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mardi 13 décembre 2011

QUINE, DURKHEIM ET LA "PERCEPTION" DE DIEU.

L'une des formulations les plus connues et à la fois les plus dérangeantes de la thèse quinienne de l'indétermination de la référence est la suivante : 
La notion de "référence à" doit être reclassée en notion de "vérité de", et l’expression singulière f(A) doit être reclas­sé en expression générale d’extension singulière "il existe au moins un x tel que {f(x) et (x=A)}" (Quine, le Domaine et le Langage de la Science, iii)
En d'autres termes, dire qu'on fait référence à une réalité commune appelée atome, c'est dire que l'on fait des phrases réputées vraies avec le terme atome comme sujet. Bref, dès qu'il y a consensus social pour admettre qu'il y a au moins une chose (x) qui possède telle ou telle propriété (f(x)) et que l'on donne un nom à cette chose (A), alors cette chose existe et l'emploi de ce terme est légitime, qu'il s'agisse d'un atome ou d'un dieu. Comparons avec ce que dit Durkheim :
Sous l’influence de l’exaltation générale, […] les Croisés croyaient sentir Dieu présent au milieu d’eux et leur enjoi­gnant de partir à la conquête de la Terre Sainte, Jeanne d’Arc croyait obéir à des voix célestes, etc. […] mais c’est la socié­té, par la seule action qu’elle exerce sur eux, qui leur donnait la sensation du divin ; […] la vie collective pouvait ainsi at­teindre un maximum d’intensité et d’efficacité.(Durkheim, les Formes Élémentaires de la Vie Religieuse, ii)
Apparemment, Durkheim nous dit là qu'il est tout à fait possible d'avoir la "sensation" (et pas seulement le "sentiment") du divin et que c'est la "société" qui, dans des circonstances déterminées, nous fait "percevoir" Dieu. Qu'aurait dit Quine ?
Les entités postulées par la science sont comparables, du point de vue épistémologique, aux dieux d’Homère [...]. Les objets physiques comme les dieux ne trouvent place dans notre conception que pour autant qu’ils sont culturel­lement postulés et, conceptuellement définis, les objets physiques sont des intermédiaires commodes que nous nous imposons [...]. Si le mythe des objets physiques est supérieur à celui des dieux de l’Olympe, c’est qu’il s’est révélé être un instru­ment plus efficace, mais on peut, en cas d’expérience récalcitrante, soit modifier certains énoncés théoriques, soit préserver la vérité de la théorie en alléguant une hallucination [...] On peut toujours préserver la vérité de n’importe quel énoncé à condition d’effectuer les réajustements qui s’imposent. (Quine, les deux Dogmes de l’Empirisme, vi)
De là, en particulier, les "preuves" empiriques de l'existence de Dieu : preuve physico-théologique, preuve cosmologique, intelligent design, etc ..., "preuves" qui, toutes, se fondent sur un consensus social déterminé pour interpréter et nommer des données empiriques partagées. Par exemple, l'interprétation des données phénoménales d'un orage comme étant la manifestation de la colère de Zeus est une manière de faire correspondre des données empiriques (éclair, tonnerre, pluie, etc.) et une cause non-empirique. La physique moderne, en tout cas la physique quantique, ne fait pas autre chose : 
Il n’y a aucune observation possible de la forme d’un atome, ce ne sont que des formules mathématiques. (Schrödin­ger, Physique Quantique et Représentation du Monde)
Il semble donc que, chez Durkheim comme chez Quine, auteurs aussi différents qu'il est possible de l'être à tout point de vue, il y a l'idée que des hommes comme vous et moi, dans un contexte socio-historique bien déterminé, "voient" (ou "entendent" ou "touchent" ou "sentent" ou "goûtent") une entité qu'ils nomment "Dieu". Et si tel est le cas, c'est que

- 1° l'idée de "confirmation empirique" n'est pas du tout, pour parler cartésien, une idée claire et distincte, contrairement à ce qu'ont longtemps pensé les empiristes naïfs comme Locke, Hume ou Mill ; la meilleure preuve en est que, dans la science de l'infiniment grand et dans celle de l'infiniment petit, la "confirmation empirique" d'une hypothèse, pourtant indissociable en droit de toute démarche scientifique, est extrêmement problématique. Et ce que dit Schrödinger, c'est que, s'agissant de l'atome, par exemple, à quoi peut bien ressembler une "expérience sensible de l'atome". Tapez, l'expression "modèle atome" dans Google et vous constaterez à quel point les modèles théoriques de de représentation de l'atome sont nombreux et, en un sens, peu empiriques !

- 2° ce qui est primordial, dans tous les cas de "confirmation empirique", qu'il s'agisse de l'existence de Dieu ou de celle de l'atome, c'est le consensus social : nous "voyons" Dieu ou nous "voyons" l'atome si et seulement si nous appartenons à la communauté humaine dont les normes intériorisées par notre éducation nous incitent à nommer "Dieu" ou à nommer "atome" le phénomène qui se manifeste dans un contexte déterminé ; dit autrement, ce ne sont pas nos yeux qui "voient" Dieu ou l'atome, c'est la société (cf. le Bleu en Peinture).

Ce que dit Quine (qui, pour autant que je le sache, était aussi athée que je le suis moi-même) c'est qu'il n'y a aucune différence de nature entre le discours théologique et le discours scientifique. La différence est une différence de degré : degré de technicité dans la méthode et degré d'efficacité dans l'application pragmatique pour résoudre les problèmes humains. A cet égard, je suis convaincu (mais les théologiens le sont évidemment beaucoup moins que Quine ou moi-même) que le discours scientifique sur l'atome est un rien plus rigoureux dans sa démarche méthodologique et un tantinet plus efficace pour soigner les gens que le discours sur Dieu.

Cela dit, entendons-nous bien : s'il est nécessaire pour Lambda d'appartenir à une communauté C pour "percevoir" Dieu, cette condition n'est évidemment pas suffisante. Encore faut-il que tout ou partie de l'appareil sensoriel de Lambda reçoive ces stimuli qui vont donner matière aux énonciations théorico-pragmatiques réputées vraies dont "Dieu" sera le sujet logique. C'est en ce sens qu'il n'y a, entre l'interprétation théologique de l'orage comme effet de la colère divine et l'interprétation scientifique du même phénomène comme effet d'un convection atmosphérique violente et rapide qu'une différence de degré : degré de profondeur dans l'analyse du phénomène (dans un cas, on possède une explication globale anthropomorphique et passionnelle, dans l'autre on a un schéma de causalité plus complexe, moins anthropomorphique et moins passionnel), degré dans l'efficacité pragmatique de l'explication (dans un cas, il est clair que la colère divine est imprévisible, dans l'autre la perturbation atmosphérique peut être anticipée, par exemple).
On pourrait objecter que "voir" Dieu dans ce sens-ci, c'est "voir" Dieu dans un sens métaphorique. Or, de celui qui considère vraie la phrase "le soleil est l'une des sphères célestes", celui qui considère vraie la phrase "le soleil est le centre de l'univers", celui qui considère vraie la phrase "le soleil est une étoile parmi d'autres", celui qui considère vraie la phrase "le soleil est le dieu qui se couche à l'ouest et qui, nuitamment, traverse le Nil sur sa barque pour réapparaître à l'est", lequel "voit" le "soleil" au sens propre et lequel de manière métaphorique ?  La réponse de Quine est qu'ils "voient" tous les trois le "soleil" au sens propre du terme. Parce que ce qu'on appelle "soleil", dans ces différentes acceptions, n'est pas un être en soi, mais un ensemble complexe de phénomènes sensibles en connexion avec d'autres phénomènes sensibles et divers énoncés théoriques interprétatifs. Il n'est donc pas abusif de dire qu'ils ne "voient" pas le même objet. De même, dans l'expérience de Jastrow (cf. le "canard-lapin"), analysée notamment par Wittgenstein (Recherches Philosophiques, II, xi), quel sens y a-t-il à dire que celui qui "voit" un canard voit la même chose que celui qui "voit" un lapin ? Et si c'est moi-même qui "vois" un canard à l'instant t, puis qui "vois" un lapin à l'instant t+n, à quel moment le "vois"-je de manière métaphorique ?
On est là face à un des problèmes les plus longuement commentés dans toute l'histoire de la philosophie, et ce, depuis au moins le Théétète :
Effectivement, il serait étrange, mon enfant, qu'il y eût en nous plusieurs sens, comme dans des chevaux de bois, et que nos sens ne se rapportassent pas tous à une seule essence, qu'on l'appelle âme ou autrement, avec laquelle, par les sens comme autant d'instruments, nous sentons tout ce qui est sensible. (Platon, Théétète, 184c)
Y a-t-il ou non un pur donné empirique, en droit indépendant de et préalable à toute mise en relation empirique et/ou intelligible ? C'est un problème typiquement philosophique et non scientifique, autrement dit un pur problème de logique du langage. Il est donc vain de vouloir le résoudre une fois pour toute. La position que je défends est celle de Merleau-Ponty, Wittgenstein, Quine et Bouveresse : tout "voir" est déjà un "voir comme". Il n'y a pas de pur "voir" (ou "entendre" ou "sentir", etc) qui serait en quelque sorte la cause matérielle ou la cause efficiente a priori d'une perception élaborée a posteriori (cf. Sentir et Percevoir : une Distinction Problématique).
Une autre objection classique consiste à dire qu'il y a là confusion entre "nommer quelque chose" et "percevoir quelque chose" dans le sens où, pour pouvoir "nommer" avec justesse, encore faudrait-il au préalable "percevoir" ce qu'on s'apprête à nommer.Il n'y a confusion que si et seulement si on adopte le point de vue d'auteurs comme Frege ou Russell qui s'évertuent à distinguer la chose et le mode de présentation de la chose. Mais il n'y en a pas si, comme pour Wittgenstein ou Quine nommer (ou, plus précisément, désigner par un nom, une description ou un indexical) et percevoir sont les deux aspects d'un seul et même acte. Et Durkheim, demanderez-vous ?

La pensée collective métamorphose tout ce qu’elle touche, […] elle substitue au monde que nous révèlent les sens un monde tout différent qui n’est autre que l’ombre projetée des idéaux qu’elle construit [...]. De ce point de vue, on est mieux en état de comprendre comment la valeur des choses peut être indépendante de leur nature. Les idéaux collectifs ne peuvent se constituer et prendre conscience d'eux-mêmes qu'à condition de se fixer sur des choses qui puissent être vues par tous, comprises de tous, représentées à tous les esprits : dessins figurés, emblèmes de toute sorte, formules écrites ou parlées, êtres animés, ou inanimés [...] Voilà comment un chiffon de toile peut s'auréoler de sainteté, comment un mince morceau de papier peut devenir une chose très précieuse. Deux êtres peuvent être très différents et très inégaux sous bien des rapports : s'ils incarnent un même idéal, ils apparaissent comme équivalents ; c'est que l'idéal qu'ils symbolisent apparaît alors comme ce qu'il y a de plus essentiel en eux et rejette au second plan tous les aspects d'eux-mêmes par où ils divergent l'un de l'autre. C'est ainsi que la pensée collective métamorphose tout ce qu'elle touche. (Durkheim, Jugement de Valeur et Ju­gement de Réalité)
On voit bien que Durkheim distingue la "valeur" (le linceul du Christ) et la "nature" (le chiffon) d'une chose. En ce sens, sa position n'est pas tout à fait la même que celle de Wittgenstein pour qui "voir", c'est d'emblée équivalent à "voir comme" ("voir ceci comme un chiffon" et "voir ceci comme le linceul du Christ", pour Wittgenstein, c'est aussi différent que "voir le dessin -de Jastrow- comme un lapin" et "voir le dessin comme un canard" : c'est, littéralement, voir deux choses différentes) ni que celle de Quine (pour qui, encore plus radicalement, si l'on peut dire, l'ontologie est relative à un système social de représentation, i.e., en termes durkheimiens, la valeur d'une chose -le linceul du Christ- n'est rien d'autre que sa nature) :
Nous recherchons, non ce qui existe, mais ce qu’une théorie dit qu’il existe, et c’est là un problème qui concerne proprement le langage. (Quine, d’un Point de Vue Logique, i)
Mais au fond, dans le passage suivant :  

On remarquera d'abord que la société a en elle tout ce qu'il faut pour éveiller dans les individus les sentiments reli­gieux ; elle est pour les membres qui la constituent ce que le dieu est pour les fidèles. 1° Sous quelque forme, en effet, qu'il conçoive la divinité, le fidèle se sent tenu envers elle à des manières d'agir qui lui sont imposées par elle, et dont il ne peut s'écarter sans s'exposer à des malheurs. De même, la société nous impose des règles de conduite ou des sentiments que nous n'avons ni voulus ni laits ; et quand nous essayons de nous y dérober, nous tombons sous le coup de sanctions toujours redoutables (blâmes et châtiments). Sans doute, nous n'apercevons pas toujours d'une manière très claire d'où émane cette attraction ou cette contrainte que nous subissons, parce qu'elles ne se produisent pas par des voies matérielles et gros­sières ; quand nous déférons aux coutumes et aux croyances de notre groupe social, nous méconnaissons le plus souvent que l'autorité que nous leur attribuons leur vient de la société. Mais du moins, nous sentons clairement que ce n'est pas nous-mêmes qui la leur conférons. Et nous sommes amenés de cette façon à concevoir qu'il y a hors de nous une puissance morale supérieure à la nôtre. 2° Mais un dieu n'est pas seulement une force dont nous dépendons : il est aussi une force secourable qui nous élève au dessus de nous-mêmes et entretient en nous la force et la vie. Le croyant qui se sent en harmonie avec son dieu puise dans cette croyance une force nouvelle, et affronte avec plus d'énergie les difficultés de la vie. La société est susceptible d'exercer sur nous une action analogue ; car elle n'existe que dans les individus et par eux ; elle les pénètre et, en les pénétrant, elle les grandit. […] L'homme n'est pas dupe d'une illusion, quand il se croit en relation avec une puissance morale supérieure qui lui est extérieure en un sens et d'où lui vient ce qu'il y a de meilleur en lui. Sans doute, il se re­présente d'une manière erronée cette réalité ; mais il ne se trompe pas sur le fait même de son existence. La raison d'être des conceptions religieuses, c'est avant tout de fournir un système de notions ou de croyances qui permette à l'individu de se représenter la société dont il fait partie, et les rapports obscurs qui l'unissent à elle. S'il en est ainsi, on peut prévoir que les pratiques du culte ne sauraient se réduire à n'être qu'un ensemble de gestes sans portée et sans efficacité ; car l'objet du culte est d'attacher l'individu a son dieu, c'est-à-dire à la société dont le Dieu n'est que l'expression figurée. (Durkheim, Cours sur les Origines de la Vie Religieuse)

Durkheim ne dit-il pas que les fidèles "sentent" (peu importe par lequel de nos cinq sens) cette force qu'ils appellent "Dieu" ? Dans Word and Object, Quine afin d'établir sa thèse de l'indétermination de la traduction, nous invite à faire l'expérience de pensée suivante. Soit un linguiste (supposons-le français) qui se rend dans une tribu inconnue sur laquelle il ne sait rien. Il se met en quête de rédiger un dictionnaire de traduction langue indigène - français. Chaque fois qu'il perçoit, dans son propre champ visuel, un lapin, il remarque un indigène qui s'écrie "gavagaï !" Que doit-il en conclure ? Qu'il faut traduire "gavagaï" par "lapin" ? Et si le stimulus sensible qui détermine les indigènes à proférer ces syllabes n'était pas le sympathique petit léporidé bondissant et à longues oreilles que nous désignons, nous, sous ce terme, mais, par exemple, un gros insecte parasite qui vit sur le lapin et qui, pour, eux, a une importance, disons, vitale. Mais alors, lorsqu'on voit un "gavagaï" que voit-on ? Pour le linguiste, c'est un lapin, évidemment. Mais pour l'indigène, le lapin n'est plus que l'arrière-plan indéterminé de ce qu'ils perçoivent parce que leur survie en dépend : l'insecte parasite. Pour Quine, il est clair que nous ne "voyons" que ce que nous sommes socialement conditionnés à voir. Au sens propre et pas du tout dans un sens métaphorique.

Donc, s'agissant de savoir si entre le terme "atome" et le terme "Dieu", l'un est plus légitime que l'autre, j'ai fait remarquer, en me prévalant de l'empiricism without dogmas de Quine, que faire référence à l'un ou l'autre des "objets" censés être dénotés par l'un quelconque de ces termes, ce n'est rien d'autre que de reconnaître "vraies", dans une communauté donnée, un certains nombre de phrases dans lesquelles l'un des termes est en position de sujet logique. On m'a objecté l'insuffisance de ce critère. J'ai donc précisé, en me référant à Quine et en prenant un exemple célèbre chez Durkheim, que cette reconnaissance n'est nullement aléatoire ni même arbitraire mais est le fruit d'un consensus empirique. Pourquoi empirique ? Parce que nous ne sommes, en règle générale, pas disposés à accepter pour vraie une explication qui ne s'accorde pas avec les données sensorielles auxquelles nous avons accès. Mais d'un autre côté, précise Quine, il serait naïf de croire qu'il existe des expériences cruciales sur la base de ces seules données empiriques supposées vide de tout contenu théorique. Toute observation empirique, dit-il est theory laden, "chargée de théorie". C'est la thèse bien connue de la sous-détermination empirique de la référence qu'il développe dans Word and Object et dans the Pursuit of Truth: toute phrase vraie est vraie parce qu'elle s'accorde avec l'expérience certes, mais l'idée d'accord avec l'expérience est elle-même une idée théorique (visant la simplicité de l'explication) et pragmatique (visant l'efficacité pour résoudre des problèmes), nullement une idée d'origine empirique :
La totalité de notre savoir ou de nos croyances, des faits les plus anecdotiques aux lois les plus profondes de la physique ou même des mathématiques et de la logique, est une étoffe tissée par l’homme et dont le contact avec l’expérience sensible ne se fait qu’à la marge. (Quine, d’un Point de Vue Logique, ii, 2)
C'est là une position holiste : lorsque nous "vérifions" la valeur d'un énoncé, cet énoncé affronte le tribunal de l'expérience non pas isolément, mais en connexion plus ou moins étroite mais toujours bien réelle avec l'ensemble de nos énoncés théoriques et de nos expérience sensibles passées. Et sans vouloir conclure que Durkheim aurait assumé le point de vue quinien sur la notion de "perception", il semble  néanmoins qu'il aurait abordé ce problème avec le holisme méthodologique qui l'a caractérisé en tant que sociologue.

jeudi 24 novembre 2011

BOUVERESSE, WITTGENSTEIN, DELEUZE ET LA PHILOSOPHIE.

"W ? Il n'y a rien à W ! Non, je ne veux pas parler de ça. Pour moi, c'est une catastrophe philosophique, c'est le type même d'une école, c'est une réduction de toute la philosophie, une régression massive de la philosophie. C'est très triste [...]. Ils ont foutu un système de terreur, où sous prétexte de faire quelque chose de nouveau, c'est la pauvreté instaurée en grandeur. Il n'y a pas de mot pour décrire ce danger-là. C'est un danger qui revient, ce n'est pas la première fois [...]. C'est grave, surtout qu'ils sont méchants, les wittgensteiniens. Et puis ils cassent tout. S'ils l'emportent, alors là il y aura un assassinat de la philosophie. C'est des assassins de la philosophie. Il faut une grande vigilance" Tout le monde connaît les termes de cette condamnation définitive de Wittgenstein et des wittgensteiniens par Deleuze à l'occasion de l'examen de la lettre W de son abécédaire. Moins connu, mais tout aussi féroce, le jugement porté sur Gilles Deleuze par Jacques Bouveresse qui écrit dans le numéro 352 du Magazine Littéraire consacré à Wittgenstein, : "il est triste de constater que le comble de l'absurdité a probablement été atteint par Deleuze". Certes, comme le dit Bourdieu, "on peut comparer le champ [par exemple, philosophique] à un jeu [...] : les joueurs sont pris au jeu, ils ne s’opposent, parfois férocement, que parce qu’ils ont en commun d’accorder au jeu et aux enjeux une croyance (doxa), une reconnaissance qui échappe à la mise en question"(Bourdieu, Réponses). Cependant, on est fondé à se demander sur quoi peut porter, dans le "champ philosophique", une opposition aussi féroce, sinon, comme nous essaierons de le montrer, une incompréhension aussi totale, notamment entre cet éminent spinozien et ce non moins éminent wittgensteinien.

Il est vrai que c'est Deleuze qui ouvre assez piteusement les hostilités en disant que "c'est une véritable haine de la philosophie qui anime la logique dans sa rivalité ou sa volonté de supplanter la philosophie"(Deleuze et Guattari, qu'est-ce que la Philosophie ?), voulant viser par là tout une nébuleuse philosophique (que Herbert Marcuse avait déjà qualifiée de "philosophie unidimensionnelle" en 1964 dans l'Homme Unidimensionnel, cf. Marcuse, Bourdieu et l'héritage de Marx, de Freud et de Wittgenstein) dont Wittgenstein serait prétendument le chef charismatique. Au point que Deleuze a le mauvais goût, sinon la bêtise, d'amalgamer la "philosophie analytique" avec la "nouvelle philosophie", parlant, dans un même éloge, de ces

"soi-disant courants philosophiques à la mode – soit qu’ils se répandent sous forme journalistique dans le grand public, soit qu’ils s’enseignent sous une forme scientifique dans les universités – [qui] sont par rapport au développement calme et puissant de la philosophie à peu près ce que sont des professeurs de philosophie à l’égard des philosophes : ceux-là sont érudits, ceux-ci sont sages ; ceux-là écrivent sur la philosophie et luttent sur le champ de bataille des doctrines, ceux-ci philosophent"(Deleuze, à Propos des Nouveaux Philosophes et d’un Problème plus Général)

Le "développement calme et puissant de la philosophie" appréciera sans doute la finesse et le discernement de celui qui met sur le même plan les histrions des plateaux de télévision et les professeurs au Collège de France ! Toujours est-il que, comme le remarque Bouveresse, pour Deleuze et Guattari, comme d'ailleurs pour Marcuse, "l'analyse logique figure à l'avant-dernier stade de la décadence"(Bouveresse, la Demande Philosophique), autant dire l'avant-dernier cercle de l'enfer de Dante, celui où l'on retrouve les traîtres, juste avant de rencontrer Lucifer en personne ! Il est tout à fait clair que, comme le souligne Bouveresse à de nombreuses reprises, si Deleuze avait réellement et sérieusement lu Wittgenstein, il n'aurait sans doute pas commis ce grossier amalgame qui consiste à confondre "philosophes analytiques" et "disciples de Wittgenstein" : si ceux-ci sont un sous-ensemble de ceux-là, pour autant les deux expressions ne sont pas synonymes. Il est vrai que l'une des caractéristiques le plus largement partagée par les "philosophes analytiques" est, comme l'eût dit Monsieur de La Palisse, qu'ils ne considèrent pas, à rebours de Deleuze et de Guattari que la philosophie soit "synthétique", c'est-à-dire créatrice de concepts. Pour Deleuze et Guattari, en effet, "le véritable objet de la science est de créer des fonctions, le véritable objet de l’art, c’est de créer des agrégat sensibles et l’objet de la philosophie, créer des concepts"(Deleuze et Guattari, qu’est-ce que la Philosophie ?). En revanche, pour Frege, le père de la philosophie dite "analytique", la tripartition deleuzo-guattarienne, ne se justifie nullement, tout particulièrement l’opposition concept/fonction, puisque, d’après Frege, "un concept est une fonction dont la valeur est toujours une valeur de vérité"(Frege, Fonction et Concept). De ce point de vue, Deleuze est tout entier du côté de cette "philosophie synthétique" qui multiplie les entités (concept, fonction, agrégat, etc.) au-delà du nécessaire, faute de s’être interrogée sur la logique profonde du langage qui ne révélerait que des différences de degré (par exemple, ici, entre fonction et concept) là où il semble y avoir des différences de nature. Aux antipodes en tout cas d'un Wittgenstein pour qui "la méthode correcte en philosophie consisterait donc en ceci : ne rien dire que ce qui se laisse dire, à savoir les propositions des sciences de la nature"(Wittgenstein, Tractatus, 6.52). Toutefois, à supposer que l'on puisse réduire la philosophie de Frege ou de Russell ou de Carnap à une simple "analyse logique" du langage (cf. la Théorie Russellienne des Descriptions), je me suis, pour ma part, toujours évertué à montrer dans Wittgenstein, Logique et Ethique que Wittgenstein n'a jamais confondu philosophie et logique et n'a même jamais, pas même dans le Tractatus, fait la moindre promotion philosophique de la logique. Dire que Wittgenstein et ses disciples se sont justement démarqués des fondateurs historiques de la philosophie analytique par l'intérêt tout anthropologique que la philosophie doit accorder à nos "formes de vie" qu'il désigne même, dans sa première philosophie, par un terme dont la connotation spinozienne devrait être plus familière à Deleuze et à Guattari, celui d'"éthique" : 
"[le Tractatus] consiste en deux parties : l'une est celle qui est présentée ici, l'autre comprend tout ce que je n'ai pas écrit. Et c'est précisément cette seconde partie qui représente l'essentiel. En effet, mon livre trace les limites de l'éthique de l'intérieur [...] et je suis convaincu qu'elles ne peuvent être tracées rigoureusement que de cette façon"(Wittgenstein, Lettre à Ludwig von Ficker, 10 novembre 1919).

S'agissant du but que doit s'assigner la philosophie, il est indéniable que l'un des mérites du courant dit "analytique" et de ses héritiers (parmi lesquels on peut, effectivement ranger Ludwig Wittgenstein et Jacques Bouveresse), c'est le retour aux fondamentaux platoniciens de la philosophie, notamment lorsque, s'en prenant aux discoureurs, aux phraseurs, aux emberlificoteurs de tout poil, Socrate explique à Gorgias (qui est un rhéteur) que "ces vérités [de la philosophie] me paraissent, si je peux dire, tenir l’une à l’autre et former toute une chaîne. Et, si je peux dire, ces vérités sont enchaînées les unes aux autres au moyen d’arguments de fer et de diamant [...] des arguments que tu ne vas pas pouvoir rompre, ni toi, ni quelqu’un d’autre, encore plus impétueux que toi" (Platon, Gorgias, 509a). Voilà, me semble-t-il un critère fondamental de distinction de ce qu'est la philosophie et de ce que n'est pas la rhétorique : l'exigence de précision et de rigueur dans le discours. Et lorsque Wittgenstein écrit que "le but de la philosophie est la clarification logique des pensées"(Tractatus, 4.112), il ne veut pas dire "remplaçons la philosophie par la logique", mais "la philosophie doit évaluer la rigueur et la cohérence du discours en général et viser la rigueur et la cohérence de son propre discours".  Et c'est précisément cet objectif, à première vue assez banal, qui revêt, pour Wittgenstein comme pour Platon, un enjeu éthique.

Donc le péril de "logicisation" de la philosophie par Wittgenstein est très largement fantasmé. Toutefois, la controverse est cependant entretenue et alimentée par Bouveresse lui-même lorsque, dans un passage d'un ouvrage de 1984 (année orwellienne s'il en fut !) intitulé Rationalité et Cynisme, il écrit :
"La philosophie, dirait Deleuze, doit être considérée comme "un discours créateur, ni plus ni moins que les autres disciplines" [...]. Concrètement, cela signifie que le modèle proposé à la philosophie, et, finalement, à la science elle-même, est celui des avant-gardes littéraires et artistiques où la légitimité consiste souvent, pour l'essentiel, avec le désaccord avec ce qui précède, le simple fait de proposer "autre chose" qui diffère aussi radicalement que possible de ce que l'on faisait avant" (Bouveresse, Rationalité et Cynisme, III, 2).

Comment peut-on expliquer la véhémence à l'égard de Gilles Deleuze en particulier, et la French Theory en général, de la part d'un Jacques Bouveresse qui se situe, par sa pratique philosophique même, aux antipodes de l'arrogance et de la suffisance paroxystiques qui caractérisent un certain discours contemporain, notamment de langue française, auto-proclamé "philosophique" ? Comme il le dit lui-même dans sa Leçon Inaugurale au Collège de France : "il est tout à fait regrettable que les discours apologétiques qui relèvent de ce qu'on pourrait appeler la défense de la philosophie "pure" ou "authentique" n'expriment, dans un bon nombre de cas, rien de plus que l'égocentrisme et le narcissisme philosophiques." Or, s'il est quelqu'un qui a toujours fait montre de mesure dans ses propos, c'est bien précisément Jacques Bouveresse. Personne n'en disconviendra. Pour comprendre ce que Bouveresse reproche exactement à Deleuze, il faut aller voir, je crois, dans un essai paru en 2004 chez Agone et dans lequel on lit :
"Ma perplexité ne porte pas, je m’empresse de le préciser, sur la question de savoir si des auteurs comme Foucault, Derrida, Deleuze, etc. doivent ou non être comptés au nombre des esprits les plus créatifs et les plus originaux de notre époque. Personne, du moins je l’espère, ne peut avoir de doutes sérieux sur ce point. La question que je me pose est uniquement de savoir si une originalité aussi grande que l’on voudra peut justifier le genre de refus pur et simple du dialogue philosophique qu’ils ont régulièrement opposé à leurs contradicteurs potentiels" (Bouveresse, pourquoi pas des Philosophes, ch.VII).

Donc, si "égocentrisme et narcissisme" il doit y avoir chez Deleuze, ce n'est certainement pas sous la forme vulgaire et tapageuse qu'illustrent certains "intellectuels" médiatiques en renom. Et s'il est un intellectuel français contemporain qui s'est signalé par sa modestie et sa discrétion médiatico-journalistiques , c'est bien, précisément Gilles Deleuze. Non. Deleuze ne fait certainement pas partie, dans l'esprit de Bouveresse, de ce que Bourdieu appelait "les ingénieurs so­ciaux qui ont pour fonction de fournir aux membres de la classe dominante la connais­sance pratique ou demi-savante dont ils ont besoin pour rationaliser leur domina­tion"(Questions de Sociologie, prologue). En revanche, Deleuze est se voit clairement reprocher par Bouveresse de "refus pur et simple du dialogue philosophique". Que vaut cette accusation ?

Par "refus du dialogue", Bouveresse n'entend pas, cela va de soi, "refus de la critique". Deleuze ne l'a jamais refusée et on ne voit d'ailleurs pas très bien comment quelqu'un qui prétend faire de la philosophie pourrait y échapper sans passer ipso facto pour un gourou de secte hermétique donc pour tout à fait autre chose qu'un philosophe. Non. Le "refus de dialogue" dont Deleuze se rendrait coupable, c'est, pour Bouveresse, le refus de considérer qu'il puisse exister, dans l'activité philosophique, comme cela existe depuis toujours dans d'autres activités intellectuelles (les mathématiques, la science, le droit, etc.) des critères formels de correction, voire, peut-être même, de vérité, de l'énoncé philosophique : "Je citerai, sur ce point, une fois de plus l'explication à la fois très pertinente et très inquiétante que propose Musil: "Il existe dans les milieux, j'aimerais dire, et je dis : intellectuels (mais je pense aux milieux littéraires) un préjugé favorable à l'égard de tout ce qui est une entorse aux mathématiques, à la logique et à la précision" (Bouveresse, qu'appellent-ils "penser" ?). Et Bouveresse de forger la notion de "littérarisme" (une sorte d'analogon du "scientisme") pour qualifier cette tendance qu'il croit déceler chez nombre de philosophes contemporains, notamment de langue française, et qui consiste, comme le reconnaît Deleuze, à "inventer des concepts" : "la philosophie est l’art de former, d’inventer, de fabriquer des concepts" (Deleuze et Guattari, qu'est-ce que la Philosophie ?). "Inventer des concepts" et donc, effectivement, se comporter comme des écrivains ou des poètes, à savoir, pas nécessairement forger des néologismes, mais prendre des termes connus et les détourner de leur signification commune pour leur donner une signification originale échappant par là à toute catégorisation et, partant, à toute évaluation. Certes, si c'est en ce sens que la philosophie entend "créer des concepts", il y a du souci à se faire. Mais, on pourrait faire deux objections à Bouveresse. D'une part, pour Deleuze, la "création de concept" est autant le fait de la philosophie que celui de la littérature à travers la notion de "personnage conceptuel" qui évoque la dimension philosophique de certains personnages de romans dont la fonction est, effectivement, de conceptualiser sans trop insister ni développer. Après tout, Proust, tout autant que Musil (pour ne citer que deux auteurs que Bouveresse connaissait et appréciait), ne se sont pas privés de créer ce genre de personnage. Tout cela pour dire que la "création de concept" est peut-être moins "littérariste" et sans doute plus simplement littéraire que Bouveresse ne le soupçonne. Deuxième objection : pourquoi la philosophie ne créerait-elle pas des concepts à la manière des mathématiciens ? D'ailleurs, cette vision de la philosophie n'a-t-elle pas été dominante au moins jusqu'à l'émergence de la distinction kantienne entre la mathématique comme activité procédant par concepts et la philosophie comme activité procédant à partir de concepts. Est-ce en raison de leur méfiance absurde à l'égard de la logique que Deleuze et Guattari se voient refuser par Bouveresse de participer à une entreprise philosophique illustrée, notamment par Spinoza : la création de concepts philosophiques more geometrico (cf. Philosophie, Science, Mathématiques et Vérité) ?

Toujours est-il que, pour Wittgenstein et contrairement à Deleuze, la philosophie n'a, évidemment pas pour fonction de "créer des concepts" : "la philosophie ne peut en aucune manière porter atteinte à l’usage réel du langage, elle ne peut faire autre chose que le décrire : elle laisse toute chose en leur état" (Wittgenstein, Recherches Philosophique, 124). Bien plutôt, les principaux critères formels de correction du langage philosophique, après clarification logique, sont : l'énoncé nous donne-t-il à analyser le fonctionnement de nos "jeux de langage", nous permet-il de décrire nos "formes de vie", nous induit-il à comprendre la "règle du jeu" à laquelle nous nous référons implicitement lorsque nous vivons, nous autorise-t-il à saisir une "analogie" implicite qui nous induit en erreur ? Par exemple, dans la manière dont nous appréhendons le concept de "temps" :
""Où va le présent quand il devient passé, et où est le passé ?". Dans quelles circonstances cette question a-t-elle quelque chose de séduisant ? [...] Il est clair que cette question survient le plus facilement quand nous nous préoccupons de cas où des choses s'écoulent devant nous, comme des rondins qui descendent le cours d'une rivière. Dans un tel cas, nous pouvons dire que les rondins qui sont passés devant nous sont tous en aval vers la gauche, et que les rondins qui passeront devant nous sont tous en amont vers la droite. Nous utilisons alors cette situation comme comparaison pour tout ce qui se produit dans le temps, et incorporons cette comparaison dans notre langage lorsque nous disons "l'événement présent passe" (un rondin passe), ou "l'événement futur va arriver"(un rondin va arriver). Nous parlons du flux des événements et aussi du flux du temps, la rivière sur laquelle les rondins descendent. [...] Ainsi en arrivons-nous à être obsédés par notre symbolisme : nous sommes plongés dans la perplexité par une analogie qui nous entraîne irrésistiblement." (Wittgenstein, le Ca­hier Brun, 107-108).


Il est clair qu'à l'aune de cette série de critères, il est nécessaire de conclure que Deleuze "refuse le dialogue philosophique" dans le sens où il refuse de conformer sa production philosophique à des critères d'évaluation externe au nom même de sa créativité, de son inventivité philosophique. Ce que reproche finalement Jacques Bouveresse à Gilles Deleuze, c'est son relativisme, voire son indifférentisme, consistant à considérer que tout système philosophique est incommensurable à tout autre : "si l’on pense que la tâche de la philosophie consiste principalement à innover dans le domaine du vocabulaire (ou, dans le langage moins nominaliste de Deleuze, à « créer des concepts »), il est normal de considérer que l’argumentation n’est pas ce qui compte en premier" (Bouveresse, pourquoi pas des Philosophes ?, ch.VII). De sorte que la réaction outrée d'un Pierre Macherey par exemple (au demeurant, très bon spécialiste de Spinoza, tout comme Deleuze) à la publication par Bouveresse de l'ouvrage Prodiges et Vertiges de l'Analogie consacré à "l'affaire" Sokal-Bricmont, illustre la thèse de Bouveresse plutôt qu'elle ne l'invalide. A savoir que, sous couvert d'irréductible originalité, tout et n'importe quoi, à commencer par le journalisme à sensation le plus vulgaire (en parlant des protagonistes du canular de Sokal et de Bricmont) a droit de cité philosophique. N'importe quel galimatias s'auto-proclame réflexion philosophique. Or "si le niveau du journalisme philosophique ne dépasse guère celui du journalisme à sensation, il est normal que les « événements » philosophiques soient de plus en plus d’un type comparable à celui du fait divers ou du scandale" (Bouveresse, pourquoi pas des Philosophes ?, ch.II). Car, malheureusement, la réaction de Macherey  s'inscrit dans l'assourdissant tapage médiatique qui a accompagné, dans un premier temps la parution des Impostures Intellectuelles d'Alan Sokal et Jean Bricmont en 1997, et, dans un second temps, les (très rares) prises de position favorables aux auteurs aussitôt vouées au gémonies par tous les grands noms de ce que Bouveresse appelle "le journalisme philosophique" unis dans cette sorte de touchante solidarité qu'ont toujours eue instinctivement les dominants dès qu'ils sentent leurs privilèges menacés. Mais tout cela resterait, après tout, assez anecdotique si la "réaction" de Macherey n'était pas, du point de vue de Bouveresse, tout à fait significative du malaise qui agite la philosophie contemporaine, notamment (mais pas uniquement, cela va de soi) de langue française et que, malheureusement, Deleuze a un peu trop tendance à entretenir :
 "La question cruciale que l’on est obligé de se poser ici est évidemment de savoir comment l’exigence de précision a pu devenir à ce point, dans l’esprit de la plupart de nos intellectuels, l’ennemie numéro un de la pensée authentique. C’est une banalité de dire qu’un souci exagéré de la précision peut constituer un obstacle à la découverte et à la création intellectuelle. Mais cela n’autorise aucunement à transformer une condition nécessaire en une condition suffisante et à croire qu’il suffit de penser de façon vague, approximative et rhétorique, pour être certain de le faire de façon créatrice et profonde"(Bouveresse, quand les Sots calent, in le Monde de l'Education, n°255, janvier 1998).

Malgré tout cela, je trouve un peu sévère la condamnation de Gilles Deleuze par Jacques Bouveresse. Pour donner un exemple : Deleuze, dans ses Cours de Vincennes est d'une rigueur conceptuelle exemplaire dans l'analyse qu'il mène (oralement, qui plus est) devant ses étudiants à propos de l'Ethique de Spinoza. Par ailleurs, voici ce que Deleuze écrit à propos des "nouveaux philosophes" en 1977 :
"Je crois que leur pensée est nulle. Je vois deux raisons possibles à cette nullité. D’abord ils procèdent par gros concepts, aussi gros que des dents creuses, LA loi, LE pouvoir, LE maître, LE monde, LA rébellion, LA foi, etc. Ils peuvent faire ainsi des mélanges grotesques, des dualismes sommaires, la loi et le rebelle, le pouvoir et l’ange. En même temps, plus le contenu de pensée est faible, plus le penseur prend d’importance, plus le sujet d’énonciation se donne de l’importance par rapport aux énoncés vides (« moi, en tant que lucide et courageux, je vous dis..., moi, en tant que soldat du Christ..., moi, de la génération perdue..., nous, en tant que nous avons fait mai 68..., en tant que nous ne nous laissons plus prendre aux semblants... »)"(Deleuze, à propos des Nouveaux Philosophes et d'un Problème plus Général).

Il me semble que Bouveresse ne dit pas autre chose de ceux qu'il qualifie de "journalistes-philosophes" et qui ne sont jamais que les rhéteurs et les sophistes modernes. Car, lorsque Deleuze pourfend ceux qui prétendent parler "par gros concepts" de LA loi, DU pouvoir, etc., il ne fait rien moins que de poser le problème cher à Wittgenstein et à Bouveresse, celui du vertige dans lequel nous entraîne l'usage immodéré et, bien entendu, inconscient, de l'analogie. Laquelle pose manifestement un grave problème au discours philosophique, à celui des sciences sociales et, d'une manière générale, à tout discours se prétendant vrai sans avoir la rigueur conceptuelle qui autoriserait une évaluation formelle. Si l'on fait abstraction du discours scientifique mathématisé qui, pour sa part, possède, en principe (je dis "en principe" pour passer sous silence les exceptions à cette règle, exceptions que Bachelard nomme "obstacles épistémologiques") cette rigueur conceptuelle et du discours poético-littéraire qui, lui, toujours en principe (je fais abstraction d'un écrivain comme Robert Musil, par exemple) ne se prétend pas "vrai", il est clair que les discours, qui se veulent vrais sans avoir les moyens de prouver leur vérité, ne fonctionnent (et ne convainquent) que par la puissance de l'analogie : le discours religieux, le discours politique ou le discours publicitaires en sont des exemples. Ce qui n'a, manifestement, pas échappé à Deleuze.

Sauf que, pour Wittgenstein, la tâche de la philosophie est, explicitement, de dépister et de déjouer les pièges de l'analogie. Il faut résoudre le problème, et pas seulement être conscient de son existence :
"Quand des mots de notre lan­gage ordinaire ont à première vue des grammaires analogues, nous avons tendance à essayer de les interpréter de manière analogue ; c’est-à-dire que nous essayons de faire en sorte que l’analogie tienne jusqu’au bout. [...] la philosophie est un combat contre la fascination que des formes d’expression exercent sur nous [mais] l’extrême difficulté tient à la fascination que l’analogie de deux structures semblables est capable d’exercer sur nous." (Wittgenstein, le Cahier Bleu, 6-21)

Faute de ce "combat contre la fascination que des formes d'expressions exercent sur nous", le naturel analogique (que Bouveresse appelle "le littérarisme") reprend inlassablement le dessus au nom d'un soi-disant droit imprescriptible à la métaphore. Or "au lieu d'un "droit à la métaphore", on devrait parler plutôt d'un droit d'exploiter sans précaution ni restriction les analogies les plus douteuses, qui semble être une des maladies de la culture littéraire et philosophique contemporaine"(Bouveresse, Prodiges et Vertiges de l'Analogie). "Droit à la métaphore" dont Deleuze userait et abuserait.

Création de concepts, littérarisme, droit à la métaphore, autant de circonstances qui permettent d'étayer le principal chef d'accusation que Bouveresse impute à Deleuze : le refus du dialogue philosophique qui caractérise une certaine conception contemporaine de la philosophie.
"Dans un article sur le structuralisme, Deleuze a écrit qu’"aucun livre contre quoi que ce soit n’a jamais d’importance ; seuls comptent les livres “pour” quelque chose de nouveau et qui savent le produire." Ceux qui ont connu cette période savent que, puisque le structuralisme y incarnait la nouveauté, il ne devait effectivement pas être critiqué, même avec les meilleures raisons, ne serait-ce que pour éviter de fournir des armes à ses adversaires, et parce que la productivité n’est, de toute façon, jamais du côté de la critique. J’ai toujours, je l’avoue, considéré avec une certaine stupéfaction l’idée très répandue que la critique et la réfutation n’ont pas de place réelle en philosophie et plus encore celle qui fait de la légitimation par la créativité et la nouveauté la forme par excellence de la justification. Les grands philosophes du passé considéraient comme évident qu’il peut être nécessaire de critiquer l’erreur pour faire une place à la vérité et ils auraient été sans doute très étonnés si on leur avait dit qu’il faut s’abstenir, en philosophie, d’écrire « contre » ses prédécesseurs et ses contemporains. Mais, pour croire à l’importance de la critique, il faut évidemment avoir conservé un certain rapport à la question de la vérité et être prêt à admettre que la philosophie est capable de produire également des erreurs et des illusions, et pas seulement de la nouveauté conceptuelle, réelle ou supposée, devant laquelle on doit s’incliner sans discussion. Si Wittgenstein conçoit la philosophie de façon essentiellement critique, ce n’est sûrement pas pour le simple plaisir de détruire, mais parce qu’il pense qu’elle est remplie de pseudo-explications, de pseudo-théories et de mythes purs et simples, qu’il est important de faire reconnaître pour ce qu’ils sont. Mais, comme le montre de façon éclatante son exemple et quoi qu’en pense Deleuze, être « contre » quelque chose, y compris, en un certain sens, contre la philosophie elle-même, n’empêche en aucune façon d’être en même temps « pour » quelque chose et même pour quelque chose de réellement nouveau." (Bouveresse, Wittgenstein et les Sortilèges du Langage, ch.II)

Or, quand bien même Deleuze aurait une conception à ce point "positiviste" de la philosophie (il est piquant de remarquer au passage que là où Marcuse reproche explicitement à Wittgenstein et à ses disciples d'être "positivistes" - ce qui, pour ceux qui se sont parfois auto-proclamés "positivistes logiques", est loin d'être absurde - Deleuze leur reproche exactement le contraire !) dans le sens littéraire que Bouveresse donne à ce terme, après tout,  en quoi serait-ce un défaut rédhibitoire (cf. Philosophie et Littérature) ? D'une part, nous avons connu, dans l'histoire de la philosophie un certain nombre de "philosophies de l'affirmation" dont la plus connue et la plus achevée est sans doute celle de Spinoza, philosophe dont l'influence sur Deleuze n'échappe à personne. Et puis, d'autre part, le "positivisme littéraire" dans le sens que lui donne Bouveresse (à ne pas confondre avec le "positivisme logique") est loin d'être condamné par Wittgenstein comme anti-philosophique. De fait, "on peut remarquer l’étrange ressemblance d’une recherche philosophique avec une recherche esthétique"(Wittgen­stein, Remarques Mêlées, 25). Venant de celui que Deleuze considère comme une sorte d'Attila qui n'aurait de cesse de désertifier la philosophie aidé en cela par ses hordes de logiciens, cela ne laisse pas d'étonner, non ? Mais que veut dire par là Wittgenstein ? Il veut dire très précisément ceci : lorsque Deleuze, par exemple, écrit dans un texte célèbre et, ô combien admirable "l'épuisé, c'est beaucoup plus que le fatigué [...]. Seul l'épuisé peut épuiser le possible parce qu'il a renoncé à tout besoin, préférence, but ou signification. Seul l'épuisé est assez désintéressé, assez scrupuleux. Il est bien forcé de rempla­cer les projets par des tables et des programmes dénués de sens [...]. Toute l'oeuvre de Beckett sera parcourue de séries exhaustives, c'est-à-dire épuisantes"(Deleuze, l’Épuisé ; préface à Quad de Beckett) il ne faut pas comprendre par là que l'épuisement apparent des personnages est la cause de l'effet, si particulier, que produit sur nous le théâtre de Beckett. Non. Ce qu'il faut comprendre, c'est que cet épuisement dont il parle est la raison qui nous satisfait lorsque l'on se pose la question : "mais pourquoi donc ai-je apprécié une oeuvre comme Oh ! les Beaux Jours ! ?" Pour expliquer la différence qu'il convient de faire entre une cause et une raison, Wittgenstein prend l'exemple, non pas de Deleuze qu'il ne pouvait pas connaître, mais de Freud qu'il connaissait bien :
"L'explication de Freud fait ce que fait l’esthétique : elle met deux facteurs l’un à côté de l’autre [...]. La question "quelle est la nature d'un mot d'esprit ?" est analogue à la question "quelle est la nature d'un poème lyrique ?" [...]. Dans ce que dit Freud, je vois une confusion entre entre une cause et une raison [...]. La différence entre cause et raison peut être expliquée de la façon suivante : la recherche d’une raison entraîne comme partie essentielle l’accord de l’intéressé avec elle, alors que la recherche d’une cause est menée expérimentalement [...]. C’est une confusion de dire qu’une raison est une cause vue de l’intérieur." (Wittgenstein, Cours de Cambridge1932-1935).

Deleuze et Freud, même combat, pourrait-on dire. Certes, l'un et l'autre se sont profondément mépris sur la nature exacte de leur activité. Freud croyait (faussement) faire de la science. Et Deleuze croyait (faussement) faire de la création de concept. Du point de vue de Wittgenstein, ils ont tous deux été victimes d'une analogie subreptice mais tenace : celle d'une raison acceptée avec une cause avérée. Or, si une telle confusion, pour problématique qu'elle soit, ne retire rien, aux dires mêmes de Wittgenstein, au caractère profondément philosophique des oeuvres de Freud, on ne voit pas bien pourquoi il n'en irait pas de même avec celles de Deleuze. D'ailleurs Bouveresse lui-même reconnaît que
"si la démarche philosophique ne ressemble pas du tout à celle des sciences, on peut se poser la question de savoir à quoi elle ressemble exactement. Wittgenstein a suggéré à différentes reprises que ce qui se passe en philosophie n’est finalement pas très différent de ce qui se passe en esthétique. Les explications que nous donnons en esthétique ne sont pas des explications scientifiques, elles ne sont pas du tout de type causal. Elles consistent essentiellement à disposer des choses les unes à côté des autres dans un arrangement significatif, à regrouper des cas semblables, à mettre en évidence des analogies, des différences et des contrastes. C’est d’ailleurs également pour l’essentiel, selon Wittgenstein, ce que nous faisons dans des domaines comme la psychanalyse et l’ethnologie, où l’« explication » que nous attendons n’est pas une explication scientifique au sens usuel du terme, mais plutôt une explication de type esthétique (au sens large). Or, les explications et les raisons du philosophe sont, pour Wittgenstein, du même type que celles de l’esthéticien : il est de leur nature de pouvoir vous convaincre et également de pouvoir échouer complètement à le faire, de vous parler immédiatement ou au contraire de ne « rien vous dire » (aux deux sens de l’expression)." (Bouveresse, Wittgenstein et les Sortilèges du Langage, ch. I)

"Une explication de type esthétique", voilà donc la tâche, éminemment positive, on en conviendra, que Bouveresse ou Wittgenstein assignent à la philosophie. En d'autres termes, ces "terroristes de wittgensteiniens", considèrent comme inestimables les contributions de Freud ou de Deleuze, entre autres, à ce que Frege appelait "le trésor de pensées de l'humanité". Sauf que leurs philosophies respectives sont de belles philosophies et non pas des philosophies vraies. De toute façon, pour Wittgenstein, il n'y a pas de philosophie vraie : "la philosophie n’est pas une théorie mais une activi­té. Une œuvre philosophique se compose essentiellement d’éclaircissements"(Wittgenstein, Tractatus, 4.112). C'est pourquoi il semble difficile pour Bouveresse de se prévaloir de l'héritage ou de la défense de Wittgenstein lorsqu'il s'en prend à Deleuze en écrivant que 
"toute une catégorie de philosophes ont abandonné l'idée que la philosophie était une entreprise théorique qui avait pour fonction de chercher à formuler des vérités d'un certain type, des vérités philosophiques. Et ce qu'ils ont proposé pour remplacer cette conception, c'est l'idée du philosophe artiste, dont le modèle n'est pas la science et la formulation de vérités d'une espèce particulière, mais plutôt la création, par exemple ce que Deleuze appelle "la création de concepts""(Bouveresse, interview au magazine les Inrockuptibles, n°323, 29 janvier 2002).


En d'autres termes, on peut toujours, en wittgensteinien conséquent, reprocher à un philosophe d'avoir succombé à la séduction de telle ou telle analogie, d'être tombé dans tel ou tel piège tendu par nos habitudes de pensée, bref, de ne pas avoir été suffisamment exigeant quant à la rigueur et la cohérence de son argumentation, mais certainement pas de ne pas s'être préoccupé de la vérité de sa philosophie, encore moins d'avoir une philosophie fausse. En ce sens, le discours du "philosophe artiste" est peut-être plus contestable que celui du "philosophe scientifique", eh bien, justement, contestons-le. Et contestons-le sur le terrain du dialogue philosophique qui n'est ni celui de la création artistique, ni celui de la preuve scientifique.

Pour terminer, je me propose ici d’esquisser les linéaments d’un rapprochement possible entre Deleuze et Wittgenstein. A l'instar de Deleuze, Wittgenstein n’a jamais manqué d’établir une distinction de nature entre la philosophie, l’art et la science. Déjà dans le Tractatus : "la totalité des propositions vraies constitue la totalité des sciences de la nature [...] la philosophie n’est pas une science de la nature [...] le but de la philosophie est la clarification logique des pensées"(Wittgenstein, Tractatus, 4.1, 4.111, 4.112). Quant à l’art, voici ce qu’il en dit : "il est clair que l’éthique ne se laisse pas énoncer [par des propositions pourvues de sens]. Éthique et esthétique sont une seule et même chose"(Wittgenstein, Tractatus, 6.421). Pour dire vite, les langages scientifique, artistique et philosophique appartiennent respectivement aux catégories que Wittgenstein nomme das Sinvolle (les signes douées de sens par le fait d’être des images d’états de chose possibles), das Unsinnige (les signes dépourvus de sens faute d’être des images d’états de chose possibles) et das Sinnlose (les signes qui, après clarification logique, se révèlent être vides de sens, autrement dit tautologiques). Le "second" Wittgenstein (celui des Recherches Philosophiques) maintiendra cette tripartition, même s’il finira par rapprocher l’activité philosophique de l’activité artistique : "[le] désac­cord [du philosophe] avec le sens commun n’est pas [...] celui du scientifique en désaccord avec les vues rudimentaires de l’homme de la rue. Autrement dit, son désaccord n’est pas fondé sur une connaissance plus fine des faits"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 59). 

Or Deleuze n’écrit-il pas que "[la philosophie] n’est pas réflexion, parce que personne n’a besoin de philosophie pour réfléchir sur quoi [...] car les mathématiciens comme tels n’ont jamais attendu les philosophes pour réfléchir sur les mathématiques, ni les artistes, sur la peinture ou la musique dire qu’ils deviennent alors philosophes est une mauvaise plaisanterie, tant leur réflexion appartient à leur création respective"(Deleuze, Revue Chimères, n°8) ? Ce qu’il y a de remarquable, c’est ce parti pris commun avec Wittgenstein de destituer la philosophie des prétentions hégémoniques qu’elle manifeste dans toute la tradition métaphysicienne et idéaliste depuis Platon. Comparons par exemple "l’image du philosophe [...] semble avoir été fixée par le platonisme : un être des ascensions, qui sort de la caverne, s’élève et se purifie d’autant plus qu’il s’élève. Dans ce ``psychisme ascensionnel’’, la morale et la philosophie, l’idéal ascétique et l’idée de la pensée ont noué des liens très étroits"(Deleuze, Logique du Sens, xviii) et "permettez-moi de rappeler ici le rôle étrange que l’aérien et l’éthéré jouent en philosophie : quand nous nous aper­cevons qu’un substantif n’est pas utilisé comme ce que nous appellerions en général nom d’un objet, nous ne pouvons nous em­pêcher de nous dire que c’est le nom d’un objet éthéré [...] ; l’idée d’ "objets éthérés" est un subterfuge quand l’utilisation de certains mots nous laisse perplexes, et quand tout ce que nous savons, c’est qu’ils ne sont pas utilisés comme des noms d’objets matériels"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 47). Même volonté de faire, sinon la psychanalyse de la philosophie, du moins la philosophie de la philosophie. Bref, l'un et l'autre semblent être ce qu'Elizabeth Anscombe appelle "des philosophes pour philosophes". Mieux que ça : l'un et l'autre n'assignent-ils pas une fonction thérapeutique à leurs pratiques philosophiques respectives ? Ainsi l'idée wittgensteinienne que "en philosophie une question se traite comme une maladie"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §255) n'est-elle pas la forme générale du constat deleuzien d'après lequel "on ne comparera pas les philosophies et les maladies, mais il y a des maladies proprement philosophiques. L’idéalisme est la maladie congénitale de la philosophie platonicienne [...], la forme maniaco-dépressive de la philosophie"(Deleuze, Logique du Sens, xviii).

Enfin la notion deleuzienne de "rhizome" n’est-elle étrangement apparentée à la notion wittgensteinienne de "ressemblance de famille" ? Comparons encore : "à la différence des arbres ou de leurs racines, le rhizome connecte un point quelconque avec un autre point quelconque, et chacun de ses traits ne renvoie pas nécessairement à des traits de même nature, il met en jeu des régimes de signes très différents et même des états de non-signes. Le rhizome ne se laisse ramener ni à l’Un ni au multiple"(Deleuze et Guattari, Capitalisme et Schizophrénie, ii) et "considère par exemple les processus que nous nommons "jeux". Je veux dire les jeux de pions, les jeux de cartes, les jeux de balle, les jeux de combat, etc. Qu’ont-ils tous de commun ? Ne dis pas : il doit y avoir quelque chose de commun à tous, sans quoi ils ne s’appelleraient pas des "jeux" [...]. Et nous pouvons, en parcourant ainsi de multiples autres groupes de jeux, voir apparaître et disparaître des ressemblances. Et le résultat de cet examen est que nous voyons un réseau complexe de ressemblances qui se chevauchent et s’entrecroisent [...]. Je ne saurais mieux caractériser ces ressemblances que par l’expression d’"air de famille""(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §§66, 67). Refus partagé, comme on le voit, de céder à l’injonction unificatrice, à la tyrannie du même, constitutive de la métaphysique idéaliste. Il est manifeste que Deleuze et Wittgenstein, s’accordent pour condamner comme une prétention exorbitante l’analogie cartésienne d’après laquelle "toute la philosophie est comme un arbre dont les racines sont la Métaphysique, le tronc est la Physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences"(Descartes, Principes de la Philosophie, préf.). On pourrait continuer et trouver une volonté commune de critiquer les fondements freudiens de la psychanalyse, de critiquer les évidences de la subjectivité, etc.

Conclusion :  Bouveresse n'a sans doute pas tort d'écrire que 
"si Deleuze avait lu réellement Wittgenstein, et surtout l'avait fait en temps utile, il se serait sans doute rendu compte, d'une part, que, pour utiliser son propre critère d'évaluation, [Wittgenstein] a créé un nombre impressionnant de concepts qui sont utilisés un peu partout en philosophie et ailleurs et, d'autre part, que [Wittgenstein] fournit justement une des illustrations les plus typiques et les plus conséquentes que l'on puisse trouver dans la philosophie du vingtième siècle de ce que [Deleuze] appelle une philosophie de l'immanence, une philosophie construite tout entière sur un refus radical des transcendances de toute nature, celles de sujet, du sens, des règles, de la nécessité logique, des objets mathématiques, etc. Et, s'il avait été informé aussi peu que ce soit de la situation réelle, il n'aurait certainement pas été tenté non plus de croire que tous les philosophes anglo-saxons contemporains influents sont des disciples de Wittgenstein ou, en tout cas, acceptent sa conception de la nature de l'activité philosophique"(Bouveresse, interview au Magazine Littéraire n°352, mars 1997).

Dans tous les cas, comme le disait Spinoza, "non ridere, nec lugere, neque detestari, sed intelligere [ne pas rire, ne pas se lamenter, ne pas haïr, mais comprendre]"(Traité Politique, i, 4).

jeudi 26 mai 2011

QU'EST-CE QU'UNE LOI INJUSTE ?

CORRIGÉ DU D.M.F

F3 – Une décision légale est-elle toujours juste ?

La loi est toujours quelque chose de général et il y a des cas d’espèce pour lesquels il n’est pas possible de poser un énoncé général qui s’y applique avec rectitude. Dans les matières, donc, où on doit nécessairement se bor­ner à des générali­tés, et où il est impossible de le faire correctement, la loi ne prend en considération que les cas les plus fréquents, sans ignorer d’ailleurs les erreurs que cela peut entraîner. La loi n’en est pas moins sans reproche, car la faute n’est pas à la loi, ni au législateur, mais tient à la nature des choses, puisque par leur essence même, la matière des choses de l’ordre pratique revêt ce caractère d’irrégularité. Quand, par la suite, la loi pose une règle gé­nérale et que là-dessus survient un cas en de­hors de la règle générale, [le juge] est alors en droit, là où le législateur a omis de prévoir le cas et a péché par excès de simplifi­cation, de corriger l’omission et de se refaire l’interprète de ce qu’eût dit le législateur lui-même s’il avait été présent à ce moment et de ce qu’il aurait porté dans sa loi s’il avait connu le cas en question. Ce qui fait que tout ne peut s'exécuter dans la Cité par le seul moyen de la loi. [Car] la nature de la justice équitable est en effet de compléter ou de rectifier la justice légale là où la loi est insuffisante à cause de la forme générale qu'elle doit toujours prendre. 
Aristote – Éthique à Nicomaque

1 - A quelle idée l'auteur s'oppose-t-il et quelle idée défend-il ?
Aristote s'oppose à l'idée qu'une loi humaine (décidée par des hommes) s'appliquerait en quelque sorte par elle-même aux affaires de la Cité. Il défend au contraire l'idée qu'il appartient au juge d'appliquer à chaque cas particulier une loi qui ne s'applique jamais automatiquement en raison de son caractère nécessairement général.

2 - Expliquer la deuxième phrase.
Toute loi a, par nature, une prétention à valoir universellement. Elle ne s'intéresse jamais au cas particulier, ni même au cas d'espèce. Toute loi est toujours de la forme "pour tout x appartenant à E, f(x)". Quelles sont donc ces "matières [...] où on doit nécessairement se bor­ner à des générali­tés, et où il est impossible de le faire correctement" ? De toute évidence, ce ne sont pas les lois scientifiques ou mathématiques. La loi de la gravitation universelle de Newton concerne la chute de n'importe quel corps, quel qu'il soit et non pas de tel ou tel corps, ou de telle ou telle catégorie de corps. D'où l'impression que nous avons souvent que ce type de loi s'applique, en quelque sorte tout seul, automatiquement, sans intervention humaine (même si cette impression est fausse dans une certaine mesure, cf. texte B3). En revanche, prenons l'exemple d'une loi de finances (qui décide des recettes de l'État pour une année) : elle précise, entre autres choses, quels sont les catégories de revenus soumis à l'impôt et donne, pour ces catégories, des formules de calcul de l'impôt . Si ce genre de formulation générale et impersonnelle suffit, le plus souvent, pour calculer le montant de l'impôt dû par un particulier donné, il y a néanmoins de nombreux cas pour lesquels il y a ambiguïté (en particulier, comme par hasard, les cas d'exonération). De telle sorte que, contrairement à ce qui se passe pour la loi scientifique, on a là l'impression inverse, à savoir que la loi ne saurait s'appliquer d'elle-même, mais qu'au contraire elle a besoin d'une explication, d'une interprétation pour pouvoir s'appliquer. Donc les "matières" dont parle Aristote ne sont rien d'autre que les affaires humaines pour lesquelles la loi fixe un cadre général, ce qui permet déjà de régler un grand nombre de cas, mais qui laisse nécessairement de côté un certain nombre de cas problématiques sur lesquels la loi ne dit rien. C'est donc la complexité des affaires humaines qui fait que les lois générales et impersonnelles destinées à les organiser ne s'appliquent pas correctement, par elles-mêmes, à tous les cas : "la loi ne prend en considération que les cas les plus fréquents, sans ignorer d’ailleurs les erreurs que cela peut entraîner".

3 - Quel est le rôle du juge pour Aristote ?
Mais Aristote souligne aussitôt que ces erreurs ne sont pas imputables à la nature même de la loi : "La loi n’en est pas moins sans reproche, car la faute n’est pas à la loi, ni au législateur". Car, contrairement à la loi scientifique, la loi humaine n'a pas, par nature (cf. ce qu'Aristote entend par "nature" dans le texte C2 question 5), une portée universelle. Cela, dit-il, "tient à la nature des choses, puisque par leur essence même, la matière des choses de l’ordre pratique revêt ce caractère d’irrégularité". En d'autres termes, le législateur, quelle que soit sa perspicacité et sa bonne volonté, ne peut, par avance, prévoir toutes les possibilités d'action et de comportement des hommes (ce qu'Aristote appelle "l'ordre pratique") relativement à un problème donné. La règle a beau être parfaite en son genre, il y aura toujours de l'irrégularité, c'est-à-dire, étymologiquement, des événements qui échappent à la règle. Depuis longtemps les dirigeants politiques ont tenté de réduire ce risque d'irrégularité en complétant la loi, toujours très générale, par des textes plus précis et plus nombreux (les décrets, les arrêtés, les circulaires, etc.). Mais ces textes continuent à avoir une portée générale et, en principe, impersonnelle, de sorte que le problème n'est résolu qu'en partie. Par sa nature même, toute norme en matière d'agissement humain, comporte le risque de devoir être interprétée pour pouvoir s'appliquer correctement. En d'autres termes, la loi (ou son complément réglementaire) ne s'applique pas toute seule mais nécessite parfois un jugement quant à l'opportunité ou la manière de l'appliquer. Il faut donc, non seulement quelqu'un qui légifère (qui fabrique la loi), mais aussi quelqu'un qui, le cas échéant, juge de la pertinence de ladite loi pour tel ou tel cas particulier. Tel est, précisément, le rôle du juge. Que veut-on dire lorsqu'on prétend que le rôle du juge est d'"appliquer" la loi ? Eh bien, nous dit Aristote, il s'agit pour le juge "là où le législateur a omis de prévoir le cas et a péché par excès de simplifi­cation, de corriger l’omission et de se refaire l’interprète de ce qu’eût dit le législateur lui-même s’il avait été présent à ce moment et de ce qu’il aurait porté dans sa loi s’il avait connu le cas en question".
C'est dans cette capacité à compléter la généralité et l'impersonnalité de la loi pour l'adapter ou non à un cas particulier problématique que réside la nature de l'autorité judiciaire, la "sagesse du juge", la juris prudentia comme l'ont appelée les latins et qui a donné le terme "jurisprudence". La loi, c'est l'affaire du législateur, la jurisprudence, l'équité, la "justice équitable", comme l'appelle Aristote, c'est l'affaire du juge. Et les deux sont indissolublement liées : le législateur a autant besoin du juge que le juge a besoin de législateur (raison pour laquelle il est ridicule et tendancieux de dénoncer le "gouvernement des juges" chaque fois qu'une décision judiciaire déplaît au pouvoir en place !). Il est curieux de constater que la position d'Aristote (qui est quand même vieille de vingt-siècles !) permet de donner une solution satisfaisante au problème de l'obsession moderne d'une justice universelle (cf. texte F2, notamment question 7) : à propos de l'universalité ou non des Droits de l'Homme, il est tout a fait possible de soutenir, avec Rousseau, l'universalité de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 comme texte législatif (et même, c'est le cas en France, comme texte constitutionnel, c'est-à-dire supra-législatif) et, avec Pascal, la relativité de son application par le juge à la coutume historique et locale. L'intérêt de la position d'Aristote, c'est qu'elle dissocie le problème de la source du droit et celui de sa destination, bref, qu'elle dissocie la loi comme principe de la justice, et la justice équitable, autrement dit la justice proprement dite. Dès lors, il n'y a plus aucune difficulté à admettre qu'il n'y a pas de justice universelle bien qu'il puisse y avoir des principes universels de la justice, tels que les Droits de l'Homme.

Dissertation : qu'est-ce qu'une loi injuste ?





Spinoza : une loi injuste est une loi qui ne suscite pas les mêmes espoirs ou les mêmes craintes pour tous les citoyens (F1).
Pour Spinoza, un État est une partie de la Nature (c'est-à-dire de Dieu) qui, à ce titre, est dotée d'une quantité de puissance lui permettant de subsister en dépit des contraintes extérieures qui l'affaiblissent et finir par la faire disparaître. Or, la puissance qui permet à cette partie de la Nature que nous appelons État de subsister, est directement fonction des relations qu'entretiennent ses parties constitutives. De même qu'un corps biologique sera d'autant plus vigoureux que ses organes fonctionneront en bonne intelligence, de même un corps social (un État) sera d'autant plus solide que ses constituants (les citoyens) seront d'autant plus solidaires. Comme le dit le proverbe latin : concordia civium, moenia civitatum, c'est-à-dire "la concorde (l'harmonie) entre les citoyens fait les murailles des Cités". Or, souligne Spinoza, les hommes ne sont pas spontanément des citoyens, a fortiori des citoyens solidaires, car ils ne sont pas raisonnables. S'ils étaient raisonnables, en effet, ils s'aimeraient eux-mêmes dans le sens où ils comprendraient spontanément ce qui leur est réellement utile, à savoir de s'unir les uns aux autres et de constituer le corps social le plus résistant qui soit afin de maximiser leurs chances de subsister dans les meilleurs conditions possibles. Cependant, même s'ils ne sont pas raisonnables, ils sont susceptibles de devenir de bons citoyens sous certaines conditions. Première condition : il faut que l'État ait le désir d'imposer sa puissance au nouveau venu dans la société (l'enfant), sinon ce dernier utilisera sa puissance naturelle pour tenter de dominer son entourage et il ne sera jamais sociable. Deuxième condition : il faut que l'État éduque cette puissance naturelle dont chacun est doté pour subsister en agissant sur les deux sentiments primitifs que sont la crainte (qui consiste à imaginer ce qui, momentanément, est susceptible de nous être nuisible et que, pour cette raison, nous nous efforçons d'éviter) et l'espoir (qui consiste à imaginer ce qui, momentanément, est susceptible de nous être utile et que, pour cette raison, nous nous efforçons de nous procurer). Troisième condition : il faut que l'État propose au plus grand nombre possible d'individus des craintes communes (les mêmes châtiments) et des espoirs communs (les mêmes récompenses) afin que les espoirs des uns ne soient pas les craintes des autres, ce qui crée inévitablement des dissensions. Quatrième et dernière condition : il faut que l'État se dote de lois qui lui permette d'imposer sa puissance aux individus, d'éduquer leurs sentiments et d'établir des récompenses et des châtiments communs. Bref, pour Spinoza, entre deux êtres, c'est toujours le plus puissant qui porte l'entière responsabilité des relations qui existent entre ces deux êtres. Or, entre l'État et l'individu, c'est l'État qui est le plus puissant. C'est donc l'État qui est responsable du climat social qui règne en son sein. Si ce climat est bon, si les citoyens sont solidaires et vivent dans la concorde, c'est parce que les lois sont bonnes. Si le climat est détestable, si les citoyens sont hostiles les uns aux autres et vivent dans la discorde, c'est parce que les lois sont mauvaises. Et un cas particulier de mauvaise loi, c'est lorsque la loi est injuste, c'est-à-dire lorsqu'elle suscite de la crainte pour certains et de l'espoir pour d'autres. Par exemple, une loi qui diminue les impôts des plus riches va créer, chez eux, l'espoir d'un enrichissement accru. Mais en revanche, elle va susciter chez les citoyens les plus modestes la crainte d'avoir à payer plus d'impôts ou, en tout cas, d'être moins bien soigné, moins bien logé, moins bien instruit, etc. Il en résultera inévitablement un sentiment d'injustice de leur part et, par contrecoup, des tensions sociales et un affaiblissement de l'État.

Pascal : une loi injuste est une loi qui n'est pas conforme à la coutume (F2).
Pascal distingue deux sources de vérités : le cœur qui sent les premiers principes évidents par soi-mêmes (par exemple qu’il y a trois dimensions dans l’espace, ou que les nombres sont infinis) et la raison qui s’appuie sur ces premiers principes pour démontrer et conclure (par exemple qu’il n’y a pas deux nombres entiers carrés dont l’un soit le double de l’autre). Or, si la raison trouve son origine dans le cœur, le cœur, en revanche trouve son origine dans la coutume : c’est la coutume, et donc l’éducation et l’environnement social dans lequel nous baignons, qui nous fait concevoir des nombres en quantité infinie et nous fait concevoir trois dimensions dans l’espace. Il en va de même pour la justice : il n’y a pas plus de justice universelle qu’il n’y a de vérité universelle (ou de beauté universelle, ou de bonté universelle, etc., bref de valeurs universelles en général) : ce qui vaut d’un côté de la frontière, ironise Pascal, ne l’est plus de l’autre côté ; ce qui est valable un temps, ne l’est plus le temps d’après. La notion de justice est primitivement sentie par le cœur et procède donc de la coutume. Non pas qu’il soit absolument impossible de démontrer l’injustice d’une action ou d’une décision. Mais, comme pour la vérité, on ne peut la démontrer que jusqu’à un certain point. Supposons qu’un contribuable conteste la décision lui signifiant le montant de son impôt : il trouve donc cette décision injuste. Il est tout à fait possible de démontrer, par exemple, qu’il y a bien une erreur de calcul dans le montant de l’impôt : il suffit pour cela d’appliquer la formule de calcul de l’impôt au cas particulier du contribuable qui conteste, puis de comparer avec le montant contesté, enfin de conclure. Jusque là, c’est la raison qui est à l’œuvre. En revanche, comment faire pour contester la formule de calcul elle-même ? Celle-ci est en effet incluse dans la Loi de Finances votée par le Parlement dont les membres, les députés et les sénateurs sont, dans notre pays et à l’heure actuelle, les représentants du peuple, autrement du souverain (art.3 de la Constitution du 4 octobre 1958). Bref, contester la formule d’imposition reviendrait à contester la souveraineté de l’auteur de la décision, ce qui est triplement contradictoire. D’abord, une souveraineté, par définition, ne se conteste pas ("souverain" vient du latin sub regno qui veut dire "sous le règne, sous la domination de …"), sinon elle n’est plus une souveraineté. Ensuite, à supposer qu’elle soit contestable, on ne voit pas très bien sur quoi on va s’appuyer pour contester la formule, puisque celle-ci est réputée votée majoritairement par des représentants du peuple qui manifestent là leur "intime conviction", c’est-à-dire ce qu’ils ressentent par le cœur et qui, à ce titre, n’est pas raisonnable. Enfin, pour un contribuable donné, contester une loi votée par le Parlement revient, à la limite, à se contester soi-même en tant que source de la souveraineté populaire qui délègue au Parlement la tâche de délibérer et de voter la Loi de Finances qui va lui être appliquée. Pour toutes ces raisons, s’il reste possible de démontrer par le raisonnement, sous certaines conditions, qu’une loi est injustement appliquée, en revanche il est impossible de démontrer par le raisonnement que la loi elle-même est injuste. Tout simplement parce que la loi sert ici de "premier principe" et les premiers principes, là comme ailleurs, proviennent du cœur, c’est-à-dire de la coutume. Il en résulte qu’une loi injuste est toujours une loi ressentie comme telle. C’est pour cela que l’on parle souvent de "sentiment d’injustice", voulant parler du sentiment de malaise qui envahit chacun en face d’une loi qui ne respecte pas les coutumes du lieu et de l’époque. Par exemple, dans notre pays et à l’heure actuelle, une loi pénalisant l’avortement serait ressentie comme injuste parce qu’elle irait à l’encontre d’une coutume bien établie, tandis que, dans d’autres pays ou chez nous mais à une autre époque, l’avortement est ou était considéré comme une abomination, et la condamnation de celui-ci ressentie comme normale. Comme le dit le proverbe latin o tempora, o mores, c’est-à-dire "autres temps, autres coutumes".

Aristote : une loi injuste est une loi qui est mal appliquée par le juge (F3).
Aristote définit la loi comme un énoncé nécessairement général, c’est-à-dire un énoncé qui, par nature, ne traite pas les cas particuliers. Dans certains domaines, par exemple en science, la généralité de la loi est toujours satisfaisante, car elle décrit des phénomènes qui se caractérisent par leur grande régularité : la loi newtonienne dite de la gravitation universelle, selon laquelle deux corps exercent l’un sur l’autre une force d’attraction proportionnelle à leurs masses et inversement proportionnelle au carré de la distance qui les sépare, vaut pour n’importe quel corps, n’importe où, n’importe quand. Ce qui veut dire que cette loi, et toute loi scientifique, n’a que faire des cas particuliers. Dans d’autres domaines, en revanche, la généralité de la loi n’est pas pleinement satisfaisante : la loi Veil de 1975, qui autorise l’interruption volontaire de grossesse dans un délai de 10 semaines (porté à 12 semaines par la loi Aubry de 2001), ne prend en compte que les cas d’avortement les plus fréquents. Pour les cas les plus fréquents, ceux qui sont explicitement prévus par la loi, la généralité de celle-ci reste satisfaisante. Mais il existe forcément des cas dans lesquels une femme va demander une IVG au-delà du délai légal. Est-ce à dire que cette femme sera automatiquement coupable d’infraction à la loi ? Pas nécessairement. Mais, pour répondre à la question, il va falloir, précise Aristote, s’adresser à un juge. Le rôle du juge, en effet, c’est de considérer le cas particuliers qui lui est soumis en se demandant si ce cas particulier est un cas d’infraction à la loi (la demande sera alors rejetée) ou une exception à la loi (la demande sera acceptée). Le juge va donc devoir interpréter la loi en se demandant si, par exemple, le cas particulier de telle patiente désirant se faire avorter au-delà du délai légal de 12 semaines parce que, sur avis médical, sa propre vie est en danger, cela est bien conforme à l’esprit de la loi (c’est-à-dire est implicitement contenu dans la loi) bien que n’étant pas conforme à la lettre de la loi (c’est-à-dire n’étant pas explicitement contenu dans la loi). Et pour interpréter la loi, le juge va devoir se mettre à la place du législateur (de l’auteur de la loi), c’est-à-dire consulter les documents, solliciter les témoignages, refaire les raisonnements, se rappeler les débats, etc. qui ont conduit le législateur à prendre la décision légale qu’il a prise en ne consignant que les cas les plus fréquents. Ce qui veut dire qu’il y a une sorte de partage des tâches entre d’une part le législateur qui ne connaît que des cas généraux en laissant éventuellement au juge le soin d’y rattacher quelques exceptions particulières, et d’autre part le juge qui ne connaît que des cas particuliers qui sont, à première vue, des infractions à la loi, mais dont on peut se demander s’ils n’en sont pas, en réalité, des exceptions que le législateurs lui-même aurait admises s’il en avait été informé. Par conséquent, une loi injuste, pour Aristote, ça n’existe pas : une loi, en tant qu’énoncé à caractère général et impersonnel n’est ni juste ni injuste. De ce point elle est toujours irréprochable même si, bien entendu, elle peut toujours être incohérente, illisible, ambiguë, etc. Ce n’est pas la loi, en effet qui est susceptible d’être juste ou injuste, mais son application à l’ordre imprévisible et irrégulier des affaires humaines. Aussi dira-t-on, par abus de langage, qu’une loi est juste lorsque son application pose très peu de problèmes (par exemple parce qu’il y a très peu de cas particuliers qui sortent du cadre général de la loi). Et on dira, par erreur, que la loi est injuste lorsque le cadre général de la loi fait surgir de nombreuses difficultés d’application et que le juge a tendance à interpréter cette loi de manière restrictive en rejetant la plupart des demandes d’incorporation des cas particuliers dans le cadre de la loi. A plus forte raison lorsque les justiciables sont tellement certains que leur demande va être rejetée par le juge qu’ils ne s’adressent même plus à lui pour tenter de faire reconnaître la légitimité de leur cas particulier.


Je choisis l'ordre suivant (ce n'est qu'un exemple, il y a d'autres choix possibles)
- 1° Pascal
- 2° Spinoza
- 3° Aristote

B - INTRODUCTION.


Qu'est-ce qu’une loi injuste ? (question sujet)
Apparemment, une loi injuste n’est-ce pas une loi contraire aux coutumes ? Or une loi conforme à la coutume ne peut-elle pas être injuste ? Cela dit, ce qui est susceptible d’être juste ou injuste, n’est-ce pas l’application de la loi plutôt que la loi elle-même ? (problématique)
Nous allons voir que, apparemment, une loi injuste est une loi ressentie comme telle en ce qu’elle est contraire aux coutumes du lieu et de l’époque. Or, tout en étant conforme à la coutume, une loi peut cependant être injuste lorsqu’elle ne favorise pas la concorde entre les citoyens. Cela dit, la loi elle-même est toujours sans reproche, et c’est l’application par le juge qui est susceptible de faire naître le sentiment d’injustice. (annoncedu plan)

I - Apparemment, une loi injuste est une loi ressentie comme telle en ce qu’elle est contraire aux coutumes du lieu et de l’époque. (je reprends ici l'annonce de la premièrepartie dans l'introduction)

Tout le monde se souvient de l'émotion suscitée dans l'opinion publique par la condamnation du capitaine Dreyfus en 1894 provoquant, notamment, la réaction indignée d'Émile Zola dans le journal l'Aurore avec son célèbre article intitulé "J'accuse !". Ce qui voudrait dire que la justice et l'injustice sont, avant tout, une affaire de sentiment. (amorce1° partie)

Or, justement, Pascal distingue deux sources de vérités : le cœur qui sent les premiers principes évidents par soi-même (par exemple qu’il y a trois dimensions dans l’espace, ou que les nombres sont infinis) et la raison qui s’appuie sur ces premiers principes pour démontrer et conclure (par exemple qu’il n’y a pas deux nombres entiers carrés dont l’un soit le double de l’autre). Et si la raison trouve son origine dans le cœur, le cœur, en revanche trouve son origine dans la coutume : c’est la coutume, et donc l’éducation et l’environnement social dans lequel nous baignons, qui nous fait concevoir des nombres en quantité infinie et nous fait concevoir trois dimensions dans l’espace. Ignorer cette supériorité et cette priorité du cœur sur la raison, c’est se comporter en pyrrhonien : « nous connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais encore par le cœur ; c’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes, et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a point de part, es­saye de les combattre. Les pyrrhoniens, qui n’ont que cela pour objet, y travaillent inutilement. »(Pascal, Pensées). Il en va précisément de même pour la justice : il n’y a pas plus de justice universelle qu’il n’y a de vérité universelle (ou de beauté universelle, ou de bonté universelle, etc., bref de valeurs universelles en général) : ce qui vaut d’un côté de la frontière, ironise Pascal, ne l’est plus de l’autre côté ; ce qui est valable un temps, ne l’est plus le temps d’après : « plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité au-deçà des Py­rénées, erreur au-delà. […] ; tout branle avec le temps. »(Pascal, Pensées). La notion de justice est primitivement sentie par le cœur et procède donc de la coutume.

Non pas qu’il soit absolument impossible de démontrer l’injustice d’une action ou d’une décision. Mais, comme pour la vérité, on ne peut la démontrer que jusqu’à un certain point. Supposons qu’un contribuable conteste la décision lui signifiant le montant de son impôt : il trouve donc cette décision injuste. Il est tout à fait possible de démontrer, par exemple, qu’il y a bien une erreur de calcul dans le montant de l’impôt : il suffit pour cela d’appliquer la formule de calcul de l’impôt au cas particulier du contribuable qui conteste, puis de comparer avec le montant contesté, enfin de conclure. Jusque là, c’est la raison qui est à l’œuvre. En revanche, comment faire pour contester la formule de calcul elle-même ? Car « rien selon la seule raison n’est juste de soi […]. La coutume fait toute l’équité, par cette seule raison qu’elle est reçue ; c’est le fondement mystique de son autorité. Qui la ramène à son principe l’anéantit. »(Pascal, Pensées). La formule de calcul est en effet incluse dans la Loi de Finances votée par le Parlement dont les membres, les députés et les sénateurs sont, dans notre pays et à l’heure actuelle, les représentants du peuple, autrement du souverain (art.3 de la Constitution du 4 octobre 1958). Bref, contester la formule d’imposition reviendrait à contester la souveraineté de l’auteur de la décision, ce qui est triplement contradictoire. D’abord, une souveraineté, par définition, ne se conteste pas ("souverain" vient du latin sub regno qui veut dire "sous le règne, sous la domination de …"), sinon elle n’est plus une souveraineté. Ensuite, à supposer qu’elle soit contestable, on ne voit pas très bien sur quoi on va s’appuyer pour contester la formule, puisque celle-ci est réputée votée majoritairement par des représentants du peuple qui manifestent là leur "intime conviction", c’est-à-dire ce qu’ils ressentent pas le cœur et qui, à ce titre, n’est pas raisonnable. Enfin, pour un contribuable donné, contester une loi votée par le Parlement revient, à la limite, à se contester soi-même en tant que source de la souveraineté populaire qui délègue au Parlement la tâche de délibérer et de voter la Loi de Finances qui va lui être appliquée.

Pour tous ces motifs, s’il reste possible de démontrer par le raisonnement, sous certaines conditions, qu’une loi est injustement appliquée, en revanche il est impossible de démontrer par le raisonnement que la loi elle-même est injuste. Tout simplement parce que la loi sert ici de "premier principe" et les premiers principes, là comme ailleurs, proviennent du cœur, c’est-à-dire de la coutume. Il en résulte qu’une loi injuste est toujours une loi ressentie comme telle. C’est pour cela que l’on parle souvent de "sentiment d’injustice", voulant parler du sentiment de malaise qui envahit chacun en face d’une loi qui ne respecte pas les coutumes du lieu et de l’époque. Par exemple, dans notre pays et à l’heure actuelle, une loi pénalisant l’avortement serait ressentie comme injuste parce qu’elle irait à l’encontre d’une coutume bien établie, tandis que, dans d’autres pays ou chez nous mais à une autre époque, l’avortement est ou était considéré comme une abomination, et la condamnation de celui-ci ressentie comme normale. Bref, « sur quoi [le souverain] la fondera-t-il l’économie du monde qu’il veut gouverner ? […] Sera-ce sur la justice ? Il l’ignore. Certainement, s’il la connaissait, il n’au­rait pas établi cette maxime, la plus générale de toutes celles qui sont parmi les hommes, que chacun suive les mœurs de son pays. »(Pascal, Pensées). Ou, comme le dit le proverbe latin o tempora, o mores, c’est-à-dire "d'autres temps donneront d'autres coutumes" et donc une autre manière de sentir la justice. (argumentsprincipaux et secondaires de la 1° partie)

Bref, pour Pascal, il est clair qu'une loi injuste est une loi qui est ressentie comme telle en un lieu donné et en une époque donnée par une société donnée en raison des coutumes qui y règnent. (bilande la 1° partie)

Est-ce à dire qu’il suffit à une loi d'être conforme à la coutume pour être nécessairement juste ? (transition)

II - Tout en étant conforme à la coutume, une loi peut cependant être injuste lorsqu’elle ne favorise pas la concorde entre les citoyens. (jereprends ici l'annonce de la deuxième partie)

On a vu avec Pascal qu’une loi qui ne respecte pas les coutumes du lieu et/ou de l’époque est en général ressentie comme injuste, même si nul n’a vraiment les moyens d’établir par la démonstration le caractère injuste de la loi. Mais, à supposer que toute loi prise en violation des coutumes soit ressentie comme injuste, la réciproque ne va pas de soi : il existe des lois qui, tout en étant conformes à la coutume, sont réputées injustes. Par exemple, les lois d’Ancien Régime, qui ont été balayées par la Révolution Française, étaient ressenties comme injustes tout en étant conformes à des traditions pluri-centenaires. Donc l’injustice d’une loi ne doit pas consister uniquement dans un écart par rapport à la coutume. (j'annonceici pourquoi Pascal est critiquable)

Pour Spinoza, un État est une partie de la Nature (c'est-à-dire de Dieu) qui, à ce titre, est dotée d'une quantité de puissance lui permettant de subsister en dépit des contraintes extérieures qui l'affaiblissent et finir par la faire disparaître : « la puissance qui permet aux choses singulières de conserver leur être, est la puis­sance même de Dieu, c’est-à-dire de la Nature. »(Spinoza, Éthique). Or, la puissance qui permet à cette partie de la Nature que nous appelons État de subsister, ce que Pascal appelle "la coutume", est directement fonction des relations qu'entretiennent ses parties constitutives. De même qu'un corps biologique sera d'autant plus vigoureux que ses organes fonctionneront en bonne intelligence, de même un corps social (un État) sera d'autant plus solide que ses constituants (les citoyens) seront d'autant plus solidaires. Bref, « le meilleur État [...] est celui où les hommes vivent dans la concorde et où la législation nationale est proté­gée contre toute atteinte. »(Spinoza, Traité Politique). Ou encore, comme le dit le proverbe latin : concordia civium, moenia civitatum, c'est-à-dire "la concorde (l'harmonie) entre les citoyens fait les murailles des Cités". Or, souligne Spinoza, les hommes ne sont pas spontanément des citoyens, a fortiori des citoyens solidaires, car ils ne sont pas raisonnables. S'ils étaient raisonnables, en effet, ils s'aimeraient eux-mêmes dans le sens où ils comprendraient spontanément ce qui leur est réellement utile, à savoir de s'unir les uns aux autres et de constituer le corps social le plus résistant qui soit afin de maximiser leurs chances de subsister dans les meilleurs conditions possibles : « la raison ne demande dont rien contre la Nature, elle demande que chacun s'aime soi-même, qu'il cherche ce qui lui est réellement utile et qu'il désire ce qui conduit réellement l'homme à une plus grande perfection. »(Spinoza, Éthique).

Cependant, même s'ils ne sont pas raisonnables, ils sont susceptibles de devenir de bons citoyens sous certaines conditions. Première condition : il faut que l'État ait le désir d'imposer sa puissance au nouveau venu dans la société (l'enfant), sinon ce dernier utilisera sa puissance naturelle pour tenter de dominer son entourage et il ne sera jamais sociable. Deuxième condition : il faut que l'État éduque cette puissance naturelle dont chacun est doté pour subsister en agissant sur les deux sentiments primitifs que sont la crainte (qui consiste à imaginer ce qui, momentanément, est susceptible de nous être nuisible et que, pour cette raison, nous nous efforçons d'éviter) et l'espoir (qui consiste à imaginer ce qui, momentanément, est susceptible de nous être utile et que, pour cette raison, nous nous efforçons de nous procurer). Troisième condition : il faut que l'État propose au plus grand nombre possible d'individus des craintes communes (les mêmes châtiments) et des espoirs communs (les mêmes récompenses) afin que les espoirs des uns ne soient pas les craintes des autres, ce qui crée inévitablement des dissensions. Quatrième et dernière condition : il faut que l'État se dote de lois qui lui permette d'imposer sa puissance aux individus, d'éduquer leurs sentiments et d'établir des récompenses et des châtiments communs. Donc,  « pour que les hommes puissent vivre dans la concorde et se venir en aide, [et comme] nul senti­ment ne peut être contrarié que par un sentiment plus fort et opposé au sentiment à contrarier, chacun s’abstiendra de faire un mal par crainte d’un mal plus grand et accomplira un bien par espoir d’un bien plus grand. »(Spinoza, Éthique).

Finalement, pour Spinoza, c'est toujours l'être le plus puissant qui porte l'entière responsabilité des relations qui existent entre ces deux êtres. Or, entre l'État et l'individu, c'est l'État qui est le plus puissant. C'est donc l'État qui est responsable du climat social qui règne en son sein. Si ce climat est bon, si les citoyens sont solidaires et vivent dans la concorde, c'est parce que les lois sont bonnes. Si le climat est détestable, si les citoyens sont hostiles les uns aux autres et vivent dans la discorde, c'est parce que les lois sont mauvaises. « Au cas donc où la méchanceté régnerait davantage et où le nombre de fautes commises serait plus considérable dans une certaine nation que dans une autre, une conclusion évidente ressortirait d’une telle suite d’événements : cette nation n’aurait pas pris de dispositions suffisantes en vue de la concorde et sa législation n’aurait pas été instituée dans un esprit suffisant de sagesse. »(Spinoza, Traité Politique). Et un cas particulier de mauvaise loi, c'est lorsque la loi est injuste, c'est-à-dire lorsqu'elle suscite de la crainte pour certains et de l'espoir pour d'autres. Par exemple, une loi qui diminue les impôts des plus riches va créer, chez eux, l'espoir d'un enrichissement accru. Mais en revanche, elle va susciter chez les citoyens les plus modestes la crainte d'avoir à payer plus d'impôts ou, en tout cas, d'être moins bien soigné, moins bien logé, moins bien instruit, etc. Il en résultera inévitablement un sentiment d'injustice de leur part et, par contrecoup, des tensions sociales et un affaiblissement de l'État. (argumentsprincipaux et secondaires de la 2° partie)

Donc, pour Spinoza, une loi injuste est une loi qui ne remplit pas sa fonction pédagogique consistant à fournir à tous les membres d'une communauté donnée des espoirs et des craintes communs. Une loi injuste est une loi qui divise au lieu de rassembler et qui, pour cette raison, engendre des tensions sociales. (bilande la 2° partie)

Cela dit, ce qui est susceptible d’engendrer des tensions sociales, n’est-ce pas l’application de la loi plutôt que la loi elle-même ? (transition)

III - La loi elle-même est toujours sans reproche, et c’est l’application par le juge qui est susceptible de faire naître le sentiment d’injustice. (jereprends ici l'annonce de la troisième partie)

Certes, une loi contraire aux coutumes a toutes les chances d’être considérée comme injuste. Cependant, comme il existe des coutumes qui, visiblement, sont sources de conflit, on est bien obligé d’admettre qu’il existe des lois conformes aux coutumes et qui sont néanmoins perçues comme injustes par ceux qui se révoltent ou méprisent ou ignorent ces lois. Cela dit, on pourrait citer de très nombreux exemples de lois inapplicables ou qui n’ont jamais été appliquées, preuves que les lois ne s’appliquent pas toutes seules. Il se pourrait donc bien que l’injustice ne soit pas ressentie et ne s’accompagne pas d’effets délétères sur le corps social tant que la loi n’est pas appliquée. Ce qui ferait porter sur l’institution chargée de l’exécution la plus grosse part de responsabilité quant à la justice ou l’injustice de la loi. (j'annonce ici pourquoi Pascal etSpinoza sont tous les deux critiquables)

Aristote définit la loi comme un énoncé nécessairement général, c’est-à-dire un énoncé qui, par nature, ne traite pas les cas particuliers. Dans certains domaines, par exemple en science, la généralité de la loi est toujours satisfaisante, car elle décrit des phénomènes qui se caractérisent par leur grande régularité : la loi newtonienne dite de la gravitation universelle, selon laquelle deux corps exercent l’un sur l’autre une force d’attraction proportionnelle à leurs masses et inversement proportionnelle au carré de la distance qui les sépare, vaut pour n’importe quel corps, n’importe où, n’importe quand. Ce qui veut dire que cette loi, et toute loi scientifique, n’a que faire des cas particuliers. Dans d’autres domaines, en revanche, la généralité de la loi n’est pas pleinement satisfaisante : la loi Veil de 1975, qui autorise l’interruption volontaire de grossesse dans un délai de 10 semaines (porté à 12 semaines par la loi Aubry de 2001), ne prend en compte que les cas d’avortement les plus fréquents. Pour les cas les plus fréquents, ceux qui sont explicitement prévus par la loi, la généralité de celle-ci reste satisfaisante. Mais il existe forcément des cas dans lesquels une femme va demander une IVG au-delà du délai légal : « la loi est toujours quelque chose de général et il y a des cas d’espèce pour lesquels il n’est pas possible de poser un énoncé général qui s’y applique avec rectitude. Dans les matières, donc, où on doit nécessairement se bor­ner à des générali­tés, et où il est impossible de le faire correctement, la loi ne prend en considération que les cas les plus fréquents, sans ignorer d’ailleurs les erreurs que cela peut entraîner. »(Aristote, Éthique à Nicomaque). Est-ce à dire pour autant que la femme qui demanderait, par exemple sur avis médical, une interruption volontaire de grossesse au-delà du délai légal serait automatiquement coupable d’infraction à la loi ? Pas nécessairement.

Pour répondre à la question, il va falloir, précise Aristote, s’adresser à un juge. Le rôle du juge, en effet, c’est de considérer le cas particuliers qui lui est soumis en se demandant si ce cas particulier est un cas d’infraction à la loi (la demande sera alors rejetée) ou une exception à la loi (la demande sera acceptée) : « quand, par la suite, la loi pose une règle gé­nérale et que là-dessus survient un cas en de­hors de la règle générale, [le juge] est alors en droit, là où le législateur a omis de prévoir le cas et a péché par excès de simplifi­cation, de corriger l’omission et de se refaire l’interprète de ce qu’eût dit le législateur lui-même s’il avait été présent à ce moment et de ce qu’il aurait porté dans sa loi s’il avait connu le cas en question. »(Aristote, Éthique à Nicomaque). Le juge va donc devoir interpréter la loi en se demandant si, par exemple, le cas particulier de telle patiente désirant se faire avorter au-delà du délai légal de 12 semaines parce que, sur avis médical, sa propre vie est en danger, cela est bien conforme à l’esprit de la loi (c’est-à-dire est implicitement contenu dans la loi) bien que n’étant pas conforme à la lettre de la loi (c’est-à-dire n’étant pas explicitement contenu dans la loi). Et pour interpréter la loi, le juge va devoir se mettre à la place du législateur (de l’auteur de la loi), c’est-à-dire consulter les documents, solliciter les témoignages, refaire les raisonnements, se rappeler les débats, etc. qui ont conduit le législateur à prendre la décision légale qu’il a prise en ne consignant que les cas les plus fréquents. Ce qui veut dire qu’il y a une sorte de partage des tâches entre d’une part le législateur qui ne connaît que des cas généraux en laissant éventuellement au juge le soin d’y rattacher quelques exceptions particulières, et d’autre part le juge qui ne connaît que des cas particuliers qui sont, à première vue, des infractions à la loi, mais dont on peut se demander s’ils n’en sont pas, en réalité, des exceptions que le législateurs lui-même aurait admises s’il en avait été informé.

Par conséquent, une loi injuste, pour Aristote, ça n’existe pas : une loi, en tant qu’énoncé à caractère général et impersonnel n’est ni juste ni injuste. De ce point elle est toujours irréprochable même si, bien entendu, elle peut toujours être incohérente, illisible, ambiguë, etc. Ce n’est pas la loi, en effet qui est susceptible d’être juste ou injuste, mais son application à l’ordre imprévisible et irrégulier des affaires humaines : « la loi n’en est pas moins sans reproche, car la faute n’est pas à la loi, ni au législateur, mais tient à la nature des choses, puisque par leur essence même, la matière des choses de l’ordre pratique revêt ce caractère d’irrégularité. »(Aristote, Éthique à Nicomaque). Aussi dira-t-on, par abus de langage, qu’une loi est juste lorsque son application pose très peu de problèmes (par exemple parce qu’il y a très peu de cas particuliers qui sortent du cadre général de la loi). Et on dira, par erreur, que la loi est injuste lorsque le cadre général de la loi fait surgir de nombreuses difficultés d’application et que le juge a tendance à interpréter cette loi de manière restrictive en rejetant la plupart des demandes d’incorporation des cas particuliers dans le cadre de la loi. À plus forte raison lorsque les justiciables sont tellement certains que leur demande va être rejetée par le juge qu’ils ne s’adressent même plus à lui pour tenter de faire reconnaître la légitimité de leur cas particulier. (argumentsprincipaux et secondaires de la 3° partie)

Finalement, du point de vue d'Aristote, dire qu'une loi est injuste, c'est dire que cette loi pose au juge de tels problèmes d'interprétation qu'elle n'est plus appliquée qu'à un nombre extrêmement restreint de cas particuliers, voire plus appliquée du tout. En tout cas, pour Aristote, l'injustice trouve son origine dans la jurisprudence (l'application de la loi par le juge) et non dans la loi elle-même. (bilande la 3° partie)



Nous avons donc pu voir que, apparemment, une loi injuste est une loi qui est ressentie comme scandaleuse en ce qu’elle apparaît contraire à tous les usages sociaux puisque c’est la coutume et non pas le raisonnement qui nous fournit les premiers principes de la justice et de l’injustice. Toutefois, une loi qui respecterait une coutume d’affrontement ou de conflit ne serait pas juste pour autant dans la mesure où l’injustice, qu’elle soit sentie comme telle ou non, consiste dans l’impossibilité, pour l’État, d’établir des relations sociales stables et harmonieuses par le biais de la loi. Encore que ce ne soit pas la loi proprement dite qui soit injuste, mais plutôt son application par l’institution appropriée (le juge) dont la fonction est précisément d’interpréter équitablement le cadre général et impersonnel de toute loi pour y intégrer ou non les cas particuliers individuels. (j'airésumé d'une phrase chaque partie de mon développement)