各国无产者联合起来 ! PROLETAIRES DE TOUS PAYS UNISSEZ-VOUS !

各国无产者联合起来 ! PROLETAIRES DE TOUS PAYS UNISSEZ-VOUS !

dimanche 1 septembre 2013

LES GRANDS THEMES DES "LECONS ET CONVERSATIONS" DE WITTGENSTEIN : L'ETHIQUE.


L'éthique est-elle la science du bien ? Telle est la question sur laquelle se penche l'auteur dans ce texte et à laquelle il répond que l'éthique est typiquement le genre d'activité qui, contrairement à une science, ne peut faire usage des capacités descriptives du langage.

J'adopterai l'explication que le professeur Moore a donnée de [l'éthique] dans ses Principia Ethica : "l'éthique est l'investigation générale de ce qui est bien". Je vais maintenant utiliser ce terme dans un sens un peu plus large [...]. Pour vous faire voir aussi clairement que possible ce que je pense être le sujet propre de l'éthique, je vous soumettrai un certain nombre d'expressions plus ou moins synonymes […]. En les énumérant, je cherche à produire le même type d'effet que Galton lorsqu'il photographiait sur la même plaque sensible un certain nombre de visages différents afin d'obtenir une image des traits typiques qu'ils avaient en commun [...].

L'éthique est incapable de définir son objet, tout au plus peut-elle le montrer.

Wittgenstein se réfère ici à la conception intuitionniste de G.E. Moore qui, dans ses Principia Ethica, entend se démarquer des conceptions hédonistes et utilitaristes de l'éthique d'après lesquelles celle-ci vise l'obtention du maximum de plaisir (par exemple chez Bentham), éventuellement pour le plus grand nombre (par exemple avec Mill). Ce faisant, en disant que "nous recherchons ce que de nombreux philosophes ayant étudié l'éthique sont disposés à accepter comme une définition correcte du terme "Éthique" le fait qu'il a quelque chose à voir avec la question de savoir ce qui est bien ou ce qui est mal dans la conduite humaine [...]. J'utilise ce terme dans le cadre d'une [...] investigation générale sur ce qui est bien"(Principia Ethica, I, 2), Moore en revient à une conception somme toute extrêmement classique de l'éthique que n'aurait pas désavouée Platon : "l’idée du bien est l’objet de connaissance le plus sublime, que la justice et les autres vertus qui réalisent cette idée, empruntent d’elle leur utilité et tous leurs avantages"(République, VI, 505a). Toutefois, contrairement à celui-ci qui définit le bien en disant que "ce qui répand sur les objets de la connaissance la lumière de la vérité [...] c’est l’idée du bien"(République, VI, 509a), Moore précise que l'objet final de la science éthique est indéfinissable : "l'objet principal de l'Éthique, comme science systématique, consiste à donner des raisons sérieuses de penser que ceci ou cela est bien [même si] lorsque je demande "qu'est-ce que le bien ?", je réponds que le bien, c'est le bien [...], ma réponse étant que cela ne peut pas être défini plus avant"(Principia Ethica, I, 5, 6). En ce sens, l'éthique est, pour Moore, la science d'un objet intuitivement saisi par l'esprit humain.

Wittgenstein est d'accord avec Moore sur ce point : l'objet de l'éthique est indéfinissable. Aussi se propose-t-il de nous "faire voir aussi clairement que possible" quel est cet objet au moyen, en quelque sorte, d'une définition extensive, celle qui cite des exemples de ce qui est subsumé sous un concept donné (la définition intensive étant celle qui définit préalablement le concept) et même, analogiquement, d'une définition ostensive consistant à montrer du doigt ce dont il est question dans ces différents exemples, un peu à la manière dont Galton s'y prenait dans sa technique de photographie composite (superposition de plusieurs clichés du même objet afin d'obtenir un morpho-type signifiant). Wittgenstein pense donc qu'il en va du bien comme de la plupart des objets philosophiques : on en saisit directement les aspects significatifs sans qu'il soit besoin de les décrire, a fortiori, de les définir. Ainsi, de même que parler, par exemple, de la douleur qu'on a est "une nouvelle manière de se comporter face à la douleur. De sorte que l’expression verbale de la douleur remplace le cri et ne décrit rien du tout"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §244), de même, parler du bien est une autre manière d'avoir, sans la décrire, une attitude éthique caractéristique, laquelle attitude est reconnue de manière intuitive chez celui qui l'adopte, de la même manière que l'"on voit [...] immédiatement un visage comme triste, rayonnant de joie ou plein d’ennui"(Wittgenstein, Fiches, §55). Ce qui ne veut pas dire que l'objet (indéfinissable) de l'éthique soit pour lui (comme, d'ailleurs, pour Moore) un objet contextuellement divers et variable. En d'autres termes, le mot "bien" ne désigne pas un concept commun à plusieurs jeux de langage différents qui n'ont entre eux que des airs de famille. Par exemple, "les processus que nous nommons "jeux". Je veux dire les jeux de pions, les jeux de cartes, les jeux de balle, les jeux de combat, etc. Qu’ont-ils tous de commun ? Ne dis pas : il doit y avoir quelque chose de commun à tous, sans quoi ils ne s’appelleraient pas des "jeux"[...]. Et nous pouvons, en parcourant ainsi de multiples autres groupes de jeux, voir apparaître et disparaître des ressemblances. Et le résultat de cet examen est que nous voyons un réseau complexe de ressemblances qui se chevauchent et s’entrecroisent"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §66). Bref, l'éthique a un objet unique dont on ne peut que montrer des aspects et non pas dire ce qu'il est.

Quels sont donc ces différents aspects ?

Ainsi au lieu de dire "l'éthique est l'investigation de ce qui est bien", je pourrais avoir dit qu'elle est l'investigation de ce qui a une valeur, ou de ce qui compte réellement, ou j'aurais pu encore dire que l'éthique est l'investigation du sens de la vie, ou de ce qui rend la vie digne d'être vécue, ou de la façon correcte de vivre. Je pense qu'en examinant toutes ces phrases, vous aurez une idée approximative de ce dont l'éthique s'occupe.

L'éthique désigne, en gros, ce qui est le plus important dans la vie d'un homme.

Là encore, le point de vue de Wittgenstein est d'un grand classicisme : "peux-tu me citer des choses plus importantes que le juste, le bien, le beau et l’utile ?"(Platon, Alcibiade, 118a) demande Socrate. Et, parmi ces choses qui sont les plus importantes, "ce que le bien est à la sphère intelligible par rapport à l’intelligence et à ses objets, le soleil l’est dans la sphère visible par rapport à la vue et à ses objets"(Platon, République, VI, 508c) ; "il n'y a que le Bien dont on puisse dire qu'il est son propre tribunal et n'a besoin d'aucun autre recours"(Iris Murdoch, la Souveraineté du Bien, iii). Cela est si vrai que tout amour, tout élan pour protéger et conserver, voir pour produire et reproduire, est nécessairement amour du bien : "si l’amour en général est l’amour du bien, la possession du bien est l’enfantement dans la beauté selon le corps et selon l’esprit"(Platon, Banquet, 206b). Ce que les uns appellent Bien ou Amour, d'autres le nomment Bonheur : "l’acte unique qui est le meilleur et le plus parfait, c’est ce que nous appelons le bonheur [...] le bonheur est une certaine activité de l’âme conforme à la vertu ; quant aux autres biens, ou ils se trouvent nécessairement compris dans le bonheur, ou ils y contribuent à titre d’auxiliaires"(Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1099b-1100b). D'autres, Impératif Catégorique : "il n'y a qu'un impératif catégorique : agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle"(Kant, Fondements de la Métaphysique des Mœurs, IV, 420) ; "le seul impératif catégorique est l’impératif de bouleverser toutes les conditions où l’homme est un être humilié, abandonné, asservi, méprisable"(Marx, Critique de la Philosophie du Droit de Hegel). Etc.

Si, donc, Wittgenstein n'a pas de reproche majeur à adresser, sur ce point, à la grande tradition philosophique, c'est néanmoins des conceptions éthiques de Spinoza et d'Aristote qu'il est sans doute le plus proche. Pour Spinoza, en effet, "la connaissance du bien et du mal n’est rien d’autre qu’un sentiment de joie ou de tristesse, en tant que nous en sommes conscients"(Éthique, IV, 8). Or, ajoute-t-il, "la joie est la passion par laquelle l’esprit passe à une perfection plus grande ; la tristesse est la passion par laquelle il passe à une perfection moindre, [de sorte que] l’esprit s’efforce, autant qu’il peut, d’imaginer ce qui augmente la puissance d’agir du corps"(Éthique, III, 12). En ce sens, l'éthique ne peut être confondue avec une série de prescriptions morales à laquelle on a trop souvent tendance à la réduire. Deleuze, en parlant, justement, de l'éthique de Spinoza, fait remarquer que "dans une morale il s'agit toujours de réaliser l'essence. [...] Le point de vue d'une éthique c'est : de quoi es-tu capable ? qu'est-ce que tu peux ?"(Deleuze, Cours du 21/12/80). La morale évalue un degré de réalisation, de perfection d'un être rapporté à son essence théorique et, éventuellement, le corrige. Tandis que l'éthique est une tendance, non seulement à réaliser son essence naturelle, mais aussi et surtout à la réaliser le mieux possible : "la catégorie de la morale embrasse seulement nos obligations envers autrui. Mais [...] il existe d'autres questions qui dépassent la morale, qui revêtent pour nous une importance capitale et qui appellent une évaluation forte. Ces questions concernant la manière dont je vais vivre ma vie, touchent au genre de vie qui mérite d'être vécue"(Taylor, les Sources du Moi, 1.4). On pense, évidemment à Aristote lorsqu'il dit que s'il "ce n’est pas seulement en vue de vivre, mais en vue de vivre bien, qu’on s’assemble en une Cité, sinon il existerait aussi une Cité d’animaux"(Aristote, Politique, 1252b-1280a). Comme le montrent les personnages d'Alceste et, surtout, de Dom Juan chez Molière, on peut tout à fait avoir une éthique, et même une éthique exigeante, sans pour autant adhérer à une morale. C'est que l'éthique n'est pas, à l'instar de la morale, principalement, un système de récompenses et de châtiments : "la première pensée qui vient en posant une loi éthique de la forme : « Tu dois… » est celle-ci : et si je ne fais pas ainsi ? Il est pourtant clair que l’éthique n’a rien à voir avec le châtiment et la récompense au sens usuel. Cette question touchant les conséquences d’un acte doit donc être sans importance. – Du moins faut-il que ses conséquences ne soient pas des événements. Car la question posée doit malgré tout être par quelque coté correcte. Il doit y avoir, en vérité, une espèce de châtiment et une espèce de récompense éthiques, mais ils doivent se trouver dans l'acte lui-même. (Et il est clair aussi que la récompense doit être quelque chose d’agréable, le châtiment quelque chose de désagréable.)"(Wittgenstein, Tractatus, 6.422). Comparer avec ce que dit Spinoza : "le bonheur n’est donc pas la récompense de la perfection, mais la perfection elle-même, et nous n’en éprouvons pas de la joie parce que nous parvenons à réprimer nos penchants, c’est au contraire parce que nous en éprouvons de la joie que nous parvenons à réprimer nos penchants"(Éthique, V, 42). L'éthique est une certaine attitude générale à l'égard de la vie, de ce qui est le plus important dans la vie, de sorte que, si récompense ou châtiment il doit y avoir, ceux-ci sont immanents à la vie elle-même et ne découlent pas, comme la morale, d'un jugement de valeur. Ce que Dorian Gray, dans le roman éponyme de Wilde, a bien compris qui préfère faire supporter à son propre portrait les stigmates de ses infâmies.

En ce sens, l'éthique peut-elle encore être considérée comme une science ?

[Toutefois], tout ce à quoi je tend[s] -et, je crois, ce à quoi tendent tous les hommes qui ont une fois essayé d'écrire ou de parler sur l'éthique ou la religion- c'[est] d'affronter les bornes du langage. C'est parfaitement, absolument sans espoir de donner ainsi du front contre les murs de notre cage. Dans la mesure où l'éthique naît du désir de dire quelque chose de la signification ultime de la vie, du bien absolu, de ce qui a une valeur absolue, l'éthique ne peut être une science. Ce qu'elle dit n'ajoute rien à notre savoir, en aucun sens.

L'éthique ne peut être une science.

Nous avons vu que pour Platon ou pour Moore, il ne faisait aucun doute que l'éthique fût une science et même, dans un certains sens, la science la plus élevée qui soit. De même chez Aristote : "la sagesse pratique [hè phronèsis], c’est ce mode d’être qui, guidé par la vérité et la raison, détermine notre action à l’égard des choses qui peuvent être bonnes pour l’homme en général. [Elle] ne se borne pas à savoir seulement des formules générales, il faut qu’elle sache aussi les solutions particulières [...]. L’homme [qui possède cette sagesse pratique] est celui qui sait trouver par le raisonnement ce qu’il peut réaliser de meilleur"(Éthique à Nicomaque, VI, 1141b). L'éthique apparaît ici comme un savoir pratique, plus précisément, comme la capacité à appliquer à une situation particulière donnée un grand principe général au moyen d'un syllogisme pratique dont la conclusion est une action qui est, elle-même, un moyen au service du bien-vivre, du bonheur comme fin ultime. Et chez Spinoza : "aussi longtemps que nous ne sommes pas en proie à des affects qui sont contraires à notre nature, aussi longtemps nous avons le pouvoir d'ordonner et d'enchaîner les affections du corps suivant un ordre de l'intellect [...]. Qui s’applique à gouverner ses affections et ses désirs selon l’amour de la liberté s’efforcera autant qu’il peut de connaître les vertus et leurs causes, et de remplir son âme de la joie qui naît de la connaissance vraie"(Éthique, V, 10). Là encore, l'éthique est la connaissance vraie qui, soit à l'aide de raisonnements déductifs (2° genre de connaissance), soit par science intuitive (3° genre), permet à l'esprit et, parallèlement, au corps, de participer à l'ordre général de cet être éternel et infini qu'on appelle Dieu ou la Nature.

Wittgenstein est en désaccord complet avec ces deux grands prédécesseurs. Car, "à supposer que toutes les questions théoriques possibles soient résolues, les problèmes de notre vie demeurent encore intacts"(Tractatus, 6.52). En effet, la science est l'ensemble des propositions vraies que nous formulons pour décrire des faits accidentels du monde auxquels elles sont confrontables. Dans le monde, il n'y a que des faits et aucune valeur, a fortiori, aucune valeur supérieure. Du coup, "il est clair que l'éthique ne se laisse pas énoncer. L'éthique est transcendantale"(Tractatus, 6.421). Pour Wittgenstein, lorsqu'on qualifie l'éthique de science, on est typiquement dans la confusion philosophique. Tandis que "la philosophie [elle non plus] n’apprend rien car elle ne recherche aucune loi ni aucun fait nouveau [mais] se contente de lutter contre l’ensorcellement de nos formes de pensée par notre langage"(Recherches Philosophiques, §109), un exemple frappant dudit ensorcellement consiste à oublier que "les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde"(Tractatus, 5.6), c'est-à-dire que l'on ne peut rien dire, a fortiori, rien dire de scientifique, lorsqu'on prétend utiliser le langage pour autre chose qu'une description de faits du monde. L'éthique ne peut rien dire. Elle ne peut que montrer, indiquer, plus ou moins adroitement avec des mots "ce qui peut être montré [et] ne peut être dit"(Tractatus, 4.1212). C'est ce que font le prince Mychkine (dans l'Idiot de Dostoïevski) ou Zeno (dans la Conscience de Zeno de Svevo) : ils parlent beaucoup, rationnellement, mais en pure perte, de ce qui est susceptible de conduire à la vie bonne mais sont, néanmoins, malheureux et fou (comme le premier), malheureux et cynique (comme le second). À vouloir à tout prix rapprocher l'éthique d'une autre activité humaine, il semble à Wittgenstein beaucoup pertinent de le faire avec la religion : "les hommes ont bien vu qu'il y a un lien, et ils l'ont exprimé de la façon suivante : Dieu le Père a créé le monde, le fils de Dieu (ou la parole qui vient de Dieu) est ce qu'il y a d'éthique"(Leçons et Conversations). Et, en effet, pour Wittgenstein, "une question religieuse est seulement, ou bien une question de vie, ou bien un bavardage (vide)"(Carnets de Cambridge et de Skjolden) dans le sens où "l’on distingue une croyance religieuse à ce que tout dans la vie d’un individu obéit à la règle que fournit cette croyance"(Leçons sur la Croyance Religieuse, i). Comme l'écrit Louis Guilloux : "il y a dans le Notre Père une parole inouïe : que ta volonté soit faite. [...] Il faut ajouter : et non la mienne. C'est donc en nous-même qu'il faut faire triompher la volonté de Dieu. [...] C'est terrible. Mais il n'y a de vie possible et de joie qu'à ce prix"(Lettre à G. et E. Robert, 8 mai 1928).

Finalement, le fait que l'objet de l'éthique soit, non seulement indéfinissable, mais indicible est la preuve que l'éthique, tout en désignant une activité de recherche de ce qu'il y a de supérieur dans la vie, n'est pas, elle-même une science, mais plutôt, à l'instar de la religion, une activité qui montre ce qu'il y a de plus important pour une vie humaine.



Wittgenstein se demande ici en quel sens les prescriptions éthiques peuvent être qualifiées d'absolues. À quoi il répond qu'il n'existe pas d'état de choses qui puisse justifier ce caractère absolu qui ne peut alors entretenir qu'une relation interne avec l'éthique.

Supposons que, si je savais jouer au tennis, l'un d'entre vous, me voyant jouer, me dise : "vous jouez bien mal !" et que je lui réponde : "je sais que je joue mal mais je ne veux pas jouer mieux !". Tout ce que mon interlocuteur pourrait dire serait : "ah bon, dans ce cas, d'accord !". Mais supposons que j'aie raconté à l'un d'entre vous un mensonge extravagant, qu'il vienne me dire : "vous vous conduisez en goujat !" et que je réponde : "je sais que je me conduis mal, mais de toute façon, je ne veux aucunement mieux me conduire !". Pourrait-il dire alors : "ah bon, dans ce cas, d'accord !" ? Certainement pas. Il dirait : "eh bien, vous devez vouloir mieux vous conduire !" [...].

Dans une prescription éthique, il y a l'idée d'une contrainte exercée sur la volonté.

D'après la conception de la volonté comme libre arbitre héritée, entre autres, de Descartes, "la volonté est absolument nécessaire à ce que nous donnions notre consentement à ce que nous avons aperçu"(Principes de la Philosophie, I, art.34) : l'entendement juge, plus ou moins bien, et la volonté donne (ou refuse) son assentiment, avec plus ou moins de fermeté, à ce qui a été jugé. Lorsqu'il s'agit d'action plutôt que de connaissance, il en va de même, à la différence près que le jugement est précédé (et parfois remplacé) par une passion : "le principal effet de toutes les passions est qu’elles incitent et disposent l’âme à vouloir les choses auxquelles elles préparent le corps, en sorte que le sentiment de la peur incite à vouloir fuir, celui de la hardiesse à vouloir combattre, et ainsi de suite"(Traité des Passions, art.40). Toujours est-il que, même si, en fait, elle est souvent à la merci d'un jugement mauvais ou d'une passion excessive, la volonté est, en droit, toujours souveraine, au point que "c’est la volonté qui me fait connaître que je porte l’image et la ressemblance de Dieu"(Méditations Métaphysiques, IV, 9). Il y a donc là l'idée que la volonté est libre au sens cosmologique que lui donnera Kant plus tard : "j’entends par liberté, au sens cosmologique, la faculté de commencer par soi-même un état dont la causalité ne rentre pas à son tour, suivant la loi naturelle, sous une autre cause qui le détermine dans le temps"(Critique de la Raison Pure, III, 363). La plupart des critiques philosophiques de cette doctrine du libre arbitre vont justement concerner l'aspect métaphysique (cosmologique) de la souveraineté de la volonté plutôt que son aspect modal, c'est-à-dire la pertinence de la distinction entre ce qui est et ce qui doit (devrait) être. De telle sorte qu'on ne voit pas pourquoi la phrase "je sais que je me conduis mal, mais de toute façon, je ne veux aucunement mieux me conduire !" poserait plus de problèmes que "je sais que je joue mal mais je ne veux pas jouer mieux !".

Hume va être l'un des premiers à remarquer que "notre idée de nécessité [...] naît entièrement de l’observation d’une uniformité dans les opérations de la nature où des objets semblables sont constamment conjoints les uns avec les autres et l’esprit déterminé par accoutumance à inférer l’un de l’apparition de l’autre. Ces deux circonstances forment le tout de la nécessité que nous attribuons à la nature. En dehors de la constante conjonction d’objets semblables et de l’inférence qui en résulte, nous n’avons aucune notion d’aucune nécessité ou connexion"(Enquête sur l’Entendement Humain, viii, 1) Le problème, pour lui, n'est donc pas de savoir si la volonté est souveraine ou pas, mais plutôt de savoir s'il existe des faits nécessaires, s'il y a bien quelque chose qui, en un certain sens, ne se limite pas à être mais doit être. Et, même si sa réponse est, globalement sceptique sur ce point, il reste que certains cas concrets de l'action quotidienne l'intriguent. Par exemple celui de la promesse : "ce qui importe dans la promesse [...] c’est nécessairement de vouloir cette obligation qui vient de la promesse"(Traité de la Nature Humaine, III, ii, 5). Bref, que la volonté soit, en un sens quelconque, libre ou non, qu'il existe ou non un univers du devoir-être parallèle à celui de l'être, qu'il soit ou non pertinent de parler de connexion nécessaire, il reste que certaines choses doivent être voulues. On connaît la solution éthique de Kant : "si une action accomplie par devoir doit exclure complètement l’influence de l’inclination et, avec elle, tout objet de la volonté, il ne reste rien pour la volonté qui puisse la déterminer, si ce n’est objectivement, la loi morale, et subjectivement, un pur respect pour cette loi, par suite, la maxime d’obéir à cette loi, même au préjudice de toutes mes inclinations"(Fondements de la Métaphysique des Mœurs, IV, 400). Wittgenstein, pour sa part, a contribué à résoudre les trois aspects du problème. L'aspect métaphysique dogmatique de la position de Descartes et, en même temps, l'aspect métaphysique sceptique de celle de Hume : "comment regarde-t-on en soi-même et comment éprouve-t-on en soi-même un libre arbitre ?"(Cours sur la Liberté de la Volonté, 438) ; "le libre arbitre consiste en ce que les actions futures ne peuvent pas être connues maintenant. Nous ne pourrions les connaître que si la causalité était une nécessité intérieure, comme celle de la déduction logique. L'interdépendance du connaître et du connu est celle de la nécessité logique. [...] De même qu’il n’est de nécessité que logique, de même il n’y a de nécessité que dans la logique"(Tractatus, 5.1362-6.375). Ce qui lui permet de reconsidérer la position kantienne qui considère la volonté comme le sujet de l'éthique : "vouloir le déroulement d'une action consiste à réaliser le déroulement de cette action, non à faire quelque chose d'autre qui la causerait"(Carnets 1914-1916, 162).

En quoi consiste donc la réalisation volontaire des prescriptions éthiques ?

La différence entre les deux types de jugement semble consister en ceci : tout jugement de valeur relative est un simple énoncé de faits, et peut, par conséquent, être formulé de telle façon qu'il perd toute apparence de jugement de valeur. Au lieu de dire : "c'est là la bonne route pour Granchester !", j'aurais pu dire tout aussi bien : "c'est là la route correcte que vous avez à prendre si vous voulez arrivez à Granchester dans les délais les plus courts !"[...]. La route correcte est celle qui conduit à un but que l'on a prédéterminé de façon arbitraire, et il est tout à fait clair, pour chacun de nous, qu'il n'y a pas de sens à parler d'une route correcte en dehors d'un tel but prédéterminé.

Vouloir ce que prescrit l'éthique, c'est vouloir ce qui a de la valeur.

Curieux destin que celui de la notion de valeur. Dans la société capitaliste traversée par l'idéologie libérale, la valeur est, depuis Locke, la récompense ou le châtiment suprêmes du mérite personnel, c'est-à-dire de l'effort personnel : "la propriété est fondée sur le travail. Certainement, c’est le travail qui met différents prix aux choses. Qu’on fasse réflexion à la différence qui se trouve entre un arpent de terre où l’on a planté du tabac ou du sucre, ou semé du blé ou de l’orge, et un arpent de la même terre qui est laissé commun, sans propriétaire qui en ait soin. Et l’on sera convaincu entièrement que les effets du travail font la plus grande partie de la valeur de ce qui provient des terres"(Traité du Gouvernement Civil, §40). Et même si, pour Smith "le mot valeur a deux significations : quelquefois il signifie l’usage d’un objet, et quelquefois il signifie la faculté que nous donne la possession de cet objet d’en acheter d’autres"(la Richesse des Nations, I), qu'il s'agisse de la valeur d'échange ou bien de la valeur d'usage, dans les deux cas la valeur est celle d'un fait, voire d'un objet matériel. Pourtant Hume, l'autre père fondateur de la pensée libérale s'étonnait que l'on puisse parler pour quoi que ce soit d'une valeur qui dépasse le simple fait empirique : "tous les objets de la raison humaine peuvent naturellement se diviser en deux genres, à savoir les relations de faits et les relations d’idées [...]. Nous trouverons toujours que chaque idée que nous examinons est copiée d’une impression semblable. [Même] l’idée de Dieu, en tant qu’elle signifie un être infiniment intelligent sage et bon, naît de la réflexion [...] quand nous augmentons sans limite ces qualités de bonté et de sagesse"(Enquête sur l’Entendement Humain, i-ii). Bref, bien que la valeur puisse trouver son origine psychologique dans le fait, comment la valeur naît-elle du fait ? "On réclame un moyen terme qui puisse rendre l’esprit capable de tirer une telle conclusion si, en vérité, il la tire par raisonnement et argumentation. Quel est ce moyen terme ? Il me faut l’avouer, cela dépasse ma compréhension"(Enquête sur l'Entendement Humain, iv). Car, enfin, "tout ce qui est peut ne pas être, il n’y a pas de fait dont la négation implique contradiction […] ; les questions de fait et d’existence, on ne peut évidemment pas les démontrer"(Enquête sur l’Entendement Humain, xii, 2-3).

Dans le domaine de l'action humaine, Kant va établir une distinction fameuse entre deux sortes de motivations contraignantes pour la volonté : "tous les impératifs commandent soit hypothétiquement, soit catégoriquement. Les impératifs hypothétiques représentent la nécessité pratique d'une action possible, considérée comme moyen d'arriver à quelque chose d'autre que l'on veut [...]. L'impératif catégorique serait celui qui représenterait une action comme nécessaire pour elle-même, et sans rapport à un autre but, comme nécessaire objectivement"(Fondements de la Métaphysique des Moeurs, IV, 414). Ainsi, "tu dois prendre cette route pour aller à Granchester" serait, en ce sens, un impératif hypothétique, c'est-à-dire une prescription relative à un fait (aller à Granchester), fait qui n'est lui-même que possible ("si tu veux aller à Granchester") et pour la réalisation duquel, l'indication donnée n'est qu'une parmi d'autres possibles. Aussi, la volonté dont il est question ici n'est-elle qu'une volonté empirique ou psychologique, c'est-à-dire une volonté purement factuelle qui, après tout, pourrait ne pas être. Tout comme "je sais que je joue mal mais je ne veux pas jouer mieux !", "je sais que ce n'est pas la bonne route pour Granchester mais je ne veux pas prendre la bonne" n'a rien de choquant. Or, nous savons depuis Aristote qu'il existe des actes qui doivent être désirés absolument (impérativement, dira Kant) et non pas relativement (hypothétiquement) à une production quelconque, car "le but de la production [poïèsis] est toujours différent de la chose produite, tandis que le but de l’action [praxis] n’est toujours que l’action elle-même, puisque la fin qu’elle se propose ne peut être que de bien agir"(Éthique à Nicomaque, VI, 1140a-b). En particulier si, comme pour Wittgenstein, vouloir ce qui a de la valeur, c'est vouloir agir conformément au sens de notre vie. Car, dans la mesure où " dans le monde, tout est comme il est et tout arrive comme il arrive. Il n'y a en lui aucune valeur, et s'il y en avait une, elle serait sans valeur. S’il y a une valeur qui a de la valeur, elle doit être extérieure à tout ce qui a lieu et à tout état particulier. Car tout ce qui a lieu et tout état particulier est accidentel. Ce qui le rend non accidentel ne peut pas être dans le monde, car ce serait retomber dans l’accident. Ce doit être hors du monde"(Wittgenstein, Tractatus, 6.41), vouloir ce qui importe pour notre existence humaine, c'est vouloir nécessairement, et non pas relativement à ce qui arrive.

Oui mais, si vouloir quelque chose, c'est la réaliser, en quel sens doit-on donc réaliser absolument ce qui n'est pas un fait mais une valeur ?

Voyons maintenant ce que nous pourrions bien entendre par l'expression "la route absolument correcte". Je pense que ce serait la route que chacun devrait prendre, mû par une nécessité logique, dès qu'il la verrait, sinon il devrait avoir honte. Similairement, le bien absolu, si toutefois c'est un état de chose susceptible de description, serait un état dont chacun, nécessairement, poursuivrait la réalisation, indépendamment de ses goûts et inclinations, ou dont on se sentirait coupable de ne pas poursuivre la réalisation. Et je tiens à dire qu'un tel état de choses est une chimère.

Ce qui a de la valeur ne se réalise qu'en tant que manifesté nécessairement dans la volonté.

L'éthique, avons-nous vu (§13), est plutôt une attitude orientée vers la manière optimale de réaliser une essence ou, plus exactement, ce qu'Aristote appelle la nature (hè phusis) humaine. Car, justement, "la nature d'un être, ce vers quoi il tend [...], c'est la forme qui est tirée de sa matière"(Aristote, Physique, II, 193b). Dès lors, l'attitude éthique, au sens de Wittgenstein, consiste à vouloir ce qui a absolument de la valeur, c'est-à-dire à commencer de réaliser cette nature proprement humaine qui n'est nullement un fait. Le problème est alors déplacé vers la question : en quoi consiste ce qui doit être éthiquement voulu comme réalisation optimale de la nature humaine ? On connaît la réponse d'Aristote à ce problème : "c'est le bonheur [eudaïmonia], selon la masse et selon l'élite, qui suppose que bien vivre et réussir sont synonymes de vie heureuse. […] Ce qui se suffit à soi-même, c'est ce qui par seul rend la vie souhaitable et complète. Voilà bien le caractère que nous attribuons au bonheur […] puisqu'il est la fin de notre activité, [car] est absolument parfait celui qu’on choisit toujours pour lui-même et jamais pour un autre"(Ethique à Nicomaque, 1094a-1097b). Pour Aristote, l'attitude éthique consiste à vouloir être heureux. Et vouloir être heureux est, en soi, une praxis, une activité, et non pas un état, encore moins une lubie : "cette vie de la pensée est la seule qui soit aimée pour elle-même, car il ne résulte rien de cette vie que la science et la contemplation, tandis que dans toutes les autres activités, on poursuit toujours un résultat plus ou moins étranger à l’activité. On peut donc dire que le bonheur consiste dans le loisir [skhôlè] : on ne travaille que pour arriver au loisir, on ne fait la guerre que pour obtenir la paix"(Aristote, Éthique à Nicomaque, X, 1177a-b). Toutefois Kant est tout à fait fondé à objecter que "bien que mon propre bonheur soit compris dans le concept du souverain Bien, comme dans celui d’un tout […], ce n’est pas lui mais la loi morale (qui au contraire limite par des conditions rigoureuses mon désir illimité de bonheur) qui est le principe déterminant de la volonté recevant l’ordre de mettre en œuvre le souverain Bien. C’est bien pourquoi la morale n’est pas à proprement parler la doctrine qui nous enseigne comment nous devons nous rendre heureux, mais comment nous devons devenir dignes du bonheur"(Critique de la Raison Pratique, V, 129-130). Par "bonheur", ou "loisir", veut dire Kant, il faut bien se garder d'entendre un fait, celui de l'opulence, de la quiétude, de la sérénité ou de quoi que ce soit d'autre, mais plutôt l'attitude qui, le cas échéant, nous rend digne de tels faits mais qui, après tout, pourrait tout aussi bien s'en passer.

Ce qui donne de la valeur à l'existence humaine n'est pas un fait du monde. Car "le monde est tout ce qui a lieu [...]. Ce qui a lieu, le fait, est l’existence d’états de chose [...]. L'état de chose est la connexion d'objets (entités, choses) [...] La totalité des états de choses subsistants est le monde"(Wittgenstein, Tractatus, 1-2-2.01-2.4). Or, précisément, ce que nous voulons lorsque nous adoptons une attitude éthique, c'est ce qui n'est pas et qui, nécessairement, ne sera jamais. Le Bien en tant que tâche, non pas à accomplir mais à vouloir, à accomplir en la voulant, n'est pas et ne sera jamais un état de choses. C'est pourquoi, encore une fois, Kant a raison de souligner que "de tout ce qu’il est possible de concevoir dans le monde et même, en général, en dehors du monde, il n’est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n’est seulement une bonne volonté"(Fondements de la Métaphysique des Mœurs, IV, 393). Le Bien, le bonheur, la valeur absolue de l'existence humaine, ce qui réalise de manière optimale notre nature humaine, réside dans le vouloir lui-même. "Et si, maintenant, je me demande pourquoi je devrais vouloir être heureux, la question apparaît de soi-même être tautologique : il semble que la vie heureuse se justifie par elle-même, qu'elle est l'unique vie correcte [...]. Quelle est la marque objective de la vie heureuse, harmonieuse ? Il est à nouveau clair ici qu'il ne peut y avoir de telle marque qui se laisse décrire"(Wittgenstein, Carnets 1914-1916, 147-148). En d'autres termes, la relation entre une volonté éthique et le Bien ou le bonheur est une relation interne, grammaticale, et non pas externe, empirique : "une propriété est interne quand il est impensable que son objet ne la possède pas"(Tractatus, 4.123). Le Bien, le bonheur, n'est pas ce que l'on constate être plus ou moins désirable, en fonction des circonstances : c'est, par définition, ce qui est digne d'être voulu absolument, ce qu'on se sentirait honteux ou coupable de ne pas vouloir. De là provient sans doute le malaise qui saisit le lecteur lorsqu'il s'aperçoit que les personnages principaux de l'Étranger de Camus ou des Bienveillantes de Littell sont totalement dépourvus de volonté en ce sens et, plus encore, lorsqu'il constate que celui de la Conscience de Zeno de Svevo ne comprend pas ce qu'il dit lorsqu'il répète, ad nauseam, qu'il entend être bon. Si on admet, en effet, que le Bien est la valeur absolue pour un être pensant, ce Bien ne peut consister que dans une volonté d'accomplir ce qu'il peut y avoir de plus parfait dans une existence humaine. Raison pour laquelle la volonté éthique ne peut que se montrer : celui qui la manifeste apparaît comme un modèle à imiter, celui qui y déroge est réprouvé et incompréhensible, mais, rigoureusement parlant, "du vouloir comme porteur de l'éthique, on ne peut rien dire"(Wittgenstein, Tractatus, 6.423). On ne peut rien en dire parce que la volonté n'est pas une cause : ni une cause mentale plus ou moins mystérieuse, ni une cause physique accompagnée, le cas échéant, d'effets physiques observables distincts de la volonté elle-même. Et ce n'est pas une cause parce que la volonté éthique est une relation interne qui unit tous les actes bons en soi et qui, à l'instar des relations logiques ou mathématiques, ne peut que se manifester dans les faits (les actes en question). Il y a, dans l'attitude éthique telle que la conçoit Wittgenstein, la même sorte de nécessité que l'on trouve dans la logique et dans les mathématiques : c'est une nécessité grammaticale et non pas métaphysique. Comme le souligne Elisabeth Anscombe, "la connexion conceptuelle entre "vouloir" [...] et "bon" peut être comparée à la connexion conceptuelle entre "jugement" et "vérité". La vérité est l'objet du jugement, et le bon est l'objet du vouloir"(l'Intention, §40).

Finalement, l'attitude éthique, n'ayant pas pour objet une réalisation factuelle dont on évaluerait le degré de conformité à des normes plus ou moins contingentes mais le vouloir lui-même en tant qu'il est (ou n'est pas) vouloir de cela seul qui donne un sens à l'existence authentiquement humaine, une telle attitude manifeste une nécessité grammaticale.



En quels termes puis-je parler de l'expérience éthique, se demande ici Wittgenstein. La réponse qu'il donne est que cela n'est possible qu'en se heurtant aux bornes du langage et en proférant donc des non-sens.

Je crois que le meilleur moyen de décrire [la valeur éthique ou valeur absolue], c'est de dire que, lorsque je fais cette expérience, je m'étonne de l'existence du monde. Et je suis enclin alors à employer des phrases telles que "comme il est extraordinaire que quoi que ce soit existe !" ou "comme il est extraordinaire que le monde existe !".

Une expérience éthique caractéristique consiste à s'étonner du monde sub specie aeterni.

Nombreux ont été les philosophes qui ont manifesté une capacité hors du commun à s'étonner. Si l'on en croit Aristote, l'étonnement est même la conditio sine qua non de l'acte même de philosopher : "c'est, en effet, l'étonnement qui poussa, comme aujourd'hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, leur étonnement porta sur les difficultés qui se présentaient les premières à l'esprit ; puis, s'avançant ainsi peu à peu, ils étendirent leur exploration à des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des Étoiles, enfin la genèse de l'Univers"(Métaphysique, A, I, 1). Ainsi, remarque Aristote, l'étonnement est philosophiquement en ceci pertinent qu'il ne se contente pas du spectacle des "difficultés de l'esprit", mais qu'il se porte bientôt sur celui du cosmos, lequel, comme l'a montré Koyré (du Monde Clos à l'Univers Infini) est une totalité supposée close sur elle-même. Et cette attention portée au monde comme totalité ne vise pas son apparaître phénoménal, mais bien son être métaphysique. Comme l'a admirablement exprimé Leibniz, ce dont s'étonne le métaphysicien dans une attitude que Wittgenstein qualifie d'éthique, c'est qu'il y ait de l'être : "jusqu’ici nous n’avons parlé qu’en simples physiciens : maintenant il faut s’élever à la métaphysique, en nous servant du grand principe, peu employé communément, qui porte que rien ne se fait sans raison suffisante, c’est-à-dire que rien n’arrive sans qu’il soit possible à celui qui connaîtrait assez les choses de rendre une raison qui suffise pour déterminer pourquoi il en est ainsi, et non pas autrement. Ce principe posé, la première question qu’on a droit de faire sera : pourquoi il y a plutôt quelque chose que rien ?"(Principes de la Nature et de la Grâce fondés en Raison, §7). L'étonnement de Leibniz se muera, chez Kant, en admiration et en vénération à la fois pour le monde physique et pour la loi morale (que Kant ne distingue pas de l'éthique) son analogon mental : "deux choses remplissent le coeur d'une admiration et d'une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s'y attache et s'y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi"(Critique de la Raison Pratique). Mais nul étonnement à l'égard du monde n'égalera celui de Spinoza dont la première partie de l'Éthique est tout entière consacrée à "cet Être éternel et infini que nous appelons Dieu ou la nature"(Éthique, IV, préf.).

Il en va de même pour Wittgenstein : "ce n’est pas comment est le monde qui est le mystique, mais le fait qu’il est. [...] La contemplation du monde sub specie aeterni est sa contemplation comme totalité – limitée –. Le sentiment du monde comme totalité limitée est le sentiment mystique"(Tractatus, 6.44-6.45). Ce qui, à première vue, peut surprendre de la part de celui qui a ouvert le Tractatus en proclamant que "le monde est tout ce qui a lieu. Le monde est la totalité des faits non des choses. Le monde est déterminé par les faits, et par cela qu’ils sont tous des faits"(Tractatus, 1-1.1-1.11). Sauf que c'est justement parce que "les faits appartiennent tous seulement au problème, non pas à la solution"(Tractatus, 6.4321) que la meilleure manière de vouloir globalement solutionner le problème que posent les faits à l'existence humaine consiste à appréhender le monde sub specie aeterni, autrement dit, à la manière de Spinoza. Car, à la limite, c'est en dehors du temps et de l'espace que se pourrait seule concevoir une solution définitive au problème de la vie. Or "l’éternité ne peut s’expliquer par la durée. Donc l’Âme n’a pas, en tant qu’elle conçoit l’existence présente de son corps, le pouvoir de concevoir les choses comme ayant une sorte d’éternité ; mais il est de la nature de la Raison de concevoir les choses sub specie aeternitatis"(Spinoza, Éthique, V, 29). Toutefois, la solution qui, pour Spinoza, est métaphysique donc éthique, ne peut être, pour Wittgenstein, qu'éthique et non pas métaphysique. Car "l'immortalité de l'âme humaine, c'est à dire la survie éternelle après la mort, non seulement n'est en aucune manière assurée, mais encore et surtout n'apporte nullement ce qu'on a toujours voulu obtenir en en recevant la croyance. Car quelle énigme se trouvera résolue du fait de mon éternelle survie ? Cette vie éternelle n'est-elle pas aussi énigmatique que la vie présente ? La solution de l'énigme de la vie dans l'espace et le temps se trouve hors de l'espace et du temps. (Ce ne sont pas des problèmes de la science de la nature que ici nous avons à résoudre.)"(Tractatus, 6.4312).

Cette expérience éthique n'est-elle pas alors aussi une expérience de l'impassibilité ?

Sans m'arrêter à cela, je poursuivrai par cette autre expérience que je connais également et qui sera sans doute familière à nombre d'entre vous : celle que l'on pourrait appeler l'expérience de se sentir absolument en sécurité. Je désigne par là cette disposition d'esprit où nous sommes enclins à dire "j'ai la conscience tranquille, rien ne peut m'atteindre, quoi qu'il arrive !"[...].

Voir le monde sub specie aeterni implique l'impassibilité à l'égard de ce qui arrive.

Il appartient aux stoïciens d'avoir, en quelque sorte laïcisé l'indifférence de Socrate à l'égard de son sort terrestre. À preuve le conseil que Sénèque donne à son ami : "comme le malheureux qu’entraîne un torrent s’accroche aux ronces et aux pointes des rochers, la plupart [des hommes] flottent misérablement entre les terreurs de la mort et les tourments de l’existence ; ils ne veulent plus vivre ; et ne savent point mourir. Veux-tu que la vie te soit douce ? Ne sois plus inquiet de la voir finir. La possession ne plaît qu’autant qu’on s’est préparé d’avance à la perte. Or quelle perte plus facile à souffrir que celle qui ne se regrette point ? Exhorte donc, endurcis ton âme contre tous les accidents, possibles même chez les maîtres du monde"(Lettres à Lucilius, iv). Loin de s'abandonner à la contemplation de l'au-delà et à attendre la mort en espérant être délivré du boulet corporel, la sagesse éthique consiste plutôt à vivre comme si l'éternité se trouvait ici et maintenant. Spinoza fait remarquer que "la moralité et la religion, les hommes les prennent pour des fardeaux qu'ils espèrent déposer après la mort [...]. Et ce n'est pas cet espoir seul, mais aussi et surtout la crainte d'être punis par d'horribles supplices après la mort, qui les poussent à vivre selon la prescription de la loi divine, autant que le permettent leur faiblesse et leur impuissance"(Éthique, V, 40). Du coup, "l’ignorant, outre qu’il est de beaucoup de manières ballotté par les causes extérieures et ne possède jamais le vrai contentement intérieur, est dans une inconscience presque complète de lui-même, de Dieu et des choses et, sitôt qu’il cesse de pâtir, il cesse aussi d’être. Le Sage au contraire, considéré en cette qualité, ne connaît guère le trouble intérieur, mais ayant, par une certaine nécessité éternelle conscience de lui-même, de Dieu et des choses, ne cesse jamais d’être et possède le vrai contentement"(Spinoza, Éthique, V, 42).

Pour Spinoza, si la crainte du malheur (du mauvais sort) et, bien entendu la crainte suprême, celle de la mort, est probablement l'obstacle le plus grave à l'adoption d'une saine attitude éthique, a contrario, le sage "ne pense à rien moins qu’à la mort. [Il] n’est pas conduit par la crainte de la mort, mais désire conserver son être selon le principe qu’il faut chercher l’utile qui nous est propre"(Spinoza, Éthique, IV, 67). De même chez Pascal : "nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l'avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours ; ou nous rappelons le passé pour l'arrêter comme trop prompt : si imprudents, que nous errons dans les temps qui ne sont pas nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient [...]. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais [...]. Je ne crains rien, je n’espère rien"(Pensées, B172-920). Et, bien entendu, chez Wittgenstein : "la crainte de la mort est le meilleur indice d'une vie fausse, c'est-à-dire mauvaise"(Carnets 1914-1916, 142). Et, si tel est le cas, c'est que "la mort n'est pas un événement de la vie, on ne vit pas la mort. Si l’on entend par éternité non l’immortalité mais l’intemporalité, alors il a la vie éternelle celui qui vit dans le présent. La mort n’est pas un événement de la vie ; notre vie n’a pas de fin comme notre champ de vision n’a pas de frontière"(Wittgenstein, Tractatus, 6.4311). La mort n'étant, pas plus que le futur dont il n'est qu'une espèce, un fait du monde, sa crainte n'a pas d'objet, ou plutôt, n'a d'autre objet qu'elle même, comme le soulignaient déjà les stoïciens. La mort, souligne Wittgenstein, n'est pas un fait du monde, mais une limite du monde, au sens mathématique du terme : nous tendons vers la mort de la même manière qu'une suite convergente tend vers une valeur numérique. Tolstoï a illustré cette conception mystique de la mort dans les dernières lignes de la Mort d'Ivan Ilitch : "il chercha son ancienne peur, sa peur habituelle de la mort et ne la trouva pas. Où était-elle ? Quelle mort ? Il n'y avait pas de peut parce qu'il n'y avait pas de mort. Au lieu de la mort, il y avait la lumière. C'est donc cela ! dit-il soudain à voix haute". Et Guilloux : "une paix lui venait, un grand sentiment de tendresse. Ce n'était pas, comme les autres fois, des larmes de regret. Il ne pleurait pas sur lui-même et sur sa mort prochaine. C'étaient des larmes de bonheur"(Compagnons).

Pourtant, l'impassibilité à l'égard des événements de la vie est-elle indifférence à tout jugement transcendant ?

La troisième expérience du même genre, celle du sentiment de culpabilité, s'est trouvée également décrite par la phrase selon laquelle Dieu réprouve notre conduite.

Pour autant, l'attitude éthique n'est pas incompatible avec la crainte d'un jugement suprême.

Tout le monde connaît cette tirade célèbre de Dimitri Karamazov : "Que faire si Dieu n'existe pas, si Rakitine a raison de prétendre que c'est une idée forgée par l'humanité ? Dans ce cas l'homme serait le roi de la terre, de l'univers. Très bien ! Seulement, comment sera-t-il vertueux sans Dieu ? Je me le demande. [...] Alors tout est permis ?"(Dostoïevski, les Frères Karamazov, IV, xi, 4) qui fait écho à la fois au troisième postulat de la raison pratique de Kant ("la morale conduit [...] à reconnaître tous les devoirs comme des commandements divins, non comme [...] des commandements arbitraires [...] mais comme des lois essentielles de toute volonté libre […] ; nous ne pouvons espérer obtenir que d’une volonté moralement parfaite [...] le souverain bien" - Critique de la Raison Pratique I, II, ii, 5) et au pari pascalien ("vous avez deux choses à perdre : le vrai et le bien, et deux choses à engager : votre raison et votre volonté, votre connaissance et votre béatitude ; et votre nature a deux choses à fuir : l'erreur et la misère. Votre raison n'est pas plus blessée, en choisissant l'un que l'autre, puisqu'il faut nécessairement choisir. Voilà un point vidé. Mais votre béatitude ? Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu'il est, sans hésiter - Pensées, B233). Le paradoxe est que, tout en se reconnaissant athée, notamment pour des raisons anti-métaphysiques ("la théologie n’est qu’une affaire de grammaire" - Recherches Philosophiques, §373), Wittgenstein ait pu, néanmoins, écrire que "croire en Dieu signifie comprendre la question du sens de la vie. Croire en Dieu signifie voir que les faits du monde ne résolvent pas tout. Croire en Dieu signifie voir que la vie a un sens"(Carnets 1914-1916, 141). Paradoxe mais non contradiction, puisqu'il admet, par ailleurs, que "la manière dont tout a lieu, c'est Dieu"(Carnets 1914-1916, 148). Le mot important ici est "tout". Voulant dire par là qu'il n'y a aucune difficulté a nommer "Dieu" cette totalité limitée (notamment par la mort) qu'est le monde et dont s'étonne celui qui adopte une posture éthique. Ou, mieux encore, à appeler "Dieu" ce qui, étant bon en soi, est l'objet de l'attitude éthique : "si quelque chose est bon, alors c'est également divin. Voilà qui, étrangement, résume mon éthique"(Remarques Mêlées, 3). C'est pourquoi l'idée d'une réprobation divine de nos conduites absolument mauvaises prend, chez Wittgenstein, des accents dostoïevskiens : "si le suicide est permis, alors tout est permis. Si tout n'est pas permis, alors le suicide n'est pas permis"(Carnets 1914-1916, 167).

Mais tout de même, à moins d'équivaloir à cette condamnation absolue du suicide, il y a quelque chose de tout à fait surprenant dans l'idée que le Dieu de Wittgenstein pourrait, en quelque manière, juger la conduite humaine et, partant, la réprouver. D'autant que, dès le début du XX° siècle, certains des ressorts sociologiques ou psychologiques de cette forme de culpabilité à l'égard d'un juge suprême et transcendant ont été déjà évoqués. Par exemple par Durkheim : "la raison d'être des conceptions religieuses, c'est de fournir un système de notions ou de croyances qui permette à l'individu de se représenter la société dont il fait partie, et les rapports obscurs qui l'unissent à elle [...]. En même temps qu'elle est transcendante par rapport à chacun d'entre nous, la société nous est immanente"(Cours sur les Origines de la Vie Religieuse). Ou par Freud : "la cohésion [névrotique] du groupe contraint donc l’homme à renoncer à ses pulsions en instaurant un sentiment de culpabilité qui a son origine, soit dans l’angoisse devant l’autorité (le père) qui punit, soit dans l’angoisse devant le surmoi (le substitut du père, l'intériorisation de tous les interdits) qui pousse le sujet à se punir"(Malaise dans la Culture, viii). Dans tous les cas, si on admet avec Wittgenstein que "la foi religieuse et la superstition sont tout à fait différentes. L’une d’entre elles provient de la peur et est une sorte de fausse science. L’autre est une confiance"(Remarques Mêlées, 22), il semblerait que, s'agissant du jugement divin, le soupçon d'une superstition aliénante l'emporte sur la confiance en une foi libératrice. Seuls, en effet, les superstitieux "ont donc pris pour certain que les jugements des Dieux dépassent de très loin la portée de l'intelligence humaine. [Bref], nous sommes obligés de nous réfugier dans la volonté de Dieu, cet asile de l’ignorance. [Et d'aucuns] savent bien, en effet, que l'ignorance une fois disparue ferait disparaître l'admiration, c'est-à-dire l'unique base de tous leurs arguments, l'unique appui de leur autorité"(Spinoza, Éthique, I, app.).

Toutes ces manières d'évoquer l'attitude éthique ne sont-elles pas, in fine, dépourvues de sens ?

La première des choses que j'ai à en dire, c'est que l'expression verbale que nous leur donnons [à ces expériences] est un non-sens ! Si je dis [par exemple] "je m'étonne de l'existence du monde !", je fais un mauvais usage du langage. Expliquons-le : cela a un sens parfaitement clair et correct de dire que je m'étonne de quelque chose qui arrive [...]. Dans tous les cas, je m'étonne que se produise une chose dont j'aurais pu concevoir qu'elle ne se produirait pas [...]. Mais c'est un non-sens de dire que je m'étonne de l'existence du monde, parce que je ne peux pas imaginer qu'il n'existe pas.

Il n'existe pas et ne peut exister de propositions éthiques sensées.

Wittgenstein a fait remarquer que l'une des expériences fondamentalement éthiques consiste à s'étonner de l'existence du monde comme totalité limitée. Or, s'il y a, assurément un sens à s'étonner de l'existence d'un être ou d'un fait, à être surpris de les trouver là où quand on ne s'attendait pas à les trouver et, donc, à voir réfuter une proposition qui les eût conjecturés dans d'autres circonstances, en revanche, il n'y en a aucun à s'étonner de l'existence de la totalité en tant que totalité. Un énoncé affirmant l'existence du monde est irréfutable. Il est tautologique et n'est donc pas une proposition. En effet, "la proposition montre ce qu’elle dit ; la tautologie et la contradiction, qu’elles ne disent rien. La tautologie n’a pas de conditions de vérité, car elle est inconditionnellement vraie ; et la contradiction n’est vraie sous aucune condition. La tautologie et la contradiction sont vides de sens. [...] Tautologie et contradiction ne sont pas image de la réalité. Elles ne représentent aucune situation possible. Car celle-là permet toute situation possible, celle-ci aucune"(Wittgenstein, Tractatus, 4.461-4.462). De même, s'agissant de l'expérience consistant à vouloir être absolument impassible face aux événements, il est clair que le sens du verbe "vouloir" n'a pas, ici, son sens ordinaire. Car, encore une fois, s'il est sensé de vouloir qu'une chose ou un événement adviennent, car c'est là le fonctionnement normal des jeux de langage de la volition et de l'intentionnalité, en revanche, il n'y a pas de sens à vouloir tout ce qui est bon et, donc, de manifester une volonté absolument bonne. Car "même si tous nos vœux se réalisaient, ce serait pourtant seulement, pour ainsi dire, une grâce du destin, car il n’y a aucune interdépendance logique entre le vouloir et le monde, qui garantirait qu’il en soit ainsi, et l’interdépendance physique supposée, quant à elle, nous ne pourrions encore moins la vouloir. [...] Si le bon ou le mauvais vouloir changent le monde, ils ne peuvent changer que les limites du monde, non les faits ; non ce qui peut être exprimé par le langage."(Wittgenstein, Tractatus, 6.374-6.43). Enfin, il en va de même de la crainte éthique limitée au seul jugement divin, puisqu'on fait alors usage des mots "crainte" et "jugement" dans un sens tout à fait dérogatoire par rapport au sens commun où on dit craindre la survenance d'un événement du monde ou le jugement d'un tribunal. Mais que peut bien signifier "je crains le jugement de Dieu" ? En particulier, comme il n'est nullement nécessaire d'être croyant au sens religieux du terme pour être dit adopter une attitude éthique, on peut se demander qui ou ce que désigne ce terme pour le non croyant, par exemple pour Wittgenstein lui-même qui reconnaît : "je ne puis d'aucune façon l'appeler "Seigneur", car cela ne veut rien dire pour moi. Je pourrais l'appeler "l'Exemple""(Remarques Mêlées, 33).

Et c'est peut-être cette dernière remarque qui donne la clé de l'énigme en ce qui concerne l'éthique wittgensteinienne. En effet, si on admet avec Iris Murdoch que "cette capacité à diriger son attention n'est pas autre chose que l'amour"(la Souveraineté du Bien, ii) et, que, précisément, ce qui caractérise l'attitude éthique, c'est une faculté de vouloir ce qui a vraiment de la valeur pour une existence humaine, alors, une telle attitude peut tout à fait se manifester comme ce que Spinoza appelle amor intellectualis Dei : "le bien que désire pour lui-même tout homme qui pratique la vertu, il le désirera aussi pour les autres hommes, et avec d’autant plus de force qu’il aura une plus grande connaissance de Dieu"(Éthique, IV, 37). Du coup, comme le dit Kierkegaard, "de même que, du point de vue socratique, l'amour du maître ne serait que celui d'un imposteur s'il laissait l'élève dans l'idée qu'il lui doit quelque chose [...], de même l'amour du dieu [...] ne doit pas être seulement un amour qui aide mais qui engendre, par quoi le dieu fait naître le disciple"(Miettes Philosophiques, ii, 2). La valeur supérieure de l'éthique n'est pas une valeur de connaissance : "il ne peut donc y avoir de propositions de l’éthique. Les propositions ne peuvent rien exprimer de supérieur"(Wittgenstein, Tractatus, 6.42). C'est une valeur d'exemplarité : le vivre bien ne s'énonce pas, il se montre. Et, le cas échéant, il suscite l'amour. Voilà, en tout cas, qui explique pourquoi "le sens du [Tractatus] est éthique [...]. Mon travail consiste en deux parties : l'une qui est présentée ici, à quoi il faut ajouter tout ce que je n'ai pas écrit. Et c'est précisément cette partie-là qui représente l'essentiel. En effet, mon livre trace les limites de l'Éthique, pour ainsi dire de l'intérieur, et je suis convaincu qu'elles ne peuvent être tracées rigoureusement que de cette façon"(Wittgenstein, Lettre à Ludwig von Ficker, 20 oct. 1919).

Nous avons ainsi souligné en quoi la manière de parler des expériences éthiques fondamentales que sont l'étonnement devant l'existence du monde, la volonté d'impassibilité à l'égard des événements et la crainte d'un jugement divin, consiste réellement à "donner du front contre les bornes du langage".