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jeudi 4 mai 2000

DANS QUELLE MESURE NOS EMOTIONS PEUVENT-ELLES JUSTIFIER NOS ACTES ?

La plupart de ceux qui ont parlé des sentiments et des conduites humaines paraissent traiter, non de choses naturelles qui suivent des lois ordinaires de la Nature, mais de choses qui seraient hors Nature. [p.ex.] le très illustre Descartes, encore qu’il ait cru au pouvoir absolu de l’esprit sur ses actions a tenté [...] de montrer en même temps comment l’esprit peut dominer absolument ses sentiments, mais à mon avis il n’a rien montré du tout”(Spinoza, Ethique, III, préf.). En effet, selon une tradition philosophique qui va de Platon à Descartes, agir s’oppose à pâtir, comme la réflexion volontaire et rationnelle s’oppose au sentiment involontaire et irrationnel : “nos volontés sont de deux sortes [...] les unes sont des actions de l’âme qui se terminent en l’âme même [...] les autres sont des actions qui se terminent en notre corps”(Traité des Passions, art.18). Bref, agir, c’est vouloir, et vouloir, c’est imposer à l’âme ou au corps une libre décision incompatible avec l’irruption du sentiment, sous-entendu, de l’irrationnel. Ce qui est valable dans la mesure où je ne puis évidemment pas justifier un acte meurtrier par un sentiment de colère. Cela dit, n’existe-t-il pas des actions dont nous avons le sentiment qu’elles sont nécessaires, sans pouvoir en démontrer la nécessité autrement que par l’existence de ce sentiment, par exemple, manifester parce que nous sommes indignés ? Certes, peut-être que le sentiment d’indignation est lui-même explicable rationnellement. Mais cela voudrait dire alors qu’il existe des sentiments rationnels, c’est-à-dire qui permettent de convaincre dans une argumentation sans menacer ni séduire l’auditoire ? Bref, dans quelle mesure nos émotions peuvent-elles justifier nos actes ? L’enjeu consiste à savoir si être rationnel, c’est être sans émotion.





I - Les passions sont le moteur de l’activité conative de conservation de soi.



A - l’état de passion se caractérise par sa capacité à nous mettre en mouvement.



Hume nous fait remarquer que les matériaux de notre esprit se limitent à deux sortes : ceux qui entrent avec le plus de force et de violence, nous pouvons les appeler impressions [...]. Par idées, j’entends leurs images affaiblies dans la pensée et le raisonnement (T.N.H. I, I, 1). Autrement dit, les constituants de base de l’esprit sont des impressions (ou sentiments), c’est-à-dire des états qui ont une résonance affective en tant qu’ils sont corrélatifs d’un événement extérieur pertinent pour nous. Ainsi quand nous disons que nous avons un sentiment d’insatisfaction ou une impression de froid, nous voulons dire que nous ressentons un certain état dont nous sommes affectés et dont nous attribuons la cause à un événement que nous n’identifions pas toujours distinctement mais qui pourtant nous concerne. C’est en quelque sorte la résonance en notre être d’un événement quelconque avec lequel nous sommes en relation causale : “par sentiments, j’entends les affections du corps par lesquelles la puissance d’agir de ce corps est augmentée ou diminuée”(Spinoza, Ethique, III, déf.3).



Lorsqu’un certain type d’événements nous affecte régulièrement, sa pertinence augmente et les objets qui le composent sont identifiés et mémorisés séparément afin de pouvoir être réutilisés. Dès lors, nous avons affaire à ce que Hume appelle des idées qui sont des représentations plus ou moins abstraites de leur contexte affectif d’origine. Mais cette abstraction n’est qu’un mécanisme commode de mémorisation des informations perceptives pertinentes qui sont en quelque sorte démontées et classées avant d’être rangées. Car “cette idée [...] en revenant à notre âme produit une impression nouvelle (T.N.H. I, I, 2). Deux conséquences dès lors sont possibles :

- ou bien l’idée produit, seule ou en association, une impression à tonalité affective faible et, pour cela, tournée vers la connaissance objective : l’esprit est à l’état de raison

- ou bien l’idée produit, seule ou en association, une impression à tonalité affective forte, tournée cette fois vers l’action subjective : l’esprit est à l’état de passion.



Ce que veut dire Hume, c’est que la rationalité de nos représentations est la conséquence du fait que, pour qu’il y ait une connaissance objective possible, il est indispensable d’en neutraliser autant que possible la composante affective : “par raison, nous entendons des affections [...] telles qu’elles agissent calmement, sans causer de désordre dans le caractère”(T.N.H., II, iii, 7). Alors qu’à l’inverse, le fait que nos représentations engendrent un climat passionnel est propice à l’action, dans la mesure où, contrairement à la connaissance, il n’a pas à être universel mais doit, si possible, être adapté à la particularité des cas. C’est pourquoi “la raison ne peut jamais à elle seule ni produire une action ni susciter une volonté” (T.N.H., II, iii, 3). Donc seule une passion, mais jamais une raison, peut être directement requise pour mobiliser la volonté et par là produire une action. Mais toute passion est-elle nécessairement compatible avec l’action, autrement dit Hume ne confond-il pas action et agitation ? Et inversement, la raison est-elle nécessairement incompatible avec l’action, autrement dit Hume ne confond-il pas raison et raisonnement ?



B - l’état de passion engendre des activités de conservation de l’être passé du passionné.



Ce que nous dit Hume c’est qu’une simple représentation perceptive (impression) ou mémorisée (idée) d’un objet ne peut pas, lorsqu’elle est abstraite de son contexte affectif d’origine, engendrer une mobilisation de notre être. Rien d’étonnant à cela puisque le propre de ces représentations abstraites est de nous faire réfléchir calmement, non de nous mettre en mouvement. C’est ce que confirme Descartes le principal effet de toutes les passions est qu’elles incitent et disposent l’âme à vouloir les choses auxquelles elles préparent le corps, en sorte que le sentiment de la peur incite à vouloir fuir, celui de la hardiesse à vouloir combattre, et ainsi de suite(Traité des Passions, art.40). Mais si l’on peut admettre que pour se mettre en mouvement, il faut un mobile, à savoir un état affectif qui nous fasse confusément préférer le mouvement à l’immobilité, va-t-on dire que toute activité déterminée par là est une action ?



En effet, la passion, en tant qu’elle s’oppose à la calme raison, se traduit pas une impatiente agitation : “Par quel trouble me vois-je emporté loin de moi ?”(Phèdre, II, 2) dit Hippolyte à Aricie en comparant son amour pour elle à un torrent ; “Dans vos brusques chagrins, je ne puis vous comprendre” (le Misanthrope, I, 1) dit Philinte à son ami Alceste dont les colères sont imprévisibles ; etc. Ce qui fait dire à Alquié que “le passionné apparaît d’abord comme l’homme qui préfère le présent immédiat au futur de sa vie” (le Désir d’Eternité, I, 2). La passion est ainsi l’état affectif d’agitation qui exige par l’accomplissement immédiat d’un comportement moteur destiné à se procurer l’objet à quoi l’on attribue, justement ou non, la cause de cette agitation. Mais, dira-t-on, on imagine mal une passion qui serait capable d’attendre la survenance d’événements futurs et incertains pour s’accomplir. Sinon cela reviendrait à dire que le passionné est capable de renoncer à poursuivre l’objet de sa passion si ces événements n’avaient pas lieu : or , en général, ce n’est pas ainsi que les choses se passent.



Apparemment, le passionné est donc inconditionnellement dans le présent dans la mesure où le présent n’est pas seulement le moment de la détermination, c’est aussi le temps de la vie : à cet égard, seul le présent est concret, le passé et le futur sont des abstractions. Mais la psychanalyse nous apprend que certains états affectifs très intenses éprouvés dans le passé, notamment dans la petite enfance, laissent des traces inconscientes indélébiles dans le présent. C’est-à-dire que, comme l’explique Hume, étant donné que la passion n’est rien d’autre qu’un état de réactivation actuelle d’un souvenir à forte tonalité affective, les états affectifs les plus anciens et les plus pertinents pour nous ont toutes les chances d’être réactivés par des éléments du présent qui ressemblent aux impressions originelles qui avaient déjà causé cet état affectif. Alquié prend l’exemple de deux passions, l’avarice et l’ambition, qu’il décrit de la manière suivante : “l’avarice a souvent pour cause quelque crainte infantile de mourir de faim ; l’ambition prend souvent sa source dans le désir de compenser une ancienne humiliation, une vexation de jeunesse ; mais ces souvenirs n’étant pas conscients et tirés au clair, il faut sans cesse recommencer les actes qui pourraient les apaiser” (le Désir d’Eternité, I, 2). Donc il semble que l’activité passionnelle soit moins tournée vers le présent que vers la conservation perpétuelle de l’être, c’est-à-dire vers le passé du sujet, ce qui n’a rien d’étonnant, puisque “l’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être enveloppe un temps indéfini”(Spinoza, Ethique, III, 8). D’où la question de savoir s’il existe une forme de sentiment non passionnel qui soit tourné non vers un passé individuel, mais vers un avenir commun.





II - Les émotions sont des sentiments compatibles avec l’action altruiste.



A - seule une émotion non-passionnelle peut déterminer une activité non-narcissique.



Ce que dit Alquié, c’est qu’il faut éviter de confondre agitation et action : l’amoureux passionné n’agit pas, il s’agite, il accomplit les mouvements appropriés afin d’apaiser l’état de tension créé par la représentation de l’être aimé, laquelle représentation ravive un état affectif très intense autrefois éprouvé et dont il a gardé la trace inconsciente. De sorte que l’agitation qui est objectivement engendrée par la passion est tout le contraire d’une action. Car en effet, dit-il, “l’action humaine n’est possible que si elle s’oriente vers le futur” (le Désir d’Eternité, II, 10). Pourtant , l’agitation comme l’action ont nécessairement leur point de départ dans le présent, elles ont toutes deux besoin d’une impulsion physique, c’est-à-dire d’un état affectif mobilisateur, dans les deux cas cet état affectif ne peut être déclenché que par une représentation actuelle, dans les deux cas enfin il s’agit d’accomplir des mouvements orientés vers un but, à savoir l’objet supposé être la cause de cet état affectif. Comment donc reconnaître une action tournée vers le futur d’une agitation qui ne l’est pas ?



Alquié prend l’exemple du sentiment d’amour pour montrer que s’il existe un "amour passion", il existe aussi un "amour action". Nous avons vu que l’amour passion est un sentiment qui engendre chez l’amant une agitation causée par une réactualisation du passé au moyen des qualités sensibles de l’être aimé qui rappellent inconsciemment ce passé. En d’autres termes, l’amour passion est un amour du passé personnel de l’amant dans la mesure où le but apparent consistant à vouloir le bien de l’être aimé est pure mauvaise foi. Bref, l’amour passion est un amour narcissique dans lequel “la personne se comporte comme si elle était amoureuse d’elle-même” (Freud, Totem et Tabou, III, 3). Or il semble bien qu’une autre forme d’amour soit possible, réllement orientée vers autrui cette fois, dans le sens où ce n’est pas la réactivation du passé d’un individu qui est en question, mais plutôt l’aménagement d’un bien commun qui, pour cela doit nécessairement échapper aux êtres passés particuliers et prendre le risque de l’avenir : “l’amour peut se porter vers son avenir et il le doit, car aimer vraiment, c’est vouloir le bien de l’être qu’on aime, et l’on ne peut vouloir ce bien que dans le futur” (le Désir d’Eternité, I, 5). C’est cette forme d’amour qu’Alquié nomme l’amour action. Et, par opposition au sentiment passionnel dirigé vers mon propre être passé, nous dirons qu’il existe un sentiment émotionnel préoccupé de l’avenir d’autrui. C’est la condition du progrès politique pour Platon par exemple qui conçoit le politicien idéal comme quelqu’un qui est profondément préoccupé par l’avenir de la Cité et qui, pour cela est guidé dans son action non par ce qui existe déjà, mais par ce qui doit exister, à savoir le bien : “l’amour en général est amour du bien” (le Banquet, 206b).



On se rend donc compte que Hume a raison de dire que seule une charge affective intense peut déterminer l’individu à renoncer à son immobilité, et que cette charge affective ne peut provenir que d’une impression ancienne réactivée par une impression actuelle. En revanche il est faux que tout mouvement déterminé par là soit une action : celle-ci se caractérise par le projet d’un avenir commun, alors que l’on peut concevoir une agitation narcissique uniquement préoccupée de la conservation de l’être passé du sujet. Corrélativement, il est faux que tout sentiment déterminé par une représentation soit une passion : celui qui est compatible avec l’action est au contraire une émotion. Mais dire que les émotions sont capables d’expliquer une action, est-ce dire que les émotions sont les éléments d’un raisonnement pratique ?


B - les émotions n’ont pourtant rien de rationnel en soi.



Nous avons vu que le propre des sentiments, c’est-à-dire des états affectifs dont la cause est attribuée à un objet extérieur au sujet, certains, les passions, entraînent une activité narcissique tournée vers le passé du sujet, d’autres, les émotions non-passionnelles, déterminent l’action altruiste orientée vers un avenir commun. Or nous avons remarqué qu’une différence essentielle entre passions et émotions est que les premières sont impatientes et que donc seules les secondes sont capables de tenir compte du temps qui passe. Dès lors, le problème de Hume se pose à nouveau : si les passions sont nécessairement irrationnelles puisqu’elles excluent le temps et la tranquillité d’esprit sans lesquels il n’y a pas de raisonnement possible, quid des émotions non-passionnelles ? Puisqu’elles participent nécessairement à l’élaboration d’un plan ou d’un projet d’avenir, de quelle manière le font-elles ? En particulier, peuvent-elles entrer dans un syllogisme pratique à titre de prémisses ou de conclusion ?



Supposons que l’intervention de l’OTAN en Yougoslavie me pose problème, que je considère qu’il y a là une violation caractérisée du droit international, que j’en conçoive de l’émotion (disons l’indignation), et qu’enfin je propose de rédiger, de faire signer et d’envoyer une pétition à notre gouvernement, pétition dans laquelle nous demandons le retrait des forces armées de l’OTAN. Etant donné que l’élaboration de la pétition peut être considérée comme une action altruiste à long terme et non pas seulement une agitation narcissique immédiate, quel est le rôle de l’indignation dans mon passage à l’acte ? Deux solutions semblent envisageables : ou bien l’émotion a un rôle déductif ou bien elle a un rôle causal.



Si j’admets que mon émotion est déductivement impliquée dans la détermination de mon action, j’en fais aussi un élément nécessaire dans un raisonnement pratique, je contredis la position de Hume d’après qui seules les idées abstraites de leur contexte affectif d’origine peuvent engendrer le raisonnement. Le raisonnement pourrait être le suivant :

1 - tout ce qui provoque l’indignation doit être dénoncé sous forme de pétition

2 - or l’intervention de l’OTAN provoque l’indignation

3 - donc l’intervention de l’OTAN doit être dénoncée sous forme de pétition.

On doit immédiatement faire deux remarques :

- l’indignation, donc l’émotion, rentre dans ce syllogisme à titre de symbole, donc de représentation abstraite, de sorte que Hume pourrait justement objecter que c’est l’idée abstraite d’indignation qui figure dans le syllogisme et non l’impression affective concrète

- mais, à supposer que l’on remplace l’idée d’indignation par une réelle indignation qui serait montrée au lieu d’être simplement énoncée (ex : 1 - tout ce qui provoque ça : ..... doit être dénoncé, etc.), la conclusion n’est qu’une conclusion logique et non pas l’action elle-même (il faudrait ajouter : 1 - je dois faire tout ce qui doit être fait ; 2 - or ceci doit être fait ; 3 - donc je dois faire ceci ; etc.).

Concluons donc de cet exemple que l’émotion n’est nullement rationnelle dans le sens où elle tiendrait un rôle déductif dans un syllogisme pratique, ne fût-ce que parce qu’un tel raisonnement ne tient aucun rôle décisif dans le déclenchement de l’action.



Il est peut-être plus facile d’admettre qu’une émotion bien concrète comme l’indignation ait le pouvoir causal bien concret de déclencher une action bien concrète comme l’élaboration d’une pétition. Ainsi on généraliserait la position de Hume en disant que les impressions sont les causes de nos activités. Ce qui serait rationnel, c’est la description scientifique du phénomène causal qui aurait la forme suivante :

1 - si A cause B, alors il y a une très forte probabilité pour que A soit régulièrement suivi de B

2 - or A cause B

3 - donc il y a une très forte probabilité pour que A soit régulièrement suivi de B.

Si A et B sont deux événements physiques, c’est-à-dire observables, on est dans le cadre d’un raisonnement scientifique avec hypothèse, expérimentation et conclusion (qui peut être vraie ou fausse). Mais dans notre exemple ce n’est pas le cas puisque si B est un événement physique observable (une action), A ne l’est pas (une émotion). Comment en effet décrire objectivement une indignation ? Et même à supposer que l’on puisse décrire correctement le mécanisme de l’indignation (par imagerie scanner, p.ex.), le chemin causal serait un enchaînement continu de réactions chimiques où l’on verrait des neurones être excités mais où on ne pourrait pas faire la part de ce qui est indignation et de ce qui est signature de pétition. Il semble que l’indignation et la pétition ne soient pas objectivement deux événements distincts tels que le sont par exemple la foudre et l’incendie qui s’ensuit, mais plutôt que l’indignation et la pétition sont en corrélation étroite au sens où le sont la grippe et la fièvre par exemple. C’est-à-dire qu’il semble que l’affirmation “j’ai fait cette pétition parce que j’étais indigné” puisse être vraie sans qu’il soit nécessaire ni possible d’établir le rôle causal de l’émotion dans mon action. Mais dire que les émotions n’ont de rôle ni dédutif, ni causal dans le déclenchement de l’action, est-ce dire que les émotions ne peuvent pas être considérées comme de bonnes raisons d’agir ?





III - La justesse des émotions est un constituant de la normalité des actions.



A - certaines émotions sont considérées comme nécessaires à l’action.



Donc l’émotion n’est ni une prémisse déductive qui entrerait dans un raisonnement pratique, ni une cause physique de l’action dont on pourrait suivre le chemin causal aboutissant à l’action. On doit donc dire que l’émotion n’est pas en soi un événement rationnel précédant l’action. Pour reprendre notre exemple, ce n’est pas de s’indigner contre l’intervention de l’OTAN qui est rationnel, ce n’est pas non plus de signer une pétition parce qu’on y est poussé par l’indignation. Quelle peut-donc être la relation entre l’émotion et l’action si ce n’est ni un rôle déductif, ni un rôle causal ?



Prenons l’exemple significatif de l’Etranger de Camus : que reproche-t-on à Meursault lors de son procès pour meurtre ? “Pas une seule fois au cours de l’instruction, cet homme n’a paru ému de son abominable forfait” dit le procureur (II, 4). Circonstance aggravante : “Le lendemain de la mort de sa mère, cet homme prenait des bains, commençait une liaison irrégulière et allait rire devant un film comique” (II, 3). Ce qui autorise le procureur de conclure : “j’accuse cet homme d’avoir enterré une mère avec un coeur de criminel” (II, 3). 

Le raisonnement du procureur est donc le suivant :

- au cours de son procès, qui n’est rien d’autre qu’une action publique au cours de laquelle le prévenu doit ou bien réfuter les accusations qui sont portées contre lui, ou bien les approuver, Meursault aurait dû éprouver une certaine émotion, à savoir quelque chose comme du remords, pour avoir vaqué à des occupations futiles le lendemain de la mort de sa mère

- car quelques jours avant les faits qui lui sont reprochés (avoir tué un arabe), Meursault a eu une autre action à accomplir, l’enterrement de sa mère, or cette action ne semble s’être accompagnée d’aucune des émotions que l’on doit éprouver à cette occasion (la chagrin), la preuve en est que, dès le lendemain, il mène une vie tout à fait normale pour un homme de son âge et de sa condition

- conclusion : Meursault agit de manière cynique, sans éprouver les émotions qu’il devrait éprouver, bref, plus que l’acte lui-même (un malheureux concours de circonstances qui aboutit à un meurtre non prémédité), c’est une absence d’émotions nécessaires dans d’autres circonstances qu’on lui reproche.



Il semble donc qu’il existe des émotions nécessaires au vu des circonstances, c’est-à-dire plus précisément des émotions qui doivent normalement être en corrélation avec des actions : l’action de signer une pétition doit être accompagnée du sentiment d’indignation, sans cela votre action est absurde ; l’action d’enterrer une personne proche doit être accompagnée du sentiment de chagrin, sans cela votre action est incompréhensible ; etc. Il est donc évident que ce qui est reproché à Meursault, en plus de son meurtre, ce n’est pas de n’avoir pas accompli certaines actions (enterrer sa mère, se défendre devant le tribunal) mais plutôt de n’avoir pas éprouvé pendant ces actions un certain nombre d’émotions nécessaires. Donc ce ne sont pas seulement les actions qui sont nécessaires au vu des circonstances (on peut vous reprocher de n’avoir pas porté secours à une personne en danger) mais également les émotions qui accompagnent ces actions (on vous reprochera par exemple d’avoir porté assistance sous l’effet du sentiment d’ambition personnelle). Ce qui se comprend aisément : puisque les actions sont, contrairement aux activités narcissiques, orientées vers l’avenir et vers autrui, il est indispensable à la bonne coordination des actions dans un groupe social qu’il y ait :

- des normes prescrivant quelles actions sont nécessaires, autrement dit absolument prioritaires, au vu des circonstances (sauver la personne qui se noie, enterrer la personne morte, etc.)

- des normes prescrivant dans quel état physique il faut être, afin de donner à autrui des garanties de justesse de l’action, sans quoi elle risque de rester incompréhensible (enterrer un proche sans être chagriné est absurde puisque la cérémonie de l’enterrement vise précisément à faire participer autrui à mon chagrin et à mon regret de la savoir disparue), voire répréhensible (sauver quelqu’un de la noyade pour un autre motif que la peur pour la vie de la personne concernée rend cet acte suspect).


Cela dit, qu’est-ce qui, dans ces émotions nécessaires à l’action, peut les faire dire rationnelles ?



B - les émotions nécessaires servent à justifier rationnellement les actions.



Donc, ce qui est nécessaire en pratique, ce n’est pas seulement d’agir, mais aussi d’agir en éprouvant une certaine émotion. Et c’est en ce sens qu’il existe des émotions rationnelles, c’est-à-dire qui font partie d’un certain type de raisonnement qui n’est ni déductif ni causal, mais normatif : les émotions ne sont pas les points de départ de l‘action, elles doivent faire partie intégrante du projet personnel d’accomplir l’action en question. Le raisonnement ici n’est pas “A => B”, ni “si A alors B”, mais plutôt “pour que B soit normal, je dois le justifier par A” : l’émotion n’est pas la condition de possibilité de l’action (Meursault fait ce qu’il a à faire sans émotion), mais la condition de possibilité de la justesse de l’action. L’émotion apparaît non comme la prémisse de l’action, non plus que sa cause, mais comme un indice de normalité de l’action.



Et c’est en ce sens qu’éprouver du chagrin lors de l’enterrement de sa mère est rationnel, alors qu’éprouver de la joie ne l’est pas : “le sentiment prend la forme d’une critique et non pas d’un état de mon esprit ; cette forme pourrait être de se demander, en regardant quelque chose, ce qui ne va pas là-dedans” (Wittgenstein, Leçons sur l’Esthétique, §19). Donc, dire qu’il est rationnel d’être indigné, ou chagriné, etc., ne signifie pas qu’il faut avoir quelque chose dans l’esprit (indignation, chagrin) afin que ce quelque chose engendre l’action (de manière déductive ou causale). Cela signifie plutôt dans un certain contexte culturel, il faut justifier son action de cette manière, parce que c’est cette émotion qui donne, après coup, son sens à l’action qui, sans cela, ne serait qu’une vaine agitation. Mais cette justification n’est pas simplement affaire de mots, il faut qu’elle soit accompagnée de symptômes objectifs pour que la justification soit crédible. Par exemple, le chagrin “est le sens de ce regard terne que je jette sur le monde, de ces épaules voûtées, de cette tête que je baisse, de cette mollesse de tout mon corps” (Sartre, E.N., I, ii, 2). Bref, si je ne montre pas à autrui des symptômes émotionnels de telle sorte qu’autrui puisse les constater et, éventuellement, les partager, l’enterrement de ma mère est une action qui n’a pas de sens, qui est absurde. Et c’est pour cela que l’émotion n’engendre pas le mouvement, comme le croyaient Descartes ou Hume, mais plutôt accompagne le mouvement, comme l’a vu Spinoza. L’émotion alors est une raison d’agir en deux sens : d’une part son absence ouvre la porte à la critique (cf. Camus et Wittgenstein) ; d’autre part sa présence est un ensemble de symptômes, c’est-à-dire de manifestations objectives ressemblantes et contiguës qu’on appelle par commodité “chagrin”, “indignation”, etc. (cf. Sartre).



Dans la mesure où l’action est une activité altruiste et que l’émotion nécessaire est la marque de l’acceptation des normes en vigueur, ne pas agir ou agir de manière insensée (sans éprouver l’émotion nécessaire) vont conduire autrui à me blâmer en utilisant à son tour d’autres émotions nécessaires. Telles sont en effet la colère ou le mépris qui ont respectivement pour but de me faire éprouver soit la culpabilité d’avoir mal agi, soit la honte de ne pas avoir agi du tout. C’est ce qui fait le caractère dramatique du dilemme de Don Rodrigue dans le Cid (I, 6) : ou bien il tue Don Gormas (qui est le père de Chimène) et il suscite la colère de Chimène qui provoquera en lui un sentiment de culpabilité pour avoir mal agi, ou bien il ne tue pas Don Gormas (qui a offensé son père) et il suscite le mépris de Chimène qui entraînera en lui de la honte pour n’avoir rien fait (“j’attire en me vengeant sa haine et sa colère ; j’attire ses mépris en ne me vengeant pas”). On sait qu’il préférera la colère au mépris dans la mesure où “la colère est punitive, alors que le mépris conduit principalement à l’indifférence et au manque d’attention” (Gibbard, Wise Choices, Apt Feelings, II, 7).



On voit bien en quoi la réflexion de Rodrigue est parfaitement rationnelle. Il a le choix à l’égard de l’agresseur de son père entre deux actions, deux sentiments justificatifs, deux sentiments critiques à son égard, et deux sentiments de condamnation sociale : la vengeance justifiable par l’honneur, critiquable par la colère de Chimène, et condamnable par la culpabilité qu’elle occasionnera ; le pardon justifiable par l’amour, critiquable par le mépris de Chimène, et condamnable par la honte qu’elle occasionnera. Mais le premier cas de figure est préférable au second dans la mesure où, pour un être rationnel, rien n’est pire que la honte suscitée par le mépris généralement accompagnée de dérision : “fait pour humilier, le rire doit donner à la personne qui en est l’objet une impression pénible : la société se venge alors des libertés qu’on a prises avec elle”(Bergson, le Rire, III, 5). Don Rodrigue choisit la vengeance, donc l’honneur, la colère et la culpabilité qui accompagneront cette action, montrant par là qu’il a parfaitement intériorisé les normes selon lesquelles le sens d’une action donnée est fourni par les émotions qui doivent être éprouvées à cette occasion. Et l’on voit que les sentiments de critique ou de condamnation d’autrui n’ont pas à être actuels pour accompagner mon action, preuve qu’ils n’ont pas de rôle causal. Rodrigue est capable de délibérer en l’absence de Chimène simplement en se représentant les réactions de Chimène comme nécessaires : “l’autre peut être défini en termes éthiques [...] comme quelqu’un dont je respecte les réactions” (Williams, la Honte et la Nécessité, IV). A la limite, on pourra donc considérer le respect comme le sentiment rationnel par excellence puisqu’il présuppose l’acceptation de toutes les normes que doit intégrer mon action lorsqu’elle est réellement tournée vers autrui.





Conclusion.



A première vue, le rôle des sentiments est de mettre l’être vivant en mesure de conserver son être en le déterminant à se mouvoir en fonction de la tonalité affective qui constitue une impression mémorisée et réactualisée : tel est l’état de passion. C’est dans la mesure où un objet donné ou ressemblant à un objet donné a, par le passé, affecté le corps de l’individu, que celui-ci recherche plus ou moins consciemment à s’approprier les objets qu’il imagine lui être utile et à fuir ceux qu’il imagine lui être nuisible.

Mais, si les passions sont destinées à déterminer une agitation narcissique tournée vers l’être passé du sujet, en revanche, il existe des émotions non-passionnelles qui semblent compatibles avec l’action altruiste tournée vers un avenir commun. Cependant la fonction exacte des émotions dans de telles actions ne consiste ni dans le rôle de prémisse qu’elles pourraient tenir dans un syllogisme pratique, ni dans le rôle causal qu’elles pourraient avoir dans un enchaînement réel allant de l’émotion à l’action.

Pourtant, l’exemple de Meursault, condamné pour n’avoir pas éprouvé les émotions justes lors de son deuil et lors de son procès, montre qu’il existe des émotions nécessaires en ce que celles-ci doivent impérativement accompagner certaines actions. Mais ce qui fait la nécessité et donc la rationalité de ces émotions, ce n’est pas d’être un événement mental qui engendre l’action, mais plutôt d’être un ensemble de symptômes objectifs dont la présence montre l’acceptation des normes sociales et dont l’absence entraîne des manifestations de désapprobation accompagnées à leur tour d’émotions appropriées.