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lundi 8 mars 1999

PEUT-ON VOULOIR LE MAL ?

Pour décharger un collaborateur du nazisme de sa culpabilité à l’égard des actes criminels commis, on a coutume d’invoquer l’illusion : Untel a agi ainsi parce qu’on lui a fait croire faussement que c’était bien d’agir ainsi. Bref, Untel aurait voulu ses actes, mais pas leurs conséquences monstrueuses. Pourtant, toutes les chasses aux sorcières, lesquelles apparaissent toujours a posteriori comme des abominations (cf. les Sorcières de Salem, d’A.Miller), semblent montrer néanmoins qu’il est possible de souhaiter faire immédiatement du mal à certaines personnes (e.g. la torture) dans le simple espoir d’éviter ultérieurement un mal plus grand à ces mêmes personnes (e.g. la damnation). Auquel cas, on pourrait manifestement vouloir un mal considéré comme nécessaire afin d'éviter le pire. Mais, après l’expérience de Milgram, on constate qu’une forte majorité des personnes testées sont capables d’actes de cruauté extrême alors même qu’elles sont placées dans un contexte d’action complètement gratuit : sans raison consciente, des citoyens moyens d’un pays moderne et civilisé sont capables d’infliger des tortures potentiellement mortelles à des gens qui leur sont indifférents, voire qui leur font pitié. Auquel cas, il serait cette fois possible de vouloir le mal pour le mal, gratuitement, sans enjeu égoïste ni altruiste.
Le problème est de savoir s’il est possible de vouloir le mal ou si celui-ci est toujours involontaire. En d’autre termes, est-il concevable de faire ce qui est mal en sachant que c’est mal, ou alors le mal est-il consécutif à une erreur de jugement ? L’enjeu philosophique est ici de savoir si le problème du mal est un problème moral (liberté d'agir), juridique (esprit civique), psychologique (perversité) ou épistémique (justesse du jugement).


I - De toute évidence, toute décision d’agir est la conséquence de ce qui est jugé préférable.

A - pour agir avec justice, il faut connaître avec justesse.

Platon rappelle que si l’on veut une Cité juste, il va falloir lutter en premier lieu contre ceux qui croient savoir ce qu’est la justice et qui ne font aucun effort pour se demander ce qu’elle est réellement. Le problème est donc de savoir comment transformer ceux qui croient savoir (les philodoxes, hoi philoi tès doxas, "ceux qui aiment l'opinion, le vraisemblable"), en citoyens justes qui savent vraiment (les philosophes, hoi philoi tès sophias, "ceux qui aiment la connaissance, le vrai"). Dès lors la finalité de l’éducation philosophique est “d’établir gardiens de l’Etat ceux qui seront reconnus capables de veiller à la garde des lois et des institutions”(484c). Les gardiens de l’Etat (hoi phulakes, littéralement les “gardes du corps”, ce que nous appellerions aujourd’hui les fonctionnaires) vont donc avoir pour fonction d’appliquer les lois et de perpétuer les institutions qui seront celles de la constitution idéale de la Cité idéale.

Autrement dit, il va s’agir pour eux d’avoir constamment l’oeil rivé sur un modèle idéal que constitue la connaissance absolue des conditions de la justice afin d’agir en conséquence, et c’est ce modèle idéal que Platon appelle constitution (politeïa). Ce qui signifie que l’action est un cas particulier de production, de fabrication de quelque chose (en l’occurrence des actes) par l’intermédiaire d’un jugement c’est-à-dire d’une évaluation portant sur ce qu’il est préférable de faire. De même que le bon magistrat après consultation de la loi juge telle sanction préférable, de même que le bon peintre après examen de son modèle juge tel dessin préférable, de même le bon gardien de la Cité devra juger préférable telle décision politique plutôt que telle autre après avoir tourné son regard vers la bonne constitution. On voit donc que le point de départ de la fondation d’une Cité juste consiste à supposer d’une part la nécessité d’une constitution idéale différente de la constitution réelle qui existe déjà, d’autre part l’existence d’une curiosité intellectuelle pour cette constitution idéale de la part du futur gardien.

Car, si agir avec justice consiste à imiter un modèle intelligible de justice, alors celui qui désire agir avec justice doit au préalable se tourner vers l’Idée de justice. Ce qui veut dire qu’il est hors de question de prétendre agir avec justice si l’on se contente d’imiter un modèle empirique qui existe déjà. Pourquoi donc ? La première raison est que, comme Platon le constate, la justice ne règne dans aucune Cité : elle n’est qu’une Idée, c'est-à-dire un objet intelligible et non sensible. Ce n’est donc pas en imitant des modèles empiriques de Cités injustes que l’on parviendra à agir avec justice. Donc, seconde raison, si le bon gardien doit être doté de curiosité intellectuelle, c’est pour qu'il soit radicalement différent des philodoxes, c’est-à-dire de ceux qui croient savoir. La première qualité exigée du bon gardien est ainsi d’avoir ce naturel philosophique consistant en l’amour du vrai : “les vrais philosophes sont ceux qui aiment le spectacle de la vérité”(République V, 475e). Or ce qui caractérise les actuels citoyens en charge de la vie publique, nous dit Platon, ce n’est pas de ne pas avoir du tout de conception de la justice, mais d’en avoir une fausse conception, de croire en fait qu’ils possèdent la conception de la justice totale alors qu’ils n’en ont qu’une conception partielle. Lorsqu’ils agissent, ils ne sont pas toujours injustes, certes, mais ils ne peuvent être justes tant qu’ils ne voient que quelques aspects (plaisir, gloire, honneur, etc.) de la justice, aspects dont la nature et la valeur changent au gré des circonstances, ignorants qu'ils sont de la vraie nature de la justice.

C’est pourquoi Socrate dit qu’”il est dans la nature des philosophes de s’attacher à la connaissance qui peut leur dévoiler cette essence immuable, inaccessible aux vicissitudes de la génération et de la corruption”(République VI- 485b). Autrement dit tout le naturel philosophique va se résumer dans cette quête du vrai, c’est-à-dire de ce qui doit être, par opposition à ce qui est déjà. A contrario, qui n’est pas capable de s’intéresser à une telle Idée n’a pas de connaissance mais de simples croyances. Ainsi donc, les bonnes dispositions que l’on souhaite trouver chez le futur gardien-philosophe vont se manifester par deux caractères corrélatifs : d’une part l’amour des connaissances, d’autre part la méfiance à l’égard des croyances, à commencer, bien entendu, par ses propres croyances. Oui, mais, objecte Adimante à Socrate, si les qualités intellectuelles requises de la part du futur gardien de la Cité sont celles d’un philosophe, alors comment les faire admettre et respecter par une opinion publique qui, par ailleurs, se moque pas mal des philosophes, pressée qu'elle est de vaquer à des occupations plus terre à terre ? Autrement dit, peut-il y avoir compatibilité entre la philosophie du gardien idéal et la philodoxie de la multitude ? Ou encore la connaissance de quelques uns peut-elle s’accommoder de la croyance du plus grand nombre ?

B - la connaissance vraie est opposée à l’opinion commune.

La constitution de la Cité démocratique athénienne est un exemple de Constitution injuste car, dit Socrate, elle est comparable à un navire dont l’équipage et les passagers auraient pris l’habitude de se satisfaire d’un capitaine incompétent, au motif qu'un incompétent est toujours plus facile à manipuler et à adapter au gré de ses caprices. Il y a là l’idée fondamentale chez Platon que la démocratie n’a pas de constitution, qu’elle est : “comme un vêtement bigarré qui offre toute une variété de couleurs [...] c’est un bazar à constitutions [pantopôlion politeiôn]”(République VIII, 557 c-d). Bref, ce que Platon reproche aux Cités injustes (et particulièrement à la démocratie athénienne), c’est de n’avoir aucune constitution digne de ce nom, c’est-à-dire aucune unité : rien que des apparences multiples et changeantes. En effet, comme nous l’avons dit, la Cité juste serait celle qui serait gouvernée par le gardien-philosophe, lequel déduirait l’action publique d’une connaissance adéquate de la constitution idéale. A contrario, la Cité injuste est un régime politique où l’action publique peut en toute légitimité être décidée par des citoyens qui ne possèdent pas de véritable connaissance mais uniquement des croyances. L’absence de justice serait alors la conséquence directe d’une absence d’unité dans la connaissance, ce qui laisserait libre cours à la multiplicité et à la variabilité des opinions. Tout le monde connaît cet adage : la vérité est une, l'erreur est multiple.

Autrement dit, ce qui fait obstacle à ce que le philosophe soit accepté et reconnu comme dirigeant légitime de la Cité, ou que le pilote avisé comme capitaine du navire, c’est l’incapacité de la multitude, à vouloir atteindre l’unité et la stabilité, tant de la connaissance que de la Cité. Et, ce qui est plus grave, cette tendance est encouragée par “des hommes qui se donnent pour philosophes”(République VI, 489e), c’est-à-dire par des professionnels de l’illusion qui encouragent et confortent la multitude dans ses croyances erronées. Et ce sont ces faux philosophes (sophistes et rhéteurs) que l’attitude philosophique entend combattre. Dès lors, chercher à comprendre la résistance de la multitude au naturel philosophique revient en fait à s’interroger sur l’origine de l’injustice dans la Cité, puisque c’est précisément à l’injustice engendré par la mutabilité et la multiplicité que le gardien-philosophe entend apporter une solution par sa connaissance. Or si l’attitude philosophique consiste à rechercher dans la connaissance un ordre et une unité qui dépassent le désordre et la multiplicité des croyances, c’est donc que ce sont celles-ci qui, encouragées et exaltées par les démagogues, sont fauteuses d’injustice. Comment imaginer en effet qu’une foule livrée à elle-même puisse d’elle-même manifester l’ordre et l’unité nécessaire à la connaissance vraie puisque “partout où il y a foule [les démagogues] blâment ou approuvent certaines paroles avec un grand tumulte, toujours outré”(République VI, 492b). Autrement dit, ce qui crée les conditions de la préférence de la foule pour les opinions multiples plutôt que pour le vrai, c’est la nature même de la foule : une foule diverse et changeante ne peut adhérer spontanément qu'à des opinions diverses et changeantes. Platon veut dire par là qu’un régime politique dans lequel toutes les décisions publiques se prennent au sein d’une assemblée dont les membres ne font qu’exprimer et flatter des désirs, ne peut qu’encourager l’opinion. C’est l’idée que, ce qui fait obstacle à la connaissance, c’est la croyance qui n’est elle-même que l’expression des besoins multiples et changeants du corps. C’est pourquoi le naturel philosophe doit avoir de la méfiance à l’égard du corps (individuel ou social) et de ses sollicitations.

Mais, reconnaît Platon, dans une telle assemblée, tout individu, qu’il possède ou non un naturel philosophique, ne pourra juger qu’à travers des apparences fugitives. Car d’une part nul n’aura le temps de connaître à cause de la succession anarchique et rapide d’opinions non justifiées, d’autre part chacun aura tendance à être déterminé par ce que ses sens lui montreront. Or, en situation de débat démocratique sur l'Agora, ses sens ne lui feront connaître que l’opinion majoritaire. C’est ce que Platon fait dire à Socrate dans le Gorgias : “l’orateur n’est pas l’homme qui fait connaître aux tribunaux ou à toute autre assemblée ce qui est juste et ce qui est injuste [...] de toute façon il ne pourrait pas, dans le peu de temps qu’il a, informer pareille foule et l’amener à connaître des questions si fondamentales” (455a). Si le démagogue trompe la foule, c’est que la foule n’est prête à aucun effort et qu’elle préfère donc l’illusion à la vérité. Il est donc clair que ce sont les membres de l’assemblée “eux-mêmes les plus grands des sophistes” (République VI, 492b). C’est pourquoi, conclut Socrate, “il est impossible que la multitude soit philosophe”(494a), voulant dire par là deux choses : d’une part il est impossible qu’une multitude d’opinions, expression des désirs multiples et changeants, engendre autre chose que des désirs multiples et changeants ; d’autre part qu’il est impossible au sein d’une multitude désordonnée qu’un philosophe qui prône l’unité et l’ordre, donc l’effort de vaincre l’illusion, se fasse entendre. Le problème est alors désormais de savoir si l’injustice, et donc le mal, n’est pas un problème inhérent à la nature même de la multitude politique.


II - Il semble donc que le mal n’est que l’ignorance, flattée par la démagogie, des conditions de la justice.

A - l’âme, encouragée par la flatterie démagogique, se contente de l’apparence du bien.

Supposons, dit Socrate dans le Gorgias(464a-465d), qu'il y ait quatre sortes d'arts (tekhnaï), c'est-à-dire quatre types de pratiques qui consistent à faire ou à fabriquer d’après un modèle intelligible, deux pour prévenir, deux pour guérir, deux pour le corps, deux pour l'âme, deux pour la santé du corps, deux pour la vertu de l'âme :
- la gymnastique, qui est l'art préventif du corps, lui enseigne comment préserver sa santé
- la médecine, qui est l'art curatif du corps, lui indique comment recouvrer sa santé
- l'art législatif, qui est l'art préventif de l'âme, lui prescrit des lois pour préserver sa vertu
- l'art judiciaire, qui est l'art curatif de l'âme, lui prescrit des peines afin de restaurer sa vertu.

Ces quatre sortes d'arts sont donc des pratiques qui tendent à appliquer à l'âme ou au corps la connaissance des efforts à accomplir pour soit préserver, soit restaurer un bien (la santé du corps, la vertu de l'âme). Il est donc inévitable qu'à ces quatre sortes d'arts, correspondent, en démocratie, quatre sortes de flatteries (kolakeïaï) qui vont viser, non plus le bien authentique mais l'apparence du bien (l’apparence de la santé ou de la vertu) en encourageant non plus l'effort mais la facilité. A ces quatre sortes d'arts vont ainsi correspondre respectivement la cosmétique, la cuisine, la sophistique et la rhétorique qui sont toutes quatre des espèces de flatterie.

Dans tous les cas, les flatteries ont deux caractères communs : la tromperie et l’ignorance. La tromperie (464d) : "[la flatterie] a pris le masque de l'art sous lequel elle se trouvait, [elle] n'a aucun souci du meilleur état de son objet, et c'est en agitant constamment l'appât du plaisir qu'elle prend au piège la bêtise, qu'elle l'égare au point de faire croire qu'elle est plus précieuse que tout". La flatterie a donc pour condition de possibilité la crédulité du plus grand nombre qui préfère se faire plaisir sans se fatiguer. Or il est clair que la tromperie est favorisée par l’ignorance (465a) : “[la flatterie] est incapable de donner la moindre justification [...] je n'appelle pas cela un art, rien qu'une pratique qui agit sans raison". Autrement dit, il n’y a flatterie que parce qu’il y a ignorance, non seulement du côté de l’âme flattée qui se laisse prendre au piège, mais aussi du côté du flatteur qui flatte sans souci des conséquences mais par pure facilité (par vanité, par appât du gain, etc.), sans rien connaître de ce dont il parle.

La démonstration de Socrate aboutit donc à la conclusion qu'il existe deux procédés irrationnels qui visent à flatter l'âme des individus : la sophistique qui prend l'apparence de l'art législatif (elle est à l'âme ce que la cosmétique est au corps), et la rhétorique qui prend l'apparence de l'art judiciaire (elle est à l'âme ce que la cuisine est au corps). En trompant les individus sur la nature de ses intentions, la sophistique fait croire qu'elle vise la vertu réelle de l'âme, alors qu'elle ne se préoccupe que de sa vertu apparente. Quant à la rhétorique, elle fait croire qu'elle veut restaurer la vertu alors qu'elle veut n'en donner que l'apparence. Là où tout un chacun recherche confusément le bien, c’est-à-dire ce qui est véritablement utile à la vie bonne, les sophistes et les rhéteurs, exploitent à leur profit la tendance paresseuse de chacun à préférer le bien à moindre coût, et donc à se contenter des apparences subjectives qui font croire que le bien est atteint. Mais en quoi l’apparence du bien est-elle un mal ?

B - désirer le plaisir immédiat n’est pas vouloir le bien futur.

Il est évident que les analogies de la sophistique avec le maquillage et de la rhétorique avec la cuisine sont infamantes pour les sophistes et les rhéteurs. Ce qui amène Polos, un admirateur du rhéteur Gorgias, à prendre sa défense dans les termes suivants : “les orateurs ne sont-ils pas comme les tyrans ? Ne font-ils pas périr qui ils veulent, n'exilent-ils pas de la Cité qui leur plaît, ne le dépouillent-ils pas de ses richesses ?”(Gorgias, 466b). Polos prétend donc réhabiliter la réputation des rhéteurs, des sophistes et de leurs élèves par un argument en deux parties : ils font ce qu’ils veulent ce qui implique qu’ils ont du pouvoir. Mais Socrate, s'il est prêt à reconnaître que rhéteurs et sophistes, à l'instar des tyrans, font ce qui leur plaît, en revanche il doute fort qu'ils fassent ce qu'ils veulent. Socrate entend donc démontrer que faire ce qui plaît n’est pas faire ce qu’on veut, mais que faire ce qui plaît donne l’illusion de faire ce qu’on veut.

On a vu que la rhétorique et la sophistique sont des flatteries qui encouragent l'âme à donner l'apparence d’un règlement judiciaire ou d’une prescription légale aux affaires qui lui sont soumises. Ces deux pratiques démagogiques ne se préoccupent donc que de faire plaisir à l’âme de telle sorte que, lorsqu'il s'agit de décider ce qui est préférable, elles règlent l'affaire dans le sens de ce qui fait plaisir à la majorité. Or il est bien évident que, pour faire plaisir à une majorité, il n'est nullement nécessaire de posséder une connaissance de ce que doit être le bien. Il faut même faire exactement le contraire, c'est-à-dire décider en fonction de l'actualité des diverses croyances : faire plaisir à la majorité suppose que le démagogue adopte sans difficulté la croyance majoritaire. Alors que prétendre parler au nom du "bien" serait manifestement prendre le risque de déplaire à la majorité. De sorte que, pour faire plaisir à une majorité d'individus, il faut et il suffit au démagogue de dire et de faire ce que la majorité désire et donc renoncer à tout raisonnement. Or, on se rend compte que ce qui vaut pour le corps politique vaut aussi pour le corps biologique : pour se faire plaisir, il faut également renoncer à se raisonner pour s'abandonner au caprice de ses propres désirs immédiats divers et changeants qui commandent toujours dans l'urgence de faire cesser la souffrance consécutive au besoin. Donc faire plaisir ou se faire plaisir consiste à faire droit explicitement à la causalité biologique qui s’exprime par le désir immédiat plutôt que par la volonté de l’avenir. Bref, on peut fort bien désirer sans rien vouloir.

Car en effet, la volonté suppose un but, des raisons, là où le désir ne connaît que des causes. Socrate pose en effet la question suivante : “les hommes veulent-ils faire chaque action qu'ils font ou bien ce qu'ils veulent n'est-ce pas plutôt le but qu'ils poursuivent en faisant telle ou telle chose ? Par exemple, quand on avale la potion prescrite par le médecin, à ton avis, désire-t-on juste ce qu'on fait, à savoir boire cette potion et en être tout indisposé, ne veut-on pas plutôt recouvrer la santé ?”(Gorgias, 467c). En disant cela, Socrate attire notre attention sur trois points :
- nous ne voulons pas tout ce que nous faisons, autrement dit, il est un certain nombre d’actes qui ne sont que désirés, c’est-à-dire réalisés uniquement pour répondre à l’urgence physiologique d’un besoin, sans pour autant être explicitement voulus
- lorsque nous voulons, nous nous fixons un but dont la représentation suffit en général pour mobiliser notre désir ; l’exemple de la potion montre que je ne puis pas désirer boire le remède, parce que le désir vise toujours le plaisir immédiat et que la potion ne va pas m'apporter du plaisir mais va m'indisposer ; en revanche, je peux vouloir boire le remède dès lors que je me représente consciemment un but (la guérison) dont le moyen est l'absorption de ce médicament,fût-il non désirable
- ce que nous voulons, c’est un bien (la santé), de sorte que, non seulement la volonté du bien futur n'est pas le désir du plaisir immédiat, mais l’on peut même et sans contradiction désirer un mal immédiat (être incommodé par le remède) lorsque ce désir paradoxal est néanmoins subordonné à la volonté du bien futur.

On a montré avec l’exemple du tyran que le fait de combler un besoin sensible procure effectivement du plaisir, ou plus exactement, la cessation de la douleur caractéristique du besoin. De là vient l'illusion que le tyran fait ce qu'il veut alors qu'en réalité il ne fait que ce qu'il désire. Car l’exemple de la potion a montré que la volonté est nécessairement volonté d’un bien comme but final, lequel, puisqu’il suppose des moyens de réalisations, peut tout aussi bien amener à désirer quelque chose d’immédiatement agréable (manger pour rester en santé), que quelque chose d'immédiatement désagréable (avaler un remède pour se guérir). Bref, “l’agréable et le bon [...] ne sont pas la même chose, [et il faut faire] l’agréable en vue du bon”(Gorgias, 506d). Or n’est-ce pas précisément cette confusion entre le bien et l’agréable qui est constitutive du mal ?

C - la confusion entre bien et agréable manifeste un désordre de l’âme et constitue le mal.

Si désirer se faire plaisir n’est pas synonyme de vouloir le bien, le fait de pouvoir satisfaire tous ses désirs ne prouve pas que l’on fait ce que l’on veut. Bien au contraire, comme le montre en fait la comparaison de Polos : l’orateur, comme le tyran, ne font que céder au caprice de la multiplicité des désirs, les seins propres comme ceux de la foule, désirs qui n’ont aucun but, seulement des causes. Les désirs qui ne sont pas dirigés par la volonté ne sont en effet mobilisés que par l’urgence qu’il y a à faire cesser un état subjectif de malaise. L’orateur souffre lorsqu’il ne persuade pas (et lorsqu’il ne s’enrichit pas), le tyran souffre lorsqu’il n’impose pas sans retard l’urgence de ses envies, d’une manière générale, l’égocentrique souffre lorsqu’on ne cède pas à son caprice. Bref, ils sont, l’un comme l’autre, entièrement dépendants de causes qu’ils ne maîtrisent pas, et ce, parce qu’ils ne connaissent pas ce qu’il faudrait faire pour les maîtriser.

Or, si le désir n’est, en lui-même, qu’un moyen de conservation de notre propre être, mais qu'en plus ce moyen est accessible à la réflexion consciente, c'est que sa raison d’être réside dans sa subordination à la volonté, sinon il serait demeuré inconscient comme chez les animaux. C’est l’idée que tout désir d'agir n’acquiert de valeur (bonne ou mauvaise) que par rapport à un projet ( ou une absence de projet) sur l’avenir. Ce n’est donc que par l’intention finale du sujet que l’action qu’il désire faire est bonne ou bien mauvaise, étant entendu que ce qu’il veut, cette intention finale, c’est nécessairement un bien : vouloir le mal, c'est une contradiction dans les termes. C’est pourquoi, en République IV (443d), Platon dit que “l’homme juste [...] établit un ordre véritable dans son intérieur, [...], il devient ami de lui-même, il harmonise les trois parties de son âme”. Autrement dit, l’homme juste est celui dont les désirs du ventre (appétits), ceux du coeur (activité) et ceux de la tête (curiosité), sont rationnellement maîtrisés, c’est-à-dire celui qui sait qu’il doit en être ainsi, et qui, du coup, vit harmonieusement, devient ami de lui-même. A contrario, l’injuste est celui qui ne manifeste pas cette harmonie mais qui est, au contraire, littéralement tyrannisé par une curiosité, une activité ou des appétits désordonnés. C’est pourquoi “l’art médical nous délivre de la maladie comme l’art judiciaire nous délivre de l’injustice”(Gorgias, 478b) : de même que celui qui manifeste un désordre corporel doit consulter celui qui sait quels efforts il faut vouloir pour que le bien du corps (la santé) soit visé, de même celui qui connaît un désordre de l’âme doit consulter celui qui sait ce qu’il faut vouloir pour que le bien de l’âme (la justice) soit restauré. La sanction judiciaire est donc l’analogue du remède médical : c’est douloureux en ce que l'effort de volonté va peut-être imposer de désirer ce qui est immédiatement désagréable à la tête, au coeur ou au ventre, et ce, afin de mettre en ordre des désirs, auquel le sujet malade ou injuste n’était pas ou plus habitué.

Et c’est là que réside tout le problème : vouloir, c’est nécessairement vouloir un bien, puisqu’il s’agit de s’acheminer vers ce qui doit être après évaluation des futurs possibles dont l’un aura été jugé meilleur que les autres. Mais lorsqu’on ne veut rien, les désirs qui ne sont plus ordonnés par rapport à une volonté finale incitent à la réaction immédiate face à une situation donnée, réaction dont la seule raison d’être est de faire cesser un état de souffrance. Le désir, lorsqu’il n’est pas maîtrisé par la volonté, est donc facteur de tyrannie, sur soi et sur autrui, et, en cas de résistance imprévue, le désir devient violence, c’est-à-dire exigence de satisfaction à tout prix : le désir, livré à lui-même ne supporte pas la frustration. A fortiori, lorsque l’ignorant naïf et crédule est démagogiquement incité par des profiteurs à prendre ses désirs pour des volontés, c’est-à-dire à confondre le plaisir immédiat et individuel pour le bien futur et universel, il donne alors l’impression de vouloir le mal. Mais il ne veut pas le mal, il est simplement sous l’emprise d’un caprice justement parce qu’il ne veut rien et qu’il ne sait pas ce qu’il doit vouloir. Bref, comme Socrate l'explique à Ménon, "il est donc évident que ceux-là ne désirent pas les choses mauvaises, qui ne les connaissent pas, mais qu'ils désirent celles qu'ils pensent être bonnes, et qui sont en fait mauvaises. [...] Personne, donc, Ménon, ne veut ce qui est mauvais"(Ménon, 77b-78e). Mais alors, comment expliquer que celui qui fait le mal puisse être tenu pour responsable (et, éventuellement, puni en conséquence) de ce qu'il a mal fait s'il ne l'a pas réellement voulu ?



III - C'est que, sans être volontaire, le mal est néanmoins toujours intentionnel.

A - le défaut de maîtrise des désirs est toujours jugé sévèrement.

On connaît déjà la réponse analogique que fait Platon à la question posée : la condamnation pénale est au mal moral ce que le médicament est au mal physique. Bref, on punit l'auteur d'un crime ou d'un délit pour le "purifier", comme on purifie l'organisme malade au moyen du remède approprié. Mais cette analogie ne tient pas : le crime ou le délit n'est pas, comme la maladie, quelque chose qui nous arrive, mais quelque chose que l'on fait. Au point, comme le dispose le Code Pénal français, qu'"il n'y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre"(art.123-1). En fait, on peut apporter trois objections évidentes à la thèse platonicienne selon laquelle le mal n’est jamais volontaire au motif que la volonté se porte toujours sur le meilleur possible : éthico-juridique, psychologique, épistémique.

L’objection éthico-juridique est la première qui vient à l’esprit. D'après Platon, celui qui fait le mal le fait involontairement en suivant simplement les penchants de ses désirs. Bon, d’accord. Et après ? Après tout les tribunaux sont encombrés d’affaires de moeurs correspondant exactement à cette définition du mal. Untel a commis un viol simplement pour satisfaire causalement un désir sexuel faisant suite à une très forte pulsion, et non pas, en général en fonction d'un but consistant à vouloir faire du mal à sa victime. Ce qui explique d’ailleurs que, parfois, les prévenus ne semblent pas comprendre clairement ce qu’on leur reproche, en particulier dans les affaires d’inceste où le parent indigne prétend le plus sérieusement du monde vouloir le bien de son enfant. Cela dit, le fait que l’acte répréhensible ait suivi le chemin soi-disant causal du désir alors que celui-ci aurait dû être guidé sur le chemin final de la volonté ne rend pas, en général, cet acte moins odieux. Au contraire : “les hommes méchants ne sont pas moins à craindre ni moins pernicieux quand ils sont méchants nécessairement”(Spinoza, Lettre LVIII à Schuller). Autrement dit, de deux choses l’une :
- ou bien le chemin causal du désir expliquant l’acte mauvais est jugé tellement impérieux que le le prévenu est déclaré irresponsable, c’est-à-dire pathologiquement incapable de soumettre ses désirs à une volonté en ce qu'“il est atteint au moment des faits d’un trouble ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes”(Code Pénal, art.122-1) et alors il est sanctionné non par une privation pénale de liberté éventuellement assortie d’une condamnation pécuniaire civile, mais par un internement psychiatrique assorti d’un traitement médical (cf. M. le Maudit, de Fritz Lang)
- ou bien le prévenu est reconnu coupable de n’avoir pas fait l’effort de maîtriser ses désirs et condamné en conséquence, ce dont convient Platon lui-même : “quand il s’agit des qualités que l’on estime pouvoir être acquises par l’application [...] si elles manquent à un homme et qu’elles soient remplacées par les défauts contraires, c’est alors que se produisent les colères, les punitions et les exhortations”(Platon, Protagoras, 323e).

L’objection psychologique consiste à se demander si comme le prétend Platon, le mal que l’on fait objectivement à l’égard d’autrui peut toujours être expliqué par le plaisir que l’on en retire subjectivement. Ainsi, l’expérimentateur de Milgram, qui manque certainement de volonté, éprouve-t-il du plaisir en participant à cette expérience scientifique ? En d'autres termes, est-il pervers ? Nul doute qu’il est, dans un certain sens, flatté d’être choisi comme expérimentateur et qu’il éprouve dans un premier temps du plaisir à manipuler des instruments en se procurant le pouvoir de punir. Or, il est remarquable que ce plaisir disparaît au cours de l’expérimentation et que l'expérimentateur finit par éprouver une véritable douleur à voir souffrir autrui. Et cette douleur n’est sans doute pas que de la sensiblerie consistant à écraser une larme pour se donner bonne conscience sans rien changer à ses convictions : c’est aussi une douleur morale profonde, un déchirement intime. L'expérimentateur-cobaye se sent terriblement coupable, il souffre de voir souffrir autrui et il souffre surtout de le voir souffrir à cause de lui. Autrement dit, il semble que, dans ce cas troublant, le bourreau manifeste une absence de volonté puisqu’il n’est pas capable de dire “non” à son désir de continuer à faire ce qu’il fait. On est, typiquement, dans le schéma aristotélicien du défaut de volonté (akrasia, que l'on traduit aussi parfois par "intempérance", voire "incontinence") : "l'homme tempérant [enkratès] se confond avec celui qui s'en tient fermement à son raisonnement, et l'homme intempérant [akratès] est celui qui est enclin à s'en écarter. L'intempérant sachant que ce qu'il fait est mal, le fait par passion, tandis que le tempérant, sachant que ses appétits sont pervers, refuse de les suivre, par la règle qu'il s'est donnée"(Aristote, Ethique à Nicomaque, VII, 1145b).

L’objection épistémique enfin consiste à se demander, puisque faire le mal, c’est, selon Platon, manquer de volonté pour réaliser une imitation satisfaisante de l’Idée de bien, en quoi consiste exactement la connaissance de ce modèle idéal que l’on est censé imiter ? Toute Idée est déjà, par sa nature, une forme intelligible nécessaire, autrement dit, ce qui sert de modèle à certains concepts scientifiques et à certains objets sensibles. En particulier, on se souvient que l’Idée de bien est l’Idée suprême qui, dans le domaine intelligible, remplit la même fonction que le soleil dans le domaine sensible. Mais cette définition analogique montre l’impossibilité qu’il y a à la définir par elle-même : s'il existait une définition (LA définition) du bien, quel besoin aurait Platon d'employer une analogie ? D'autant que toute Idée, a fortiori l’Idée suprême de bien, est non pas une réalité mais un idéal, ce n’est pas ce qui est mais ce qui doit être. Or, comment connaître ce qui n’est pas ? Et là encore de deux choses l’une :
- ou bien on considère que cette connaissance est possible mais qu’elle n’est pas scientifique, elle est mystique c’est une connaissance révélée par la grâce d’une sorte de miracle divin ; de la sorte le bien s’identifie à Dieu, la connaissance du bien s’assimile à l’étude théologique de la parole divine, et la pratique du mal appartient nécessairement aux mécréants, aux infidèles ; or les exemples des guerres de religion montrent bien la fragilité de cette option
- ou bien on considère que la connaissance théorique d’une Idée en général et de celle de bien en particulier est impossible, car “une idée n’est rien d’autre que le concepts d’une perfection qui ne se trouve pas encore dans l’expérience”(Kant, Propos de Pédagogie, intro.) bien que, néanmoins, sa pensée pratique soit nécessaire car “les idées ont une réalité objective mais valables seulement au point de vue pratique”(Progrès de la Métaphysique, III) ; auquel cas,  le mal ne serait plus l'effet d'une connaissance du bien insuffisante pour motiver la volonté, mais plutôt une absence primitive de volonté à réaliser ce qui n’existe pas encore, à savoir le bien.

Donc, dans tous les cas, n'est-ce pas plutôt une faiblesse de la volonté qu'une faiblesse de l'intellect qui donne l'impression de vouloir le mal ?

B - la faiblesse de la volonté est cependant la conséquence d’un raisonnement.

La solution de Kant possède sur celle de Platon l’avantage de faire du mal un problème moral et non plus un problème épistémique : celui qui agit mal n’est pas nécessairement un ignorant, mais il est à coup sûr un faible, puisque sa volonté est incapable de vouloir ce qui doit être fait nécessairement mais réclame un effort. Du coup, cet effort n’est pas fait et les conséquences de cette faiblesse de la volonté sont parfois dévastatrices. Et c'est cette faiblesse de la volonté que, précisément, on lui reproche. Pour revenir à notre exemple, le cobaye de Milgram est incapable de vouloir mettre fin à l’expérimentation alors qu’il le devrait au bout d’un certain temps, indépendamment du fait qu’il soit ignorant ou non, indépendamment du fait qu’il ait le désir de continuer ou non, indépendamment du fait qu’il éprouve du plaisir ou non. Et il en est incapable car “il fait des mobiles de l’amour de soi et de ses inclinations la condition de l’obéissance à la loi morale” (Kant, la Religion dans les Limites ..., VI, 37). En d'autres termes, il ne veut pas vraiment faire le mal, mais il ne veut pas non plus s'y opposer : il le laisse s'installer parce qu'il n'a pas la force morale d'y résister, et il n'a pas cette force parce que toute sa force est employée pour sauvegarder la consistance de son moi. La faiblesse de la volonté qui est reprochée à celui qui agit mal est donc un immoralisme : il sent intuitivement que son intention est mauvaise (il est mal à l’aise) mais il préfère raisonner en termes de conséquences pour la cohérence de sa propre identité. Autrement dit, il serait pleinement conscient de l’immoralité de son intention de départ, dont il sent qu’elle peut avoir de graves conséquences pour autrui et pour lui-même, mais, d'une part, il sait que celles-ci ne sont pas certaines, d'autre part, s'il a accepté ce job, c'est qu'il a de bonnes raisons qu'il serait désastreux pour sa propre cohérence intime d'invalider alors que le processus dans lequel il est engagé touche à sa fin. Dès lors, il préfère prendre le risque de provoquer de graves conséquences pour autrui parce qu’il a tout simplement une bonne raison de le faire. Et cette raison, c'est l'estime de soi.

C’est le raisonnement du chauffard qui sent qu’il est mauvais d’enfreindre le code de la route, mais qui accepte consciemment le risque de provoquer un accident parce qu’il pense avoir une bonne raison de conduire comme il le fait : par exemple arriver à l’heure à un rendez-vous important pour lui. Ne pas brûler le feu rouge, ce serait, à ses yeux, reconnaître que le rendez-vous n'est, au fond, pas si important que cela. Ce qui le mettrait en contradiction avec lui-même. Alors qu'après tout, pense-t-il, le risque d'accident n'est pas si considérable que cela. Ce qui laisserait supposer que celui qui fait le mal, le fait au terme d'un raisonnement qui met en balance, d'un côté une probabilité subjectivement faible de voir survenir des conséquences indésirables pour autrui, de l'autre côté un risque très fortement probable et donc inacceptable de voir entamer sa propre estime de soi par la considération de l'inconsistance de ses décisions.
Revenons à l’expérience de Milgram : quel est donc le raisonnement qui peut fournir au cobaye de Milgram qui fait le mal, qui s’en rend compte (il n’est pas atteint d'un trouble du discernement au sens de l'art.122-1 du Code Pénal), qui en souffre (il n’est pas sadique), et qui n’aime pas en souffrir (il n’est pas masochiste) une bonne raison d'accepter et de continuer l’expérience ? Rappelons que l’expérience de Milgram se déroule toujours dans un contexte scientifique qui fait autorité : université prestigieuse, laboratoire, présence de chercheurs en blouse blanche, appareillage sophistiqué, discours scientifique. Il est possible :
- (r1) que l'expérimentateur-cobaye ignorant considère que l’autorité scientifique ne peut pas faillir, qu'elle sait donc ce qu'elle fait et ce qu'elle fait faire, de sorte que, même dans les plus douloureux moments de l’expérimentation, n’importe quelle personne normalement constituée aurait fait comme lui, la faiblesse de la volonté étant ici due à un sentiment d’infériorité (syndrome de soumission aveugle à l'autorité)
- (r2) que l'expérimentateur-cobaye croie, sur la base d'expériences passées similaires, que le dispositif technique devrait fonctionner mais que c’est à cause de lui que, pour une fois, ça se passe mal, du coup, à chaque échec s’accompagnant d’une décharge fictive, il faut qu’il recommence pour tenter d’effacer un sentiment de malchance (syndrome du joueur de casino qui perd mais qui se dit que chaque échec augmente la probabilité de gain au coup suivant)
- (r3) que l'expérimentateur-cobaye soit tout bonnement animé d'une curiosité cynique  en ce qu'il pense que, plus il avance dans l’expérimentation, plus il est dommage d’abandonner en si bon chemin sans savoir ce qui va en résulter, la faiblesse de la volonté prenant ici l’allure du sophisme (sunk cost fallacy) selon lequel quand on a payé cher quelque chose, il faut, justement, continuer à utiliser cette chose quels qu’en soient les désagréments afin de tenter de compenser le coût d'utilisation (ici, c'est le malaise de l'expérimentateur) par un hypothétique gain cognitif ("au moins, j'aurai appris quelque chose !").

Mais alors, cette faiblesse morale de la volonté ne montre-t-elle pas que l'on peut, finalement, toujours avoir une bonne raison de faire le mal ?

C - ce raisonnement est un raisonnement de mauvaise foi.

Dans tous les cas, on remarque que celui qui fait le mal, le fait toujours en conscience car avec une "bonne" raison : “oui, je sais, je ne devrais pas le faire, mais, au fond, j’ai une bonne raison de le faire (r1, r2, ou r3)”. L'expérimentateur se rend bien compte que sa conscience oscille entre deux pôles intentionnels opposés :
- (C1) l’intention de se préoccuper d’autrui en priorité, laquelle est moralement et juridiquement prescrite par l’obligation de porter secours à une personne dont on sent que la vie est en danger ; ce qui implique d’arrêter l’expérimentation au risque de passer pour inconsistant à ses propres yeux et pour un dégonflé aux yeux d'autrui
- (C2) l’intention de se préoccuper de soi-même en priorité, laquelle est moralement condamnée et juridiquement prohibée lorsqu'il existe un danger objectif pour autrui ; ce qui implique de continuer l’expérimentation au risque d’apparaître, à la limite, comme le meurtrier par imprudence de la personne mise en danger, sauf, bien entendu, si on a une raison impérieuse de le faire (c’est le fameux problème posé par le meurtre en état de légitime défense).

Si l'expérimentateur-cobaye de Milgram faisait le choix C1, il n'y aurait pas de problème, et pas de mal non plus. Mais, en donnant sa préférence à C2, il prend donc des risques, de sorte qu'il lui faut, d'ores et déjà, préparer sa défense devant un éventuel tribunal : il décide donc que la bonne raison en sera son obéissance à l’autorité, ou bien l'efficacité technique reconnue d'un processus éprouvé, ou encore par la rationalité d'un comportement cohérent, et non pas le simple choix de soi-même dans l'ignorance, voire le mépris, d'autrui. Car, à moins d'être un provocateur, il sait qu'une telle intention (celle des "mobiles de l'amour de soi" comme le dit Kant) ne peut être explicitement revendiquée. Aussi, l'expérimentateur mène-t-il l’expérimentation à son terme, après s'être mis juridiquement (du moins le pense-t-il) hors de cause et en négligeant complètement les conséquences moralement désastreuses de son choix : au mieux, il est cynique et amoral (sans principe moral), au pire il est sadique et immoral (sans pitié pour autrui).

On est typiquement et dramatiquement dans une situation de mauvaise foi : comme le dit Livet, "nous agissons d'une façon que nous pouvons identifier et interpréter, mais dont nous ne pouvons revendiquer l'intention"(la Communauté Virtuelle, III, ii, 6). On sait que cette intention est moralement mauvaise, alors on fait le pari risqué que son choix aura des conséquences négligeables pour autrui, et, à tout hasard, on se choisit une bonne raison pour justifier son acte en occultant son intention réelle. Ainsi, comme pour tous les actes de mauvaise foi, il y a une décision (ici, C2) prise à l’instant t1 (l’instant où le cobaye décide, malgré le danger, de continuer l’expérience). Mais, si l'expérimentateur-cobaye reconnaît avoir choisi de continuer, il prétend toutefois avoir été préalablement déterminé en  t0 (antérieur à t1) par des raisons (r1, r2, ou r3) que toute personne sensée eût pu avancer dans de telles circonstances. C2 (l'intention réelle) prise en t1 apparaît désormais, aux yeux-mêmes de l'expérimentateur, comme secondaire car précédée par un événement intervenu en  t0 tellement plus important (r1, r2, ou r3) qu'il ne peut pas ne pas avoir déterminé sa décision.

La mauvaise foi consiste précisément à faire effort pour se cacher, d'abord à soi-même, le fait qu'à un certain moment, il a fallu faire le choix de soi-même au détriment de la dignité, voire de l'intégrité d'autrui : "l’acte premier de la mauvaise foi est pour fuir ce qu’on en peut pas fuir, pour fuir ce qu’on est"(Sartre, l’Être et le Néant, I, ii, 3), et ce que l'on est, en l'occurrence, c'est un être égoïste, amoral ou immoral. Dans tous les cas, celui qui fait le mal, le fait intentionnellement pour en retirer un certain bénéfice personnel, fût-il symbolique, en termes d'estime de soi, voire, comme nous l'avons suggéré plus haut, de simple cohérence personnelle, plutôt qu'en termes de richesses matérielles ou même de plaisir sensible. Or un tel choix intentionnel, qui entre toujours en conflit avec l'éducation morale que tout un chacun a reçue, est nécessairement vécue dans l'angoisse. Aussi, "nous fuyons l’angoisse dans la mauvaise foi"(Sartre, l’Être et le Néant, IV, i, 3) : nous désamorçons le malaise consécutif à notre choix en minimisant notre réelle intention jusqu'à l'oublier complètement. C'est bien en ce sens que l'on peut avoir l'intention de faire le mal : non pas vouloir le mal, c'est-à-dire faire souffrir autrui (l'expérimentateur-cobaye de Milgram n'est pas un pervers), mais projeter, planifier, envisager néanmoins, au nom du simple profit personnel, de tenir pour négligeable la dignité d'autrui. C’est en ce sens que la violence, l'exploitation, la guerre sont des maux : c’est que la propre sécurité, le propre confort, la propre cohérence de l'un apparaît toujours comme raison impérieuse de refuser de prendre en considération la souffrance potentielle d’autrui. C'est le "mal radical" dont parle Kant. Mais c'est en même temps la preuve de la "banalité du mal" dirait Hannah Arendt, voulant dire par là qu'il n'est pas nécessaire d'être un monstre pour avoir l'intention de faire le mal, mais, banalement, de s'appliquer, méthodiquement, à fermer tranquillement les yeux sur les conséquences probables (probables pour un individu moyen : par exemple, l'expérimentateur-cobaye de Milgram est clairement informé des risques vitaux qu'il fait courir à ses "victimes") afin, au minimum, d'être cohérent avec soi-même. Comme le dit Sartre, "pour celui qui pratique la mauvaise foi, il s'agit bien de masquer une vérité déplaisante ou de présenter comme une vérité une erreur plaisante. La mauvaise foi a donc en apparence la structure du mensonge. Seulement, ce qui change tout, c'est que dans la mauvaise foi, c'est à moi-même que je masque la vérité"(Sartre, l'Être et le Néant, I, ii, 1). D'où les conséquences potentiellement dévastatrices de mes agissements sur lesquelles je ne veux rien savoir. Platon n'a donc sans doute pas tort de dire que le mal procède toujours d'un défaut de connaissance. Sauf qu'il est des ignorances qui sont intentionnelles, autrement dit consciemment planifiées.


Conclusion.

Il semble qu’on ne puisse vouloir que ce qui est jugé préférable d’après la connaissance d’un modèle idéal d’actions bonnes. Cela dit, la connaissance du bien n’est pas naturelle, contrairement à la sensation de plaisir consécutive à la satisfaction des désirs. Le mal peut alors consister à faire prendre à des ignorants le plaisir pour le bien, et les désirs pour des volontés. Pourtant, le mal a beau avoir été commis par ignorance du bien, il n’est pas excusable pour autant. De plus, il n’est pas nécessaire de prendre du plaisir pour faire le mal. Enfin on comprend difficilement ce que pourrait signifier l’expression “connaître le bien”, puisque le bien est ce qui doit être et ce qui doit être n’est pas connaissable mais (dans le meilleur des cas) faisable. C’est pourquoi le mal semble n'être pas un problème épistémique mais plutôt un problème moral : il s’agit là d’une grave faiblesse de la volonté puisque l’intention d’agir est, en l'occurrence, amorale ou immorale. Cela dit, celui qui fait le mal est obsédé par sa propre quiétude individuelle qu’il entend garantir à tout prix, fût-ce au prix de la souffrance d'autrui. Le mal est donc toujours accompli intentionnellement mais de mauvaise foi puisqu’on prétend, au terme de stratégies complexes de brouillage de la conscience que l'on a pourtant des conséquences possibles de son acte, avoir une bonne raison de minimiser, voire de nier la souffrance d’autrui. Ce qui, finalement, fait du mal un problème tout à la fois moral, juridique, psychologique et épistémique.