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mercredi 22 décembre 2010

POUR BIEN AGIR, DOIT-ON SAVOIR CE QU'EST LE BIEN ?

CORRIGÉ DU D.M.E
(séries générales)


Pour bien agir, doit-on savoir ce qu'est le bien ?





Aristote(-Rousseau-Spinoza) : en vivant conformément à la nature humaine, on agit bien et, en même temps, on connaît ce qu'est le bien.
L'homme est, par nature, un animal politique dit Aristote. Ce qui veut dire que le plus haut degré de développement d'un homme consiste à appartenir à une Cité. Or la Cité est une société animale dont les membres tâchent de vivre bien en se communiquant mutuellement des valeurs (le bien, le juste, le beau, l'utile, etc.) au moyen du langage (DMA). Par exemple, un facteur du bien vivre consiste dans la valeur esthétique d'une activité (le théâtre, notamment) qui engendre une katharsis, c'est-à-dire une purification, un perfectionnement moral, autant chez les acteurs que chez les spectateurs (C321). D'une manière générale, la vie bonne, la bios, c'est la vie politique, c'est-à-dire la vie dans la Cité. Or, pour vivre bien, il faut et il suffit d'être un homme prudent (phronimos), c'est-à-dire avoir un mode de vie consistant dans l'action (praxis), autrement dit être un citoyen libre capable de déterminer les fins que doit viser la Cité et de délibérer sur les moyens d'atteindre ces fins. A contrario, le travailleur (tekhnitès) voué à la production (poïèsis) n'a pas une vie bonne dans la mesure où, comme les animaux, il vise simplement à vivre (E111). Pire, il n'est qu'un instrument dirigé par l'intelligence d'un autre (E112). Donc le bonheur, la vie bonne n'est rien d'autre que l'autarcie (autarkheïa) propre à l'être qui possède du loisir (skholè), c'est-à-dire qui a une existence débarrassée du souci d'avoir à pourvoir à sa subsistance matérielle, bref, une existence authentiquement humaine (D315). Il s'ensuit que, pour Aristote, bien agir et connaître ce qu'est le bien c'est une seule et même chose déterminée par la nature humaine. (Rousseau et Spinoza feraient, en gros, le même raisonnement qu'Aristote : il faut juste se rappeler que Rousseau assimile la nature humaine à la conscience et Spinoza à la raison).

Bourdieu(-Freud-Marx) : bien agir, c'est avoir une connaissance sans conscience (habitus) de ce qu'est le bien.
Ce qui donne sens à l'existence humaine, c'est la reconnaissance sociale dont elle est l'objet. En effet, le jugement d'autrui est le jugement dernier, la norme suprême du bien ou du mal (D326). Laquelle a pour fonction de conditionner les êtres humains à accepter la structure inégalitaire de la société à travers les valeurs morales qu'elle véhicule et qu'elle enseigne. L'enjeu de ce conditionnement, c'est l'habitus, qui est inculqué dès le plus jeune âge à travers essentiellement les institutions familiales et scolaires. Celui-ci devient donc, en quelque sorte, naturel : on finit par s'imaginer que ce que l'on accomplit sous l'effet d'un habitus quelconque fait partie de la nature intime de chacun (A131). Mais alors, on doit se demander pourquoi il nous arrive de faire le mal si nous sommes mécaniquement déterminés à faire le bien, c'est-à-dire ce qui convient à la préservation du statut de la classe dominante de la société. En effet, l'inculcation de l'habitus social est indissociable de l'illusio par laquelle, étant pris au jeu, nous n'imaginons même pas que nous pourrions nous comporter autrement que nous le faisons (B226). Mais comme, en outre, c'est l'inculcation et la pratique du langage qui sont les plus sûrs garants de l'habitus, nous nous représentons quand même ce qui est bien et ce qui est mal à travers le langage. Certes, nous ne songeons pas à remettre en question cette représentation, mais nous l'avons néanmoins. Et c'est grâce à cette représentation de ce qui est un bien et de ce qui est un mal que nous nous distinguons aux yeux d'autrui (A131). C'est pourquoi, pour agir bien il faut savoir ce qu'est le bien, mais le savoir sans vraiment en être conscient (p.11). (Freud et Marx ont une position très proche : il suffit, notamment, de remplacer l'habitus par le surmoi chez Freud, et l'illusio par l'idéologie chez Marx).

Descartes : pour bien agir, il faut pratiquer la philosophie qui nous fait connaître le souverain bien.
Pour Descartes, vivre sans philosopher, c'est vivre aveuglément. C'est en effet par la pratique de la philosophie que je suis capable de connaître avec certitude, d'une part la nature de mon être, d'autre part ce qui se déduit de la nature de mon être (E121). Par la pratique de la philosophie, je puis donc espérer atteindre le souverain bien, c'est-à-dire connaître ce qui dépend de moi seul, mais mon vrai moi, pour faire que j'aie la meilleure vie possible (D312). C'est pourquoi il faut commencer par poser la question métaphysique : que suis-je réellement ? Pour cela, il faut préalablement adopter un doute méthodique qui va éliminer toutes les fausses évidences que je me suis faites sur moi-même. Or, si je puis douter de toutes les informations sensibles me concernant, en revanche, je ne puis douter que je suis une chose pensante, que Dieu existe et que mon entendement est en mesure de me faire connaître certaines vérités. J'ai donc là trois vérités métaphysiques intuitives d'où je puis déduire d'autres vérités physiques qui en découlent (D211-A213). Et, des vérités physiques concernant le monde sensible en générale, je puis et je dois déduire des vérités physiques concernant en particulier le corps humain. Car, si je ne suis qu'une chose qui pense, il n'en reste pas moins que j'ai un corps qui, à défaut de soins, me fait souffrir et donc m'empêche de vivre pleinement ma vie spirituelle. Il faut donc que je déduise des vérités physiques, des vérités techniques qui, en particulier, vont avoir une application médicale dans le but de préserver ou de restaurer ma santé (E123). Donc, si bien agir ne signifie rien d'autre qu'agir pour réaliser ce qui ne dépend que de ma propre nature d'être pensant, alors, il me faut préalablement connaître, non seulement la nature spirituelle de mon être, mais aussi la nature mécanique du corps que je possède afin, dans la mesure du possible, de m'en rendre maître (E122-B124).

Locke-Smith : pour bien agir, il faut être conscient non pas de ce qui est bien en soi, mais plutôt de ce qui est susceptible de nous rendre heureux.
Pour les libéraux, pour bien agir, il convient préalablement de prendre conscience de soi-même, autrement dit, puisque les libéraux sont aussi des empiristes, de se voir imputer par autrui un certain nombre de propriétés sensibles (physiques, intellectuelles, morales, matérielles) qui constituent ce qu'autrui perçoit comme étant notre moi. Et comme autrui ne se contente pas de nous attribuer ces propriétés mais également la valeur de celles-ci en fonction de l'impact sensible qu'elles ont sur autrui, nous prenons conscience de nous-même en nous souvenant des propriétés qu'autrui nous a imputées comme plus ou moins compatibles avec sa propre recherche du bonheur. Par là nous comprenons qu'il existe des propriétés que nous avons intérêt à rechercher dans la mesure où autrui ne nous contestera pas le droit d'en jouir paisiblement, mais, au contraire, nous y encouragera (C212). Etant conscient de ce qu'il convient de faire pour être heureux, nous allons, dans la mesure du possible, travailler à y parvenir en accomplissant des actes qui, à la fois nous identifient aux yeux d'autrui, et à la fois ne déplaisent pas à autrui (D121). Smith donne un exemple historiquement significatif de ce en quoi consiste, pour un libéral, le fait de bien agir : rechercher le profit pécuniaire en oeuvrant à augmenter la productivité du travail dans notre entreprise, ceci est bon dans la mesure où, indirectement, la création de richesses qui en résulte augmente le bien-être du plus grand nombre (E211). Bien agir consiste finalement à rechercher égoïstement à être heureux, étant entendu que, si tout le monde en fait autant, dans la mesure où le bonheur de l'un dépend de celui de l'autre, tout le monde sera conduit, comme par une "main invisible", à constituer une société harmonieuse.

Kant : le bien n'est pas un objet de connaissance réelle mais de connaissance possible, de sorte que seule la volonté peut (et même doit) être bonne sans certitude que cela soit vraiment le cas.
Pour Kant, il y a deux sortes de connaissance. D'une part la connaissance empirique qui résulte d'informations sensibles concernant ce qui existe réellement, et d'autre part la connaissance a priori qui découle d'une tendance de notre raison à étendre notre connaissance au delà de la connaissance sensible mais qui possède le défaut de ne porter que sur ce qui est possible et non pas forcément réel (B113-116). Or, précisément, la connaissance du bien (que Kant appelle aussi "souverain bien") ne consiste pas à faire l'expérience de quoi que ce soit. Sinon la connaissance morale, autrement dit la doctrine du "souverain bien", nous conduirait immanquablement au bonheur : faire le bien nous ferait plaisir. Mais justement, la morale n'est pas la doctrine qui nous guide vers le bonheur puisque, d'une part elle nous conduit plutôt à être digne d'être heureux, et d'autre part elle limite très rigoureusement notre désir illimité de bonheur (E311). Et en effet, ce qui limite notre désir d'être heureux et qui, en ce sens, nous interdit de faire l'expérience du bien et donc de connaître ce qu'il est réellement, c'est un principe a priori de notre raison. Ce principe, c'est l'impératif catégorique qui nous enjoint de considérer tout homme, aussi bien soi-même qu'autrui, comme une fin et jamais simplement comme un moyen (E222). Ce qui ne veut pas dire que nous devons être malheureux pour obéir à l'impératif catégorique et, ainsi, faire le bien, mais que, si cela nous rend heureux, cela ne peut être que par surcroît, que comme un effet bénéfique qui n'aura pas été voulu. Car ce que Kant appelle la "volonté bonne", c'est justement une volonté qui n'est pas motivée par l'inclination ou la crainte, autrement dit pas des motifs sensibles, mais uniquement par la représentation a priori d'un devoir moral d'agir par simple respect pour la loi morale, autrement dit pour l'impératif catégorique (E312-E222). Ce n'est, nous dit Kant, qu'à condition que ma volonté soit bonne en ce sens que je serai digne du bonheur et que j'accomplirai le "souverain bien". Donc, pour Kant, ce qui seul peut être réputé bon, c'est une volonté ("volonté bonne") de n'être déterminé à agir que par la seule représentation a priori du devoir moral. Et comme cette représentation a priori est une manifestation de la raison en nous (B126-E222), le "souverain bien" a beau être nécessaire (ce qu'exprime la notion d'"impératif catégorique"), il n'est que possible dans le sens où on ne pourra jamais faire l'expérience de son existence réelle. C'est pourquoi je ne pourrai jamais savoir si ma volonté est réellement "bonne" ou si elle est motivée par un intérêt sensible : on n'est pas du tout en mesure de produire le moindre exemple d'une action qui serait indubitablement accomplie par devoir moral et non, simplement, selon l'apparence du devoir moral (E312).

Platon : pour bien agir, il faut avoir le naturel philosophique qui nous fait connaître l'Idée du Bien.
A Ménon qui prétend qu'il existe des gens qui désirent faire le mal, Socrate répond qu'on ne peut pas désirer faire le mal, sinon, c'est que l'on désirerait être malheureux. Or personne ne désire être malheureux. Donc, chacun désirant être heureux, chacun fait toujours ce qu'il considère, de son point de vue, comme un bien. Dès lors, celui qui, en apparence, désire faire le mal, en réalité, ou bien il croit que son acte sera bon (et il se trompe), ou bien il sait que son acte sera mauvais mais néanmoins aura des conséquences bonnes (et il se trompe). En effet, le plus souvent, on désire par erreur faire le bien, mais, faute de connaissance de ce qu'est réellement le bien, on désire réaliser une imitation du bien, un leurre, qui s'avère en fin de compte être un mal : par exemple, dans la mesure où le bonheur ressemble au plaisir, on prend ce dernier, qui ne concerne que le corps, pour le véritable bonheur de l'âme (A111-D216). Mais il y a aussi un second cas de figure : il nous arrive de désirer faire le mal sans pour autant être dupe de sa ressemblance avec le bien, auquel cas on fait cependant le mal par ignorance des conséquences du mal. Ce qui veut dire qu'on fait le mal en sachant que c'est un mal, mais en en minimisant, voire en niant, les conséquences qui se rattachent nécessairement au mal, à savoir le malheur : par exemple, le politique ment au peuple en sachant pertinemment que mentir n’est pas un bien, mais en oubliant que, à terme, le mensonge alimente le ressentiment et la révolte (B321). Donc, dans tous les cas, on fait le mal par ignorance : soit de la nature de l'acte mauvais, soit des conséquences de l'acte mauvais (DME). On en déduit que, pour bien agir, c'est-à-dire pour être capable, tout à la fois, de connaître la nature et les conséquences de ses actes, il faut savoir ce qu’est le bien. Or, nous dit Platon, pour connaître véritablement, il s'agit d'exercer, non pas l'oeil physique du corps, mais l'oeil métaphysique de l'esprit. Bref, pour bien agir, il faut être conscient de ses limites humaines et être guidé par l'Idée du Bien, autrement dit, il faut être doté du "naturel philosophique" (A112-113).


Comme il nous faut faire un plan dialectique (la question posée est une question fermée), nous devons faire l'inventaire des points de vue positifs, négatifs et synthétiques. À la question de savoir si, pour bien agir, il faut savoir ce qu'est le bien
- Descartes et Platon répondent oui
- Aristote, Rousseau, Spinoza, Locke et Smith répondent non
- Kant, Bourdieu, Freud, et Marx ne répondent ni oui ni non


exemple : Locke-Smith – Platon – Kant





Pour bien agir, faut-il savoir ce qu’est le bien  ? (Questioncentrale) Apparemment, pour bien agir, ne suffit-il pas d'éviter de nuire à autrui sans pour autant savoir ce qu'est le bien ? Et pourtant, pour éviter de nuire à autrui, le plus sûr moyen n'est-il pas de savoir ce qu'est le bien dans l'absolu ? Cela dit, savoir ce qu'est le bien dans l'absolu, est-ce avoir la connaissance d'un objet réel ? (Problématique) Nous allons montrer que, apparemment, pour bien agir, il suffit de connaître les circonstances qui sont susceptibles de maximiser ses chances d'être heureux en évitant de nuire à la recherche du bonheur chez autrui. Et pourtant, comme on fait souvent le mal par ignorance de la nature ou des conséquences de ses actes, si l'on veut éviter de nuire à autrui, il est préférable de connaître ce qu'est le Bien dans l'absolu. Cela dit, même si le bien consiste, dans l'absolu, à obéir à l'impératif catégorique moral plutôt qu'à chercher à maximiser ses chances d'être heureux, ce bien n'est que possible et ne peut donc faire l'objet d'une connaissance réelle. (Annoncedu plan)




I - Apparemment, pour bien agir, il suffit de connaître les circonstances qui sont susceptibles de maximiser ses chances d'être heureux en évitant de nuire à la recherche du bonheur chez autrui.

Dans le roman éponyme d'Oscar Wilde, Dorian Gray est un jeune dandy anglais très narcissique, qui est persuadé que le souverain bien est la jeunesse éternelle. Être éternellement beau, riche, cultivé et en bonne compagnie, voilà quels sont, à ses yeux, les conditions du bonheur. Aussi va-t-il s'évertuer à toujours réaliser ces conditions afin, du moins le croit-il, d'une part d'être heureux, d'autre part de rendre heureux son entourage. Car, dit-il, « être bon, c'est être en harmonie avec soi-même »(Wilde, le Portrait de Dorian Gray, xv). (AmorceI)

Oscar Wilde est un parfait représentant du courant libéral anglo-saxon de l'époque victorienne (deuxième moitié du XIX° siècle). Or, pour les libéraux, si l'on veut bien agir, il convient préalablement de prendre conscience de soi-même, autrement dit, puisque les libéraux sont aussi des empiristes, de prendre conscience des propriétés sensibles (physiques, intellectuelles, morales, matérielles, etc.) qui constituent ce qu'autrui perçoit comme étant notre moi. Et comme autrui ne se contente pas de m'attribuer ces propriétés mais également la valeur de celles-ci en fonction de l'impact sensible qu'elles ont sur autrui, lorsque je prends conscience de mes propriétés pour tenter de maximiser mes propres chances d'être heureux, je me souviens en même temps de la valeur qu'autrui leur a attribué en tant qu'elles sont plus ou moins compatibles avec sa propre recherche du bonheur. En effet, « c’est uniquement par la conscience que [notre] personnalité s’étend soi-même au passé par-delà l’existence présente : par là elle de­vient soucieuse et comptable des actions passées, elle les avoue et les impute à soi-même, au même titre et pour les mêmes motifs que les actes présents »(Locke, Essai Philosophique concer­nant l’Entendement Hu­main, II, xxvii). Par là je comprends qu'il existe des propriétés (physiques, intellectuelles, morales, matérielles, etc.) que j'ai intérêt à rechercher et à cultiver dans la mesure où autrui ne me contestera pas le droit d'en jouir paisiblement, mais, au contraire, m'y encouragera. « Tout ceci repose sur le fait qu’un souci pour son propre bonheur accompagne inévitablement la conscience, ce qui est conscient du plaisir et de la douleur désirant toujours aussi le bonheur du soi qui précisément est conscient »(Locke, Essai Philosophique concer­nant l’Entendement Hu­main, II, xxvii). Bref, être une personne bien éduquée, être un gentleman (au sens étymologique, un "homme convenable"), c'est se sentir responsable de ses actes en agissant conformément à ce que notre conscience, qui se souvient du passé et anticipe l'avenir, nous conseille comme étant le plus apte à nous procurer le plus grand bonheur possible, c'est-à-dire le plus grand plaisir en tant que celui-ci nous est reconnu et garanti par autrui. La condition de cette reconnaissance et de cette garantie étant, bien entendu (puisque les libéraux sont aussi empiristes) que mes actes ne déplaisent pas à autrui, voire fassent aussi, directement, le bonheur d'autrui. Car il va de soi que ce souci du bonheur qui est le mien et qui motive toutes mes anticipations conscientes est également celui d'autrui.

Étant conscient de ce qu'il convient de faire pour être heureux, nous allons, dans la mesure du possible, travailler à y parvenir en accomplissant des actes qui nous identifient aux yeux d'autrui : « le travail qui est le mien, sortant les choses de l’état de communauté où elles étaient, a fixé ma propriété sur elles [...]. La propriété est fondée sur le travail. Certainement, c’est le travail qui met différents prix aux choses. »(Locke, Traité du Gou­vernement Civil, §28-40). Travailler, pour Locke, cela consiste donc à donner une valeur à des choses qui, sans cela, seraient demeurées sans valeur pour nous les hommes, et en même temps à rechercher l'approbation d'autrui dans une telle entreprise, approbation qui consiste notamment à se voir reconnaître la propriété de la chose valorisée par son travail. C'est l'idée, chère aux libéraux, que, par exemple, celui qui s'attache à valoriser un capital financier à travers une activité d'industrie ou de service dans le cadre de l'économie capitaliste, est, de droit, propriétaire de son capital, et d'autant plus libre d'en jouir à sa guise qu'il en rétrocède une part plus ou moins grande à autrui, donc qu'il contribue a faire non seulement son bonheur mais également le bonheur d'autrui. À cet égard, Smith nous donne un exemple historiquement significatif de ce en quoi consiste, pour un libéral, le fait de bien agir en créant de la valeur et en se voyant approuvé par autrui : « aussitôt qu’il y aura des capitaux accu­mulés dans les mains de quelques particuliers, certains emploieront ces capitaux à mettre en œuvre des gens industrieux auxquels ils fourniront des matériaux et des subsistances, afin de faire un profit sur la vente de leurs produits. [Et comme] de meilleures machines, une plus grande dextérité et une division et distribution du travail mieux entendues sont cause que, pour exécuter une pièce quelconque, il ne faut qu’une moindre quantité de travail [...], l’amélio­ration générale consiste à faire baisser par degré le prix réel de presque tous les ou­vrages des manufac­tures »(Smith, la Ri­chesse des Nations). Autrement dit, toujours dans le cadre de l'économie capitaliste, bien agir consistera par exemple à augmenter la productivité du travail dans une entreprise afin, d'une part de me rendre plus heureux (en recherchant le profit pécuniaire personnel), d'autre part à rendre plus heureux autrui (en faisant baisser le prix des produits de mon entreprise). Ceci sera bon dans la mesure où, indirectement, la création de richesses qui en résulte augmentera le bien-être du plus grand nombre. Au bout du compte, bien agir consistera finalement à rechercher égoïstement à être heureux. Et si l'on objecte que qu'il est contradictoire de bien agir et d'être égoïste, que l'égoïsme n'a jamais fait le bonheur d'autrui, Smith répondra que, si tout le monde en fait autant, dans la mesure où le bonheur de l'un dépend du bonheur de l'autre, tout le monde sera conduit, de proche en proche, comme par une sorte de "main invisible", à constituer une société harmonieuse : « si ce n’est qu’en vue du profit que chaque individu tâche de diriger l’industrie de manière à lui faire produire la plus grande valeur possible, chacun est néanmoins conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions : rendre aussi grand que possible le revenu annuel de la société »(Smith, la Ri­chesse des Nations). La "main invisible", c'est l'autre nom de l'intervention providentielle et réconciliatrice d'une entité transcendante que d'aucuns appellent "Dieu" et d'autres "le long terme".

Donc, pour les libéraux, il n'est nullement nécessaire de savoir ce qu'est le bien pour bien agir. Il suffit d'être une personne consciente et responsable qui cherche égoïstement à maximiser ses chances d'être heureux, étant entendu qu'il y aura toujours une "main invisible" pour pallier les inévitables effets pervers de l'égoïsme. (Bilan I)

Oui mais l'intervention miraculeuse de cette "main invisible" n'est jamais instantanée. Ne risque-t-on donc pas, à court terme et faute d'une connaissance solide de ce qu'est le bien dans l'absolu, de faire le mal par ignorance ? (Transitionvers II)

II - Comme on fait souvent le mal par ignorance de la nature ou des conséquences de ses actes, si l'on veut éviter de nuire à autrui, il est nécessaire de connaître ce qu'est le Bien dans l'absolu.

Le problème que pose la conception libérale de la "main invisible", c'est, en effet qu'elle tarde parfois à se manifester. Et c'est parce que son intervention providentielle est loin d'être instantanée que, tout en étant parfaitement heureux et "en harmonie avec lui-même", Dorian Gray fait mourir de chagrin sa fiancée Sybil Vane et assassine son meilleur ami Basil Hallward ! C'est sans doute pour cela qu'on a inventé le droit et la morale : l’existence de ces instances contraignantes est, dans toutes les sociétés humaines, la preuve que la "main invisible" ne suffit pas à garantir le bien, et que pour bien agir, il ne suffit pas de rechercher égoïstement le bonheur. Le problème est donc à présent de savoir si le droit et la morale doivent fournir une représentation suffisamment précise de ce qu’est le bien pour guider le tout venant sur le chemin du bien agir. Ce problème préoccupe d’autant plus Platon que celui-ci constate avec effarement que, pour l’État démocratique, tel qu’il fonctionne à Athènes au IV° siècle av. J.-C., le bien, c’est l’opinion majoritaire. Dès lors ce qui est un bien un jour devient un mal le lendemain (cf. la lamentable affaire de la bataille des Arginuses). Tout et n’importe quoi pouvant être un bien, on vit en général dans l'ignorance du vrai Bien, ce qui, à court terme est catastrophique. (Amorce II)

Platon constate en effet que tout le monde désire faire le Bien mais fait parfois le mal par ignorance du Bien : « il est donc évident que ceux-là ne désirent pas les choses mauvaises, qui ne les connaissent pas, mais qu'ils désirent celles qu'ils pensent être bonnes, et qui sont en fait mauvaises »(Platon, Ménon). Plus précisément, faute de connaissance de ce qu'est réellement le Bien, on désire réaliser une imitation du Bien, mais ce soi-disant Bien n'est qu'un leurre qui s'avère, en fin de compte, être un mal. Par exemple, tout le monde désire être heureux. Et le bonheur est effectivement une image fiable du Bien. Seulement le bonheur ressemble au plaisir. Et le plaisir n'est pas une image fiable du Bien. Et voilà comment, en confondant le plaisir sensible et le bonheur, Dorian Gray fait le mal en ne se préoccupant que de la seule satisfaction de son corps et en oubliant la véritable satisfaction de l'âme. Car « le corps nous cause mille soucis par la nécessité où nous sommes de le nourrir, à cause des maladies qui sur­viennent, des innombrables sottises [qui] nous ôtent la possibilité de penser [...]. Aussi longtemps que notre âme sera mê­lée à cet élément mauvais, jamais nous ne pourrons posséder la vérité »(Platon, Phédon 66b-82e). Pour Platon, tant qu’il sera tyrannisé par les besoins du corps, l’esprit ne sera pas en mesure d’envisager le vrai Bien pour guider ses actes. Et c’est d’autant plus grave que, en démocratie, les orateurs encouragent, par démagogie, la foule à choisir toujours la solution de facilité (le plaisir immédiat du corps) lorsque le problème se pose de savoir comment agir. Ces fameux orateurs qui « condui[sent] insensiblement, de ressemblance en ressemblance, [...] à louer l'ombre d'un âne sous le nom de "cheval".] »(Platon, Gorgias, 455a-509a), autrement dit à choisir le plaisir plutôt que le bonheur, donc l'apparence du Bien plutôt que le vrai Bien. Bref, pour Platon, l’opinion, encouragée par la démagogie rhétorique, croit toujours bien agir. Sauf qu'elle agit en se référant à une image trompeuse du Bien.

Pourtant, il semble qu'il y ait une objection évidente à la thèse de Platon selon laquelle on ne fait jamais le mal intentionnellement : le Code Pénal ne fait-il pas la distinction entre les dommages intentionnels, qui peuvent donner lieu à imputation de délit ou de crime, et ceux qui ne le sont pas ? Donc ne nous arrive-t-il pas de désirer faire le mal en sachant pertinemment que ce sera un mal ? Ne nous arrive-t-il pas de faire le mal sans pour autant être dupe de sa ressemblance avec le Bien ? Telles sont les objections que Ménon fait à Socrate, dans le dialogue platonicien. Eh bien non, répond Platon parce que, dans ce cas-là, on fait le mal par ignorance des conséquences du mal. Autrement dit on fait le mal en croyant faussement que ce qu'on fait aura des conséquences, sinon bonnes, du moins négligeables. En effet, « ceux qui, à ce que tu dis, désirent les choses mauvaises, et qui pensent que les choses mauvaises sont nuisibles pour celui à qui elles arrivent, savent-ils qu'ils en subiront du dommage ? »(Platon, Ménon). Impossible de répondre oui, car « est-il donc un homme qui veuille être malheureux et infortuné ? »(Platon, Ménon). On ne peut répondre que non à la question en reconnaissant encore et toujours que c'est par ignorance que l'on commet le mal. Conclusion : « personne, donc, Ménon, ne veut ce qui est mauvais »(Platon, Ménon). Le politique ment au peuple en sachant pertinemment que mentir n’est pas un bien, mais en oubliant que, à terme, le mensonge alimente le ressentiment et la révolte. Et Dorian Gray tue Basil Hallward en sachant pertinemment que tuer n'est pas un bien, mais en croyant que nul ne découvrira jamais le corps du défunt.

Donc, dans tous les cas, c'est par ignorance qu'on commet le mal : soit par ignorance de la nature de l'acte, soit par ignorance des conséquences de l'acte. On en déduit que, pour bien agir, c'est-à-dire pour être capable, tout à la fois, de connaître la nature et les conséquences de ses actes, il faut savoir ce qu’est le Bien. Or, nous précise Platon, pour connaître véritablement quoi que ce soit, il s'agit d'exercer, non pas l'oeil physique du corps, mais l'oeil métaphysique de l'esprit : « il existe une sorte d’œil de l’esprit par lequel l’âme peut fixer son regard sur la vérité »(Platon, République, VI, 474a-511b). Or, la connaissance du Bien n'est pas n'importe quelle connaissance. L'Idée du Bien n'est pas n'importe quelle Idée. En effet, l'Idée du Bien « répand sur les objets de la connaissance la lumière de la vérité, c’est l’Idée du Bien. [Donc] l’Idée du Bien est l’objet de connaissance le plus sublime, au point que la justice et les autres vertus qui réalisent cette Idée, empruntent d’elle leur utilité et tous leurs avantages, [car] ce que le Bien est à la sphère intelligible par rapport à l’intelligence et à ses objets, le soleil l’est dans la sphère vi­sible par rapport à la vue et à ses objets »(Platon, République, VI, 474a-511b). L'Idée du Bien est au monde métaphysique ce que la lumière du soleil est au monde physique : elle éclaire et elle réchauffe. Bref, pour bien agir, il faut être guidé par l'Idée du Bien. Mais comme il n'est pas donné à n'importe qui de posséder cet oeil de l'esprit qui peut contempler tout à loisir l'Idée du Bien et de s'en servir comme d'un modèle à imiter pour le plus grand bonheur de la Cité toute entière, « tant que les philosophes ne seront pas rois dans les Cités, ou que ceux qu’on appelle aujourd’hui rois ne seront pas vraiment et sérieusement philosophes, […] il n’y aura de cesse aux maux de la Cité »(Platon, République, VI, 474a-511b). Donc, pour bien agir, il faut être doté du "naturel philosophique", car « les vrais philosophes sont ceux qui aiment le spectacle de la vérité »(Platon, République, VI, 474a-511b).

Pour Platon, il est clair que, si l'on veut agir bien, il est nécessaire de connaître ce qu'est le Bien dans l'absolu. C'est-à-dire qu'il importe, en tout temps et en tout lieu, de savoir en quoi consiste précisément cet objet métaphysique qu'on appelle le Bien, ce qui, en toute rigueur, n'est donné qu'à une infime caste de privilégiés éligibles à la connaissance métaphysique. (BilanII)

Or, justement, en tant qu'objet métaphysique étranger aux intérêts sensibles du commun des mortels, le bien peut-il réellement être l'objet d'une connaissance ? (Transition versIII)

III - Cela dit, même si le bien consiste, dans l'absolu, à obéir à l'impératif catégorique moral plutôt qu'à chercher à maximiser ses chances d'être heureux, ce bien n'est que possible et ne peut donc faire l'objet d'une connaissance réelle.

Nous avons à présent une opposition tranchée entre, d’une part, celui qui prétend faire le bien sans savoir ce qu’est le bien mais en prenant conscience de ce qui est susceptible de faire son bonheur bien compris, c’est-à-dire la jouissance de son corps en tant qu'elle est socialement approuvée et garantie (Locke et Smith), et celui qui prétend faire le bien en sachant ce qu’est le Bien éternel et immuable pour tous les hommes en tout lieu et en tout temps, le Bien qu'il ne faut pas confondre avec les plaisirs divers, variés et éphémères du corps (Platon). (AmorceIII)

Si le bonheur personnel et égoïste réduit aux plaisirs du corps était le "souverain bien" comme le croient les libéraux, il ne serait pas nécessaire de connaître le bien pour bien agir. Car pour nous rendre heureux, nous n'avons pas besoin de règles, il suffit de laisser faire notre nature sensible. Sur ce point, Locke et Smith ont parfaitement raison. Seulement notre désir de bonheur n'est pas, contrairement à ce qu'ils prétendent, le "souverain bien", un désir illimité de bonheur ne peut conduire qu'à commettre le mal, comme le montre l'exemple de Dorian Gray. Kant est l'un des premiers à remarquer que « tout être a soit un prix [économique], soit une dignité [morale]. Ce qui a un prix peut être aussi bien remplacé par quelque chose d’autre à titre d’équivalent. Au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, et par suite n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une di­gnité, c’est ce qui est digne de respect [...]. Les êtres raisonnables sont des personnes, leur nature les désigne comme des fins en soi et non comme de simples moyens »(Kant, Fondement de la Métaphysique des Mœurs, IV, 400-434). De fait, dans le système capitaliste dont, en général, les libéraux font l'éloge, mon désir illimité de bonheur, est un désir illimité d'enrichissement. Ce qui me conduit inévitablement à exploiter la force de travail d'autrui, autrement dit à considérer autrui comme un moyen de m'enrichir, moyen qui a un prix (le salaire comme prix de la force de travail) et qui peut, dès lors, être remplacé par n'importe quel autre moyen (cf. l'expression très significative de "ressources humaines" !) de même prix sur le marché du travail. Dans ce cas, pour Kant, je fais mon bonheur, certes, mais je fais aussi le mal. Car, même si tout s'arrange à long terme sous l'effet de la "main invisible" chère aux libéraux, j'aurai quand même considéré autrui comme un moyen de m'enrichir, et, à ce titre, je ne l'aurai pas respecté. Et cela est un mal. C'est même, nous dit Kant, "le mal radical" (du latin radix, "racine") car il est à la racine de tout mal. À ce stade, il semblerait donc que Kant se rapproche plutôt de Platon.

Bien agir, ne peut donc, pour Kant comme pour Platon signifier rechercher un bonheur réduit au plaisir des sens. Mais Kant va plus loin que Platon. Car si, pour Platon, le souverain Bien et le Bonheur se confondent dans un monde métaphysique dont la connaissance n'est accessible qu'au seul philosophe, pour Kant en revanche, le bonheur n'est pas le souverain bien. En effet, « bien que mon propre bonheur soit compris dans le concept du souverain Bien, comme dans celui d’un tout […], ce n’est pas lui mais la loi morale […] qui est le principe déterminant de la volonté bonne recevant l’ordre de mettre en œuvre le souverain Bien. C’est bien pourquoi la morale n’est pas à proprement parler la doctrine qui nous enseigne comment nous devons nous rendre heureux, mais comment nous devons de­venir dignes du bonheur »(Kant, Critique de la Raison Pratique, V, 129). Bref, le bonheur, quelle qu'en soit la forme (réduite aux seuls plaisirs des sens, ou étendue à la satisfaction de l'âme), n'est pas le tout du bien, mais seulement une partie de celui-ci. Car, comme le dit Weber, « l’homme heureux se contente rarement d’être heureux : il éprouve de surcroît le besoin d’y avoir droit, il veut être convaincu qu’il mérite son bonheur [...] bref, le bonheur veut être légitime »(Weber, So­ciologie des Religions). Le souverain bien, pour Kant comme pour Weber, c'est le bonheur, certes, plus le sentiment d'être digne de ce bonheur. Or, être digne du bonheur, comme nous l'avons dit plus haut, c'est être digne de respect. Autrement dit, si l'on admet avec les libéraux que l'on n'atteint pas le souverain bien si l'on ne réussit pas à éviter ce à l'égard de quoi on éprouve de la crainte et à obtenir ce envers quoi on conçoit de l'inclination, il n'y aura pas de souverain bien sans un sentiment de respect. Car « pour l’objet conçu comme effet de l’ac­tion que je me propose, je peux bien, sans doute, avoir de l’inclination ou de la crainte, mais jamais de respect, parce que c’est sim­plement un effet, et non l’activité d’une volonté bonne. [...] Il n’y a que ce qui est lié à ma volonté uniquement comme principe et jamais comme effet, ce qui ne sert pas mon inclination ou ma crainte mais qui les domine, ce qui, du moins, empêche entièrement qu’on en tienne compte dans la décision, qui puisse être objet de respect : à savoir la simple loi morale elle-même [l’impératif catégorique] »(Kant, Fondements de la Métaphysique des Mœurs, IV, 400-407). On voit là se profiler une deuxième différence importante par rapport à Platon : ce qu'est le bien, ce qui est bon en soi, c'est-à-dire dans l'absolu, en tout temps et en tout lieu, ce n'est pas un objet désirable (fût-il métaphysique, fût-il le plus sublime de tous, le Bien), c'est une volonté. Il n'y a que la volonté humaine qui puisse être qualifiée de bonne, pour peu qu'elle ne soit motivée que par l'impératif catégorique et rien d'autre : « agis de telle sorte que tu traites l’humanité [la qualité d’être humain] aussi bien dans ta personne que dans celle de tout autre toujours comme une fin et jamais simplement comme un moyen »(Kant, Fondement de la Métaphysique des Mœurs, IV, 400-434). Donc, contrairement tout à la fois aux libéraux et à Platon, l'impératif catégorique, tout en étant compatible avec mon bonheur, « limite par des conditions rigoureuses mon désir illimité de bonheur »(Kant, Critique de la Raison Pratique, V, 129).

Mais alors, si pour bien agir, il faut, comme nous le dit Kant, une volonté bonne, une volonté motivée par le seul impératif catégorique, pour bien agir, il faut simplement vouloir et non pas connaître quoi que ce soit. Pour Kant, seule ma volonté peut être qualifiée de bonne et non pas mon action. Or, ce qui est voulu, par définition, n'est que possible, et pas nécessairement réel. D'autant plus que le respect à l'égard de l'impératif catégorique, sentiment qui est requis pour que ma volonté puisse être qualifiée de bonne, est « un sen­timent spontanément produit par un concept de la raison »(Kant, Fondements de la Métaphysique des Mœurs, IV, 400-407). Autrement dit, le respect comme principe moteur de la volonté bonne, est un motif non-sensible, rationnel, ou encore a priori. Or, si le souverain bien, autrement dit une volonté bonne, doit procéder de la Raison et non pas de l'expérience sensible, sa réalisation n'est que possible et non pas réelle, car « est réel ce qui s’accorde avec les conditions matérielles de l’expérience, à savoir la sensation. Ce qui s’ac­corde avec les conditions formelles de l’expérience n’est que possible »(Kant, Critique de la Raison Pure, III, 185-190). Ce qui veut dire qu'une volonté bonne, déterminée a priori par le seul respect de l'impératif catégorique comme condition formelle est condamnée à rester possible. Elle est même nécessaire en tant qu'imposée par l'impératif catégorique. Mais il nous manquera toujours la preuve expérimentale de son existence réelle. Voilà pourquoi « on ne peut citer avec certitude un seul cas où une action conforme au devoir ait unique­ment re­posé sur la seule re­présentation du devoir »(Kant, Fondements de la Métaphysique des Mœurs, IV, 400-407), autrement dit un seul cas d'une action qui n'ait été motivée que par le seul impératif catégorique, ou, si l'on préfère, un seul cas d'une action bonne. D'où, troisième différence avec Platon : nul (pas même le philosophe) ne pourra jamais affirmer avec certitude avoir bien agi car le bien (la volonté bonne) n'est pas un objet d'expérience.

Comme à son habitude, Kant se démarque à la fois des empiristes et des dogmatiques. À l'inverse des empiristes (les libéraux), il affirme que pour bien agir, on ne peut se contenter de chercher un bonheur relatif réduit au plaisir de ses sens, ici et maintenant en faisant abstraction d'une conception absolue du bien. Mais, à l'encontre des dogmatiques (Platon), il souligne que le bien, dans l'absolu, a beau être nécessaire, premièrement il ne se confond pas avec le bonheur mais il le limite, deuxièmement ce n'est pas un objet mais une volonté, troisièmement il n'est que possible et pas forcément réel. (BilanIII)


Apparemment, donc, il n’est pas nécessaire de savoir ce qu’est le bien pour faire le bien, car celui-ci consiste à maximiser ses chances d’être heureux en fonction des circonstances sensibles diverses et variables qui doivent tenir compte, notamment de la même aspiration chez autrui. Or, il s'avère justement que, pour harmoniser de multiples aspirations au bonheur qui, toutes, veulent le bien, il vaut mieux savoir ce qu'est le Bien absolu, éternel et immuable afin de ne pas se laisser séduire par la tentation du plaisir qui ressemble au Bien mais qui n'est pas le Bien. Cela dit, ce bien absolu n'est qu'une disposition rationnelle enjoignant a priori notre volonté d'agir par respect de l'humanité, ce qui fait du bien, dans l'absolu, une simple tendance possible et non pas une réalité objective que l'on pourrait connaître.