le film des événements". Or, ce que nous faisons alors consiste, dans le meilleur des cas, à nous rappeler volontairement des sensations objectives qui, sans être dépourvues d'utilité (par exemple, dans le cadre d'un témoignage probant), ne nous donnent en aucun cas accès à notre réalité individuelle. Pour Proust comme pour Freud, on croit naïvement, à la manière de Bergson, que 
 "la conscience [...] tient le moi au courant de tous les processus importants qui se passent dans les rouages psychiques, et la volonté, guidée par ces informations, exécute ce que le moi ordonne et modifie ce qui voudrait s'accomplir de manière spontanée. [...] Mais la psychanalyse a voulu instruire le moi [...] que les processus psychiques sont par nature inconscients, au point qu'ils ne sont accessibles au moi et ne sont soumis à celui-ci qu'à travers une perception incomplète et illusoire"(Freud, Inquiétante Étrangeté)
Sauf que ce pouvoir de "révélation" de soi-même que Freud assigne à la psychanalyse, Proust le confère à l'art en général et à la littérature en particulier. Ce qui, encore une fois, l'éloigne de Bergson pour qui 
"nous ne voyons pas les choses mêmes : nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles [...]. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens"(Bergson, le Rire, iii, 1).  
C'est que, pour Bergson, ainsi d'ailleurs que pour une certaine philosophie post-moderne, l'art est la forme sous laquelle se révèle toute réalité, et pas seulement psychique ou interne de soi, tandis que l'artiste chez Proust (ou le psychanalyste chez Freud) n'entend pas se substituer au scientifique pour la connaissance physique ou externe du monde : 
"l'impression est pour l'écrivain ce qu'est l'expérimentation pour le savant, avec cette différence que chez le savant le travail de l'intelligence précède et chez l'écrivain vient après : ce que nous n'avons pas eu à déchiffrer, à éclaircir par notre effort personnel, ce qui était clair avant nous, n'est pas à nous. Ne vient de nous-même que ce que nous tirons de l'obscurité qui est en nous et que ne connaissent pas les autres"(Proust, le Temps Retrouvé, 2273)
Autrement dit, si dans l'activité scientifique de connaissance du monde extérieur, la volonté méthodique de mise en relation des faits précède la confrontation expérimentale contingente et imprévisible, dans l'activité artistique, c'est l'inverse qui se passe : il y a d'abord l'impression sensible fortuite et, ensuite, l'effort de prise de conscience de ce avec quoi cette impression sensible s'associe en nous. Et, pour Proust, telle est bien 
"la grandeur de l'art véritable, au contraire de celui que M. de Norpois eût appelé un jeu de dilettante, [...] de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d'épaisseur et d'imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie"(Proust, le Temps Retrouvé, 2284).

Cette fonction de l'art en général est, typiquement, celle de la peinture : 
"depuis que j'en avais vu dans des aquarelles d'Elstir, je cherchais à retrouver dans la réalité, j'aimais comme quelque chose de poétique, le geste interrompu des couteaux encore de travers, la rondeur bombée d'une serviette défaite où le soleil intercale un morceau de velours jaune, le verre à demi vidé qui montre mieux ainsi le noble évasement de ses formes, et au fond de son vitrage translucide et pareil à une condensation du jour, un reste de vin sombre, mais scintillant de lumières, le déplacement des volumes, la transmutation des liquides par l'éclairage, l'altération des prunes qui passent du vert au bleu et du bleu à l'or dans le compotier déjà à demi dépouillé, la promenade des chaises vieillottes qui deux fois par jour viennent s'installer autour de la nappe dressée sur la table ainsi que sur un autel où sont célébrées les fêtes de la gourmandise, et sur laquelle au fond des huîtres quelques gouttes d'eau lustrale restent comme dans de petits bénitiers de pierre ; j'essayais de trouver la beauté là où je ne m'étais jamais figuré qu'elle fût, dans les choses les plus usuelles, dans la vie profonde des "natures mortes""(Proust, à l'Ombre des Jeunes Filles en Fleur, II, 681-682)
 Tout au long de la Recherche, Elstir tient lieu de paradigme pour le peintre, de même que Bergotte pour l'écrivain et Vinteuil pour le musicien. Mais, tandis que ceux-ci apparaissent surtout comme des personnages mondains dont le style et les préférences artistiques nous demeurent inconnus, celui-là, en revanche est longuement et fréquemment évoqué dans l'accomplissement de son art. Et ce n'est évidemment pas un hasard s'il est un peintre impressionniste, lui qui "peignait la mer, par l'autre sens, et part[ait] des illusions, des croyances qu'on rectifie peu à peu, comme Dostoïevski raconterait une vie"(Proust, le Temps Retrouvé, 2351), lui dont "une [des] métaphores les plus fréquentes dans les marines qu'il avait près de lui en ce moment était justement celle qui, comparant la terre à la mer, supprimait entre elles toute démarcation"(Proust, à l'Ombre des Jeunes Filles en Fleur, II, 657), tant il est vrai que le peintre impressionniste, à l'instar du théâtre épique dont parle Brecht, n'a pas pour ambition de peindre ces "traits [qui] proviennent de cette sphère limitée à l’intérieur de laquelle chacun peut immédiatement dire : "oui, c’est bien cela" [mais plutôt] amener son public à s’étonner, et cela se fait par une technique de distanciation du familier"(Brecht, Petit Organon pour le Théâtre). Contrairement à ce que prétendent Platon, Descartes, Rousseau ou Bergson, la peinture n'a, pas plus que la littérature, de prétention à l'objectivité. Ce n'est pas un substitut (supérieur ou inférieur) de la science. Ce n'est pas une conversation (plus ou moins) savante. Il s'agit, bien au contraire, de produire sur le spectateur, par un effet de mise à distance (Verfremdungseffekt) du familier, un étonnement qui donne à penser. On ne comprendrait pas qu'un couteau, une serviette de table, un fruit, un verre, un simple reflet de lumière ou une vieille chaise puissent acquérir une valeur pour nous alors que leurs existences, strictement factuelles, nous sont si familières, si banales, sans ce que Danto appelle très justement une transfiguration du banal : "un objet O n’est une œuvre d’art que relativement à une interprétation I qui est une sorte de fonction grâce à laquelle O est transfiguré en une œuvre : I(O)=Œ. Dans ce cas, même si O est une constante perceptive, toute variation de I aboutit à des œuvres différentes"(Danto, la Transfiguration du Banal, v). C'est donc dans l'interprétation qu'en donnent en premier lieu l'auteur de l'oeuvre, mais, immédiatement après, son destinataire (y compris le critique), lorsque, l'un et l'autre voeint enfin ces banalités comme des éléments signifiants dignes d'être pris en conscience, que consiste la révélation propre à l'art. De sorte que la connaissance ou la vérité que nous délivre l'oeuvre2 n'ayant pas, comme une connaissance ou une vérité scientifique ou historique, un contenu propositionnel déterminé et assigné, et n'ayant pas les mêmes conditions de validité qu'elles, elle peut, sans contradiction, comme le souligne Danto, être différente pour deux "interprètes" différents ou bien, pour le même interprète, à deux moments différents de son existence. Raison pour laquelle, s'il doit y avoir de l'universel dans l'oeuvre d'art, ce n'est pas relativement à son contenu ou à sa méthode mais plutôt dans sa forme qu'il faut le chercher. Dans sa forme, c'est-à-dire dans sa ratio essendi, dans sa finalité éthique, ce qu'ont souligné des philosophes aussi différents qu'Aristote, Plotin, Kant, Hegel, Schopenhauer ou Wittgenstein. Ou Wilde : "la vie imite bien plus l'art que l'art n'imite la vie. Ceci ne résulte pas seulement de l'instinct imitatif de la vie, mais du fait que le but avoué de la vie est de trouver sa propre expression et que l'art lui offre certains moyens heureux de réaliser cet effort"(Wilde, le Déclin du Mensonge). Et Proust lui-même : 
"l'œuvre est signe de bonheur, parce qu'elle nous apprend que dans tout amour le général gît à côté du particulier, et à passer du second au premier par une gymnastique qui fortifie contre le chagrin en faisant négliger sa cause pour approfondir son essence"(Proust, le Temps Retrouvé, 2291-2292)
Et, en effet, si l'éthique est l'amour de la meilleure vie possible et le bonheur la conscience de vivre en adéquation avec cet amour, l'art est justement le moyen universel, de parvenir à la condition nécessaire du bien-vivre qu'est la conscience de soi-même qui consiste à interpréter les éléments de l'oeuvre comme des signes de notre existence authentique. Car enfin, "quels sont donc ces deux arts suprêmes ? La Vie et la Littérature, la vie et la parfaite expression de la vie"(Wilde, la Critique est un Art). Bref, "éthique et esthétique sont une seule et même chose"(Wittgenstein, Tractatus, 6.42-6.421).

Cela dit, 
"nous sentons très bien que notre sagesse commence où celle de l’auteur finit, et nous voudrions qu’il nous donnât des réponses, quand tout ce qu’il peut faire est de nous donner des désirs. Et ces désirs, il ne peut les éveiller en nous qu’en nous faisant contempler la beauté suprême à laquelle le dernier effort de son art lui a permis d’atteindre. [...] De sorte que c’est au moment où ils nous ont dit tout ce qu’ils pouvaient nous dire qu’ils font naître en nous le sentiment qu’ils ne nous ont encore rien dit. D’ailleurs, si nous leur posons des questions auxquelles ils ne peuvent pas répondre, nous leur demandons aussi des réponses qui ne nous instruiraient pas. Car c’est un effet de l’amour que les poètes éveillent en nous de nous faire attacher une importance littérale à des choses qui ne sont pour eux que significatives d’émotions. Nous voudrions aller voir ce champ que Millet (car les peintres nous enseignent à la façon des poètes) nous montre dans son Printemps, nous voudrions que M. Claude Monet nous conduisît à Giverny, au bord de la Seine, à ce coude de la rivière qu’il nous laisse à peine distinguer à travers la brume du matin. [...] Cette apparence avec laquelle ils nous charment et nous déçoivent et au-delà de laquelle nous voudrions aller, c’est l’essence même de cette chose en quelque sorte sans épaisseur, – mirage arrêté sur une toile, – qu’est une vision. Et cette brume que nos yeux avides voudraient percer, c’est le dernier mot de l’art du peintre. Le suprême effort de l’écrivain comme de l’artiste n’aboutit qu’à soulever partiellement pour nous le voile de laideur et d’insignifiance qui nous laisse incurieux devant l’univers. Alors, il nous dit : « Regarde, regarde, [...] Apprends à voir ! » Et à ce moment il disparaît"(Proust, sur la Lecture)
L'artiste ne nous instruit pas. Il nous donne, dans le meilleur des cas, le désir de nous instruire. Il ne pense pas pour nous, il nous donne à penser. Mais quelle est donc cette activité qui, ordinairement, nous incite à penser au sens de signes qui nous sont pourtant manifestes, sinon ce que nous appelons "lecture" ? Et c'est bien ce qui, pour Proust, fait de la lecture le paradigme de la réception de l'oeuvre d'art. L'écrivain, comme le musicien ou le peintre, nous donnent à lire3 des compositions de signes. De sorte que tout rapport authentique à l'oeuvre d'art est, in fine, un rapport de lecteur à lecture. Dans toute oeuvre d'art, il y a une sorte de description de ce qui, pour peu que nous fassions l'effort de la lire, a de la valeur pour nous. C'est pourquoi 
"on peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu'au moment où l'écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l'art à celui qu'est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires d'un beau style, ou même, ainsi que la vie, quand, en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence en les réunissant l'une et l'autre, pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore, et les enchaînera par le lien indescriptible d'une alliance de mots"(Proust, le Temps Retrouvé, 2280). 
L'écrivain, tout comme le peintre, tire profit du hasard des rencontres et des contraintes qui pèsent sur lui, notamment en matière de conditions de vie et de moyens d'expression ("la paresse ou le doute ou l'impuissance se réfugi[ent] dans l'incertitude sur la forme d'art. Faut-il en faire un roman, une étude philosophique, suis-je romancier ?" se demande Proust dans son Carnet de 1908), pour composer un ensemble de signes qui, nous dit Proust "traduisent" en des signes clairs et distincts ce qui, pour lui et, peut-être aussi pour nous qui le lisons, a de la valeur, mais serait, dans tous les cas, demeuré obscur et confus s'il n'y avait eu le "style" de l'auteur pour le révéler :  
"je m'apercevais que, pour exprimer ces impressions, pour écrire ce livre essentiel, le seul livre vrai, un grand écrivain n'a pas, dans le sens courant, à l'inventer puisqu'il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche d'un écrivain sont ceux d'un traducteur"(Proust, le Temps Retrouvé, 2281). 
Car n'oublions pas que "le vrai thème d'une oeuvre n'est donc pas le sujet traité, sujet conscient et voulu qui se confond avec ce que les mots désignent, mais les thèmes inconscients, les archétypes involontaires où les mots, mais aussi les couleurs et les sons, prennent leur sens et leur vie"(Deleuze, Proust et les Signes, I, 4). L'artiste, peintre, romancier ou musicien, ne "raconte" pas sa vie. Ou, s'il le fait, c'est à titre d'activité documentaire sans aucune valeur artistique. Il utilise les événements manifestes de sa vie comme des signes afin, si possible, de révéler, pour lui-même et pour autrui, des événements latents qu'il espère ainsi pouvoir rendre conscients : 
"les circonstance de [la] vie [du romancier Traves] et ses habitudes ne pouvaient en rien expliquer la mystérieuse ressemblance qu'il y avait entre tous ses livres et qui devaient emprunter à une famille commune leur type si spécial. Mais la famille avait sans doute son siège dans le ciel, car la vie de Traves ne pouvait nullement être considérée comme remplie des actions de cette famille, comme pouvant donner son nom et expliquer ses particularités, quoique visiblement, pour qui l'eût connu à fond, on eût reconnu dans quelques uns des matériaux dont il s'était servi quelque douce ou terrible circonstance de sa vie. Car notre vie, quelle qu'elle soit, est toujours l'alphabet dans lequel nous apprenons à lire et où les phrases peuvent bien être n'importe lesquelles, puisqu'elles sont toujours composées des mêmes lettres"(Proust, Jean Santeuil, 330-331).

Proust ne cesse de répéter que la seule véritable relation à l'oeuvre d'art est la lecture de soi-même. L'un de ses thèmes fondamentaux est en effet que, si l'artiste ou bien son public éprouvent, au contact de l'oeuvre d'art, cette sorte de joie si profonde et si particulière, c'est que l'oeuvre d'art produit chez le lecteur, quel qu'il soit, un surcroît de puissance d'être qui vient de la conscience de soi-même, pour parler comme Spinoza : 
"il n'est pas possible qu'une sculpture, une musique qui donne une émotion qu'on sent plus élevée, plus pure, plus vraie, ne corresponde pas à une certaine réalité spirituelle. Elle en symbolise sûrement une, pour donner cette impression de profondeur et de vérité. Ainsi rien ne ressemblait plus qu'une telle phrase de Vinteuil à ce plaisir particulier que j'avais quelquefois éprouvé dans ma vie, par exemple devant les clochers de Martinville, certains arbres d'une route de Balbec ou, plus simplement, au début de cet ouvrage, en buvant une certaine tasse de thé. Sans pousser plus loin cette comparaison, je sentais que les rumeurs claires, les bruyantes couleurs que Vinteuil nous envoyait du monde où il composait promenaient devant mon imagination, avec insistance, mais trop rapidement pour qu'elle pût l'appréhender quelque chose que je pourrais comparer à la soierie embaumée d'un géranium"(Proust, la Prisonnière, 1885).  
Pour Proust, comme pour Freud, c'est l'imagination qui permet de lire avec profit, autrement dit d'établir des relations nécessaires entre des signes contingents et la réalité inconsciente de soi-même
"le royaume de l’imagination est une réserve organisée lors du passage douloureusement ressenti du principe de plaisir au principe de réalité, afin de permettre un substitut à la satisfaction des instincts à laquelle il faut renoncer dans la vie réelle. L’artiste, comme le névrosé, s’est retiré loin de la réalité insatisfaisante dans ce monde imaginaire [...]. Ses créations, les œuvres d’art, sont des satisfactions imaginatives de désirs inconscients, tout comme les rêves [...]. Mais, à l’inverse des productions asociales et narcissiques du rêve, elles peuvent compter sur la sympathie des autres hommes, étant capables d’éveiller et de satisfaire chez eux les mêmes aspirations à sublimer des désirs inconscients"(Freud, ma Vie et la Psychanalyse). 
La différence entre Freud et Proust étant, cela va de soi, que la révélation interprétative de la réalité latente, la "traduction" que manifeste le signe suppose la médiation de l'analyste chez celui-là tandis qu'elle est immanente à l'oeuvre chez celui-ci. Et on pourrait tout aussi bien dire que la lecture est une sorte de psychanalyse dans le sens où "se faire psychanalyser, c’est un peu comme manger de l’arbre de la connaissance"(Wittgenstein, Remarques Mêlées, 34) ou bien que la psychanalyse est une sorte de lecture : "chez [Freud], littérature et psychanalyse puisent aux mêmes sources et s'enrichissent l'une l'autre [...]. Dans les deux pratiques [Freud et Proust], il s'agit de « rendre conscient l'inconscient »"(Tadié, le Lac Inconnu, entre Proust et Freud, xviii). En tout cas, il n'existe pas de différence dans la nature du processus de lecture chez Proust, pas plus qu'il n'en existe dans la nature du processus psychanalytique chez Freud, entre l'auteur de l'oeuvre et son public. Dans les deux cas, les éléments de l'oeuvre d'art, et donc, en particulier, les mots et les phrases du texte littéraire, ne sont, comme dirait Malebranche, que les "causes occasionnelles" de la prise de conscience de la réalité de soi-même, c'est-à-dire qu'ils ne sont pas (sauf dans la mauvaise littérature) de véritables causes destinées à produire un effet déterminé, mais simplement des occasions, des circonstances qui donnent à penser à l'un comme à l'autre. Ce qui ne va pas de soi. Par exemple pour Sartre : 
"en lisant, on prévoit, on attend. On prévoit la fin de la phrase, la phrase suivante, la page d'après ; on attend qu'elles confirment ou qu'elles infirment ces prévisions ; la lecture se compose d'une foule d'hypothèses, de rêves suivis de réveils, d'espoirs et de déceptions [...]. L’écrivain ne prévoit ni ne conjecture, il projette [...]. Jamais Proust n’a découvert l’homosexualité de Charlus, il l’avait décidée avant même d’écrire son livre"(Sartre, Qu’est-ce que la Littérature ?, 2)
Passons sur l'orientation intellectualiste, sinon cognitiviste (au sens où nous en avons parlé supra) de l'argumentation sartrienne : le lecteur "prévoit", fait des "conjectures", émet des "hypothèses" ... Le plus important réside plutôt dans l'exemple qu'il prend : "jamais Proust n’a découvert l’homosexualité de Charlus". Rien n'est moins sûr. D'une part parce que, comme l'écrit Proust, 
"une fois [Jean] devant son papier, il écrivait ce qu'il ne connaissait pas encore, ce qui l'invitait sous l'image où c'était caché (et qui n'était en quoi que ce soit un symbole) et non ce qui, par raisonnement, lui aurait paru intelligent et beau"(Proust, Jean Santeuil, 701).  
De sorte que ce puissant ressort de la qualité littéraire qu'est l'incertitude quant au déroulement de la trame narrative, il ne ressortit point, comme le pensent ensemble Platon ou Sartre, à une sorte de talent d'illusionniste de l'auteur qui interdirait au lecteur d'inférer la suite du récit autrement que par conjectures (tous les romans seraient alors des romans policiers !). C'est l'incertitude qui habite l'auteur lui-même dans son acte d'écrire4. D'autre part parce que 
"notre vie n'est absolument pas séparée de nos oeuvres. Toutes les scènes que je vous raconte, je les ai vécues. Comment donc pouvaient-elles valoir moins comme scènes de la vie que comme scènes de mon livre ? C'est que, au moment où je les vivais, c'est ma volonté qui les connaissait dans un but de plaisir ou de crainte, de vanité ou de méchanceté. Et leur essence intime m'échappait"(Proust, Jean Santeuil, 345)
Pour Proust, contrairement à Sartre, l'écrivain, tout autant que son public, se voit révéler l'essence de sa propre réalité latente au fur et à mesure que les signes manifestes dont il fait usage ont, sur sa conscience, une répercussion qu'il ne soupçonnait certainement pas avant de les avoir couchés sur le papier. Comment expliquer autrement cette jouissance, cette jubilation d'écrire que les véritables écrivains communiquent à leurs lecteurs ? La seule différence (qui n'est pas rien) entre l'auteur et son public, c'est le talent de celui-là pour faire surgir dans son imagination et produire matériellement des images dotées du pouvoir d'évoquer ce "temps perdu" à la recherche duquel sont l'un et l'autre partis. Ce talent, c'est ce que Proust appelle le "style" de l'auteur, et, dans le cas de la littérature, "le style est essentiellement métaphore"(Deleuze, Proust et les Signes, iv) :  
"les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. Sous chaque mot, chacun de nous met son sens ou du moins son image qui est souvent un contresens. Mais dans les beaux livres, tous les contresens qu'on fait sont beaux"(Proust, contre Sainte-Beuve, xvi)
La métaphore, qui est la signature stylistique de l'auteur, est justement ce qui conduit au contresens référentiel, car "il se peut que la référence au réel quotidien doive être abolie pour que soit libérée une autre sorte de référence à d’autres dimensions de la réalité"(Ricoeur, la Métaphore Vive).

De sorte que cette vie bouillonnante (brouillonnante ?) que la lecture nous offre, c'est, certes, 
"notre vie ; et aussi la vie des autres car le style pour l'écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique, mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients de la différence qualitative qu'il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s'il n'y avait pas l'art, resterait le secret éternel de chacun"(Proust, le Temps Retrouvé, 2285)
 Il s'agit, nous dit Proust, non seulement de prendre conscience de soi-même à travers les réminiscences que la lecture de l'oeuvre rend, seule, possibles, mais aussi de prendre conscience de soi-même comme monade indissolublement liée aux autres monades sur lesquelles la monade particulière qu'est l'auteur nous offre un riche point de vue. Si nous employons un vocabulaire leibnizien pour commenter ce passage de la Recherche, c'est que "Proust est leibnizien, les essences sont de véritables monades, chacune se définissant par le point de vue auquel elle exprime le monde, chaque point de vue renvoyant lui-même à une qualité ultime au fond de la monade. Comme dit Leibniz, elles n'ont ni portes ni fenêtres : le point de vue étant la différence elle-même, des points de vue sur un monde supposé le même sont aussi différents que les mondes les plus lointains"(Deleuze, Proust et les Signes, I, 4). Une monade (du grec monas, "unité") est, dans le langage de Leibniz, une substance métaphysique éternelle et immuable (une "âme", comme on disait à l'âge classique) qui, d'un certain point de vue (ce qu'on appelle le "corps") perçoit, plus ou moins distinctement, la totalité des autres monades mutuellement compatibles et qui forment, entre elles, un monde possible qualitativement distinct du monde réel. C'est ce que veut dire Proust lorsqu'il dit que "le style pour l'écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique, mais de vision" : sauf à faire partie des "marchands de littérature, de fausse littérature, qui ont une histoire toute faite sous la main et puis qui choisissent un emballage à la mode qu'ils appliquent à cette histoire"(de Beauvoir, que peut la Littérature ?), le style, la fabrique des métaphores, n'est, pas plus que la mémoire, une affaire de volonté méthodique, mais plutôt de ce que Leibniz appelle les "petites perceptions", c'est-à-dire les perceptions inconscientes. Cette conception monadique des rapports humains permet de comprendre que si "le monde et la vie sont une seule et même chose. Je suis mon monde (le microcosme)"(Wittgenstein, Tractatus, 5.621), alors, il faut admettre aussi que "le monde de l’homme heureux est un autre monde que celui de l’homme malheureux"(Wittgenstein, Tractatus, 6.43), autrement dit, qu'il y a autant de mondes possibles que de "je" possibles. Comme le dit Wilde, "il n'y a pas d'Hamlet de Shakespeare. Si Hamlet possède un peu de la netteté de l'oeuvre d'art, il comporte aussi toute l'obscurité propre à la vie. Il y a autant d'Hamlets que de mélancolies"(Wilde, la Critique est un Art). Et comme vouloir être heureux est l'injonction éthique par excellence, la finalité éthique de la lecture romanesque se manifeste ici en pleine lumière. On ne lit pas un roman comme on lirait un organe de presse, un témoignage historique ou un traité scientifique, pas plus que l'on ne regarde une oeuvre picturale comme on regarderait un tableau statistique. Il ne s'agit pas d'y apprendre quelque chose sur le monde réel, mais de "savoir ce que voit un autre de cet univers qui n'est pas le même que le nôtre", bref, de pouvoir imaginer un monde possible. Comme le dit Putnam, 
"si je lis le Voyage au bout de la Nuit de Céline, je n'apprends pas que l'amour n'existe pas, que tous les êtres humains sont odieux et haineux (même si […] ces propositions devaient être vraies). Ce que j'apprends, c'est à voir le monde comme il a l'air d'être pour quelqu'un qui est sûr que cette hypothèse est correcte. [...] C'est la connaissance d'une possibilité"(Putnam, Literature, Science and Reflection).

Y compris, le cas échéant, la connaissance de la possibilité du mal : c'est bien parce que l'on commet l'erreur intellectualiste de faire de la lecture romanesque (quid du possible ?) un sous-produit de la lecture cognitive (quid du réel ?) et, surtout, que l'on confond l'éthique (comment bien vivre ?) avec la morale (comment être bien jugé ?), que les moralistes cognitivistes condamnent et ont toujours condamné les oeuvres qui contreviennent au principe selon lequel "le mal est, de façon générale, bien plus séduisant que le bien, [de sorte] que l'art ne doit pas, sous peine d'immoralité, concourir à le rendre encore plus attirant"(Bouveresse, la Connaissance de l'Écrivain, §26). Pour les cognitivistes moralistes, en effet, figurer le mal risquerait de le faire connaître à ceux qui l'ignorent et, comme le mal, même s'il est condamné (a fortiori s'il ne l'est pas) risque toujours de paraître plus séduisant que le bien, in fine, figurer le mal consiste toujours plus ou moins à l'encourager. De là, une certaine tendance au populisme et au pédagogisme dans la littérature bien-pensante. Or 
"il est aussi vain d'écrire pour le peuple que pour les enfants. Ce qui féconde les enfants, ce n'est pas un livre d'enfantillages [...]. Comme les Parisiens aiment à lire des voyages d'Océanie et les riches des récits de la vie des mineurs russes, le peuple aime autant lire des choses qui ne se rapportent pas à sa vie"(Proust, contre Sainte-Beuve, xvi)
 puisque, avons-nous dit, l'écrivain n'écrit pas pour quelqu’un, et que, si tel est le cas, c'est, que les constituants du monde réel sont, pour lui, des métaphores pour des mondes possibles. Il s'ensuit que, tout comme le cognitivisme, le moralisme littéraire pervertit la fonction de la littérature : "l'appellation de livre moral ou immoral ne répond à rien. Un livre est bien écrit ou mal écrit. Et c'est tout"(Wilde, le Portrait de Dorian Gray, préf.). Car si, bien entendu, tout lecteur n'a pas, à un stade précoce de son développement, les structures mentales ou conceptuelles qui lui permettraient de lire avec fruit des auteurs comme Sade, Céline, Genet ou Jünger, pour autant, expurger la littérature accessible aux enfants de l'expression du mal est absurde. C'est ce sur quoi insiste lourdement Bettelheim lorsqu'il parle des mythes, des fables et, surtout, des contes de fées : 
"la culture dominante, en ce qui concerne particulièrement les enfants, veut faire comme si le côté sombre de l'homme n'existait pas. [Dès lors], les histoire sécurisantes d'aujourd'hui ne parlent ni de la mort, ni du vieillissement, ni de l'espoir en une vie éternelle. Le conte de fées, au contraire, met carrément l'enfant en présence de toutes les difficultés fondamentales de l'homme [...]. Le mal est présenté avec tous ses attraits -symbolisés dans les contes par le géant tout puissant ou par le dragon, par les pouvoirs de la sorcières, la reine rusée de Blanche-Neige- et, souvent, triomphe momentanément [...]. Ils lui parlent de ses graves pressions intérieures d'une façon qu'il enregistre inconsciemment, et [...] lui font comprendre par l'exemple qu'il existe des solutions momentanées ou permanentes aux difficultés psychologiques les plus pressantes"(Bettelheim, Psychanalyse des Contes de Fées, intro.).  
Est-ce à dire que le conte de fée, en ce qu'il permet de résoudre des problèmes inhérents au développement psychologique enfantin, déroge au principe proustien de l'universalité de la littérature ? Pas du tout puisque, au même titre que les fables et les mythes, dire que les contes sont accessibles aux enfants n'est pas dire qu'ils sont destinés aux enfants (les Fables de la Fontaine, les Contes des Mille et une Nuits, sont-ils destinés aux enfants ?) : "le plaisir et l'enchantement que nous éprouvons quand nous nous laissons aller à réagir à un conte de fées viennent non pas de la portée psychologique du conte (qui y est pourtant pour quelque chose), mais de ses qualités littéraires. Les contes sont eux-mêmes des oeuvres d'art"(Bettelheim, Psychanalyse des Contes de Fées, intro.). C'est que, loin de n'être qu'un miroir de Narcisse, ou, pire, un agréable passe-temps au cours duquel on consomme de la culture au lieu de sucer une crème glacée, la lecture romanesque5 est, par excellence, l'activité par laquelle nous sommes invités à prendre conscience des mondes possibles
"par l'art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n'est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu'il peut y avoir dans la lune. Grâce à l'art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier et autant qu'il y a d'artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l'infini"(Proust, le Temps Retrouvé, 2285). 
Ce qui confère à l'art en général et à la littérature en particulier, une forme de suprématie intellectuelle, comme Aristote l'avait déjà remarqué : 
"le rôle du poète est de dire non pas ce qui a réellement eu lieu mais ce à quoi on peut s'attendre, ce qui peut se produire conformément à la ressemblance ou à la nécessité. En effet, la différence entre l'historien et le poète ne vient pas du fait que l'un s'exprime en vers ou l'autre en prose (on pourrait mettre l'œuvre d'Hérodote en vers, et elle n'en serait pas moins de l'histoire en vers qu'en prose) ; mais elle vient de ce fait que l'un dit ce qui a eu lieu, l'autre ce à quoi on peut s'attendre"(Aristote, Poétique, ix, 1451a-b).6

En tout cas, qu'il s'agisse de prendre conscience de soi-même ou de prendre conscience de soi-même comme monade reflétant une infinité de mondes possibles, la satisfaction spéciale que nous en retirons  
"est peut-être le signe de la supériorité d'un état où nous avons comme objet une essence éternelle et comme si l'imagination ne pouvait connaître que d'un si sublime objet. Et ce plaisir profond, en justifiant que nous donnions à l'imagination la première place, puisque nous comprenons maintenant qu'elle est l'organe qui sert l'éternel, nous relève peut-être aussi nous-mêmes en nous montrant à nous-mêmes si heureux dès que nous sommes dégagés du présent, comme si notre vraie nature était hors du temps"(Proust, Jean Santeuil, 465).
Voilà pourquoi la "vraie vie" réside dans la littérature et nulle part ailleurs, tant il est vrai, comme l'ont bien souligné toutes les humaines sagesses, qu'il ne saurait y avoir de vie authentiquement humaine qui soit ignorante "de soi-même, de Dieu et des choses" comme le dit Spinoza (Éthique, V, 42). Car, finalement,
"l'écrivain ne dit que par une habitude prise dans le langage insincère des préfaces et des dédicaces : « mon lecteur ». En réalité, chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L'ouvrage de l'écrivain n'est qu'une espèce d'instrument optique qu'il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans ce livre, il n'eût peut-être pas vu en soi-même. La reconnaissance en soi-même, par le lecteur, de ce que dit le livre est la preuve de la vérité de celui-ci, et vice versa, au moins dans une certaine mesure, la différence entre les deux textes pouvant être souvent imputée non à l'auteur mais au lecteur. De plus, le livre peut être trop savant, trop obscur pour le lecteur naïf et ne lui présenter ainsi qu'un verre trouble, avec lequel il ne pourra pas lire. Mais d'autres particularités (comme l'inversion) peuvent faire que le lecteur ait besoin de lire d'une certaine façon pour bien lire ; l'auteur n'a pas à s'en offenser mais, au contraire, à laisser la plus grande liberté au lecteur en lui disant : « Regardez vous-même si vous voyez mieux avec ce verre-ci, avec celui-là, avec cet autre. »"(Proust, le Temps Retrouvé, 2296-2297).

1 Éthique et non pas moral. Pour la distinction, cf. les Grands Thèmes des "Leçons et Conversations" de Wittgenstein : l'Ethique.
2 Si tant est qu'on puisse parler de "connaissance" ou de "vérité" dans un sens non métaphorique, ce que Proust fait manifestement mais qu'un Wittgenstein, par exemple, refuse catégoriquement (cf. les Grands Thèmes des "Leçons et Conversations" de Wittgenstein : l'Esthétique). Toutefois, la vérité dont il est question chez Proust n'a rien à voir avec la vérité historique et objective des oeuvres littéraires qui a été théorisée par l'Ecole de Constance (H. R. Jauss, W. Iser) dans le prolongement de l'herméneutique heideggerienne, ni, évidemment, avec la vérité formelle inter-textuelle des post-modernes (M. Bakhtine, J. Kristeva, R. Barthes). Si vérité il y a, c'est une vérité à la fois intra-subjective et extra-textuelle.
3 Et certainement pas à déchiffrer : les maîtres et maîtresses de CP savent très bien que l'on peut savoir déchiffrer, c'est-à-dire enchaîner et combiner des signes, parfois avec virtuosité, sans savoir lire, c'est-à-dire accorder du sens à ces enchaînements et combinaisons (cf. l'argument de la chambre chinoise chez Searle).
4 Et qui, chez certains auteurs comme Proust mais aussi Dostoïevski, Zweig ou Céline, pour n'en citer que quelques uns, non seulement n'est pas dissimulée, mais constitue, au même titre que l'imprécision des contours chez les peintres impressionnistes, un effet de style à part entière.
5 Nous n'avons pas, dans le cadre de cet article, thématisé cette notion de "lecture romanesque" qui, de toute évidence, ne concerne pas seulement la lecture de romans, mais également celle de la poésie, du théâtre, du conte, du mythe et, au-delà, comme nous avons essayé de le montrer en nous référant constamment à Proust, toute authentique relation à l'oeuvre d'art quelle qu'elle soit. La seule définition qu'on puisse en donner est une définition négative : c'est une lecture qui n'est ni documentaire, ni théorique, ni scientifique, ni historique, ni journalistique. Quant à savoir si la lecture romanesque peut inclure la lecture des essais, c'est un problème que nous n'aborderons pas non plus ici et qui est d'autant plus complexe que le style de certains romanciers, et des plus grands, comme Proust ou Musil, s'apparente parfois à celui de l'essayiste. Il en va de même pour la relation entre lecture romanesque et philosophie (cf. Philosophie : Fins et Moyens. III - Philosophie et Littérature).