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dimanche 6 septembre 2009

A QUOI RECONNAÎT-ON UN PHILOSOPHE ?

A1 – À quoi reconnaît-on un philosophe ?

À quoi reconnaît-on un philosophe ? À première vue, ne reconnaît-on pas un philosophe à sa capacité de rechercher la vérité et d'être conscient de soi ? Cela veut-il dire alors que le philosophe se signale par une individualité géniale ? Le philosophe ne se reconnaît-il pas finalement à sa maîtrise savante du langage ? Nous verrons en effet qu'à première vue, est philosophe celui qui a le souci de la vérité et de la conscience de soi, par opposition à l'orateur qui se complaît dans l'opinion et l'illusion dont il tire un profit personnel. Cependant, le dépassement de l'opinion et de l'illusion dans la vérité et la conscience de soi suppose un progrès historique de l'Esprit d'un peuple dont le philosophe s'est imprégné par l'étude, et non pas une sorte de génie individuel. Finalement, on reconnaîtra plutôt le philosophe à un habitus philosophique, c'est-à-dire à une culture qui lui procure une maîtrise du langage suffisante pour critiquer avec autorité le langage ordinaire, ce qui lui permet de se distinguer socialement du vulgaire.



I - À première vue, est philosophe celui qui a le souci de la vérité et de la conscience de soi, par opposition à l'orateur qui se complaît dans l'opinion et l'illusion dont il tire un profit personnel.



L'ouvrage principal du mathématicien et physicien anglais du XVII° Isaac Newton s'intitule Principia Mathematica Philosophiae Naturalis ("les principes mathématiques de la philosophie naturelle"). En effet, jusque récemment (fin du XVIII° siècle), la philosophie se confondait avec la science, c'est-à-dire avec la connaissance vraie. "Être un philosophe" voulait dire "être un savant".



(A111) Ce que reproche précisément Platon à la rhétorique, c’est de se contenter de la ressemblance avec le vrai, bref, de se contenter de la vraisemblance : « l’orateur n’est pas l’homme qui fait connaître aux tribunaux ou à toute autre assemblée ce qui est juste ou injuste [...]. La rhétorique n’a pas besoin de savoir ce que sont les choses dont elle parle »(Platon, Gorgias, 455a-509a). Or, ce qui ressemble à une Idée vraie sans en être une, c’est ce que Platon appelle l’opinion vraisemblable, de sorte que la vraisemblance est à l’opinion ce que la vérité est à l’Idée. Car, bien que ressemblant à une Idée, notamment en ce qu’elle a besoin d’arguments pour être communiquée à un public, les opinions ne s’enchaînent pas les unes aux autres avec autant de rigueur que les Idées, car, en effet, seules « les vé­rités sont enchaînées les unes aux autres au moyen d’arguments de fer et de diamant »(Platon, Gorgias, 455a-509a). C’est pourquoi, face à des ignorants, un orateur qui sait habilement manier la rhétorique saura toujours persuader efficacement son auditoire au point de lui faire admettre n’importe quoi, « ce qui conduit insensiblement les autres, de ressemblance en ressemblance, [...] à louer l'ombre d'un âne sous le nom de "cheval" »(Platon, Gorgias, 455a-509a), on dirait aujourd'hui "à faire prendre des vessies pour des lanternes". Or, dans une démocratie comme l’Athènes du IV° siècle av.J.-C., où toutes les décisions publiques se prennent à main levée sur l’Agora (la place publique) après débat contradictoire mené par des orateurs, l’opinion, en tant qu’elle est manipulée par la rhétorique, conduit potentiellement, sinon aux tyrannies (l’exemple récent de l’Allemagne nazie est là pour nous le rappeler), du moins à des décisions incohérentes. Un exemple qui a fortement impressionné Socrate : à l'issue de la bataille navale des Arginuses gagnée en -406 par les Athéniens sur les Spartiates, les généraux athéniens furent condamnés à mort par la foule pour avoir omis de ramener les corps des victimes athéniennes, puis, quelques temps après les avoir exécutés, la même foule les réhabilita ! Le problème politique qui préoccupe Platon est donc que la démocratie (étymologiquement "le pouvoir du peuple") n'est jamais très éloignée de la démagogie ("la manipulation du peuple") à cause, précisément, de la ressemblance entre l'opinion et l'Idée, la vraisemblance et la vérité.

(A112) Le problème à résoudre, c’est donc, dans un régime politique démocratique, le pouvoir exorbitants des orateurs qui manipulent les foules, du fait que les uns et les autres se complaisent dans l’opinion vraisemblable. Dans ces conditions, la solution ne peut donc résider que dans la capacité pour certains d'ignorer les opinions vraisemblables et de connaître les Idées vraies. Or, en grec, celui qui aime la vérité, c’est ho philos tès sophias (on peut aussi traduire par "celui qui aime la sagesse", comme on le verra en A113), ce qui a donné le mot "philosophe" : « il est dans la nature des philosophes de s’attacher à cette essence immuable, inaccessible aux vicissitudes de la génération et de la corruption [...]. Les vrais philosophes sont ceux qui aiment le spectacle de la vérité »(Platon, République, VI, 474a-511b). En effet, pour Platon, les philosophes sont ceux qui sont naturellement dotés d’une sorte de sixième sens, que Platon appelle "œil de l’esprit", et qui est à l’esprit ce que l’œil physique est au corps. Il permet de voir des choses, mais des choses cachées au commun des mortels, car, d’une part, elles ne sont pas changeantes et corruptibles mais immuables et éternelles, et d’autre part, elles sont éclairées, non par le soleil physique, mais par l’Idée du Bien. D’où les analogies : la vérité qui sort de l’Idée du Bien est pour les Idées intelligibles immuables que contemple l’œil de l’esprit, ce qu’est la lumière qui vient du  soleil pour les objets visibles changeants que contemple l’œil physique. Finalement, Platon préconise, pour résoudre le problème posé par l'emprise des orateurs sur le débat démocratique, rien d'autre qu'une rupture politique : « tant que les philosophes ne seront pas rois dans les Cités, ou que ceux qu’on appelle aujourd’hui rois ne seront pas vraiment et sérieusement philosophes, […] il n’y aura de cesse aux maux de la Cité »(Platon, République, VI, 474a-511b).

(A113) La plupart des oeuvres de Platon sont écrites sous forme de dialogues dans lesquels il met en scène un personnage qui a été son maître et qui, pour lui, incarne la sagesse philosophique : Socrate. Or, l’une des phrases les plus connues parmi celles qui sont attribuées à Socrate, qui se révèle là l'héritier des sagesses ancestrales, notamment orientales, c’est gnôthi seauton, "connais-toi toi-même", formule inscrite au fronton du temple d'Apollon à Delphes. Ce qui veut dire précisément : "ne te compare pas aux dieux, prends conscience de tes limites, de ta place dans le monde". Or, c’est précisément parce qu’il ne se connaît pas lui-même, que l’homme vulgaire possède des opinions changeantes et manipulables par la rhétorique. À l’inverse, le philosophe est capable d’abandonner le monde physique des objets changeants pour se tourner vers le monde intelligible des objets immuables (ce que Platon appelle "les Idées"), justement parce qu’il est capable de connaître ses limites, dont la première et la plus importante réside dans le fait d’avoir un corps sensible aux séductions en tout genre. Bref, pour Platon, le philosophe se reconnaît essentiellement à ce que, possédant un "naturel philosophique", c’est-à-dire un "œil de l’esprit", une qualité innée par laquelle, connaissant suffisamment ses propres limites, il est capable de se tourner vers le monde intelligible où réside l’Idée du Bien, pour tenter d’en faire une application au monde physique de la Cité des hommes dans laquelle il vit.

D’accord, mais, si la vérité n'est pas immuable et éternelle comme le pense Platon mais changeante et passagère, est-il nécessaire que le philosophe soit un être exceptionnel ?


II - Cependant, le dépassement de l'opinion et de l'illusion dans la vérité et la conscience de soi suppose un progrès historique de l'Esprit d'un peuple dont le philosophe s'est imprégné par l'étude, et non pas une sorte de génie individuel.

(A121) Premier reproche que Hegel adresse à Platon : la vérité n'est pas, comme le pense Platon, définitivement opposé à l'erreur : « on envisage souvent l'opposition du vrai et du faux d'une façon statique [...]. Or, le bouton disparaît dans l'éclosion de la fleur. De même, [...] le fruit prend la place de la fleur comme sa vérité »(Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, préf.). Bref, le faux est au vrai ce que le bouton est à la fleur, mais la fleur elle-même n'est pas la forme dernière du végétal : elle est dépassée par le fruit. Ce qui veut dire que le faux donne naissance au vrai, lequel devient ensuite faux lui-même pour engendrer une vérité plus haute. Par exemple, le géocentrisme d'Aristote (l'idée que la terre est le centre de l'univers) est réfuté par l'héliocentrisme de Copernic (le soleil est le centre de l'univers), lequel est dépassé par l'acentrisme de Bruno et de Galilée (l'univers n'a pas de centre). On peut donc dire que le vrai, le beau, le juste, le bien, etc., ne sont pas des valeurs statiques éternelles et immuables (des Idées, comme le dit Platon), mais des processus dynamiques (changeants) et dialectiques (conflictuels). Dès lors, le faux, l'erreur, ne sont pas du tout méprisables, puisqu'ils sont tout simplement la base nécessaire pour toute vérité : « [On n’a là cependant] que des moments de l'unité organique du vrai dans laquelle elles ne s'opposent pas seulement, mais dans laquelle l'une est aussi nécessaire que l'autre »(Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, préf.). Bref, là où Platon voit une incompatibilité définitive entre l'opinion vraisemblable et l'Idée vraie, Hegel (qui, étant un philosophe du XIX° siècle, possède un recul historique que Platon ne pouvait, évidemment, pas avoir) préfère y voir les deux moments d'un même mouvement dialectique.
(A122) Deuxième reproche que Hegel fait à Platon et qui est la conséquence du premier : « la forme concrète que revêt l'Esprit (comme Conscience de soi) n'est pas celle d'un individu humain singulier. L'Esprit est essentiellement individu ; mais dans l'élément de l'histoire universelle nous n'avons pas affaire à des personnes singulières réduites à leur individualité particulière [...]. Ne sont intelligents que ceux qui ont pris conscience de l'Esprit de leur peuple et se conforment à lui »(Hegel, la Raison dans l’Histoire, ii). Hegel veut dire par là, contrairement à Platon, que dans la mesure où il n'existe pas de vérité éternelle et immuable, la connaissance de soi n'est pas non plus éternelle et immuable. Elle ne consiste donc pas à s'isoler du monde matériel pour échapper aux influences que subissent les membres de la Cité, mais au contraire à se laisser pénétrer par ce que Hegel appelle "l'Esprit du peuple" et qui n'est rien d'autre, au fond, que ce que Platon appelle "l'opinion". En effet, si la vérité est un processus dynamique et dialectique, prendre conscience qu'on est souvent séduit par l'erreur et se tourner philosophiquement vers la vérité, c'est, non pas se retrancher du peuple, mais au contraire s'imprégner de ce que pense le peuple en considérant qu'il y a toujours dans l'opinion un avant-goût de la vérité. Par exemple, pour pouvoir rompre avec le géocentrisme, Galilée a dû s'imprégner des progrès réalisés avant lui par Nicolas Copernic, par Giordano Bruno et par toute une communauté scientifique. Autrement dit, Galilée s'est servi des erreurs de Copernic et de Bruno, il a donc assumé l'Esprit du peuple auquel il appartenait avant d'y apporter sa touche personnelle. En ce sens, pour Hegel, les scientifiques, les écrivains, les philosophes, etc. sont des "grands hommes" : « ce sont les grands hommes de ce peuple et ils le conduisent selon l'Esprit général. Les individus disparaissent pour nous et n'ont de valeur que dans la mesure où ils ont réalisé ce que réclamait l'Esprit du peuple »(Hegel, la Raison dans l’Histoire, ii). Bref, les "grands hommes" ne sont que les incarnations de l'Esprit de leur peuple, les hommes qui parviennent, non pas à rejeter les opinions, mais à en faire la synthèse, c'est-à-dire à les dépasser.

(A123) On en déduit que, pour qu'apparaisse, en particulier, le désir de vérité philosophique, ce qui est nécessaire, ce n'est pas l'apparition d'individus exceptionnels intellectuellement surdoués, mais la réalisation d'un certain nombres de conditions historiques dans une communauté donnée afin que l'Esprit du peuple tout entier puisse progresser jusqu'à la philosophie : « pour que l'on cultive la philosophie, il faut qu'un peuple ait atteint un certain degré de formation intellectuelle ; il faut être assuré contre le besoin, l'angoisse du désir a dû disparaître, le simple intérêt pour les choses finies a dû s'user à la peine et la conscience avoir progressé jusqu'au point de prendre de l'intérêt aux généralités »(Hegel, Le­çons sur la Philosophie de l’Histoire, I). Bref, il faut avant tout que la communauté éprouve un besoin intellectuel pour la vérité, et plus seulement des besoins matériels liés à l'angoisse de la simple survie. Ainsi s'explique l'apparition de la philosophie en Grèce à la fin du V° siècle et au début du IV° av.J.-C. à une époque que l'on a coutume d'appeler "l'âge d'or d'Athènes", l'Athènes de Périclès, celle des innovations politiques (démocratie, rhétorique), du progrès des sciences (mathématiques, astronomie) et du développement des arts (architecture, sculpture, poésie, théâtre) : la civilisation grecque est à son apogée, c'est-à-dire que les besoins du peuple ne sont plus de simples besoins matériels, mais sont aussi des besoins de l'Esprit. La vérité philosophique est donc, en quelque sorte, le fruit d'un état (passager) de maturité politique dans une communauté donnée.

(A124) Dans ces conditions, le philosophe, tout en étant un "grand homme", n'a pas à être original. Ça, c'est ce que la jeunesse imagine naïvement : être philosophe, c'est être un génie, un être exceptionnel. Pour s'imprégner de l'Esprit du peuple qui se nourrit lui-même des progrès politiques et sociaux, le philosophe est avant tout quelqu'un qui a beaucoup étudié : « la philosophie doit nécessairement être enseignée et apprise, aussi bien que toute autre science [...]. Autant l'étude philosophique est en et pour soi une activité personnelle, tout autant est-elle un apprentissage, l'apprentissage d'une science déjà existante, formée [...]. Grâce à l'apprentissage, la vérité vient prendre la place de cette pensée qui s'illusionne »(Hegel, Phénoménologie de l'Esprit, préf.). Si, pour Platon, ce sont les qualités exceptionnelles et innées du philosophe qui, seules, peuvent faire progresser le peuple, pour Hegel, au contraire, ce sont les progrès du peuple qui, à travers l'enseignement, se cristallisent dans la pensée d'un philosophe. Et, comme l'enseignement passe nécessairement par le langage, parlé ou écrit, on doit à nouveau contredire Platon : il n'y a pas d'opposition entre la rhétorique comme maîtrise habile du langage et la philosophie comme souci de la vérité. Pour Hegel, celui qui "aime le spectacle de la vérité", c'est nécessairement quelqu'un qui a beaucoup étudié et qui maîtrise bien le langage, et c'est à cela que l'on reconnaît le philosophe.

Doit-on dire alors que c'est par sa maîtrise du langage que le philosophe se reconnaît ?


III - Finalement, on reconnaîtra plutôt le philosophe à un habitus philosophique, c'est-à-dire à une culture qui lui procure une maîtrise du langage suffisante pour critiquer avec autorité le langage ordinaire, ce qui lui permet de se distinguer socialement du vulgaire.

(A131) Bourdieu, qui est philosophe autant que sociologue, définit l'habitus comme le « produit de l’incorporation inconsciente des structures objectives de l’espace social, ce qui incline les agents à prendre le monde social tel qu’il est, plutôt qu’à se re­beller contre lui »(Bourdieu, Langage et Pouvoir Symbolique, i, 1-2). L'habitus a donc clairement pour fonction d'accorder les individus à leur société, notamment à travers l'inculcation du langage à laquelle procède très précocément l'institution scolaire. Il n'y a donc pas, par définition, d'habitus révolutionnaire, mais au contraire, tout habitus est nécessairement conservateur. En conséquence, l'habitus philosophique ne peut pas avoir la fonction que lui assigne Platon : changer les rapports sociaux, résoudre les problèmes humains, modifier la structure politique de la société. Au contraire, tous les habitus, en particulier l'habitus philosophique, consistent à s'inspirer de ce que Hegel appelle "l'Esprit du peuple", c'est-à-dire à s'approprier la conscience collective de la société à laquelle on appartient. Pour Bourdieu comme pour Hegel, et contrairement à Platon, le philosophe n'est pas un héros, un génie exceptionnel doté d'un "naturel philosophique", mais simplement quelqu'un qui a acquis un habitus à force d'étudier et d'approfondir la philosophie. Et cela suffit pour permettre d'acquérir le statut de ce que Hegel appelle un "grand homme" : « les discours ne sont pas seulement des signes destinés à être compris, mais aussi des signes de richesses destinés à être évalués, appréciés, et des signes d’autorité destinés à être crus et obéis »(Bourdieu, Langage et Pouvoir Symbolique, i, 1-2). Bref, le "grand homme", c'est toujours quelqu'un qui doit une partie de son autorité à sa maîtrise du langage, laquelle n'est pas déterminée par la possession d'un "oeil de l'esprit", comme le pense Platon, mais plutôt par l'influence de la société à travers l'institution scolaire, comme le dit Hegel.

(A132) Pour autant, Bourdieu (et aussi Wittgenstein) ne donnent pas entièrement raison à Hegel et entièrement tort à Platon. D'abord, on a remarqué que Bourdieu insiste beaucoup plus que Hegel sur l'importance du langage comme vecteur privilégié de l'apprentissage de tous les habitus, donc de l'habitus philosophique en particulier : « le rapport au langage est, pour la perception ordinaire, révélation de la personne dans sa vérité naturelle »(Bourdieu, Langage et Pouvoir Symbolique, i, 1-2). Ensuite, le langage est un signe extérieur de richesse (ou de pauvreté) symbolique. C'est-à-dire que la richesse (ou la pauvreté) immatérielle est considérée comme un indice de richesse (ou de pauvreté) matérielle. Autrement dit, il y a indiscutablement, pour Bourdieu, un enjeu social de considération et de pouvoir dans le langage : « [cela] détermine, du point de vue des dominants, l’opposition entre distingué et vulgaire »(Bourdieu, Langage et Pouvoir Symbolique, i, 1-2). En tout cas, c'est la manière de parler de chacun qui est, en quelque sorte, sa meilleure carte d'identité, car tout habitus, en tant que processus de conditionnement social, est indissociable d'une manière de s'exprimer caractéristique d'une position sociale (soit celle dont on provient, soit celle à laquelle on aspire). Ce qui nous ramène finalement à Platon : la philosophie va consister à critiquer une certaine manière vulgaire de s'exprimer. C'est aussi ce que dit Wittgenstein : « la philosophie est un combat contre la fascination que ces formes d’expression exercent sur nous »(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 59, 27). C'est-à-dire que, tout en étant conditionné par un apprentissage scolaire qui lui a été inculqué (ce que Hegel nomme "l'Esprit du peuple"), le philosophe utilise néanmoins le langage pour combattre certaines opinions qui nous fascinent (c'est-à-dire, étymologiquement, qui nous ligotent, en latin fascio, "ligoter"), et c'est de là que vient son autorité. Or Platon ne dit pas autre chose lorsqu'il assigne à la philosophie la tâche de gouverner la Cité en combattant les illusions auxquelles donne lieu le langage des orateurs supposé s'adresser à des ignorants. Mais Wittgenstein s'oppose à la fois à Hegel et à Platon lorsqu'il précise que « le désac­cord [du philosophe] avec le sens commun n’est pas celui du scientifique en désaccord avec les vues rudimentaires de l’homme de la rue »(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 59, 27). C'est-à-dire que, pour Wittgenstein, ce n'est pas le philosophe mais le scientifique qui corrige les erreurs de l'opinion en découvrant des vérités. Le philosophe, lui, se contente de mettre en garde l'opinion publique contre le risque de manipulation qui découle d'une certaine paresse intellectuelle consistant à être fasciné par certaines formes vulgaires de langage.

(A133) Donc, finalement, pour Bourdieu et pour Wittgenstein, le philosophe se reconnaît à sa maîtrise supérieure du langage. De ce point de vue, ils donnent raison à Platon : « Platon établit une opposition entre ceux qui sont engagés dans la philosophie [...] et ceux qui parlent toujours dans l’urgence [...] : le philosophe adopte un rapport distant et distinctif aux mots et aux choses »(Bourdieu, Méditations Pascaliennes, i). Comme le dit Platon, en effet, le philosophe se reconnaît au fait qu'il parle sans précipitation, qu'il prend de la distance, comme on dit, par rapport aux problèmes quotidiens. Or, dans la mesure où cette fonction philosophique fait suite à une inculcation du langage caractéristique des classes dominantes, comme le dit aussi Hegel, « assuré contre le besoin », le philosophe « prend de l'intérêt aux généralités ». Dès lors, même si le philosophe n'a pas vocation à diriger la Cité comme le prétend Platon, cette capacité à considérer les choses avec un certain détachement lui procure inévitablement un prestige social considérable : « la conquête du regard souverain qui voit loin [...] a pour contrepartie un divorce intellectualiste entre l’intellect perçu comme supérieur et le corps tenu pour inférieur »(Bourdieu, Méditations Pascaliennes, i). Bref, même s'il n'est pas vraiment « roi dans la Cité » comme le préconise Platon, l'habitus philosophique permet néanmoins de reconnaître le philosophe à l'autorité sociale que lui procure la distinction de son langage qu'il met au service des grandes spéculations intellectuelles et (presque) jamais des problèmes matériels et corporels tenus pour méprisables.


Nous avons donc vu que, apparemment, le philosophe se reconnaît à sa faculté de se détourner d'une opinion toujours à la merci de la manipulation rhétorique, pour se tourner, par la seule force de son esprit, vers les Idées éternelles et immuables. Cependant, avec le recul historique, s'il s'avère que la vérité n'est ni éternelle, ni immuable, mais un moment dialectique destiné à être dépassé, alors on reconnaît le philosophe au fait que l'étude approfondie de l'opinion publique l'autorise à en faire une synthèse pour la dépasser. Ce qui montre l'importance de la maîtrise du langage pour pratiquer la philosophie, car, finalement, le philosophe se reconnaît à un habitus consistant à se distinguer socialement par sa tendance à critiquer l'usage vulgaire du langage prisonnier des formules toutes faites et des préoccupations matérielles.