各国无产者联合起来 ! PROLETAIRES DE TOUS PAYS UNISSEZ-VOUS !

各国无产者联合起来 ! PROLETAIRES DE TOUS PAYS UNISSEZ-VOUS !

mardi 10 novembre 2009

LE GOÛT ARTISTIQUE N'EST-IL QU'UNE AFFAIRE DE SENSIBILITE ?

C3 - Le goût artistique n'est-il qu'une affaire de sensibilité ?


Le goût artistique n'est-il qu'une affaire de sensibilité ? À première vue, pour apprécier l'art1, ne suffit-il pas d'être doué d'une grande sensibilité ? Or, si la sensibilité est nécessaire pour avoir du goût artistique, ne doit-elle pas cependant être dépassée par un intérêt intellectuel ? Ou plus précisément, la sensibilité corporelle et la réflexion spirituelle ne coexistent-elles pas dans le goût artistique ? Nous allons essayer de montrer que, à première vue, ce qui importe pour apprécier l'art, c'est d'être doué d'une imagination capable de satisfaire symboliquement nos désirs sensibles les plus profonds. Or, cette sensibilité corporelle ne constitue qu'une première étape vers le désir de perfectionnement moral propre à l'esprit, c'est-à-dire cette soif d'absolu que manifeste le goût artistique. Ou plus précisément, la réflexion spirituelle que suscite le goût artistique et qui se manifeste par l'usage d'un langage distingué, coexiste avec une sensibilité corporelle vulgaire qu'elle a pour fonction de dissimuler.



I - À première vue, ce qui importe pour apprécier l'art, c'est d'être doué d'une imagination capable de satisfaire symboliquement nos désirs sensibles les plus profonds.

On se représente souvent les artistes comme des êtres doués d'une sensibilité à fleur de peau et d'une imagination débridée. Tel est, par exemple, le cas de l'écrivain dont parle Thomas Mann dans la Mort à Venise : il vit avec une sensibilité hors du commun la propagation du choléra dans la ville et son imagination le fait fantasmer sur le bel adolescent entrevu à l'hôtel.

(C311) Or, pour Freud, l’imagination n’est qu’un parmi les divers procédés inconscients de satisfaction symbolique des pulsions refoulées, procédés qui mystifient le moi en lui interdisant toute prise de conscience des mécanismes réels qui les gouvernent (C231 et schéma). En effet, « le royaume de l’imagination est une réserve organisée lors du passage douloureusement ressenti du principe de plai­sir au principe de réalité, afin de permettre un substitut à la satisfaction des instincts à laquelle il faut renoncer dans la vie réelle »(Freud, ma Vie et la Psychana­lyse). L'imagination fonctionne donc un peu comme le rêve, à cette différence près que, le sujet étant en état de veille et non de sommeil, dans l'imagination, le moi conscient est un peu moins passif que dans le rêve s'agissant du choix des représentations agréables. Mais il s'agit dans les deux cas (rêve ou imagination) d'amortir le choc que constitue le passage, exigé par l'éducation, du principe de plaisir au principe de réalité. D'où la tendance qu'ont de nombreux sujets, à commencer par les enfants, de s'évader dans la rêverie de l'imagination dès que la réalité sociale devient un peu trop frustrante. Mais, si nous sommes tous rêveurs et imaginatifs, nous ne sommes pas tous artistes. Car, « les œuvres d’art, sont des satisfactions imaginatives de désirs inconscients, tout comme les rêves avec lesquels elles ont en commun d’être un compromis destiné à éviter un conflit ouvert avec les puissances de refoulement. Mais, à l’in­verse des productions asociales et narcissiques du rêve, elles peuvent compter sur la sympathie des autres hommes, étant capables d’éveiller et de satisfaire chez eux les mêmes aspirations à sublimer des désirs inconscients »(Freud, ma Vie et la Psychana­lyse) : lorsque le graveur hollandais Cornelis Escher imagine et dessine des objets "impossibles", c'est-à-dire des objets géométriques qui défient les lois de la physique (cf. son célèbre Relativité, qui représente un escalier qui ne va nulle part), il réalise en quelque sorte le désir de toute-puissance caractéristique du principe de plaisir. Le propre de l'artiste est donc de parvenir à matérialiser dans un objet extérieur et public des représentations oniriques ou imaginatives qui, dans le rêve comme dans l’imagination, ont un statut interne et privé. Du coup, la création artistique prend sa source dans l'imagination, voire dans le rêve : e.g. le courant dit "surréaliste" qui, comme l’écrit André Breton dans le Manifeste du Surréalisme, « croit en la toute-puissance du rêve  ». La création artistique n’est donc, pour Freud, qu’un cas particulier du processus de sublimation (C231 et schéma) qui consiste en ce que des sujets conscients satisfont symboliquement un certain nombre de leurs pulsions inconscientes à travers une activité sociale valorisante et valorisée. Il est vrai que l'artiste est souvent un être tourmenté, mal à l'aise dans la société, voire révolté contre elle (« je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé » écrit Gérard de Nerval dans el Desdichado). Il se comporte donc comme un névrosé dans la mesure où il est souvent difficile d'attribuer sa souffrance à des causes physiologiques identifiables (C112). Mais, à la différence du simple névrosé, l'artiste ne se coupe jamais totalement de la réalité sociale : « l’artiste, comme le névrosé, s’est retiré loin de la réalité insatisfaisante dans ce monde imaginaire ; mais, à l’in­verse du névrosé, il s’entend à trouver le chemin du retour et à reprendre pied dans la réalité »(Freud, ma Vie et la Psychana­lyse). En effet, il crée du lien social avec un objet matériel (l'oeuvre d'art) capable de sublimer les pulsions refoulées, non seulement de lui-même, mais aussi d'autrui (e.g. la Joconde analysée par Freud comme une façon de sublimer les pulsions incestueuses de Léonard de Vinci à l'égard de sa mère !).

(C312) Hume prend l'exemple de la tragédie comme forme artistique. La tragédie se caractérise par la mise en scène d'un héros juste, pur, innocent mais qui est poursuivi par un destin implacable qui, après un certain nombre de péripéties, le mutile atrocement ou le tue (e.g. la pièce de Sophocle Oedipe Roi, considérée par Freud comme LA tragédie par excellence). Hume, qui est un empiriste, illustre parfaitement la thèse de Freud selon laquelle le goût artistique est avant tout une affaire de sensibilité en insistant sur la sublimation partagée à la fois par l'artiste et par le public : « à la vue ou du moins à l’idée des fortes passions que doit produire l’importance de la perte ou du gain, le spectateur est ému, il se prend de sympathie en éprouvant quelque chose de ces mêmes passions. Et c'est un soulagement à l'accablement sous lequel les hommes ploient d'ordinaire »(Hume, de la Tragédie). En effet, ce qu'il appelle la "sympathie", c'est l'"émotion partagée" (étymologiquement sun pathéïa en grec). Hume veut donc dire que la valeur artistique d'une tragédie passe par l’imagination du spectateur qui s'identifie au héros en éprouvant, en quelque sorte indirectement, les passions qui animent ce héros. Et il ajoute que le fait d'éprouver quelque chose de ces mêmes passions lui fait éprouver du plaisir et soulage donc, en quelque sorte, le spectateur de son accablement quotidien. Il est probable que l'on peut généraliser le propos de Hume au cinéma ou à la littérature : éprouver l'ennui et les passions destructrices d'Emma Bovary dans la vacuité de son existence bourgeoise, n'est-ce pas, pour le lecteur de Flaubert, une manière d'échapper à l'ennui de son propre quotidien ? Donner une haute valeur sociale à l'ennui, voilà qui correspond exactement à la fonction de la sublimation chez Freud.

(C313) Comme Freud et comme Hume, Pascal considère que tout être humain fait son possible pour éprouver du plaisir et, comme eux, il remarque que cette recherche du plaisir ne peut faire abstraction d’une forme d’approbation sociale. Aussi donne-t-il le nom d'"amour propre" à cette tendance humaine égoïste à vouloir jouir des plaisirs de la vie tout en sollicitant la bienveillance d'autrui : « la nature de l'amour-propre et de ce moi humain est de n'aimer que soi et de ne considérer que soi »(Pascal, Pensées, B100-147). Le problème, comme pour Freud ou Hume, c'est que cette tendance est contrariée par un sentiment permanent d'ennui que Pascal situe dans une perception confuse de la propre imperfection du sujet : « il ne saurait empêcher que cet objet qu'il aime ne soit plein de défauts et de misères : il veut être grand, il se voit pe­tit ; [...] il veut être parfait, et il se voit plein d'imperfections ; il veut être l'objet de l'amour et de l'estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris »(Pascal, Pensées, B100-147). D'où, chez Pascal aussi, le recours à l'imagination pour échapper aux frustrations que nous impose le monde réel : « nous ne nous contentons pas de la vie que nous avons en notre propre être : nous voulons vivre dans l’idée des autres d’une vie imaginaire et nous nous efforçons pour cela de paraître. Nous travaillons incessamment à embellir et conserver notre être imaginaire et négligeons le véritable »(Pascal, Pensées, B100-147). Donc l'imagination, pour Pascal, va consister essentiellement en ce que chacun essaye de se mettre illusoirement en scène de façon avantageuse (forme d’imagination que Freud appelle le "fantasme"). Or, ayant lui-même été assidu aux mondanités du XVII° siècle, Pascal sait que le fait d'admirer une oeuvre d'art fournit une excellent occasion d'acquérir une image avantageuse de soi-même. Sauf que, lorsque je manifeste du goût artistique devant une oeuvre connue et reconnue, ce n'est pas l'oeuvre elle-même que j'admire : j'aime me sentir reconnu par autrui comme quelqu'un de cultivé, quelqu'un "qui s'y connaît". C'est pour cela que l’art est, pour Pascal, le comble de la vanité : « quelle vanité que la peinture qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire point les originaux ! »(Pascal, Pensées, B100-147). Quelle vanité que la peinture d'une Nature morte avec Compotier : prêterions-nous la moindre attention à ce torchon, à cette cruche, à ces fruits, s'ils n'avaient été peints par Cézanne ? Il n'en reste pas moins que, pour Pascal, comme pour Freud et pour Hume, le goût artistique est exclusivement une affaire de sensibilité : la fonction de l'activité artistique est de nous faire éprouver du plaisir.

Le problème est qu'il existe bien d'autres activités qui ont cette fonction. Du coup, ne manque-t-on pas la spécificité de l'oeuvre d'art si on la considère uniquement sous cet angle ? Qu'est-ce qui fait que l'oeuvre d'art, comme source de plaisir, a plus de valeur que d'autres sources ?



II - Or, cette sensibilité corporelle ne constitue qu'une première étape vers le désir de perfectionnement moral propre à l'esprit, c'est-à-dire cette soif d'absolu que manifeste le goût artistique.

(C321) Pour Aristote, si le goût artistique n'était qu'une affaire de sensibilité, il n'existerait pas de goût pour la tragédie. En effet, l'auteur de la tragédie ne se contente pas de nous faire partager, en quelque sorte passivement, les émotions du héros, comme l'a souligné Hume, mais il incite aussi le spectateur à l'imitation active (mimèsis) du comportement du héros. Dès lors, « la tragédie [...] suscit[e] pitié et crainte »(Aristote, Poétique, 1448b-1450a) : pitié parce que le spectateur se prend de sympathie, au sens de Hume, pour le héros, et crainte parce que le spectateur va même jusqu’à s'identifier au héros au point d'envisager de partager son sort. Mais alors, le fait de se sentir à ce point concerné par le sort tragique du héros ne peut suffire à engendrer le goût du tragique, encore moins à déterminer l'imitation future du comportement héroïque : au contraire, Aristote souligne que le spectateur qui éprouve du goût pour le spectacle tragique se trouve réellement dans une situation pénible. Si le goût pour l'art n'était qu'une affaire de sensibilité, si l'oeuvre d'art n'était destinée qu'à nous procurer du plaisir, on pourrait comprendre, à la rigueur, le goût pour la comédie, puisque celle-ci « est une imitation d'hommes sans grande vertu »(Aristote, Poétique, 1448b-1450a), et donc qui n'incite à aucun effort particulier de la part du spectateur, mais certainement pas le goût pour la tragédie. Car personne n'aime se trouver dans une situation pénible. Si on éprouve du goût pour la tragédie, c’est donc plutôt parce que « la tragédie est l'imitation d'une action de caractère noble et complète [...], et qui, suscitant pitié et crainte, opère la purification [katharsis] propre à pareilles émotions »(Aristote, Poétique, 1448b-1450a). C'est-à-dire que, dans le spectacle tragique, la haute valeur morale de l'action qui se déroule sous ses yeux opère une transfiguration, une purification (katharsis) de nos émotions : la crainte et la pitié demeurent, certes des sentiments physiquement pénibles, mais on éprouve une satisfaction morale, non un plaisir physique, à éprouver de tels sentiments. Car ce qui arrive au héros pourrait nous arriver, et si ça nous arrivait, nous adopterions, à coup sûr, le même comportement que lui. Le héros est un modèle, un exemple à suivre : si, comme Oedipe, je tuais mon père et épousais ma mère, il faudrait, à coup sûr, que je me crève les yeux et que je m'exile pour expier mes abominations. La tragédie Oedipe Roi de Sophocle, fait de chacun des spectateurs un Oedipe en puissance. Nous pouvons généraliser à toutes les autres formes d'art ce qu’Aristote dit de la tragédie : si nous apprécions le tableau Kronos dévorant un de ses Enfants de Goya, le film Nuit et Brouillard de Resnais, le poème la Ballade des Pendus de Villon, etc., alors même que ces oeuvres abordent des sujets extrêmement pénibles, c’est parce qu'elles nous donnent des exemples de situations tragiques propices à un comportement moral supérieur (révolte, suicide, compassion, etc.). Contrairement à ce que prétendent Pascal, Hume et Freud, ce n'est donc pas par plaisir que nous goûtons l'oeuvre d'art, mais, parce qu'elles développent en nous le sens des valeurs morales.

(C322) Kant prolonge l'analyse d'Aristote en établissant des relations précises entre plusieurs sortes de jugements très proches en apparence : "ceci est beau" (J1), "ceci est agréable" (J2), "ceci est vrai" (J3) et "ceci est bon" (J4). On a souvent tendance à confondre J1 et J2 : on dira indistinctement "ce tableau me plaît" ou "ce tableau est beau", "cette fille me plaît" ou "cette fille est belle" etc. Or, « en ce qui concerne l’agréable, chacun consent à ce que son jugement, qu’il fonde sur un jugement personnel et privé, et en vertu duquel il dit d’un objet qu’il lui plaît, soit du même coup restreint à sa seule personne [...]. En revanche s’il af­firme que quelque chose est beau, c’est qu’il attend des autres qu’ils éprouvent la même satisfaction : il ne juge pas pour lui seulement, mais pour tout le monde »(Kant, Critique de la Faculté de Ju­ger, V, 205-292). Autrement dit, si mon interlocuteur ne partage pas mon jugement lorsque je lui dis "la Princesse de Clèves est un beau roman", je vais m'évertuer à le convaincre par divers arguments : il faut que mon interlocuteur éprouve la satisfaction que j'éprouve ! Tandis que de gustibus et coloribus non est disputandum, "des goûts et des couleurs on ne dispute pas" : vous n'aimez pas les épinards alors que je les aime, bon ... n'en parlons plus ! Donc J1, que Kant appelle "jugement de goût" est un jugement à prétention universelle et ne peut, de ce fait, être fondé sur la seule sensibilité, laquelle s'exprime dans J2 et dont la portée est restreinte à la seule personne de l'énonciateur. Pour autant « il ne peut y avoir de règle objective du goût, il parle alors de la beauté comme si c’était une propriété des choses. C’est pourquoi il dit : "cette chose est belle" »(Kant, Critique de la Faculté de Ju­ger, V, 205-292). En effet, il ne faut pas confondre "cette chose est belle" (J1) et "cette chose est carrée" (J3). Car, dans un cas (J3), il existe des règles objectives pour conclure : je fais l'hypothèse que cette chose que j'ai en face de moi est un carré, et je vérifie expérimentalement que c'est le cas (B116). Tandis que dans l'autre cas (J1), bien que j'exige l'adhésion de mon interlocuteur à mon jugement, je ne puis faire état d'aucune règle qui nous conduise nécessairement à un accord. Tout ce que je pourrai dire, pour éventuellement le rallier à mon point de vue, c'est que « ceux qui jugent autrement, on les blâme et on leur reproche de manquer de goût »(Kant, Critique de la Faculté de Ju­ger, V, 205-292). Comme l'avait fait remarquer Pascal, dire à quelqu'un qu'il manque de goût revient à prononcer une condamnation sociale et équivaut presque à une marque de mépris, voire d'exclusion. Sauf que Kant n'en tire pas, comme Pascal, des conséquences psychologiques mais des conséquences morales. Aussi rapproche-t-il J1 ("ceci est beau") et J4 ("ceci est bon"). En effet, « le goût rend possible le passage de l’attrait sensible à l’intérêt moral [...]. On s’attache indirectement à la beauté, par l’intermédiaire d’un penchant pour la société : l’adhésion est en quelque sorte comme un devoir »(Kant, Critique de la Faculté de Ju­ger, V, 205-292). Comme pour Aristote, le goût artistique est pour Kant un indice de perfectionnement moral : celui qui est capable d'apprécier les oeuvres d'art est réputé dépasser son simple intérêt sensible égoïste vers l'intérêt moral de la société toute entière. D'où la définition du "jugement de goût" (J1) : « le goût est la faculté de juger et d’apprécier un objet [...] par une satisfaction ou un déplaisir indépendant de tout intérêt [attrait ou répulsion] sensible [...] : est beau ce qui est reconnu sans concept comme l’objet d’une satisfaction nécessaire »(Kant, Critique de la Faculté de Ju­ger, V, 205-292). Le goût pour l’art est donc la première manifestation de ce désintéressement qui nous mène vers la morale.

(C323) Hegel résume à la perfection la relation qui existe entre la sensibilité et le goût artistique chez Aristote et Kant : « la beauté artistique est la beauté née de l'esprit et renaissant toujours à partir de l'esprit, et dans la mesure même où l'esprit et ses productions sont supérieurs à la nature et à ses manifestations, le beau artistique est lui aussi supérieur à la beauté de la nature. [Car] c'est le divin qui se manifeste dans l'œuvre d'art, en tant qu'elle est engendrée par l'esprit »(Hegel, Cours d'Esthétique, I). Pour Hegel, le goût pour l'art ne peut être qu'une étape de la marche de l'Esprit vers l'Absolu comme forme d'expression de l'humanité qui tend à s'affranchir des limites qu'impose le langage (A323) : il est clair que le tableau les Souliers de Van Gogh en disent plus sur la misère qu'un traité de sociologie. C'est pourquoi l'art fait partie des dernières étapes du processus de développement historique de l'Esprit, juste avant la religion et la philosophie (C122) : ce qui explique les diverses annexions dont l'activité artistique a pu faire l'objet, tant de la part de la religion (le Pape Grégoire le Grand, au VI° siècle, disait que l'architecture, la peinture et la musique devaient être mises au service de l'évangélisation des foules illettrées), que de la philosophie (certaines oeuvres philosophiques ne sont pas très éloignées, dans leur forme, des oeuvres littéraires, voire poétiques). En tout cas, pour Hegel, Kant et Aristote, le goût pour l'art manifeste, certes, un intérêt, mais un intérêt d'une forme supérieure à l'intérêt sensible et qui suggère la destination spirituelle extra-sensible de la nature humaine.

Cependant, peut-on dire que l'attrait sensible pour le plaisir corporel est à ce point dépassé par le goût artistique. Ne serait-il pas plus modestement dissimulé par celui-ci ?


III - Plus précisément, la réflexion spirituelle que suscite le goût artistique et qui se manifeste par l'usage d'un langage distingué, coexiste avec une sensibilité corporelle vulgaire qu'elle a pour fonction de dissimuler.

(C331) Dans l’Éducation Sentimentale, Gustave Flaubert montre un riche banquier, Jacques Arnoux, qui, entre autres hobbies, possède une galerie de peinture boulevard Montmartre, à Paris, galerie que l’auteur a baptisée "l’Art Industriel" pour bien montrer l’ambiguïté du personnage : d’un côté l’art, apparemment désintéressé, comme le prétend Kant et de l’autre l’industrie qui, elle, s’intéresse plutôt au profit (rappelons que l’action se situe dans les années 1840, en plein essor du capitalisme industriel et financier). Et en effet, « Arnoux exerce la fonction de marchand d'art [...] ce qui lui permet en même temps, et de prendre les artistes à leur propre jeu, celui du désintéressement (il leur laisse les profits symbo­liques, la gloire), et de se dissimuler la vérité de son activité, celle de l'exploitation (il se réserve les profits matériels, l'argent) »(Bourdieu, les Règles de l'Art, prologue). Bourdieu, tout comme Flaubert, veut montrer par là que l’on peut tout à la fois avoir l’appât du gain industriel et financier et avoir du goût pour l’art. Plus subtilement encore, ils veulent montrer que l’on peut tout à la fois encourager le désintéressement des artistes (les jeunes peintres qu’Arnoux invite à exposer dans sa galerie) et tirer profit de ce désintéressement en prélevant de substantielles commissions sur les tableaux qu’il vend et dont il ne rétrocède aux artistes que le minimum vital, prétextant que l’important, pour eux, c’est la gloire et la célébrité. De toute évidence, le désintéressement moral que prône Arnoux, vaut avant tout pour les autres, tandis que lui est au contraire tout à fait intéressé. Flaubert et Bourdieu s’accordent donc avec Freud, Hume et Pascal pour reconnaître que la motivation réelle d’Arnoux est avant tout de tirer une jouissance sensible de son goût pour l’art.

(C332) Cela dit, Bourdieu se sépare de nos trois philosophes en ce que, pour lui, l’enjeu du goût pour l’art n’est pas seulement la satisfaction sensible individuelle, mais, comme pour Marx, l'intérêt que la classe sociale dominante a à se distinguer. En manifestant du goût pour l’art, il s'agit donc de montrer que l’on appartient à la classe sociale dominante, celle qui est éduquée, celle qui est matériellement aisée, celle qui a réussi, et qui entend jouir sensiblement des avantages que lui procure cette situation. Mais il s'agit aussi de dissimuler cette soif de jouissance en laissant croire que, tout en appartenant à la classe dominante, on est motivé aussi par des activités intellectuelles désintéressées et pas seulement par l'intérêt matériel. Bourdieu fait donc une lecture idéologique (B324 et schéma) du goût artistique apparemment désintéressé tel que Kant en fait la théorie : « le goût "pur" et l'esthétique qui en fait la théorie trouvent leur principe dans le refus du goût "impur" et de l'aïs­thèsis ["sensation" en grec, ce qui a donné "esthétique"] forme simple et primitive du plaisir sensible réduit à un plaisir des sens, comme dans ce que Kant appelle "le goût de la langue, du palais et du gosier", abandon à la sensation immédiate [...]. On pourrait montrer que tout le langage de l'esthé­tique est enfermé dans un refus principiel du facile, entendu dans tous les sens que l'éthique et l'esthé­tique bourgeoises donnent à ce mot »(Bourdieu, la Distinction, post-scriptum). Autrement dit, il appartient à l’idéologie bourgeoise de croire et de faire croire que le goût pour l’art (ce que Bourdieu appelle ici le "goût pur") est désintéressé et n’est pas fondé sur la sensibilité mais sur l’intellect, sur la recherche de la difficulté, et que c'est cette recherche intellectuelle de la difficulté qui permet à certains individus d'appartenir à la classe dominante. À l'inverse, le goût facile pour la nourriture, le sexe, les objets utilitaires, etc., bref, pour des choses vulgaires capables de ne flatter que le seul plaisir des sens (le "goût impur"), c'est un indice de paresse intellectuelle et c'est cela qui justifie que ceux qui s'y adonnent fassent partie de la classe dominée. La classe dominante, à travers le goût pour des activités artistiques apparemment désintéressées, crée ainsi l'illusion que sa réussite dans les affaires industrielles et/ou financières n'est pas l’effet de l’infrastructure inégalitaire de la société, mais le simple effet de l’intelligence, de l’éducation, bref, du mérite personnel qui se manifeste ici, justement, par le goût pour l'art. Donc, dans un certain sens, Aristote, Kant et Hegel ont raison de dire que le goût pour l'art ne procède pas simplement d'un intérêt sensible immédiat. Mais ils ont tort de considérer que l'intérêt sensible est réellement dépassé : il est seulement dissimulé par un écran de fumée idéologique.

(C333) Wittgenstein résume et prolonge le point de vue de Bourdieu. Contrairement à ce que pense Kant, le goût pour l’art ne passe pas par un jugement intellectuel à visée universelle du type "ceci est beau" : on ne parle pas d’un tableau figuratif comme on parle d’un tableau abstrait, on ne parle pas de la musique de jazz comme on parle de la musique classique, on ne parle pas de la tragédie de Sophocle comme on parle d'une pièce de Beckett, etc. Bref, « quand nous portons un jugement esthétique, nous ne nous contentons pas de rester bouche bée et de dire "oh, comme c'est merveilleux !" »(Wittgenstein, Leçons sur l’Es­thétique, I). Ce qui veut dire qu'il existe, pour apprécier l'oeuvre d'art, une multiplicité de "jeux de langage". Mais justement, c'est parce que, face à une œuvre d’art, il ne peut pas y avoir une manière unique et stéréotypée de réagir que « nous distinguons entre celui qui sait ce dont il parle et celui qui ne sait pas »(Wittgenstein, Leçons sur l’Es­thétique, I). En effet, c’est en adoptant, à l’égard d’une œuvre d’art donnée, LE jeu de langage approprié, que l’on se distingue, comme le dit Bourdieu, en montrant que l’on s’y connaît et que, par là-même, on trahit ce que Wittgenstein appelle sa "forme de vie" (Bourdieu dirait : "sa classe sociale d'origine"). Et même dans le cadre du jeu de langage approprié, encore faut-il être capable de "développer avec intelligence" : « supposons quelqu’un qui admire une œuvre, mais qui ne peut pas se souvenir des airs les plus simples, ne reconnaît pas la basse quand elle se fait entendre, etc. ; nous disons qu’il n’a pas vu ce qu’il y a dans l’œuvre. "Cet homme a le sens de la musique" n'est pas une phrase que nous employons pour parler de quelqu'un qui fait "ah !" quand on lui joue un morceau de musique, non plus que nous le disons du chien qui frétille de la queue en entendant de la mu­sique (cf. une personne qui aime écouter de la musique, mais est absolument incapable d'en parler et ne se montre pas du tout intelligente à ce sujet) »(Wittgenstein, Leçons sur l’Es­thétique, I). Bref, contrairement à ce que croit Pascal, le snob (contraction de l'expression latine sine nobilitate, "sans noblesse") se repère au premier coup d'oeil : il veut montrer qu'il a du goût, mais, faute de maîtriser le jeu de langage approprié, il ne trompe que les ignorants, tandis que, à l'égard des connaisseurs dont il sollicite pourtant la reconnaissance, il se couvre de ridicule en montrant qu'il n'y connaît rien (cf. les portraits de snobs que fait Proust dans à la Recherche du Temps perdu). Du coup, pour Wittgenstein, comme pour Bourdieu (A133), la distinction en matière de goût artistique, se rapproche d'assez près de la distinction philosophique : « l'expression de la perplexité prend la forme d'une critique [...]. Pour lever nos perplexités, ce que nous voulons en fait, ce sont des comparaisons, des groupements de certains cas, etc. [D'ailleurs], on peut remarquer l’étrange ressemblance d’une recherche philosophique avec une recherche esthétique »(Wittgenstein, Leçons sur l’Es­thétique, I). Comme le philosophe, celui qui a du goût artistique est perplexe, il adopte une attitude critique qui l’incite à faire des rapprochements entre cas apparentés en employant un vocabulaire précis. Et, ce faisant, il énonce, non pas des vérités scientifiques susceptibles d'être démontrées a priori et d'être vérifiées expérimentalement, mais des tautologies, c'est-à-dire des règles du jeu. Dire que la peinture cubiste s'inspire du dernier Cézanne, ou que le théâtre de Beckett opère une déconstruction du langage, c'est comme dire que la philosophie de la connaissance de Kant fait la synthèse du dogmatisme et de l'empirisme : on montre que l'on s'y connaît en disant ce qu'il convient de dire pour convaincre ceux qui s'y connaissent, on envoie un signal de reconnaissance à destination d'un cercle restreint de connaisseurs. Et c’est bien parce que la critique artistique de celui qui a du goût pour l’art se rapproche de la critique philosophique que le goût artistique est socialement discriminant : dans tous les cas, les connaisseurs font partie d'une élite. Le goût pour l'art se manifeste donc, in fine, par la maîtrise experte d'un jeu de langage approprié dans le cadre duquel la réflexion, apparemment désintéressée, a pour fonction et pour effet de dissimuler un besoin sensible de reconnaissance sociale comme Freud, Hume et Pascal le pressentaient déjà.

Finalement, on a l'impression que l'on ne peut apprécier l'art sans une certaine forme de sensibilité, une forme de sensibilité travaillée, perfectionnée, à très haute valeur sociale si on veut, mais une forme de sensibilité quand même dont l'enjeu reste fondamentalement de nous procurer du plaisir. Or, il semblerait que, à ce niveau de modification du plaisir, ce n'est plus un intérêt sensible que le goût pour l'art manifeste, mais plutôt un intérêt intellectuel supérieur qui manifeste les aspirations de l'humanité à une élévation morale absolue dont l'oeuvre d'art lui donne précisément l'occasion. Et pourtant, cet intérêt intellectuel supérieur, qui s'exprime par la maîtrise experte d'un langage raffiné, n'est désintéressé qu'en apparence dans la mesure où il tend à dissimuler un intérêt sensible réel pour pour l'appartenance, sinon à la classe sociale dominante, du moins au cercle restreint des connaisseurs.

1 Attention : le terme "art" (ici dans son acception esthétique) a un tout autre sens (une acception technique) que nous étudierons dans le cours E1.