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vendredi 28 novembre 2008

LA PHILOSOPHIE EN CPGE.

LES OBJECTIFS DE FORMATION EN PHILOSOPHIE DANS LES CLASSES PREPARATOIRES AUX GRANDES ECOLES (C.P.G.E.)
(Cf. JO du 15 mai 2007 & BO n°34 du 27 septembre 2007)

Le cours de lettres première année permet de consolider le travail commencé en classe terminale, dont le double objectif a conduit à favoriser l'exercice réfléchi du jugement et l'acquisition d'une culture philosophique initiale. Il s'agit donc de poursuivre l'effort de réflexion et de lecture, et d'affermir la maîtrise des exercices de dissertation et d'explication de textes inaugurés l'année précédente. Les élèves seront ainsi en mesure d'accéder au bon usage de l'abstraction, à la position rigoureuse de problèmes précis et à leur traitement argumenté, progressif et cohérent.

En classe de lettres première année, se familiariser avec la démarche philosophique ne suffit plus. Il faut :
- entrer plus avant dans la philosophie effective par un travail approfondi sur les concepts et par l'étude de quelques oeuvres majeures de la tradition ;
- permettre aux étudiants l'acquisition d'une connaissance claire des enjeux, des grandes interrogations, et de textes fondateurs correspondant aux divers domaines structurant le programme selon les deux axes de la connaissance et de l'action.

Les travaux fondamentaux, qui regroupent en effet de manière synthétique, s'ils sont réussis, des compétences essentielles et variées que l'on peut expliciter et qui témoignent directement du travail de lecture et de réflexion entrepris par leurs auteurs, demeurent :
- la dissertation ;
- l'explication de texte ;
- les exercices oraux qui leur correspondent.

Les étudiants doivent donc être capables de faire une dissertation et une explication de texte en satisfaisant aux critères suivants, qui constituent de véritables compétences disciplinaires :
- respect rigoureux des sujets et des thématiques proposés ;
- position d'un problème précis, cernant exactement le sujet, et exposition des modalités de sa résolution ;
- construction d'une progression dialectique cohérente ;
- analyses argumentées et précises, sans contradiction interne, et articulées les unes aux autres ;
- utilisation pertinente des concepts ;
- capacité spéculative et rigueur démonstrative ;
- mobilisation adéquate des références philosophiques et culturelles pour faire avancer la réflexion ;
- réflexion philosophique d'une certaine ampleur sur des documents ou matériaux non philosophiques ; les étudiants doivent s'intéresser au réel dans sa diversité tout en refusant la pure description.

S'agissant plus particulièrement de l'étude et de l'explication des textes, on valorisera :
- la capacité de mettre le texte en perspective afin d'en dégager tout l'intérêt spécifique ;
- le refus de la paraphrase et du catalogue doxographique ;
- l'acquisition du goût pour la lecture des textes philosophiques, et la pratique de la lecture lente et active, seul moyen de faire des progrès dans la discipline et de s'y intéresser durablement ;
- l'attention systématique portée aux conditions de formulation et aux conséquences logiques de toutes les thèses examinées.

Cette formation repose à l'évidence sur des connaissances, ce qui rend indispensable la définition de contenus. Plutôt que d'arrêter un « programme » stricto sensu, il convient de fixer un cahier des charges. Un tel cahier des charges, tout en précisant un certain nombre d'obligations, permet à chaque professeur d'exercer pleinement sa responsabilité pédagogique. Afin d'atteindre les objectifs pédagogiques précédemment définis et de préparer la seconde année de la classe de lettres, les élèves de première année étudieront, sous la conduite de leur professeur :
- des notions, questions ou problèmes respectivement liés aux cinq domaines de la métaphysique, de la science, de la morale, de la politique et du droit, de l'art et de la technique (les deux premiers se situant dans l'axe de la connaissance, les trois autres dans celui de l'action) ;
- deux oeuvres dans leur continuité, l'une de philosophie ancienne ou médiévale, l'autre de philosophie moderne ou contemporaine.

samedi 22 novembre 2008

SPINOZA, BACH ET L'ART.

Il est manifeste que la plupart des philosophes du XVII° siècle ont négligé, voire méprisé les beaux-arts en tant que tels. La raison en est probablement le regain d'intérêt pour la philosophie antique et, plus particulièrement pour le néo-platonisme, lequel s'inspire de Platon sur deux idées essentielles : vanité de l'activité artistique ; divinité du beau.

Vanité de l'activité artistique. Donnons quelques aperçus du peu d'estime dans laquelle les grands philosophes contemporains de Spinoza tiennent l'art en général :
"Les plaisirs mêmes des sens se réduisent à des plaisirs intellectuels confusément connus. La musique même nous charme quoique sa beauté ne consiste qu'en les convenances des nombres et dans le compte dont nous ne nous apercevons pas et que l'âme ne cesse pas de faire, des battements et des vibrations des corps sonnants qui se rencontrent par certains intervalles. Les plaisirs que la vue trouve dans les proportions est de même nature ; et ceux que causent les autres sens reviendront à quelque chose de semblable, quoique nous ne puissions pas l’expliquer si distinctement"(Leibniz, Principes de la Nature et de la Grâce, xvii).
"Pour votre question, savoir s'il est possible d'établir la raison du beau, c'est tout de même ce que vous demandiez auparavant, pourquoi un son est plus agréable qu'un autre. [...] Mais généralement, ni le beau, ni l'agréable ne signifient rien qu'un rapport de notre jugement à l'objet. Et parce que les jugements des hommes sont si différents, on ne peut dire que le beau ni l'agréable n'aient aucune mesure déterminée. [...] Mais ce qui plaira à plus de gens pourra être nommé simplement le plus beau"(Descartes, Lettre à Mersenne, 18 mars 1630).
"Tous les grands divertissements sont dan­gereux pour la vie chrétienne ; mais entre tous ceux que le monde a inven­tés, il n’y en a point qui soit plus à craindre que la comédie. C’est une représentation si naturelle et si délicate des passions, qu’elle les émeut et les fait naître dans notre cœur, et surtout celle de l’amour ; principalement lorsqu’on le représente fort chaste et fort honnête. Car plus il paraît innocent aux âmes innocentes, plus elles sont capables d’en être touchées ; sa violence plaît à notre amour-propre, qui forme un désir de causer les mêmes effets, que l’on voit si bien représentés ; et l’on se fait en même temps une conscience fondée sur l’hon­nêteté des sentiments qu’on y voit, qui ôtent la crainte des âmes pures, qui s’ima­ginent que ce n’est pas blesser la pureté, d’aimer d’un amour qui leur semble si sage. Ainsi l’on s’en va de la comédie le cœur si rempli de toutes les beautés et de toutes les douceurs de l’amour, et l’âme et l’esprit si persuadés de son innocence, qu’on est tout préparé à recevoir ses premières impressions, ou plutôt à chercher l’occasion de les faire naître dans le cœur de quel­qu’un, pour recevoir les mêmes plaisirs et les mêmes sacrifices que l’on a vus si bien dépeints dans la comédie"(Pascal, Pen­sées, B11).
"Quand on a pris les soins nécessaires pour conserver au corps sa force et sa vigueur, pour le mettre en état d'obéir aux ordres de l'âme, l'affaire principale est ensuite de bien élever l'âme elle-même, afin que, en toute occasion, elle ne donne son consentement qu'à ce qui est conforme à l'excellence et à la dignité d'une créature raisonnable"(Locke, quelques Pensées sur l'Education, II, 31).

En résumé, pour Leibniz, la musique n'est que de la mathématique confuse ; pour Descartes, le beau est ce qui plaît au plus grand nombre ; pour Pascal, le théâtre n'est propre qu'à flatter le péché de narcissisme ; pour Locke, l'art est implicitement un élément parmi d'autres de l'éducation d'un gentleman. Apparemment, Spinoza n'est nullement dissonant avec son époque lorsqu'il écrit que "ces notions [de valeur, de beauté, etc.] ne sont pas formées de la même façon par tout le monde ; elles varient pour chacun, suivant ce qui dans les images a le plus souvent affecté son corps, et suivant ce que l’âme imagine ou rappelle avec plus de facilité"(Spinoza, Éthique, II, 40).

Toutefois, s'il est exact que la notion de beauté, par exemple, n'indique pas, chez Spinoza, une qualité réelle mais une qualité imaginée, en revanche, il serait erroné de conclure que cette notion est subjective comme semblent le penser la plupart de ses contemporains. Pour la raison que chacun d'entre nous est déterminé à imaginer ceci ou cela par ce qui nous affecte le plus souvent et avec le plus d'intensité et que, partant, nous avons le plus de facilité à nous rappeler. Or, à moins d'être un anachorète, c'est la société des hommes qui m'affecte le plus souvent et avec le plus d'intensité. D'où, comme le dira Kant plus tard, cette tendance irrépressible du jugement esthétique à valoir universellement, c'est-à-dire à manifester l'influence d'une société étendue à l'humanité toute entière. Et même si le philosophe des Lumières a eu historiquement tort de proclamer aussi tôt le triomphe de la Raison en enterrant un peu vite les particularismes culturels, il n'en reste pas moins que la notion de beauté, par exemple, ne peut dépendre, pour Spinoza, de la seule fantaisie individuelle. En effet, "l’effort par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n’est rien de plus que l’essence actuelle de cette chose. [...] L’essence d’un être quelconque étant donnée, il en résulte nécessairement certaines choses ; et tout être ne peut rien de plus que ce qui suit nécessairement de sa nature déterminée [...]. Par conséquent, la puissance d’une chose quelconque, ou l’effort par lequel elle agit ou tend à agir, seule ou avec d’autres choses, en d’autres termes [...], la puissance d’une chose, ou l’effort par lequel elle tend à persévérer dans son être, n’est rien de plus que l’essence donnée ou actuelle de cette chose"(Spinoza, Éthique, III, 7).

Dès lors, tout ce qui contribue à entretenir, a fortiori à accroître, la puissance d'être d'une chose, fait ipso facto partie de l'essence ou de la nature de cette chose. Et comme "l'âme s’efforce, autant qu’il est en elle, d’imaginer les choses qui augmentent ou favorisent la puissance d’agir du corps"(Spinoza, Éthique, III, 12), on peut dire que l'imagination ne contrarie en rien l'essence ou la nature de l'homme aussi longtemps que, encore une fois, celui qui imagine sait qu'il imagine, c'est-à-dire, par exemple sait que cette beauté, qu'il prétend appartenir à l'objet aimé, n'existe pas en soi. Pour prendre un autre exemple cher à Spinoza, si j'imagine (si j'ai l'impression que) le soleil est à 600 pieds devant moi, mais que j'ai en même temps l'idée qui exclut que le soleil soit réellement à 600 pieds devant moi, alors tout va bien. Ce qui porterait atteinte en revanche à l'essence ou à la nature de l'homme, ce seraient les illusions dans lesquelles je tomberais en prenant ces imaginations pour des connaissances.  Auquel cas, on pourrait effectivement parler d'opinions fantaisistes ou subjectives (ce que Spinoza cantonne dans ce qu'il nomme "connaissance du 1° genre ou opinion"). Mais tel n'est pas le cas lorsque j'affirme que quelque chose est beau.  D'abord parce qu'il y a indiscutablement, pour Spinoza, deux enjeux à l'objectivité de la beauté artistique un enjeu social et un enjeu ontologique. Il y a  en effet, pour Spinoza, un enjeu social à aimer (à trouver beau) ce que la culture d'une époque ou d'une civilisation nous pousse à aimer (à trouver beau) : créer du lien social entre des hommes qui, par nature, sont ce qu'il y a de plus utile aux uns et aux autres pour conserver, voire accroître leur puissance d'exister. "Si nous venons à imaginer qu’une personne aime, désire ou hait quelque objet que nous-mêmes nous aimons, désirons ou haïssons, nous l’en aimerons, etc., d’une façon d’autant plus ferme ; si nous pensons au contraire qu’elle a de l’aversion pour un objet que nous aimons, ou réciproquement, nous éprouverons une fluctuation intérieure"(Spinoza, Éthique, III, 31). Certes, la beauté est bien une notion relative en ce qu'elle dépend de l'état du corps de l'amant et non pas de celui de la chose aimée. En revanche, elle n'est nullement subjective, mais plutôt, comme on le dira bien après Spinoza, intersubjective dans la mesure où les êtres sociaux que nous sommes sont, en permanence, co-affectés par la nécessité de la société de persévérer en son être en faisant partager par ses membres des affects communs : "l’homme, en effet, dans l’ordre social comme dans l’ordre naturel, agit d’après les lois de sa nature et cherche son intérêt ; la principale différence, c’est que dans l’ordre social tous craignent les mêmes maux et il y a pour tous un seul et même principe de sécurité, une seule et même manière de vivre"(Spinoza, Traité Politique, III, 3).

Cela dit, je voudrais montrer maintenant que, pour Spinoza, l'enjeu essentiel de la beauté artistique est un enjeu ontologique et que, ce que nous appelons "beauté", "harmonie", etc., ne sont en fait que des synonymes de "perfection". Auquel cas, comme "par réalité et perfection, j'entends la même chose" (Spinoza, Éthique, II, déf. 6), dire qu'une chose est belle, ce serait dire qu'une chose est parfaite, ou encore que cette chose est éminemment réelle. Or, comme pour Spinoza, seul(e) Dieu ou la Nature est parfaitement réel(le), il s'ensuivrait que nous utiliserions le terme de "beauté" en quelque sorte par hyperbole, pour vouloir signifier que, ce que nous qualifions de "beau" (cette femme, ce tableau, cet édifice, ce coucher de soleil, etc.) nous donne un avant-goût de la divine réalité éternelle et infinie. C'est en ce sens que les néo-platoniciens (Plotin par exemple), qui, soit dit en passant, étaient fort influents au XVII° siècle, entendaient la beauté. Influence qui se retrouve peut-être dans cette remarque de Spinoza : "la perfection des choses doit se mesurer sur leur seule nature et leur puissance, et les choses n'en sont ni plus ni moins parfaites pour charmer les désirs des hommes ou pour leur déplaire, pour être utiles à la nature humaine ou pour lui être nuisibles"(Spinoza, Éthique, I, app.).

Par où l'on voit que Spinoza, en considérant le beau en général comme l'affect passif par lequel nous imaginons ce qui est propre à nous procurer une joie contingente déterminée par la nécessité du corps social de se conserver, fait, somme toute, une bonne synthèse de ses contemporains ! En tout cas, le fait que les uns et les autres considèrent les beaux-arts, au mieux comme un divertissement pour l'âme, au pire comme un dévoiement de l'âme n'est rien d'autre qu'une vieille réminiscence d'une condamnation platonicienne des artistes dont le manifeste se trouve dans le livre III de la République au nom de l'analogie selon laquelle l'artiste fabrique de l'illusion épistémique au même titre que le rhéteur fabrique de l'illusion politique. Or, le même Platon, s'il déconsidère les arts en tant qu'entachés de matérialité et de sensualité, divinise le beau dans un texte célèbre :
"Celui qui veut s'y prendre comme il convient doit, dès son jeune âge, commencer par rechercher les beaux corps. D'abord, s'il est bien dirigé, il doit n'en aimer qu'un seul, et là concevoir et enfanter de beaux discours. Ensuite il doit reconnaître que la beauté qui réside dans un corps est sœur de la beauté qui réside dans les autres. Et s'il est juste de rechercher ce qui est beau en général, notre homme serait bien peu sensé de ne point envisager la beauté de tous les corps comme une seule et même chose. Une fois pénétré de cette pensée, il doit faire profession d'aimer tous les beaux corps, et dépouiller toute passion exclusive, qu'il doit dédaigner et regarder comme une petitesse. Après cela il doit considérer la beauté de l'âme comme bien plus relevée que celle du corps, de sorte qu'une âme belle, d'ailleurs accompagnée de peu d'agréments extérieurs, suffise pour attirer son amour et ses soins, et pour qu'il se plaise à y enfanter les discours qui sont les plus propres à rendre la jeunesse meilleure. Par là il sera amené à considérer le beau dans les actions des hommes et dans les lois, et à voir que la beauté morale est partout de la même nature ; alors il apprendra à regarder la beauté physique comme peu de chose. De la sphère de l'action il devra passer à celle de l'intelligence et contempler la beauté des sciences ; ainsi arrivé à une vue plus étendue de la beauté, libre de l'esclavage et des étroites pensées du servile amant de la beauté de tel jeune garçon ou de tel homme oit de telle action particulière, lancé sur l'océan de la beauté, et tout entier à ce spectacle, il enfante avec une inépuisable fécondité les pensées et les discours les plus magnifiques et les plus sublimes de la philosophie. Jusqu'à ce que, grandi et affermi dans ces régions supérieures, il n'aperçoive plus qu'une science, celle du beau, dont il me reste à parler.[...] Quand de ces beautés inférieures on s'est élevé, par un amour bien entendu des jeunes gens, jusqu'à la beauté parfaite, et qu'on commence à l'entrevoir, on n'est pas loin du but de l'amour. En effet, le vrai chemin de l'amour, qu'on l'ait trouvé soi-même ou qu'on y soit guidé par un autre, c'est de commencer par les beautés d'ici-bas, et les yeux attachés sur la beauté suprême, de s'y élever sans cesse en passant pour ainsi dire par tous les degrés de l'échelle, d'un seul beau corps à deux, de deux à tous les autres, des beaux corps aux beaux sentiments, des beaux sentiments aux belles connaissances, jusqu'à ce que, de connaissances en connaissances, on arrive à la connaissance par excellence, qui n'a d'autre objet que le beau lui-même, et qu'on finisse parle connaître tel qu'il est en soi. [...] Je le demande, quelle ne serait pas la destinée d'un mortel à qui il serait donné de contempler le beau sans mélange, dans sa pureté et sa simplicité, non plus revêtu de chairs et de couleurs humaines et de tous ces vains agréments condamnés à périr; à qui il serait donné de voir face à face, sous sa forme unique, la beauté divine ! Penses-tu qu'il eût à se plaindre de son partage celui qui, dirigeant ses regards sur un tel objet, s'attacherait à sa contemplation et à son commerce? Et n'est-ce pas seulement en contemplant la beauté éternelle, avec le seul organe par lequel elle soit visible, qu'il pourra y enfanter et y produire, non des images de vertus, parce que ce n'est pas à des images qu'il s'attache, mais des vertus réelles et vraies, parce que c'est la vérité seule qu'il aime ? Or c'est à celui qui enfante la véritable vertu et qui la nourrit, qu'il appartient d'être chéri de Dieu; c'est à lui plus qu'à tout autre homme qu'il appartient d'être immortel"(Platon, le Banquet, 210a-212b).

Mais c'est Plotin qui donnera son aura mystique à ce fameux discours de Diotime :
"Ramenée à l'intelligence, l'âme voit donc croître sa beauté : en effet, sa beauté propre, c'est l'intelligence avec ses idées; c'est quand elle est unie à l'intelligence que l'âme est véritablement isolée de tout le reste. Aussi dit-on avec raison que le bien et le beau pour l'âme, c'est de se rendre semblable à Dieu, parce qu'il est le principe de la Beauté st des essences ; ou plutôt l'Être est la Beauté, l'autre nature [le non-être, la matière] est la laideur. Celle-ci est le mal premier, le mal même, comme Celui-là [le Premier principe] est le Bien et le Beau : car il y a identité entre le Bien et la Beauté. Aussi est-ce par les mêmes moyens qu'on doit étudier la beauté et le bien, la laideur et le mal. Il faut assigner le premier rang à la Beauté, qui est identique avec le Bien et dont dérive l'Intelligence qui est belle par elle-même. L'âme est belle par l'Intelligence, puis les autres choses comme les actions, les études, sont belles par l'âme qui leur donne une forme. C'est encore l'âme qui rend beaux les corps auxquels on attribue cette perfection : étant une essence divine, et participant à la Beauté, quand elle s'empare d'un objet et le soumet à son empire, elle lui donne toute la beauté que la nature de cet objet le rend capable de recevoir. Il nous reste maintenant à remonter au Bien auquel toute âme aspire. Quiconque l'a vu, connaît ce qui me reste à dire, sait quelle est la beauté du Bien. En effet, le Bien est désirable par lui-même ; il est le but de nos désirs. Pour l'atteindre, il faut nous élever vers les régions supérieures , nous tourner vers elles et nous dépouiller du vêtement que nous avons revêtu en descendant ici-bas, comme, dans les mystères, ceux qui sont admis à pénétrer au fond du sanctuaire, après s'être purifiés, dépouillent tout vêtement, et s'avancent complètement nus. L'âme s'avance ainsi dans son ascension vers Dieu jusqu'à ce que, s'étant élevée au-dessus de tout ce qui lui est étranger, elle voie seule à seul, dans toute sa simplicité, dans toute sa pureté, Celui dont tout dépend, auquel tout aspire, duquel tout tient l'existence, la vie, la pensée : car il est le principe de l'existence, de la vie, de la pensée. Quels transports d'amour ne doit pas ressentir celui qui le voit, avec quelle ardeur ne doit-il pas souhaiter s'unir à lui, de quel ravissement ne doit-il pas être transporté ! Celui qui ne l'a pas encore vu le désire comme le Bien ; celui qui l'a vu l'admire comme la souveraine Beauté, est frappé à la fois de stupeur et de plaisir, ressent un saisissement qui n'a rien de douloureux, aime d'un véritable amour, d'une ardeur sans égale, se rit des autres amours, et dédaigne les choses qu'il appelait auparavant du nom de beautés. C'est ce qui arrive à ceux auxquels sont apparues les formes des dieux et des démons : ils ne regardent plus la beauté des autres corps. Que pensons-nous donc que doive éprouver celui qui voit le Beau même, le Beau pur, qui, en vertu de sa pureté même, est sans chair et sans corps, en dehors de la terre et du ciel ! Toutes ces choses en effet sont contingentes et composées; elles ne sont pas des principes; elles dérivent de Lui. Si l'on peut arriver à voir Celui qui donne à tous les êtres leur perfection tout en demeurant immobile en lui-même, sans rien recevoir, si l'on se repose dans sa contemplation et qu'on en jouisse, en lui devenant semblable, quelle beauté souhaitera-t-on voir encore? Étant la Beauté suprême, la Beauté première, Il rend beaux ceux qui l'aiment et par là ils deviennent eux-mêmes dignes d'amour. Voilà le grand but, le but suprême des âmes; voilà le but qui appelle tous leurs efforts si elles ne veulent pas être déshéritées de cette contemplation sublime dont la jouissance rend bienheureux, et dont la privation est la plus grande des infortunes. Car celui qui est malheureux, ce n'est pas celui qui ne possède ni de belles couleurs, ni de beaux corps, ni la puissance, ni la domination, ni la royauté; c'est celui-là seul qui se voit exclu uniquement de la possession de la Beauté, possession au prix de laquelle il faut dédaigner les royautés, la domination de la terre entière, de la mer, du ciel même, si l'on petit, en abandonnant et en méprisant tout cela, obtenir de contempler la Beauté face à face"(Plotin, Ennéades, I, 6).

Pour Platon comme pour Plotin, il n'y a de beauté qu'intelligible. Chez l'un, comme chez l'autre, la véritable beauté, en effet, est synonyme de perfection, d'affirmation absolue, d'infini. Ce qui, pour les néo-platoniciens, comme pour les monothéistes, comme aussi pour Spinoza qui a été influencé et par les néo-platoniciens, et par les monothéistes (au moins dans sa dimension judaïque, voire chrétienne), est la définition même de Dieu. Or, si on admet, comme l'a dit Hegel à propos de Spinoza que omnis determinatio est negatio, il s'ensuit nécessairement que la véritable beauté est ineffable, inexprimable, mystique. Ce qui, ipso facto, fait de la beauté sensible, soit une contradiction dans les termes s'il s'agit d'artefacts, soit, au mieux, un signe de LA beauté s'il s'agit des beaux corps ou des belles actions. Tel me semble être l'enjeu ontologique du beau artistique chez Spinoza : signifier Dieu, autrement dit l'indicible. Raison pour laquelle il me semble que la musique de Bach est une bonne illustration de la démarche spinozienne à l'égard de la beauté dans l'art. Car pour Spinoza, comme pour Bach, le problème est : comment manifester Dieu (de quelque façon qu'on le conçoive d'ailleurs) ou LE Beau sans la représenter, donc sans LE dénaturer, sans verser dans l'idolâtrie ou la superstition ? On connaît en revanche la réponse que la civilisation chrétienne (par la voix de Grégoire le Grand reprise par le second concile de Nicée en 787 qui a réglé le problèmes des icônes) a donné à cette aporie : Dieu se fait connaître par LE Livre ; or la plupart des hommes sont illettrés ; les belles oeuvres d'art seront donc aux illettrés ce que LE Livre est aux lettrés. Pour les "lettrés", on aura les Évangiles : "Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants. Certitude. Certitude. Sentiment, Joie, Paix. Dieu de Jésus-Christ, Deum meum et Deum vestrum. " Ton Dieu sera mon Dieu " Oubli du monde et de tout, hormis Dieu. Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l'Évangile. Grandeur de l'âme humaine. " Père juste, le monde ne t'a point connu, mais je t'ai connu ". Joie, Joie, Joie, pleurs de joie"(Pascal, Mémorial, 23 novembre 1654). Pour les "illettrés" on aura donc, par exemple, pour manifester la présence du divin, la musique de Johann Sebastian Bach : "[Jesus bleibet meine Freude, meines Herzens Trost und Saft, Jesus wehret allem Leide, er ist meines Lebens Kraft, meiner Augen Lust und Sonne, meiner Seele Schatz und Wonne. Darum laß ich Jesum nicht aus dem Herzen und Gesicht.] Jésus demeure ma joie, ma consolation et sève de mon coeur, Jésus s'oppose à toutes les souffrances, il est la force de ma vie, le plaisir et le soleil de mes yeux, le trésor et le délice de mon âme. C'est pourquoi je ne laisserai jamais Jésus hors de mon coeur et de ma vue" (Bach, Herz und Mund und Tat und Leben, Cantate BWV 147, Choral). N'est-ce pas Goethe qui qualifiait la musique de Bach et, je crois, la Passion selon Saint Matthieu d'"entretiens de Dieu avec lui-même juste avant la Création" ? Ce que Nietzsche commente de la manière suivante : "si nous n'écoutons pas la musique de Bach en parfaits et subtils connaisseurs du contrepoint et de toutes les variétés du style fugué, et devons par conséquent nous passer de la jouissance proprement artistique, nous aurons, à l'audition de sa musique, l'impression (pour le dire à la sublime manière de Goethe) d'être présents au moment même où Dieu créa le monde. Nous sentons, veux-je dire, que quelque chose de grand y est en gestation, mais n'existe pas encore"(Nietzsche, Humain, trop Humain, 149). Enfin, n'est-ce pas Cioran qui ajoutait que, s'il existe quelqu'un qui doit tout à Bach, c'est bien Dieu ?

En tout cas, avez-vous remarqué à quel point il est question de JOIE, lorsqu'il s'agit de communier avec Dieu, que ce soit à travers les Évangiles ou que ce soit à travers la musique de Bach ? Or, nous dit Spinoza,
"le corps humain est affecté d'un très grand nombre de façons par les corps extérieurs, et lui-même disposé à affecter les corps extérieurs d'un très grand nombre de façons. Et tout ce qui arrive dans le corps humain, l'esprit humain doit le percevoir. Donc l'esprit humain est apte à percevoir un très grand nombre de choses, et d'autant plus apte que son corps est disposé d'un plus grand nombre de façons. [Bref], l'esprit et le corps sont une seule et même chose conçue tantôt sous l'attribut de la pensée, tantôt sous l'attribut de l'étendue. Il s'ensuit que ni le corps ne peut déterminer l'esprit à penser, ni l'esprit ne peut déterminer le corps au mouvement ou au repos. [Aussi], de ce qui augmente ou diminue, aide ou contrarie la puissance d'agir de notre corps, l'idée augmente ou diminue, aide ou contrarie la puissance de penser de notre esprit. Par Joie, j'entendrai donc la passion par laquelle l'esprit passe à une perfection plus grande, par Tristesse, au contraire, la passion par laquelle il passe à une perfection moindre. [De sorte que] plus nous sommes affectés d'une plus grande joie, plus nous passons à une perfection plus grande, c'est-à-dire plus nous participons de la nature [de] cet être éternel et infini que nous appelons Dieu ou la Nature"(Spinoza, Éthique, passim).
Il existe donc des passions qui nous grandissent en ce qu'elles nous font passer à une perfection plus grande. Nul doute que ce soit le cas de la passion du Christ, du Dieu fait homme, telle que les évangélistes nous la font connaître, sentir et partager. Il est quand même tout à fait extraordinaire que les deux grands chefs-d'œuvre choraux de Bach soient la Passion selon Saint Matthieu et la Passion selon Saint Jean. Comment ne pas voir la musique de Bach de la même façon que Proust voyait les cathédrales : " le porche [de la cathédrale] d'Amiens [...] c'est "la Bible" en pierre. [...] Une cathédrale n'est pas seulement une beauté à sentir. Si même ce n'est plus pour vous un enseignement à suivre, c'est du moins, encore, un livre à comprendre"(Proust, en Mémoire des Églises Assassinées) ? Par analogie, on pourrait dire que la perfection baroque de Bach est une Bible en musique, une célébration inouïe de la Gloire divine et de la Joie humaine, afin, sinon d'égaler cette Gloire, du moins de tendre vers elle, ne fût-ce que le temps d'une extase esthétique : "ceci nous fait clairement comprendre en quoi consistent notre salut, notre béatitude, en d’autres termes notre liberté, savoir, dans un amour constant et éternel pour Dieu, ou si l’on veut, dans l’amour de Dieu pour nous. Les saintes Écritures donnent à cet amour, à cette béatitude, le nom de Gloire, et c’est avec raison"(Spinoza, Éthique, V, 36, scol.). Et ce n'est évidemment pas un hasard si Bach est le musicien "classique" le plus souvent "cité" (au sens musical du terme) par les musiciens de jazz : c'est que la spiritualité en oeuvre dans la composition baroque est une source inépuisable d'inspiration et d'improvisation pour cette autre grande forme musicale de la joie qu'est le jazz et dont il faut quand même se souvenir qu'il est l'héritier du gospel et du negro spiritual. Dans tous les cas, il s'agit bien de célébrer la communion de l'homme avec Dieu, communion qui ne saurait se réduire, ainsi que l'a trop longtemps conçu la philosophie occidentale, comme une simple abstraction intellectuelle réservée à quelques ascètes, mais qui a besoin, pour s'accomplir, d'un corps léger, d'un corps rendu léger par la musique. Car "ce qui est bon est léger, tout ce qui est divin court sur des pieds déliés"(Nietzsche, le Cas Wagner, i).

vendredi 21 novembre 2008

UNE JUSTICE UNIVERSELLE EST-ELLE ENVISAGEABLE ?

F2 – Une justice universelle est-elle envisageable ?



Sur quoi [le souverain] la fondera-t-il l’économie du monde1 qu’il veut gouverner ? Sera-ce sur le caprice de chaque particulier ? Quelle confusion ! Sera-ce sur la justice ? Il l’ignore. Certainement, s’il la connaissait, il n’au­rait pas établi cette maxime2, la plus générale de toutes celles qui sont parmi les hommes, que chacun suive les mœurs de son pays. L’éclat de la véritable équité aurait assujetti3 tous les peuples et les législateurs n’auraient pas pris pour modèle, au lieu de cette justice constante, les fantaisies et les caprices des Perses et des Allemands. On la verrait plantée par tous les États du monde et dans tous les temps, au lieu qu’on ne voit rien de juste ou d’injuste qui ne change de qualité en changeant de climat [...]. Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité au-deçà des Py­rénées, erreur au-delà. De cette confusion arrive que l’un dit que l’essence de la justice est l’autorité du législateur, l’autre la commodité du souverain, l’autre la coutume présente. Et c’est le plus sûr : rien selon la seule raison n’est juste de soi ; tout branle avec le temps. La coutume fait toute l’équité, par cette seule raison qu’elle est reçue ; c’est le fondement mystique de son autorité. Qui la ramène à son principe l’anéantit.

Pascal – Pensées



1 - A quelle idée l'auteur s'oppose-t-il et quelle idée défend-il ?

L'auteur s'oppose à l'idée qu'il pourrait y avoir une justice universelle, c'est-à-dire valable en tout temps et en tout lieu. Pour Pascal, au contraire, une justice est toujours relative à une coutume géographiquement et historiquement située.



2 - Qu'est-ce qu'un souverain (chercher l'étymologie) ? Quel est le souverain en France à l'époque de Pascal ? à notre époque ?

Un souverain est une autorité suprême sous laquelle se trouvent toutes les autres sources d'autorité (du latin sub regno "sous le règne de ..."). Pascal étant né en 1623 et mort en 1662, le souverain qu'il a connu en France est, bien entendu, un roi (Louis XIII jusqu'en 1643, puis Louis XIV avec régence de sa mère Anne d'Autriche de 1643 à 1661). Aujourd'hui, en France, les deux textes qui définissent la notion de souveraineté sont, d'une part la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 qui stipule, dans son art.3, que "le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément" et la Constitution de la V° République qui dispose, dans son art.3 également, que "la souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum". On pourrait, à quelques nuances près, trouver des formules équivalentes pour la plupart des États-nations de notre époque dans le monde. L'idée commune est que la souveraineté appartient toujours, in fine, au peuple qui l'exprime de diverses manières. C'est le fondement même de l'idée de démocratie (étymologiquement, "pouvoir du peuple").



3 - Étudier le style du passage "Certainement ... en changeant de climat". Quelle est la fonction du type d'argument consistant à dire "s'il y avait A, alors il y aurait B" ? Appliquer cette fonction à ce passage.

Il ne faut pas confondre le raisonnement "s'il y a A, alors il y aura B" avec "s'il y avait A, alors il y aurait B". Le premier est une hypothèse qui attend une confirmation ou une réfutation (cf. texte A3, question 2). Le second est un contrefactuel qui ne suppose aucune vérification puisqu'il nie catégoriquement ce qu'il affirme : dire que s'il y avait A, il y aurait B, c'est dire qu'en fait, il n'y a ni A ni B. Dire "si j'avais le bac, je serais en BTS", c'est dire que je n'ai pas le bac et que je ne suis pas en BTS. D'où, en appliquant cette fonction contrefactuelle au passage à étudier, on peut déduire les affirmations suivantes :

- "s’il [le souverain] la [la véritable justice] connaissait, il n’au­rait pas établi cette maxime, la plus générale de toutes celles qui sont parmi les hommes, que chacun suive les mœurs de son pays" : le souverain ne sait pas ce que c'est que "la véritable justice", c'est pourquoi il part du principe "que chacun suive les mœurs de son pays"

- "l’éclat de la véritable équité aurait assujetti tous les peuples" : la lumière de la véritable justice est loin d'avoir éclairé tous les peuples de la terre

- "les législateurs n’auraient pas pris pour modèle, au lieu de cette justice constante, les fantaisies et les caprices des Perses et des Allemands" : faute de savoir ce qu'est "la véritable justice", les législateurs (ceux qui font les lois) prennent plutôt exemple sur "les fantaisies et les caprices" des peuples voisins

- "on la [la véritable justice] verrait plantée par tous les États du monde et dans tous les temps, au lieu qu’on ne voit rien de juste ou d’injuste qui ne change de qualité en changeant de climat" : on est loin de voir cette soi-disant justice universelle "par tous les États du monde et dans tous les temps", tout au contraire, "on ne voit rien de juste ou d’injuste qui ne change de qualité en changeant de climat".



4 - Expliquer en donnant des exemples de lois qui ont cours dans un pays mais pas dans un autre : "Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité au-deçà des Py­rénées, erreur au-delà."

On a vraiment l'embarras du choix, aujourd'hui, pour montrer qu'il n'y a pas de justice universelle. Si l'on admet, comme le fait Pascal, que toute législation présuppose une certaine conception de la justice, il suffit alors de montrer qu'un même problème (peine criminelle, limitations de vitesse sur les routes, interruption volontaire de grossesse, mariage pour les personnes de même sexe, etc.) aurait été traité de manière tout à fait différente de part et d'autre d'une frontière d'État. D'où les remarques ironiques de Pascal. "Plaisante justice qu’une rivière borne !" : drôle de justice qu'une justice qui n'est valable que sur une seule rive d'un fleuve (par exemple, il est juste que la vitesse sur autoroute soit limitée sur la rive gauche du Rhin -en France-, mais pas sur la rive droite -en Allemagne-). "Vérité au-deçà des Py­rénées, erreur au-delà." : ce qui est vrai en France (par exemple l'impossibilité pour des personnes de même sexe de contracter un mariage entre 2005 et 2013), ne l'est pas en Espagne. Tout cela n'est pas nouveau. La relativité de la notion de justice a été constatée par les sages de tous les temps et de toutes les civilisations. A la limite, on pourrait même dire que la mondialisation économique induite par la généralisation du système capitaliste de production et d'échange, ainsi que les nécessités de l'intégration géo-politique des États dans des entités supra-nationales de plus en plus nombreuses et puissantes, tout cela a nécessairement pour effet d'harmoniser, qu'on le veuille ou non, qu'on s'en félicite ou non, les législations particulières et donc, si on accepte le présupposé de Pascal, les conceptions particulières de la justice.



5 - En quoi ce texte est-il le prolongement du texte A2 (cf. notamment la question 7) ?

Dans le texte A2, Pascal montrait que la raison, non seulement n'est pas la seule source de vérité, mais qu'en plus, elle est seconde car subordonnée à une source fondamentale et primitive de vérité : le coeur. Avant de pouvoir démontrer quoi que ce soit par un raisonnement, déjà faut-il sentir intuitivement les prémisses qui vont amorcer cette démonstration sans pouvoir se démontrer elles-mêmes. Il est donc inutile et ridicule de demander l'origine de ces connaissances du coeur qui résident nécessairement, nous dit Pascal, dans l'habitude de procéder ainsi et pas autrement, bref, dans la coutume. Ce qui vaut pour toute vérité (mathématique, scientifique, religieuse, sentimentale, etc.) vaut, en particulier, pour les vérités juridiques : "Vérité au-deçà des Py­rénées, erreur au-delà", car ce qui est senti comme juste d'un côté des Pyrénées ne l'est pas nécessairement de l'autre. Il n'y a pas à en demander la raison puisque, avons-nous dit, "la coutume fait toute l’équité, par cette seule raison qu’elle est reçue". L'équité, autrement dit, la justice, c'est la coutume en tant que celle-ci est reçue, c'est-à-dire acceptée sans être questionnée. On a coutume de considérer comme juste le mariage des personnes de même sexe dans une certaine communauté humaine mais pas dans une autre, à une certaine époque mais pas à une autre. On peut déplorer cette relativité de la notion de justice, mais c'est ainsi.



6 - Peut-on démontrer qu'une action ou qu'une décision est juste ? Pourquoi (cf. texte A2) ? Que se passe-t-il si on ignore la mise en garde de Pascal ?

Supposons qu'un contribuable veuille, comme il en a le droit, contester le montant de son impôt en disant : "il n'est pas juste que je paie tant d'impôt". Sur quoi va porter la contestation ? Elle peut porter sur la légalité ou bien sur la légitimité de la décision qu'on lui oppose, en l'occurrence, sur le montant de l'impôt qu'on exige de lui ou bien sur le principe même de l'imposition. S'il s'agit de contester le simple montant, le contribuable mécontent va procéder à un raisonnement : il va démontrer, en se fondant sur les règles de calcul de l'impôt, que la somme qu'on exige de lui est erronée. Peut-être y a-t-il une erreur de la part des services de l'assiette ou bien, après tout, de sa part (il se base sur les règles d'une année antérieure, par exemple). Après constatation de l'erreur ou de l'absence d'erreur, la probabilité est forte que tout le monde se mette d'accord. En revanche, s'il s'agit de contester le principe même de l'imposition, le contribuable ne pourra rien démontrer. Il dira, par exemple qu'il est injuste que des gens comme lui soient imposés alors que ... etc. Il dira cela parce qu'il le sent ainsi. Mais ceci n'est pas un raisonnement. Et on lui rétorquera que, de toute façon, c'est le Parlement qui a voté la Loi de Finances instaurant les recettes fiscales de l'État et que le Parlement est le représentant du peuple souverain (art.3 de la Constitution, cf. question 2). Et si le Parlement a décidé ainsi, c'est que, majoritairement, il l'a senti ainsi. Il n'y a rien à faire : c'est la coutume que de procéder ainsi. Vouloir aller plus loin et tenter de justifier la coutume, c'est s'engager dans le pyrrhonisme, le scepticisme : la coutume "est le fondement mystique de son autorité [celle de la justice]. Qui la ramène à son principe l’anéantit". L'autorité de la justice est, finalement, un grand mystère et vouloir percer ce mystère en exigeant d'en connaître les principes en allant au-delà de la coutume, c'est ridiculiser la coutume (par exemple en disant que les parlementaires sont des imbéciles, etc.) et donc décrédibiliser la justice, l'anéantir. Il est clair qu'il des circonstances où il est tout à fait légitime d'élever des doutes sceptiques et de dire, comme Spinoza (texte F1), Rousseau (texte E3) ou Marx (texte E1) que telle action ou telle décision, notamment en matière de politique publique, n'est pas juste et même de se rebeller contre elle. Mais, là encore, dirait Pascal, la légitimité de telle action ou de telle décision suppose que l'on en examine le principe (tandis que la légalité ne s'intéresse qu'à l'application correcte des règles, comme dans l'exemple ci-dessus). Donc, derechef, la légitimité se sent et ne se démontre pas.



7 - La Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen des 24 et 26 août 1789 annonce dans son préambule qu'elle va "exposer, dans une Déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l'Homme". Qu'en auraient pensé Rousseau (cf. texte E3), Pascal ?

Nous avons montré, en étudiant le texte E3, à quel point la pensée de Rousseau a inspiré la rédaction de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789. Il est clair que l'ambition des fondateurs de ce texte (les membres de l'Assemblée Nationale Constituante issue de la Révolution française) est de parvenir à établir les principes d'une justice universelle, puisque les "droits de l'Homme" sont réputés "naturels, inaliénables et sacrés" (l'emphase de la formulation est tout à fait caractéristique de l'enthousiasme et de la solennité qui ont présidé à sa rédaction). Pour Rousseau et les Constituants, l'universalité des "Droits de l'Homme", comme on dit, est la conséquence logique de ce que "les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits"(D.D.H.C., art.1), "les hommes", c'est-à-dire tous les hommes en tout temps et en tout lieu. Et cette égalité se démontre, elle est une exigence de la raison. N'oublions pas qu'on est en plein Siècle de Lumières et que, lorsque les Constituants de 1789 soulignent, dans leur préambule, que "l'ignorance, l'oubli ou le mépris des Droits de l'Homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des Gouvernements", ils entendent, évidemment, que la lumière de la Raison éclaire, désormais, les consciences. Pour Pascal, en revanche, nous venons de voir que l'idée d'une justice universelle est absurde au motif que "rien selon la seule raison n’est juste de soi ; tout branle avec le temps", de sorte que la notion même de "Droits de l'Homme" n'aurait pas beaucoup de sens. Peut-on concilier des points de vue aussi opposés ? Une tentative peut, peut-être, être faite dans cette direction en considérant, comme nous l'avons suggéré dans la réponse à la question 3 du texte E3, que, finalement, les principes de liberté et d'égalité qui sont à la base de l'argumentation de Rousseau comme des Constituants de 1789 sont des principes formels. Dire, par exemple, que "ces droits [de l'Homme] sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression"(D.D.H.C., art.2), comme on dit, "ça ne mange pas de pain", c'est tellement vague que, d'une part on peut leur faire signifier n'importe quoi, et, d'autre part, on voit mal comment on ne pourrait pas être d'accord avec de tels propos. Liberté ? Bien sûr. Mais liberté de quoi faire et pour qui ? Droit de propriété ? Certes. Mais "propriété" de quoi, au juste ? etc. De tels principes sont tellement généraux qu'ils en sont dépourvus de tout contenu réel au point que, tout en faisant l'objet d'une démonstration, ils peuvent, à la limite, convenir à tous les contextes socio-historiques. Nous avons précisé que ce n'est pas tout à fait ainsi que Rousseau voyait le problème et que lui, au contraire, avait l'air de donner un certain contenu à ces principes. Mais des héritiers modernes de Rousseau comme, par exemple, John Rawls dans Théorie de la Justice, reformule l'idée d'universalité des Droits de l'Homme pour en faire une universalité procédurale en disant, par exemple, que les inégalités sociales doivent "être organisées" par l'État de manière à ce qu'elles "profitent à tous". Il y a là l'idée que l'État souverain peut et doit intervenir dans l'économie pour éviter que ne dégénèrent les tensions sociales liées au sentiment d'injustice chez les plus défavorisés. C'est un principe et ce principe est rationnellement justifié. Pascal serait-il d'accord avec cela ? Sans doute. Mais il ajouterait d'une part que l'État l'a toujours fait, et d'autre part que, in fine, la justification s'arrête encore et toujours à ce que sentent les uns et les autres.


1 L'organisation de la société.
2 Le principe.
3 L'éclat de la véritable justice se serait imposé à tous les peuples.

mercredi 19 novembre 2008

EST-CE L'INJUSTICE DES HOMMES QUI FAIT L'INEFFICACITE DES LOIS OU L'INVERSE ?

F1 - Est-ce l'injustice des hommes qui fait l'inefficacité des lois ou le contraire ?



Le meilleur État [...] est celui où les hommes vivent dans la concorde et où la législation nationale est proté­gée contre toute atteinte. En effet, il est certain que les séditions, les guerres, l’indifférence systématique ou les in­fractions effectives aux lois sont bien plus imputables aux défauts d’un État donné qu’à la méchanceté des hommes. Car les hommes ne naissent point membres de la société mais s’éduquent à ce rôle ; d’autre part les senti­ments humains naturels sont toujours les mêmes1. Au cas donc où la méchanceté régnerait davantage et où le nombre de fautes commises serait plus considérable dans une certaine nation que dans une autre, une conclusion évidente ressortirait d’une telle suite d’événements : cette nation n’aurait pas pris de dispositions suffisantes en vue de la concorde et sa législation n’aurait pas été instituée dans un esprit suffisant de sagesse2.

Spinoza – Traité Politique





Contexte : Spinoza est un philosophe du XVII° siècle, contemporain de Descartes et de Pascal. Nous avons déjà eu un aperçu de sa philosophie en étudiant le texte E2.



Idée principale du texte : Spinoza s'oppose à l'idée que l'injustice des hommes serait naturelle ou volontaire. Pour lui, si les hommes sont méchants, c'est que les institutions sociales, à commencer par la législation, sont mauvaises.



"Le meilleur État [...] est celui où les hommes vivent dans la concorde et où la législation nationale est proté­gée contre toute atteinte."

Rappelons d'abord qu'un État, du point de vue du droit international, se définit comme une entité juridique (une personne morale) dotée d'un territoire délimité par des frontières, une population stable, un ensemble d'institutions souveraines et des relations avec les autres États. Spinoza parle ici du "meilleur État", sous-entendu, du meilleur État possible et non pas de l'État absolument bon en soi. En cela, il s'oppose à des philosophes comme Platon (cf. texte A1) pour qui il est possible d'envisager, sous certaines conditions, un État parfait. Or, nous avons vu à propos du texte E2 (question 7) que, dans l'absolu, seul Dieu, c'est-à-dire la Nature tout entière peut, pour Spinoza, être dit(e) parfait(e). Donc son raisonnement doit se lire de la manière suivante : un État est d'autant meilleur que, 1°) "les hommes vivent dans la concorde" et, 2°) "la législation nationale est proté­gée contre toute atteinte". Examinons ces deux conditions. Premièrement, donc, les hommes peuplant cet État doivent vivre le plus possible dans la concorde (du latin cum cordia, "coeurs unis") et non dans la discorde. Autrement dit, plus les liens sociaux de toute sorte entre les membres de l'État sont solidaires, plus cet État est solide. D'ailleurs "solide" et "solidaire" ont la même racine. Et, comme le dit l'adage latin : concordia civium, moenia civitatum ("la concorde entre les citoyens fait les murailles des Cités"). Apparemment, comme le suggère la présence de la conjonction "et", il y a une seconde condition posée par l'auteur à la solidité de l'État : que l'institution législative soit, elle aussi, le plus solide possible. En réalité, nous allons voir que ces deux conditions n'en font qu'une.



"En effet, il est certain que les séditions, les guerres, l’indifférence systématique ou les in­fractions effectives aux lois sont bien plus imputables aux défauts d’un État donné qu’à la méchanceté des hommes."

Comme nous l'avons dit à propos du texte E2 (question 5, note 1) toute partie de la Nature peut être considérée comme un corps qui, en tant que tel, est doté d'une quantité déterminée d'énergie (de "puissance divine", dit Spinoza) qui lui permet d'exister, c'est-à-dire de résister à l'influence causale des autres corps qui l'environnent et qui, à la longue, finissent toujours par le faire disparaître. Il en va de même pour un État : c'est une partie de la Nature possédant plus ou moins d'énergie pour lutter contre les circonstances extérieures ("extérieures" veut dire "étrangères à sa nature" et non pas forcément "extérieures à ses frontières") qui l'affaiblissent et qui peuvent même, à terme, menacer son existence. On pense évidemment aux guerres menées par les autres États mais ce n'est pas tout. Mais il y a aussi les relations économiques de concurrence (qui sont une forme de guerre), les catastrophes naturelles et, bien entendu les tensions sociales internes dont la forme la plus sévère est la guerre civile (par exemple, la guerre civile espagnole qui, du 18 juillet 1936 au 1° avril 1939, opposa les républicains et les nationalistes). Spinoza nous dit que la plus ou moins grande sensibilité d'un État donné à de tels événements sont imputables à la nature de cet État plutôt qu'à celle des êtres humains qui le peuplent. Là encore, le raisonnement de Spinoza s'oppose à celui des libéraux pour qui un État n'est rien d'autre que la réunion d'un certain nombres d'individus, de telle sorte que si l'État est défaillant, c'est aux défauts de ses habitants qu'il faut s'en prendre. En revanche, pour Spinoza, comme pour Rousseau (chez qui l'intérêt général de l'État est distinct de la somme des intérêts particuliers des individus, cf. texte E3, question 2), l'État ne se réduit pas à des individus mais se compose aussi d'institutions, c'est-à-dire à des structures stables dont la fonction est de créer et entretenir du lien social (cf. texte C2, question 4). De sorte que, si l'État est faible, c'est la qualité des institutions qui doit être mise en cause. Pour bien comprendre ce que dit Spinoza, on peut prendre une analogie (cf. texte B2, question 8) : de même que ce n'est pas forcément parce que ses organes sont vieux et usés mais plutôt parce que son hygiène est mauvaise qu'un corps biologique est malade, de même, ce n'est pas forcément parce que ses citoyens sont méchants mais plutôt parce que ses institutions sont mauvaises qu'un État est faible.



"Car les hommes ne naissent point membres de la société mais s’éduquent à ce rôle ; d’autre part les senti­ments humains naturels sont toujours les mêmes."

Comme la plupart des philosophes, Spinoza insiste sur le rôle primordial de l'éducation pour qui a en vue la perspective du perfectionnement du genre humain. En ce sens, dire que "les hommes ne naissent point membres de la société mais s’éduquent à ce rôle" n'est pas très original. L'originalité de Spinoza réside plutôt en ce que, 1°) pour éduquer un individu, il ne s'agit pas de transformer sa nature mais de la canaliser, et, 2°) ce sont toutes les institutions, à commencer par l'institution législative, qui éduquent, et pas seulement l'institution scolaire (dont il ne parle absolument pas dans ce texte, ce qui est remarquable). Revenons sur ces deux aspects du problème de l'éducation chez Spinoza. D'abord, nous précise-t-il, "les senti­ments humains naturels sont toujours les mêmes". Que veut-il dire par là ? Nous avons dit que toute partie de la Nature est naturellement dotée d'un certain nombre de forces internes qui lui permettent de compenser, au moins momentanément et localement, les forces externes qui tendent à la détruire. Sans cela, elle n'existerait même pas. A cet égard, l'enfant nouveau-né ne fait pas exception : avant même sa naissance, dès sa conception, il possède déjà une énergie naturelle qui va lui permettre, non seulement de survivre, mais de croître et de se développer jusqu'à un certain point. Lorsqu'il s'agit d'un être humain, cette énergie naturelle, Spinoza, tout comme Freud (cf. texte C1), l'appelle "désir". Et ce désir se manifeste par divers "sentiments" tout aussi naturels (Freud les appelle "pulsions") lesquels, en tout cas au début de la vie, sont nécessairement, comme il le dit ici, toujours les mêmes. Quels sont-ils ? Nous avons vu dans le texte E2 que Spinoza appelle "joie" le sentiment d'accroissement de la propre puissance d'un être humain et "tristesse" le sentiment inverse de diminution. Il est facile d'en inférer que tout être humain, dès le début de son existence, va avoir tendance à désirer éprouver de la joie plutôt que de la tristesse. Mais tout être humain, surtout au début de sa vie, éprouve le caractère incertain et aléatoire d'une joie ou d'une tristesse, car ses forces s'avèrent souvent incapables de maintenir une situation dans laquelle la joie serait assurée et la tristesse évitée. Aussi, Spinoza donne-t-il le nom d'"espoir" à une joie incertaine et de "crainte" à une tristesse incertaine. Tels sont donc, pour Spinoza, "les senti­ments humains naturels [qui] sont toujours les mêmes" : l'espoir et la crainte, sous-entendu, l'espoir d'une joie et la crainte d'une tristesse. Et, tout comme les pulsions chez Freud, ce sont ces "sentiments naturels" qui sont l'enjeu de l'éducation : il ne s'agit pas de les faire disparaître mais de les canaliser, de les orienter de telle sorte que l'individu nouveau venu dans l'État utilise ses espoirs et ses craintes non pas contre ses semblables et donc, in fine, contre l'État lui-même, mais en harmonie, en concorde avec eux.



"Au cas donc où la méchanceté régnerait davantage et où le nombre de fautes commises serait plus considérable dans une certaine nation que dans une autre, une conclusion évidente ressortirait d’une telle suite d’événements : cette nation n’aurait pas pris de dispositions suffisantes en vue de la concorde et sa législation n’aurait pas été instituée dans un esprit suffisant de sagesse."

Il est clair que, dans ces conditions, le deuxième aspect du problème de l'éducation, à savoir que ce sont toutes les institutions qui éduquent, s'explique aisément. En effet, les institutions créeront du lien social et le renforceront dans la mesure où les individus qu'elles administrent auront, sinon les mêmes espoirs et les mêmes craintes (les mêmes "sentiments naturels"), du moins des espoirs et des craintes complémentaires les uns des autres. A l'inverse, si les institutions déterminent, chez les uns et les autres, des espoirs et des craintes opposés, conflictuels, ou même simplement étrangers, le lien social s'affaiblira, voire même se détruira. On voit que l'école, même si elle a, évidemment, un rôle privilégié à jouer dans ce processus d'éducation au "vivre ensemble", n'est pas la seule institution à éduquer : la famille, la profession, la religion, l'association, la police, l'hôpital, l'armée, l'art, le gouvernement, le sport, etc. y contribuent tout autant. Or, dans tous les cas, ce qui fera la force ou la faiblesse d'une institution quelconque, c'est, pour reprendre une analogie de Wittgenstein (cf. texte B2), les "règles du jeu". Supposons que A et B jouent à un jeu quelconque. Si c'est tantôt A, tantôt B qui gagne, ou même si c'est toujours A mais que B voit qu'il progresse, alors A et B auront, grosso modo, le même espoir de gagner et la même crainte de perdre. Mais si c'est toujours A qui gagne et que B, pour une raison quelconque, n'a aucun espoir de gagner, alors B va finir par concevoir du soupçon, voire de la haine envers A et le jeu prendra fin, soit parce que B s'en retirera, soit parce qu'il se terminera en pugilat. Bref, si tout se passe bien dans le jeu, c'est que les règles du jeu, autrement dit les lois sont bien faites, bien pensées, capables d'inciter les joueurs à jouer. Mais si le jeu s'avère impossible, c'est bien parce que ses règles sont incohérentes. Il en va de même dans un État : si le "jeu social" s'avère impossible, voire dégénère en conflit ouvert, c'est parce que ce sont toujours les mêmes qui gagnent (et qui n'ont aucune crainte de perdre), toujours les mêmes qui perdent (et qui n'ont aucun espoir de gagner). Et si tel est le cas, c'est parce que la loi est mal faite, parce que "sa législation n’aura[...] pas été instituée dans un esprit suffisant de sagesse". Donc, comme nous l'avions annoncé à la fin de l'explication de la première phrase, dire que la qualité d'un État dépend de la qualité de son lien social ou de la qualité de sa législation, c'est bien dire la même chose.


1 "Donc, pour que les hommes puissent vivre dans la concorde et se venir en aide, il est nécessaire qu’ils renoncent à leur droit de Nature et s’assurent réciproquement qu’ils ne feront rien qui puisse faire du mal à autrui. [Et comme] nul senti­ment ne peut être contrarié que par un sentiment plus fort et opposé au sentiment à contrarier, chacun s’abstiendra de faire un mal par crainte d’un mal plus grand et accomplira un bien par espoir d’un bien plus grand."(Spinoza - Éthique) 
2 "La raison ne demande dont rien contre la Nature, elle demande que chacun s'aime soi-même, qu'il cherche ce qui lui est réellement utile et qu'il désire ce qui conduit réellement l'homme à une plus grande perfection."(Spinoza - Éthique)