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dimanche 21 octobre 2001

L'HOMME PEUT-IL ECHAPPER AU DETERMINISME NATUREL ?

Oedipe, dans les pièces de Sophocle, est le parfait représentant du héros tragique accablé par son destin, c’est-à-dire par un déterminisme inflexible que des forces naturelles supérieures (les dieux) font peser sur lui : comme un oracle le lui a prédit, en effet, il tue son père et épouse sa mère, sans le savoir puisque ceux-ci l’ont jadis abandonné. L’homme antique se reconnaît en général dans le héros tragique qui ne peut échapper au déterminisme naturel. A l’inverse, l’homme moderne se reconnaît plutôt dans le héros libéral informé, conscient, volontaire, conformément à l’idéal cartésien consistant à être “comme maître et possesseur de la nature”(D.M., VI). Or l’homme peut-il se soustraire à l’ordonnance générale des lois de la nature ? L’homme est-il une exception dans la nature ? Bref, peut-il échapper au déterminisme naturel ?

I - La dualité du corps et de l’esprit est un préjugé superstitieux.

A - il n’y a pas de privilège de l’esprit sur le corps.
Descartes établit une stricte distinction entre deux substances : la pensée (l’âme) et l’étendue (le corps). En effet, dans la deuxième Méditation, Descartes montre qu’il m’est possible de douter de mon corps et de tout ce qui lui est relié, sans pour autant cesser d’être soi-même, car “qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense” (II, 9) : le moi est une substance pensante tandis que tout corps est une substance étendue. Or, s’il y a indépendance des deux substances que sont le corps et l’esprit, cela implique que l’homme, par la rationalité de son esprit, est capable de s’opposer à la causalité physique qui gouverne son corps : “l’homme dans la Nature est comme un empire dans un empire”(Ethique, III, préf.), l’homme est une exception dans la nature. Or, pourquoi, serions-nous les seuls êtres vivants à être dotés d’un esprit et à pouvoir contrarier la causalité naturelle ? Réponse : “je tiens de Dieu tout ce que je possède”(M.M., IV, 4) : tout ce qui est vraiment moi, mon esprit, cette chose pensante, vient de Dieu. Bref, “nous sommes obligés de nous réfugier dans la volonté de Dieu, cet asile de l’ignorance”(Ethique, I, app.) : pour justifier un tel privilège, nous avons recours à la volonté divine. Ce qui d’abord est le comble de l’obscurantisme ignorant, puisqu’il faut un miracle surnaturel pour que Dieu ait doté l’homme et lui seul d’un esprit. Ce qui ensuite est le comble de l’incohérence logique car, en supposant que c’est Dieu qui a miraculeusement doté l’homme du privilège de l’esprit, “on détruit la perfection divine, car si Dieu a agi pour nous, c’est qu’il a désiré quelque chose dont il était privé”(-id-), et il n’est alors ni infini ni parfait.
Or, si Dieu doit être le nom que l’on donne à l’infini et la perfection, cela implique d’abord que Dieu se confond avec la Nature toute entière. Car si la Nature ou univers est tout ce qui existe, a existé ou existera, on n’a aucune raison de penser que ce tout soit fini : bien au contraire la perception comme le raisonnement répugnent à limiter la Nature. La perception d’abord : depuis que Galilée (1610) a introduit l’usage de la lunette astronomique, on constate que l’univers ne connaît pas de bornes. Le raisonnement ensuite : “est dite finie la chose qui peut être limitée par une chose de même nature” (Ethique I, déf.2) : or par quelle chose pourrait être limitée la Nature si, par définition, c’est tout ce qui existe ? Donc la Nature ne peut être conçue que comme infinie. Mais alors, il s’ensuit que la Nature est l’autre nom de Dieu, sinon cela signifierait qu’il existe réellement deux infinis : Dieu et la Nature. Or cela est impossible car si deux infinis coexistent, ils se contrarient, donc se limitent mutuellement, ce qui contredit la définition de l’infini. Donc Dieu ou la Nature sont la même substance infinie et unique. Dès lors, toute partie finie de la Nature, tout homme en particulier, est déterminée à exister et à agir par la nécessité naturelle. Il y a nécessité en ce qu’il ne peut rien exister en dehors de la Nature et rien ne peut agir qu’en vertu des lois de la Nature : “dans la Nature, il n’y a rien de contingent mais toutes choses sont déterminées par la nécessité de la nature divine” (Ethique I, 29). Mais, si l’homme n’est pas une exception dans la Nature, pourquoi a-t-il un esprit ?

B - l’esprit est le corps sont deux points de vue sur une même partie de la Nature.
Spinoza propose de considérer que “l’esprit et le corps sont une seule et même chose, conçue tantôt sous l’attribut du Corps, tantôt sous l’attribut de la Pensée” (Ethique, III, 2). Un attribut, c’est “ce que l’entendement perçoit de la substance comme constituant son essence”(Ethique, I, déf.4), c’est un point de vue possible par lequel on peut décrire complètement quelque chose (comme quand on décrit une classe en extension ou en intension). Comment appliquer cette dualité d’attributs à la connaissance des choses de la Nature ? Disons d’abord que toute chose est à la fois passive et active. Ce par quoi elle est passive, c’est sa tendance à subir un certain nombre d’affections communiquées de l’extérieur et qui tendent à la détruire. Mais ce par quoi elle est active, c’est son effort (ou conatus) qui, de l’intérieur, lui permet de résister à toute affection extérieure. Par là, “chaque chose s’efforce de persévérer dans son être”(Ethique III, 6). Autrement dit, une chose n’est jamais complètement passive, sinon elle ne viendrait même pas à l’existence, mais elle n’est jamais non plus complètement active, sinon elle serait unique (ce serait la Nature ou Dieu). Appelons donc un corps une chose qui peut être décrite à la fois en termes d’intériorité (activité) et d’extériorité (passivité). Donc tout corps est une modification partielle de la Nature en relations causales avec d’autres modifications partielles de la Nature.
C’est pour cela que l’expérience sensible que l’on a d’un corps, c’est son abstraction ou encore sa contingence. Percevoir une goutte d’eau par exemple, c’est se représenter un corps isolé qui aurait pu ne pas être là, et qui n’existait pas avant que certaines causes externes (la condensation, par ex.) aient concouru à son apparition, et qui n’existera plus lorsque d’autres causes (l’évaporation, par ex.) l’auront fait disparaître. Or “une chose n’est dite contingente que par rapport à un manque de connaissance”(Ethique, I, 33). C’est-à-dire que le même corps, au lieu d’être décrit comme une goutte d’eau contingente, pourrait être décrit, avec d’avantage de connaissance, comme un phénomène général qui a lieu nécessairement quand des molécules d’eau s’agglomèrent sous l’effet de la pression et de la température. Mais alors, la goutte d’eau n’est plus l’effet contingent d’autres causes contingentes, mais devient la conséquence nécessaire d’une raison nécessaire (la théorie scientifique) portant sur la totalité des corps en général, sans se soucier des conditions spatio-temporelles contingentes, en ne tenant compte que des conditions logiques nécessaires.
Il y a donc deux points de vue différents sur les relations entre parties finies de la Nature :
- le point de vue contingent de la relation causale, nous sentons alors que notre propre corps est affecté par un ou plusieurs autres corps, cette affection prenant alors pour nous le nom d’image, car “il dépend de l’imagination seule que nous considérions les choses comme contingentes”(Ethique, II, 44)
- le point de vue nécessaire de la relation logique, nous connaissons alors que notre propre esprit est affecté par une ou plusieurs idées, il se fait une représentation rationnelle d’un phénomène nécessaire, car “la nature de la raison est de considérer les choses comme nécessaires”(-id-).
Il s’ensuit que que “l’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses”(Ethique, II, 7) : notre esprit est affecté de manière nécessaire par les relations logiques entre des idées là où notre corps est affecté de manière contingentes par des relations causales avec des corps. Donc “l’esprit est l’idée du corps”(Ethique, II, 11) comme “le corps est l’objet de l’esprit”(Ethique, II, 13). Et de même que le corps a des sens pour percevoir les corps extérieurs, de même “les yeux de l’esprit par lesquels il voit et observe les choses, ce sont les démonstrations elles-mêmes”(Ethique, V, 23) : l’esprit est affecté par ses démonstrations (ou raisonnements), de même que le corps est affecté par ses organes sensoriels. Or la connaissance rationnelle n’est-elle pas un instrument de liberté pour la volonté ?

II - La notion de volonté libre est un préjugé superstitieux.

A - la liberté humaine ne réside pas dans un décret de la volonté.
On a tendance à croire que liberté humaine consiste à faire des choix. Or si tel est le cas, c’est que l’homme libre ne tient nul compte de la nécessité naturelle s’exprimant par les relations causales. La liberté humaine consisterait en un “libre-arbitre, c’est-à-dire l’empire que nous avons sur nos volontés”(P.A., art.152). Le libre-arbitre interposerait entre les déterminations causales de notre corps et nos actes comme effets de ces déterminations, une transition sous la forme d’un choix, c’est-à-dire d’un décret de la volonté : “la liberté et la volonté ne sont qu’une même chose”(III°Réponses), c’est une action de l’esprit opposable à la passion du corps réagissant passivement aux circonstances extérieures. C’est pourquoi “c’est la volonté qui me fait connaître que je porte l’image et la ressemblance de Dieu”(M.M., IV, 9). Etre libre, c’est avoir une volonté d’essence divine, alors que le corps qui, est causalement dépendant des autres corps, ne peut être libre, sauf dans le cadre des choix que lui impose l’esprit. Or, si le corps et l’esprit ne sont que deux points de vue sur la même chose, “ni le corps ne peut déterminer l’esprit à penser, ni l’esprit ne peut déterminer le corps au mouvement ou au repos”(Ethique, III, 2) : le corps et l’esprit ne s’influencent pas plus que la goutte d’eau n’influence H2O.. Pour faire comprendre cela, Spinoza invente une fiction : supposons une pierre qui “reçoit d’une cause extérieure qui la pousse une certaine quantité de mouvement et que, l’impulsion venant à cesser, elle continue à se mouvoir [...] ; ce mouvement est une contrainte [...] parce qu’il doit être défini par l’impulsion d’une cause extérieure [...] ; concevez maintenant que cette pierre [...] pense et sache qu’elle fait effort pour se mouvoir [...] ; puisqu’elle a conscience de son effort [...] elle croira qu’elle est très libre et qu’elle ne persévère dans son mouvement que parce qu’elle le veut”(Lettre à Schuller). Le problème que pose Spinoza est donc le suivant : en quoi le fait de prendre conscience d’une détermination causale affectant le corps peut-il réduire cette détermination ? Comment une activité de l’esprit telle que la volonté est-elle possible si elle correspond à une passivité de la part du corps ? Car si être libre, c’est prendre conscience d’une contrainte, alors tout choix consiste à choisir de se résigner à cette contrainte. On voit mal alors en quoi consiste la prétendue liberté du choix.
Et “ce qui est vrai de la pierre il faut l’entendre de toute chose singulière”(Lettre à Schuller), en particulier du corps humain. En effet, “l’homme soumis aux affections ne dépend pas de lui-même mais de la fortune” (Ethique, IV, préf.). Qu’entend-il par là ? D’une manière générale, “l’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer en son être n’est rien que l’essence de cette chose” (Ethique, III, 7) : l’essence, la nature, l’être d’une chose, c’est le conatus, cette tendance naturelle à s’opposer aux affections qui tendent à le détruire. En tant que corps, l’homme subit perpétuellement l’affection extérieure d’autres corps contre lesquels il lutte de l’intérieur pour persévérer en son être. Spinoza nomme appétit le type particulier d’effort que déploie tout corps vivant pour survivre. Et, dans le cas particulier de l’être humain, cet appétit s’appelle désir c’est-à-dire “l’appétit accompagné de la conscience de lui-même” (Ethique, III, 9). Autrement dit, le désir est l’essence même de l’homme, c’est-à-dire son conatus. C’est dire qu’il n’y a pas de différence entre le désir conscient qui caractérise l’homme et l’effort (inertie) que fait la pierre pour poursuivre sur sa lancée. L’un et l’autre sont causalement déterminés par la nécessité de compenser la pure passivité qui détruirait leur être. Mais alors quel est l’avantage du désir conscient sur l’effort inconscient ? Spinoza remarque qu’en général “les hommes sont conscients de leurs appétits mais ignorent les causes qui les déterminent”(Lettre à Schuller) : l’esprit perçoit l’appétit du corps pour se conserver, s’en fait une idée contingente, c’est-à-dire coupée des idées qui lui sont nécessairement associées, à savoir les idées des causes de cet appétit. Résultat : il prend ses appétits déterminés pour des volontés libres. Ainsi “la volonté ne peut être appelée cause libre mais seulement cause nécessaire”(Ethique, I, 32) car ce que nous appelons volonté, n’est que “l’effort lorsqu’il se rapporte à l’esprit seul”(Ethique, III, 9). Bref, la volonté, n’est que le nom de l’effort de l’homme pour exister, donc l’appétit, en tant que cet effort est expliqué du point de vue de l’esprit au lieu de l’être du point de vue du corps. Est-ce à dire qu’il n’y a pas de liberté possible ?

B - être libre, au sens strict, c’est être Dieu.
A cette conception de la liberté comme illusoire absence de nécessité ou libre décret d’une volonté, Spinoza objecte : “je ne fais pas consister la liberté dans un libre décret, mais dans une libre nécessité”(Lettre à Schuller) : la liberté n’est pas là où on croit la trouver, elle se trouve même à l’opposé de ce que considère l’opinion supersititieuse. Plus précisément, “j’appelle libre une chose qui est et agit par la seule nécessité de sa nature ; contrainte, celle qui est déterminée par une autre à exister et à agir”(Lettre à Schuller). En quoi consiste le fait d’agir selon la seule nécessité de sa propre nature ? Si Dieu ou la Nature, c’est la même et unique substance infinie, tout arrive en Dieu ou dans la Nature et, du point de vue de ce tout, ce qui a lieu dérive nécessairement de son essence sans pouvoir être contrarié par rien d’autre car rien ne peut s’opposer à l’existence du tout. De ce point de vue Dieu est infiniment libre : il est “cause de soi, ce dont l’essence enveloppe l’existence”(Ethique, I, déf.1). C’est pour cela qu’il agit “par la seule nécessité de sa nature”. Il est libre parce que tout ce qui suit de sa nature (ou essence) ne dépend de rien d’autre que lui-même. On objectera que la liberté qui consiste à agir selon la seule nécessité interne de sa propre essence est en ce sens une sorte de liberté totale qui ne convient qu’à l’être total que constitue Dieu, c’est-à-dire la Nature infinie. Or, un homme, comme n’importe quel corps, n’est qu’une partie finie de la Nature. Bref, si l’homme est réduit à sa seule contingence biologique, il ne peut qu’être dépendant des autres parties de la Nature, il ne peut qu’être relativement passif : “nous sommes passifs dans la mesure où nous sommes une partie de la Nature qui ne peut être conçue sans les autres parties”(Ethique, IV, 2). Et on ne voit pas comment sa volonté, autrement dit son désir, pourrait lui permettre de surpasser sa passivité relative : “la force par laquelle l’homme persévère dans l’existence est limitée, elle est surpassée infiniment par la puissance des causes extérieures”(Ethique, IV, 3). Est-ce à dire que la partie finie de la Nature qu’est l’homme est condamnée à la même passivité que toutes les autres parties finies ?

III - la compréhension rend l’homme moins dépendant des affections naturelles.

A - la diminution des contraintes passe par la compréhension des contraintes.
Faire consister la liberté dans un libre décret de la volonté est un préjugé superstitieux. Or “ce préjugé étant naturel, les hommes ne s’en libèrent pas aisément”(Lettre à Schuller). Il est une tendance naturelle, car le fait d’ignorer est générateur de tristesse, c’est-à-dire d’une affection telle que “l’esprit passe à une perfection moindre” (Ethique, III, 11). A l’inverse, le fait de savoir entraîne une joie, par laquelle on sent que “l’esprit passe à une perfection plus grande” (-id-). La joie et la tristesse sont “des affections du corps par lesquelles la puissance d’agir est augmentée ou diminuée [...] et en même temps les idées de ces affections”(Ethique, III, déf.3). Et comme la joie, indice d’un surcroît de puissance d’agir du corps et de puissance de penser de l’esprit, l’emporte sur la tristesse comme indice de leur affaiblissement, il s’ensuit que “l’esprit s’efforce, autant qu’il peut, d’imaginer ce qui augmente la puissance d’agir du corps”(Ethique, III, 12) : l’idée de l’esprit est une image, “une idée nous représentant un corps extérieur comme présent”(Ethique, II, 17). Le fait de forger l’image d’une chose présente, donc en interaction causale avec le corps biologique, permet d’espérer pouvoir augmenter la puissance d’agir du corps au moyen de cette chose. Ce qui procure une joie, certes, mais une joie éphémère (plaisir) car l’augmentation de la puissance d’agir qui s’ensuivra prendra fin lorsque l’interaction causale entre le corps biologique et la chose aura cessé. Or “plus nous sommes affectés d’une grande joie, plus nous passons à une perfection plus grande, [...] plus nous participons à la nature divine”(Ethique, IV, 45) : plus un être éprouvera de joie, plus augmentera la puissance de penser de son esprit et la puissance d’agir de son corps, et plus il ressemblera à Dieu.
En effet, plus un corps est actif, plus son esprit est rationnel, et plus l’être est libre. Par exemple dire que Dieu n’existe que par la seule nécessité de sa nature, c’est dire que Dieu est infiniment libre, ou infiniment rationnel, ou infiniment actif. En effet, Dieu est, par définition, infiniment actif, puisque rien ne vient contrarier sa nature. Infiniment actif du point de vue du corps, puisqu’il est la totalité infinie des relations causales entre ses parties, ou bien infiniment rationnel du point de vue de l’esprit puisqu’il est la totalité infinie des relations logiques entre les idées de ses parties. Or, même s’il est vain pour l’homme de vouloir être infiniment libre, actif ou rationnel, il est toujours possible d’être plus libre, actif ou rationnel. Car “l’esprit humain est apte à percevoir un très grand nombre de choses, et d’autant plus apte que son corps peut être disposé d’un plus grand nombre de façons” (Ethique, II, 14). Donc plus notre esprit comprend d’idées, plus notre corps comprend de choses, et plus l’individu est libre : “plus nous comprenons de choses singulières, plus nous comprenons Dieu” (Ethique, V, 24), ce qui suppose :
- un esprit composé d’un certain nombre d’idées, de choses logiques en relation de dépendance rationnelle, qui est capable de comprendre, c’est-à-dire d’augmenter sa puissance de penser
- un corps composé d’un certain nombre d’objets, de choses physiques en relation de dépendance causale, qui est capable de comprendre, c’est-à-dire d’augmenter sa puissance d’agir.
Cela dit, en quoi consiste concrètement la liberté relative de l’homme qui comprend ?

B - la compréhension, c’est la connaissance intellectuelle plus l’association politique.
Plus notre esprit comprend d’idées rationnellement liées, plus notre corps comprend de choses causalement liées. Le plus bas degré de la compréhension sera celui où l’esprit n’a que l’idée contingente (image) d’un corps affecté par une seule cause extérieure (ex. de la pierre). Le plus haut degré de la compréhension sera au contraire celui où l’esprit est capable de comprendre une infinité d’idées nécessaires correspondant à un corps infiniment actif, auquel cas l’individu est alors absolument libre. Ce degré supérieur caractérise Dieu ou la Nature. Entre les deux, il y a l’homme qui peut augmenter sa liberté, c’est-à-dire la puissance d’agir de son corps ou la puissance de penser de son esprit. La liberté, loin d’être le résultat d’une vaine volonté d’échapper à la nécessité de la Nature, suppose au contraire une compréhension la plus large possible de cette nécessité comme condition de libération à l’égard des affections passivement subies par le corps : “dans la mesure où l’esprit comprend toutes les choses comme nécessaires, il a sur les affections une puissance plus grande, autrement dit, il est moins passif”(Ethique, V, 6). Ce qui, encore une fois, suppose le double point de vue de l’esprit et du corps.
Du point de vue du corps, cela veut dire que je ne suis pas libre si j’augmente la puissance d’agir de mon corps en affaiblissant celle d’autrui. Dans ce cas, j’augmente inutilement la puissance d’agir de mon corps, car “est réellement utile ce qui conduit à la société commune des hommes, autrement dit ce qui fait que les hommes vivent dans la concorde ; et au contraire est nuisible ce qui introduit la discorde”(Ethique, IV, 40). Donc si je réduis l’objet de mon esprit à un moi, ici et maintenant, excluant par là-même les autres corps, je me prive d’une coopération qui eût augmenté durablement ma puissance d’agir et je passe à côté de ce qui m’est réellement utile. Je suis alors le jouet d’un désir dont j’ignore la cause, mais qui me fait imaginer ce qui pourrait éphémèrement augmenter la puissance d’agir de mon corps réduit à un objet contingent. Certes je satisfais un besoin du corps et corrélativement j’éprouve du plaisir, mais cette joie est contingente, et je n’ai pas durablement augmenté la puissance d’agir de mon corps biologique. Dès lors, ne prendre en considération que mon corps biologique abstrait, c’est signe de d’incompréhension à l’égard de ce qui m’est réellement utile, à savoir la puissance d’agir du corps social dont je pourrais faire partie et donc, au bout du compte, celle de mon corps biologique que je contribue à rendre plus vulnérable aux circonstances extérieures. Dès lors, “plus nous considérons l’homme comme libre, moins il peut s’abstenir de raisonner et choisir le pire au lieu du meilleur”(T.P., II, 7). Et en effet, nul n’est réellement libre de faire le pire : “est libre celui qui est conduit par la raison seule”(Ethique, IV, 68). Or “la raison exige que chacun s’aime soi-même, c’est-à-dire cherche ce qui lui est réellement utile”(Ethique, IV, 18). Dès lors, seule la vertu, c’est-à-dire le meilleur, est réellement utile car “la vertu est l’effort même pour conserver son être”(Ethique, IV, 18) : être libre, être rationnel ou être vertueux, c’est tout un.
C’est pourquoi, du point de vue de l’esprit, l’augmentation de la puissance d’agir du corps social correspond à une augmentation de la puissance de penser de la raison commune. Et c’est cela qui nous est réellement utile dans la mesure où “la vie humaine ne se définit pas par la circulation du sang et les autres fonctions du règne animal, mais par la raison”(T.P., V, 5). C’est pourquoi “le suprême effort de l’esprit et sa souveraine vertu est de comprendre les choses rationnellement”(Ethique, V, 25). Autrement dit, chercher à être plus libre, c’est chercher, par l’en chaînement rationnel des idées, à considérer les choses sous l’angle de la nécessité. Par là, “nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels”(Ethique, V, 23) : la joie ou l’augmentation de la puissance de penser qui s’ensuit nous montre ce qu’est l’éternité. Celle-ci n’a bien entendu rien à voir avec la croyance superstitieuse en une âme soi-disant immortelle, qui est celle des esprits qui imaginent faute de savoir. L’éternité n’est rien d’autre que les relations nécessaires qu’entretiennent les idées d’un esprit rationnel car “il est de la nature de la raison de considérer les choses sous une certain espèce d’éternité”(Ethique, II, 44). L’éternité, c’est l’augmentation illimitée de notre puissance de penser qui est rendue possible par la coopération entre les hommes et qui aboutit à l’accumulation des connaissances : “l’homme est un dieu pour l’homme”(Ethique, IV, 35). Ce qui explique que l’association politique des corps passe nécessairement par l’éducation comme association des esprits : “les hommes ne naissent point membres de la société, mais s’éduquent à ce rôle”(T.P., V, 2). Les hommes naissent physiquement isolés, ce sont des corps impuissants à lutter contre le déterminisme naturel, sinon en défendant aléatoirement leur vie biologique. C’est par l’éducation qu’ils deviennent aptes à augmenter leur puissance de penser en étant des esprits compris dans une raison commune, et corrélativement, d’augmenter leur puissance d’agir en étant des corps compris dans une société commune.

Conclusion.

La liberté ne peut consister en une indépendance de l’esprit à l’égard du corps car l’esprit n’étant pas réellement distinct du corps, il ne peut échapper à la nécessité naturelle. Le corps et l’esprit sont plutôt deux attributs sur la même chose, tantôt considérée du point de vue physique et contingent, tantôt du point de vue logique et nécessaire. D’où il suit que l’esprit ne peut pas dicter au corps une volonté qui n’est elle-même que l’idée d’une affection nécessaire que la prise de conscience ne modifie en rien. Dès lors, la liberté n’est pas l’indépendance à l’égard de la nécessité naturelle, mais au contraire la conformité à la nécessité d’une nature non contrariée par la nature des objets extérieurs. Nous augmentons alors notre liberté par la joie qui accompagne l’augmentation de la puissance d’agir de notre coprs et corrélativement, de la puissance de penser de notre esprit. Se libérer relativement du déterminisme, c’est donc être éduqués à associer politiquement notre corps à une société commune et intellectuellement notre esprit à une raison commune.