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dimanche 28 octobre 2012

PHILOSOPHIE : FINS ET MOYENS (I - PHILOSOPHIE ET JOURNALISME)

Jacques Bouveresse justifie le titre ironique de son ouvrage pourquoi pas des Philosophes ? par le caractère futile, sinon absurde de la question directe, "pourquoi des philosophes ?", question qui constitue d'ailleurs le titre d'un livre de J.-F. Revel paru en 1957.  Car une telle question, qui revient souvent, et pas seulement dans la bouche des lycéens français des classes terminales, interroge subrepticement une essence présumée éternelle et immuable du philosophe et revient à se demander : qu'est-ce que la philosophie ? Or, comme le suggèrent Ludwig Wittgenstein ou Nelson Goodman, il se pourrait bien que le philosophe soit mieux armé pour répondre à des questions plus modestes du genre : comment sont les philosophes ? ou bien : quand y a-t-il philosophie ? Ce qui revient à poser, implicitement, le problème des fins et des moyens des philosophes et/ou de la philosophie plutôt que celui de leur/de son essence. D'ailleurs "si la question des moyens et des fins de la philosophie semble se poser plus spécialement ces temps-ci, c’est sans doute parce que des événements historiques plus ou moins récents sont de nature à susciter des doutes sur l’espèce de qualification intrinsèque que les philosophes ont tendance à s’attribuer"(Bouveresse, pourquoi pas des Philosophes ?, ii). Ces "événements historiques plus ou moins récents" auxquels Jacques Bouveresse fait allusion et qui sont de nature à augmenter la perplexité de tout observateur tant soit peu objectif quant aux fins pertinentes et aux moyens légitimes de la philosophie actuelle, sinon de la philosophia perennis, me semblent être de trois ordres : 
- premièrement, la tendance de plus en plus marquée à transformer la philosophie en bien (produit ou service, peu importe) de consommation culturelle et donc à assimiler le contenu "philosophique" à une information d'un certain type destinée à être vendue en générant des profits, ce qui suppose  une offre commerciale séduisante en direction d'un public qui entend être diverti plutôt qu'éduqué
- deuxièmement, peut-être en relation avec le premier point, bien que cette tendance soit déjà un peu plus ancienne, une méfiance obsessionnelle (à moins qu'elle ne soit hystérique ou paranoïaque !) de certains "philosophes" à l'égard de tout ce qui a trait à la logique, aux mathématiques et aux sciences exactes, et, plus particulièrement, à l'égard de tout ce qui ressemble de près ou de loin à une exigence d'exactitude dans l'argumentation
- troisièmement,  là encore en corrélation possible, quoique non avérée, avec les points précédents, notamment avec le second, une tendance à gommer les frontières, historiquement mouvantes et fragiles, qui existent entre la philosophie et la littérature comme cas particulier d'une grande synthèse oecuménique au sein de laquelle la religion, la science, la philosophie, la poésie, etc. auraient toutes pour finalité ultime d'inventer de bonnes histoires avec, dans tous les cas, les moyens les plus hétéroclites.
Notre ligne directrice consistera donc explicitement, dans la réflexion qui suit, à comparer les fins et les moyens respectifs du philosophe avec, successivement, ceux du journaliste, puis du mathématicien, enfin de l'écrivain. 


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Dans la Recherche du Temps Perdu, Marcel Proust fait opportunément remarquer que "chaque fois que se produit un événement accessible à la vulgarité d'esprit du journaliste philosophe, c'est-à-dire généralement un événement politique, les journalistes philosophes sont persuadés qu'il y a quelque chose de changé en France"(la Prisonnière, 1802). Par "journaliste philosophe", Proust fait-il allusion à Émile Zola au sujet de sa prise de position publique dans l'affaire Dreyfus en 1898 ? Ce n'est pas impossible si l'on en juge par l'importance que cet événement a eu, sinon dans la vie, en tout cas dans l'oeuvre de Proust (cf. par exemple ce qu'il en dit dans Jean Santeuil). Cependant, il n'aurait probablement pas parlé de "vulgarité d'esprit" s'il ne se fût agi que de Zola. Il semblerait plutôt, comme nous le verrons plus loin, que Proust fustige la figure de l'"intellectuel engagé" en général au sens où l'engagement en question consiste à profiter de l'autorité que procure la renommée intellectuelle pour faire du spectacle, créer l'événement, à commencer par l'événement politique consistant à croire et à faire croire que "les choses sont en train de changer dans notre pays" (sic !). La pertinence presque prophétique d'une telle interprétation ne peut guère, hélas, être prise en défaut, tant il est vrai qu'il existe, aujourd'hui des "émissions philosophiques" à la télévision et des "magazines philosophiques" dans les kiosques, dont la mise en scène ou en pages ne diffère en rien de celle des émissions ou magazines à grand spectacle en général dans lesquels il s'agit avant tout de flatter le goût du consommateur pour le mouvement et la nouveauté. Aussi, les expressions "journalisme philosophique" ou "journaliste philosophe" doivent-elles évidemment être prises pour des oxymores.

On considère, à tort ou à raison (je n'entrerai pas dans l'examen de cette question que je laisse aux historiens) que la figure du philosophe émerge aux V°-IV° siècles av. J.-C. dans un contexte géo-politique très particulier que je ne développerai pas ici (cf. Socrate, la Démocratie, la Rhétorique et la Philosophie) mais dont il n'est pas inutile de rappeler qu'il est celui de la démocratie athénienne. Ce contexte se caractérise, inter alia, par l'importance accordée au débat oral, public et contradictoire dans la prise de décision exécutive lorsqu'il s'agit d'administrer la Cité. Or, le débat oral, public et contradictoire, le débat démocratique en ce sens-là, suppose un minimum d'informations tout autant sur l'existence que sur la pertinence des thèses en présence qui se disputent le suffrage du citoyen. Dès lors 
"sur l'Agora, la parole joue un rôle décisif, et l'individu qui sait faire des discours et provoquer la conviction chez ses auditeurs réussit plus aisément que celui qui compte sur sa naissance et ses vertus [...]. Devenu citoyen, l'individu recherche les moyens qui lui permettent de participer efficacement à la vie politique et fait bon accueil à ces gens au langage sonore qui parlent savamment de toutes choses. Les sophistes viennent ainsi occuper dans la Cité une place vide et y jouer un rôle capital"(François Châtelet, Platon, i)
 Bref, il est aisé de se faire une idée de la fonction tout à fait centrale des sophistes et de leur rhétorique dont on peut dire qu'ils jouent, dans le contexte de la démocratie athénienne directe et élitaire de cette époque, le rôle que jouent les journalistes dans nos démocraties indirectes et à suffrage universel, le passage de l'oral à l'écrit puis au télévisuel puis à l'Internet étant dicté tout autant par les nécessités pragmatiques que par les évolutions technologiques. Dans tous les cas, il s'agit, du moins officiellement, d'informer chaque citoyen en lui fournissant les éléments de logos, de pathos et d'èthos qui vont constituer une opinion, c'est-à-dire une forme de connaissance réputée suffisante pour éclairer sa délibération lors du choix final lorsqu'il s'agira de prendre parti quant à la direction (on dit aujourd'hui "gouvernance") de la Cité. Logos : c'est l'énoncé des faits proprement dits ("une division armée de telle Cité a fait incursion sur notre territoire"), c'est ce qu'Austin, dans quand Dire c'est Faire, appellera "l'acte locutoire" ; pathos : c'est la coloration passionnelle qu'apporte au logos un jugement de valeur explicite ou non (une digression, une métaphore, voire, dans la communication orale une mimique, un rictus, peuvent suffire à qualifier cette incursion de lâche, d'intolérable, etc.) et èthos : il s'agit de donner au public des gages suffisants de crédibilité du locuteur (la réputation de l'orateur y pourvoit spontanément)1, l'un et l'autre participant de ce qu'Austin nomme la "force illocutoire du discours" et qui consiste en la double intention du locuteur de faire compatir son intelocuteur et de lui apparaître vertueux. Contenu locutoire et force illocutoire devant, si l'on suit Austin, converger vers un "effet perlocutoire", c'est-à-dire produire conjointement l'effet escompté par le locuteur, en l'occurrence influencer suffisamment le destinataire du message pour l'incliner à faire quelque chose de précis (par exemple, voter comme ceci plutôt que comme cela). Comme on le voit, le sophiste (ho sophistès comme il se présente lui-même, c'est-à-dire, littéralement, "le savant", "l'expert") est ce qu'on appellerait aujourd'hui un pragmatique dans le sens où il entend tirer le meilleur parti possible du contexte (qui est, rappelons-le, celui d'une démocratie directe) afin que le texte ("l'acte locutoire", le contenu informatif proprement dit) soit doté d'une valeur d'efficacité ("l'effet perlocutoire", ce que l'on fait faire en disant) et pas seulement d'une valeur de vérité. Le sophiste a bien compris, comme le proclame Protagoras, que "l'homme est la mesure de toute chose". L'homme et pas Dieu. L'homme particulier qui a des besoins ici et maintenant et non pas le Dieu universel éternel et immuable. Et l'homme en question, notamment lorsqu'il est citoyen, et dans un contexte démocratique, qui plus est, éprouve effectivement le besoin d'être informé sur les grands enjeux et, surtout, sur les conséquences prévisibles pour sa propre vie, des décisions publiques qu'il va contribuer à prendre ou à faire prendre hic et nunc et non pas, bien entendu, dans l'absolu. Ce qui, à première vue, semble plutôt une preuve de sagesse.

Sauf que "le rhéteur [...] de toute façon [...] ne pourrait pas, dans le peu de temps qu’il a, informer pareille foule et l’amener à connaître des questions si fondamentales"(Platon, Gorgias, 455a). Voilà bien le problème. Le sophiste, et sa version moderne, le journaliste, transmettent des informations vraisemblables, certes, mais pas des connaissances vraies. Ou, en tout cas, s'ils en transmettent, c'est par accident, par effet induit. Car, dans l'exercice de la rhétorique, et de l'aveu même du sophiste (ici, c'est Gorgias de Léontion qui parle), les conditions de la transmission du savoir rigoureux font défaut : la foule est diverse, anonyme et pressée. Il n'a, de toute façon, pas le temps de "l’amener à connaître des questions si fondamentales". À peine a-t-il celui de l'informer, et encore, la part du logos explicite et conscient est-elle considérablement affaiblie par le recours au muthos, au mythe, c'est-à-dire à des représentations implicites et inconscientes qui, étant présupposées (par exemple la représentation a priori de telle ethnie comme ennemi héréditaire), infléchissent considérablement la signification du logos, notamment en pré-conditionnant ceux qui y adhèrent dans le jugement du bien et du mal. De toute façon, il s'agit non pas d'éclairer chacun, mais de mouvoir la foule tout entière, ce qui est beaucoup plus facile : le logos, le muthos et même l'èthos ne sont là que pour servir de support au pathos, à l'émotion, à ce qui, au sens étymologique, va é-mouvoir, autrement dit, littéralement, mettre en mouvement. Cette mise en mouvement, ce que nous avons appelé supra "l'effet perlocutoire", sera d'autant plus facile à atteindre, justement, que le rhéteur s'adresse à une communauté de vie (qu'elle soit actuelle lorsque la foule est assemblée sur la place publique, ou qu'elle demeure potentielle lorsque chacun lit son journal ou regarde son écran dans son coin) structurée, inter alia, par des mythes communs, comme l'a montré Claude Lévi-Strauss. Une communauté de vie au sein de laquelle, comme le dit Spinoza "si nous imaginons autrui aimant ou désirant [...] ce que nous aimons et désirons nous-mêmes, cela nous fera aimer ou désirer l’objet de façon plus constante"(Spinoza, Éthique, III, 31) et vice versa pour ce que nous craignons ou détestons. De façon plus polémique, Oscar Wilde remarque que "la sécurité de la société repose sur l'habitude et l'instinct inconscient, et sa stabilité, en tant qu'organisme sain, est fondée sur l'absence complète d'intelligence chez ses membres. La grande majorité des individus, conscients de cette exigence, se rallient, tout naturellement, à un système bien ordonné qui les hausse à la dignité de machines, et s'élèvent avec fureur contre toute intrusion de l'intelligence dans les problèmes de la vie"(la Critique est un Art). Sans développer plus avant ce que l'auteur entend par "intelligence", on comprend néanmoins que l'information distillée par le journalisme dont "l'existence se justifie par le grand principe darwinien de la survivance des espèces les plus vulgaires"(ibid.), participe, quant au contenu locutoire proprement dit (le logos) de ce que le satiriste autrichien Karl Kraus appelait "l'abîme des lieux communs" : plutôt que de prendre le risque d'entrer en conflit avec le schéma cognitif du destinataire de l'information en lui apprenant quelque chose de réellement nouveau, ce qui se révélerait contre-productif en termes de force illocutoire et d'effet perlocutoire, il est évidemment préférable de lui "apprendre" ... ce qu'il sait (ou qu'il sent, ou qu'il pressent) déjà. D'où l'importance de la vraisemblance du discours rhétorique en général : la vérité n'y est jamais en question pour la bonne raison qu'elle se présume comme résultat inévitable de sa force illocutoire (muthos, èthos et pathos) :
"la rhétorique n’a aucun besoin de savoir ce que sont les choses dont elle parle ; elle a découvert un procédé qui sert à convaincre ; devant un public d’ignorants, elle a l’air d’en savoir plus que n’en savent les connaisseurs. [...] La rhétorique exige une âme perspicace et naturellement habile dans les relations humaines"(Platon, Gorgias, 459b-463b)
 Et rien d'autre. S'y connaître en lieux communs et en psychologie des foules (dont l'ouvrage éponyme de Gustave Lebon était, comme par hasard, le livre de chevet d'Adolf Hitler), suffit à procurer au rhéteur, que celui-ci soit un sophiste antique ou un journaliste moderne, le pouvoir exorbitant de celui qui "a l’air d’en savoir plus que n’en savent les connaisseurs", à paraître ce que nous appelons aujourd'hui un "spécialiste". Comme le fait dire Marcel Proust au baron de Charlus 
"ce qui est étonnant [...] c'est que ce public qui ne juge ainsi des hommes et des choses de la guerre que par les journaux est persuadé qu'il juge par lui-même. [...] Les gens de l'arrière s'imaginent que la guerre est seulement un gigantesque match de boxe auquel ils assistent de loin, grâce aux journaux. Mais cela n'a aucun rapport"(le Temps Retrouvé, 2202-2206)
 Le pouvoir exorbitant des sophistes ou des journalistes est un pouvoir essentiellement doxique (et toxique aussi, d'ailleurs !) : il fabrique la doxa, l'opinion et manipule les corps à travers l'émotion qui lui est consubstantielle. Tel le montreur de marionnettes de Platon dans l'allégorie de la caverne (République, VII, 514a, 518b), "[il] n'a aucun souci du meilleur état de son ob­jet, et c'est en agitant constamment l'appât du plaisir qu'[il] prend au piège la bêtise, qu'elle l'égare au point de faire croire qu'elle est plus précieuse que tout"(Platon, Gorgias, 464d). Cette "bêtise" dont Musil souligne qu'il n'est pas une pensée importante dont elle puisse s'emparer en désarmant tout sens critique, en endormant toute méfiance et qui consiste à croire qu'il existe réellement des faits tels qu'ils sont relatés, ce que contredit la nécessité de recourir au muthos, au pathos et à l'èthos, qui participent de la mise en scène du logos, non de son dévoilement pur et simple2. Il fait croire que l'on peut librement opiner à la suite de cette relation, ce qu'interdit la force illocutoire et ce que dément l'effet perlocutoire du discours, l'un et l'autre déterminés par l'intérêt plus ou moins direct et immédiat du rhéteur et/ou de ses mandants : 
"voyez ce qui s’est passé au moment du déclenchement de la guerre en Irak. La presse américaine la plus sérieuse s’est mise au service d’une opération qui n’était pas autre chose qu’une entreprise de propagande caractérisée. La puissance impériale américaine a décidé de déclencher une guerre de conquête dont elle avait besoin, sur la base de fausses informations, et elle a bel et bien obtenu, pour ce faire, le concours de la presse. Pour parler comme Kraus, dans un premier temps, on vous dit : « Il y a des armes de destruction massive en Irak. » La presse l’écrit et le public fait : « Ben, ça alors ! » Puis, le moment venu, on dit : « Réflexion faite, non, il n’y avait pas d’armes de destruction massive en Irak. » Le public dit à nouveau : « Ben, ça alors ! » et tout recommence comme avant"(Bouveresse, in Magazine Médiamorphoses, n°16, avril 2006)
  Alors, évidemment, rien n'empêche en théorie que cet intérêt soit "pur", que sa volonté soit "bonne" au sens kantien du terme, rien n'empêche que le rhéteur soit déterminé par la pure forme de la vérité, rien n'empêche, comme Karl Kraus le remarque ironiquement, que "la presse [soit] l'oeil et l'oreille du monde, [...] l'avocate des faibles et de ceux qui souffrent, [qu']elle éclaire avec le flambeau de la vérité l'activité des fonctionnaires qui occupent des positions élevées"(die Fackel, 577-582). Mais enfin, outre qu'il est impossible de produire la moindre preuve que cela ait été le cas, ne fût-ce qu'une seule fois, en tout cas, de manière réellement désintéressée, "les rhéteurs ne sont-ils pas comme les tyrans ? Ne font-ils pas périr qui ils veulent, n'exilent-ils pas de la Cité qui leur plaît, ne le dépouillent-ils pas de ses richesses ?"(Platon, Gorgias, 466b). Les rhéteurs sont comme des tyrans, et ce, dans tous les sens du termes. Au sens de Pascal qui fait remarquer que 
"la tyrannie consiste au désir de domina­tion, universel et hors de son ordre. Diverses chambres, de forts, de beaux, de bons esprits, de pieux, dont chacun règne chez soi, non ailleurs ; et quelquefois ils se rencontrent, et le fort et le beau se battent, sottement, à qui sera le maître l'un de l'autre : car leur maîtrise est de divers genres. Ils ne s'entendent pas, et leur faute est de vouloir régner partout. Rien ne le peut, non pas même la force ; elle ne fait rien au royaume des savants, elle n'est maîtresse que des actions extérieures. Ainsi ces discours sont faux et tyranniques : « Je suis beau, donc on doit me craindre. Je suis fort, donc on doit m'aimer. Je suis... » La tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce qu'on ne peut avoir que par une autre. On rend différents devoirs aux différents mérites : devoir d'amour à l'agré­ment ; devoir de crainte à la force ; devoir de créance à la science. On doit rendre ces devoirs-là, on est injuste de les refuser, et injuste d'en demander d'autres. Et c'est de même être faux et tyrannique de dire : « II n'est pas fort, donc je ne l'estimerai pas ; il n'est pas habile, donc je ne le craindrai pas. »"(Pensées, B332)
Le rhéteur est potentiellement un tyran parce que, au fond, il n'a cure d'être cru pour ce qu'il dit. Ce qu'il désire plus que tout, c'est d'être aimé, d'être admiré et, bien entendu, d'en percevoir les gages réels (gloire, pouvoir) ou symboliques (argent). En vertu de quoi, le rhéteur devient un tyran dans le sens où, effectivement, ils fait périr qui il veut, comme l'atteste le rôle tristement prépondérant de la presse, de son muthos, de son èthos et de son pathos, dans le déclenchement et dans la conduite des deux guerres mondiales. Comme le souligne Proust supra, le journalisme a quand même réussi le tour de force de présenter la boucherie de 14 comme un gigantesque match de boxe, avec tout ce que cela suppose de passivité et de crétinisme chauvin de la part du spectateur : pour parodier Weber, on pourrait dire que la guerre n'est rien d'autre qu'un événement sportif avec d'autres moyens3 !

La philodoxie, c'est-à-dire, étymologiquement (hè philia tès doxas), la passion de l'opinion, cette sorte de connaissance obscure, mutilée et confuse supposée néanmoins suffisante pour éclairer le citoyen sur les enjeux de la vie dans la Cité. Ce qui est un double scandale. Scandale moral d'abord, parce que 
"comme toutes les entreprises qui sont axées principalement sur la recherche du profit, celles de la presse ont évidemment un besoin essentiel de faire croire à l'opinion publique qu'elles remplissent en réalité une fonction beaucoup plus noble et ne travaillent, en fait, que pour le plus grand bien de tous. Mais la différence avec les autres est qu'elles disposent de moyens exceptionnellement puissants et efficaces pour faire accepter leur mensonge"(Bouveresse, Schmock ou le Triomphe du Journalisme, i)
 Les philodoxes, qu'ils soient sophistes ou bien journalistes, sont des menteurs dans l'exacte mesure où ils ne se donnent jamais pour ce qu'ils sont en réalité, à savoir les promoteurs d'un produit, l'opinion, à très haute valeur ajoutée et que, pour cette simple raison, ils ont intérêt à vendre. Scandale politique ensuite en ce que 
"le symbole par excellence de l'amnésie et de l'irresponsabilité qui en découle est le [journal] quotidien, dont le principe pourrait s'énoncer : « l'actualité change tous les jours, il doit par conséquent y avoir une vérité pour chaque jour ». Il reste vrai aujourd'hui que ce qui était vrai hier l'était hier ; mais la vérité d'aujourd'hui n'est pas celle d'hier et n'a par conséquent aucun lien d'implication ou de cohérence quelconque avec elle. Les conséquences désastreuses qui résultent de cette situation sont l'absence de toute espèce de recul et de distance critique par rapport à l'événement, l'impossibilité d'accorder aux questions essentielles le genre d'attention soutenue et de traitement suivi qu'elles exigeraient et la disparition de toutes les obligation que l'on pourrait avoir à l'égard de la vérité"(op.cit., iii)
 La philodoxie, qu'elle soit sophistique ou bien journalistique (et encore, m'abstiendrai-je d'évoquer ici cette forme dégénérée -dégénérée parce que virtuelle, cf. Forum Philosophique et Internet- de la sophistique et du journalisme qui consiste à "tweeter" sur ce qu'il est convenu d'appeler "les réseaux sociaux" et que l'on pourrait nommer "phylodoxie", étymologiquement, hè tès phulès doxa, "l'opinion des réseaux"), c'est la passion de l'actuel, de ce qui vaut maintenant (au moment du message) pour quelques uns (la communauté destinataire du message), et n'a aucun souci d'informer sur ce qui serait susceptible de valoir le plus longtemps possible pour le plus grand nombre possible, ce qui semble tout de même être la question politique essentielle, tout particulièrement en démocratie. À l'opposé diamétral de la philodoxie, la philosophie qui, étymologiquement (hè philia tès sophias), serait d'une part (si on insiste sur sophias), la passion de la science, c'est-à-dire, précisément de ce qui est vrai et pas seulement vraisemblable, universel et pas seulement particulier, nécessaire et pas seulement contingent, substantiel et pas seulement accidentel, etc, d'autre part (si on insiste sur philia), l'amour, le désir, d'une vertu de connaissance que les sophistes prétendent avoir toujours déjà trouvée, de sorte que la philosophie serait à la philodoxie ce qu'une activité de recherche serait à un état de possession. Car tel est l'enjeu historique de la naissance de la philosophie. Le risque fondamental que fait courir la philodoxie sophistico-journalistique à la Cité, ce n'est pas tant l'erreur que l'errance, comme le montre admirablement Hannah Arendt dans les Origines du Totalitarisme : le nazisme, à commencer par ses aspects théoriques délirants, est le fruit de l'indifférence majoritaire à l'égard de toute rigueur dans l'argumentation, de l'idée que l'on peut tout dire, et, pourquoi pas, tout faire4. Dire que "le national-socialisme n'a pas anéanti la presse, mais la presse a produit le national-socialisme. [...] Ce sont des éditorialistes qui écrivent avec du sang"(Karl Kraus, dritte Walpurgisnacht), ce n'est d'ailleurs pas dire que les journalistes se mettent directement et consciemment au service de la force en question, mais plutôt qu'ils en préparent objectivement l'avènement et qu'ils en favorisent objectivement l'extension, fût-ce à leur corps défendant. Le vrai problème réside d'ailleurs moins dans les journalistes eux-mêmes que dans le fait qu'une société donnée ait besoin, dans des conditions déterminées, comme le dit Marx à propos de la religion, d'une superstructure médiatique, dont les journalistes ne sont, après tout qu'un rouage, pour assurer la paix sociale. Marcuse dit férocement que 
"les communications de masse qui établissent la médiation entre le maître et l'esclave sont imprégnées par cette espèce de bien-être, par cette superstructure productive qui repose sur la bae malheureuse de la société. Des agents de la publicité façonnent l'univers dans lequel s'exprime le comportement unidimensionnel. Son langage va dans le sens de l'identification et de l'unification, il établit la promotion systématique de la pensée positive, de l'action positive, enfin il s'attaque systématiquement aux notions critiques et transcendantes"(Marcuse, l’Homme Unidimensionnel, IV)
 La "pensée positive", la "pensée unidimensionnelle" n'est autre que ce que nous appelons aujourd'hui la "pensée unique", celle qui se perd dans l'"abîme des lieux communs", à commencer par celle selon laquelle il faut à tout prix et en toutes circonstances "positiver" (c'est-à-dire consommer) !

C'est pourquoi le philosophe reste, par principe le contre-sophiste, l'anti-journaliste, celui qui dit non, la force de négation de la pensée unique, ou plus exactement, si l'on considère, pour reprendre la belle formule d'Alain, que "penser, c'est dire non", celui qui incite à penser. Le philosophe, c'est celui qui ne se contente pas de la vraisemblance du discours mais qui exige, non seulement sa vérité, mais aussi la preuve de sa vérité. Car, fait dire Platon à Socrate qui s'adresse à Gorgias, "ces vérités me paraissent, si je peux dire, tenir l’une à l’autre et former toute une chaîne. Et, si je peux dire, ces vérités sont enchaînées les unes aux autres au moyen d’arguments de fer et de diamant [...] des arguments que tu ne vas pas pouvoir rompre, ni toi, ni quelqu’un d’autre, encore plus impétueux que toi "(Gorgias, 509a). Désormais, avec la philosophie, semble dire Platon, la vérité ne se présume plus, elle s'éprouve. Platon va même jusqu'à prétendre que "tant que les philosophes ne seront pas rois dans les Cités, ou que ceux qu’on appelle aujourd’hui rois ne seront pas vraiment et sérieusement philosophes, […] il n’y aura de cesse aux maux de la Cité. [Car] les vrais philosophes sont ceux qui aiment le spectacle de la vérité"(Platon, République, V, 474a-475e). Ambition démesurée si on la juge à l'aune de l'abondance des exemples de philosophes dont le niveau philosophique "ne dépasse guère celui du journalisme à sensation, [et dont] les « événements » philosophiques so[nt] de plus en plus d’un type comparable à celui du fait divers ou du scandale"(Jacques Bouveresse, pourquoi pas des Philosophes ?, ii), voire dont la philosophie "ne sert point le Vrai [...], l'Universel [...], l'Éternel [...], mais la lutte contre une indignation et une révolte qui se font jour. Elle sert à détourner les exploités de la contemplation périlleuse pour les exploiteurs, de leur dégradation, de leur abaissement"(Paul Nizan, les Chiens de Garde, iv). Ambition démesurée car, même si la philosophie est, ab initio, conçue comme l'antidote au poison distillé par le sophisme, la philodoxie mise au service du désir de domination, il n'est pas impossible que la philosophie ait conservé une trace inconsciente de la violence de ses origines, au point, comme le fait ironiquement remarquer Robert Musil, que 
"les philosophes sont des violents qui, faute d’armée à leur disposition, se soumettent le monde en l’enfermant dans un système. Probablement est-ce aussi la raison pour laquelle les époques de tyrannie ont vu naître de grandes figures philosophiques, alors que les époques de démocratie et de civilisation avancée ne réussissent pas à produire une seule philosophie convaincante, du moins dans la mesure où l’on peut en juger par les regrets que l’on entend communément exprimer sur ce point. C’est pourquoi la philosophie au détail est pratiquée aujourd’hui en si terrifiante abondance qu’il n’est plus guère que les grands magasins où l’on puisse recevoir quelque chose sans conception du monde par-dessus le marché, alors qu’il règne à l’égard de la philosophie en gros une méfiance marquée. On la tient même carrément pour impossible"(l'Homme sans Qualités, I, §62)
 Et encore, ces propos satiriques, contemporains de ceux de Nizan et de la montée du nazisme, en disant "qu’il n’est plus guère que les grands magasins où l’on puisse recevoir quelque chose sans conception du monde par-dessus le marché", ignorent-ils une des formes modernes de la collusion de la philosophie avec la philodoxie, celle de ceux que Serge Halimi nomme, dans son ouvrage éponyme, "les Nouveaux Chiens de Garde" et qu'il décrit en disant que la révérence, la prudence et la connivence des philodoxes modernes s'exercent précisément à l'égard du pouvoir économique5. Ambition démesurée, disions-nous, mais non pas absurde. Car abusus non tollit usum. Une règle reste une règle quel que soit le nombre de ses exceptions. Qu'ils se soient, de facto, comportés bien trop souvent comme des journalistes à sensation ou des "chiens de garde" de l'ordre établi, que le naturel chassé soit bien trop souvent revenu au galop, il reste que, de jure, la fonction explicitement assignée à la philosophie est à l'opposé de celle du journalisme. Tandis que le philodoxe tient le langage pour une technique comme une autre qui, à ce titre, peut et doit être pervertie afin d'améliorer son efficacité (persuasive, en l'occurrence), le philosophe, au contraire, considère que le langage est bien plus qu'une simple technique et que ses ramifications dans les structures mentales de l'être pensant et les relations sociales de l'animal politique sont telles qu'on ne peut porter atteinte aux règles fondamentales de son fonctionnement sans, dans le même temps, porter atteinte à la dignité du genre humain. Si l'on admet, avec Marx, que le propre de l'homme est de produire ses conditions d'existence, la dignité du genre humain consiste alors, comme Aristote le disait déjà, à créer les conditions de la meilleure vie possible. Le philosophe, c'est justement celui qui voit dans le langage la faculté de penser et poser clairement et distinctement sous la forme d'un énoncé vrai les problèmes que les hommes vont avoir à résoudre, éventuellement, de façon technique, pour améliorer leur existence, pour humaniser leur vie. Si les philodoxes de base, les petits faiseurs d'opinion, les petites mains de la manipulation sophistico-journalistique, ont une vision étroitement techniciste et donc naïve de la nature du langage, les grands démagogues, en revanche, ne sont jamais très éloignés des philosophes conscients de l'enjeu ontologique, et pas seulement technique, du langage, même si, bien entendu, la portée de celui-ci peut changer du tout au tout en fonction des moyens techniques utilisés pour le communiquer. Comme le fait dire cyniquement Gérard Mordillat au patron d'une puissante chaîne de télévision privée,  "la réalité, c'est nous qui la créons. Mettez-vous bien ça dans le crâne : pour le public, il n'y a pas d'autre réalité que celle que nous inventons. Dans les familles, l'écran, c'est le buisson ardent ! C'est l'image et la parole divines. Personne ne peut aller contre" (notre Part des Ténèbres, p.539). La presse, qu'elle soit écrite ou non, est effectivement créatrice de "réalité", elle "crée l'événement", c'est-à-dire, littéralement, ce qui arrive. Il ne faut pas chercher plus loin l'origine de la fascination de tous les systèmes totalitaires pour les media : "inventer la réalité", ne fût-ce qu'en passant sous silence ce qui est susceptible de troubler l'ordre établi, c'est la fonction des murs de la maison transformés en écrans de télévision dans le Farenheit 451 de Ray Bradbury, ou, de façon plus subtile, comme l'ont montré Victor Klemperer dans L.T.I., la Langue du Troisième Reich, ou encore George Orwell dans 1984, de la modification autoritaire du lexique et, plus encore, de la syntaxe d'une langue, ce qui, dans tous les cas, a pour effet immédiat de rendre certains problèmes impossibles à poser, et, partant, à résoudre. Dès lors, prendre philosophiquement soin du langage contre les attaques philodoxiques est une ambition tout sauf futile : 
"vous me direz que ce que je m'efforçais de maintenir n'était que les règles mondaines. Mais, malgré leur frivolité apparente, elles eussent peut-être empêché bien des excès. J'ai toujours honoré ceux qui défendent la grammaire, ou la logique. On se rend compte cinquante ans après qu'ils ont conjuré de grands périls"(Proust, le Temps Retrouvé, 2209)
 Pour autant, le philosophe n'est pas seulement un philologue (ho philos tou logou, "l'ami du langage"), mais, avons-nous dit, l'ami de la connaissance vraie, car, justement, le langage n'est pas une fin en soi, mais ce par quoi et en quoi les hommes posent et, éventuellement, résolvent leurs problèmes. C'est pourquoi celui qui se veut le gardien du langage ne sera en même temps partisan de l'exploration méthodique de ce qui, dans le réel, résiste à notre désir de vivre mieux, qu'à la condition de poser clairement et distinctement les problèmes, c'est-à-dire de les analyser dans un langage rigoureux et précis. Comme le fait remarquer Jacques Bouveresse, "une des plus belles définitions de l'Aufklärung [les Lumières] est certainement celle qui a été donnée par Lichtenberg : « l'Aufklärung, dans tous les états, consiste à parler en concepts corrects de nos besoins essentiels »"(Rationalité et Cynisme, i). Donc, ainsi que le montre excellemment François Châtelet dans son ouvrage sur Platon (op. cit.), se préoccuper de ce que parler veut dire ne suffit pas à caractériser la naissance de la philosophie si l'on n'y adjoint ce long détour par ce qu'il en est de l'être, en d'autres termes de ce qu'il en est du réel, de ce réel qui nous pose problème en ce qu'il suscite "nos besoins essentiels" et qui, sauf erreur, contribue aussi à résoudre le problème en satisfaisant lesdits besoins essentiels. Bref, comment parler rigoureusement de ce qui est en prenant soin non seulement de ce qui est mais aussi de ce qu'on dit de ce qui est ?

1J'ajouterai, pour concéder à la modernité, quelque chose d'intermédiaire entre le pathos et l'èthos (on pourrait l'appeler le pathèthos) et qui consiste à prévenir les jugements de valeur sur le discours de l'auteur en soignant l'image visuelle de celui-ci. J'ai toujours été frappé par la tendance des éditeurs, notamment, à adjoindre une photographie, toujours avantageuse, cela va de soi, de l'auteur du texte écrit en première de couverture. On est loin de l'exigence proustienne de l'effacement de l'auteur derrière son oeuvre !
2Le problème de savoir si cette expression ("dévoilement pur et simple") a un sens ne nous intéresse pas ici. Seul nous concerne le mythe sophistico-journalistique du soi-disant dévoilement de la vérité. "Toute la vérité sur ..." est sans doute l'expression la plus souvent (et le plus mal, cela va de soi) utilisée par et dans les unes des journaux.
3Je ne discuterai pas ici l'idée converse, à savoir que le sport n'est peut-être aussi rien d'autre que la guerre avec d'autres moyens.
4Comme le fait remarquer Hannah Arendt, des expressions telles que "tout est possible, il suffit d'y croire (variante : de le vouloir)" ou "on peut parler de tout sans tabou", ont toujours beaucoup de succès dans l'émergence d'un totalitarisme.
5La violence évoquée par Serge Halimi peut, bien entendu, être rapprochée de cette "violence symbolique" dont parle Bourdieu et qui n'est autre que l'intériorisation par les classes dominées de la violence économique qui leur est faite et que certains "philosophes" très médiatiques dispensent généreusement à travers la promotion des vertus rédemptrices des "lois du marché", y compris les plus absurdes et les plus iniques. 

(à suivre dans II- PHILOSOPHIE ET MATHEMATIQUES 
et III - PHILOSOPHIE ET LITTERATURE)