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dimanche 19 janvier 2003

L'ART ET LA RELIGION SONT-ILS LE REFUGE DE L'INTERIORITE ?

Cf. aussi : Spinoza, Bach et l'art.
 
    L’art et la religion sont-ils les refuges de l’intériorité ? A première vue, l’art et la religion ne sont-ils pas tournés conjointement vers la quête de la spiritualité ? Or cette quête n’est-elle pas qu’un simple accident de l’histoire corrélatif d’une certaine forme de développement social ? Mais alors, si la quête de l’intériorité n’est qu’un mythe, ce mythe n’est-il pas la métaphore de la fonction sociale réelle de l’art et de la religion ?
 

I - A première vue, l’art et la religion sont tous deux au service de la subjectivité.

    A - l’art symbolique et l’art classique ont avec la religion un rapport contradictoire.

 

    Les religions primitives sont fondées sur la crainte que font surgir les phénomènes naturels comme puissances étrangères et hostiles à l’homme. L’homme se met alors en relation avec ces puissances étrangères par l’intermédiaire d’un totem, c’est-à-dire le représentant des puissances naturelles qui s’imposent à l’homme. Mais par ce moyen, “l’esprit est incapable de rendre perceptible la vérité à l’aide des objets naturels isolés, tels que le soleil, par exemple, la lune, la terre, les étoiles, etc.”(Hegel, l’Idée de Beau, I, i). Dire que les objets naturels ne font que dominer physiquement l’homme, c’est dire que les totems, “ce qui se tourne vers l’extérieur et se manifeste entièrement, ce n’est pas la vie intérieure, ce n’est pas l’esprit”(Esthétique). Alors que l’objet d’art “ne doit pas simplement se servir de signes mais donner à la pensée une existence sensible qui lui corresponde”(Esthétique). Bref, l’art doit être une recherche délibérée de l’esprit humain qui “donne à la vérité la forme de représentations sensibles, lesquelles, même comme telles, ont un sens et une signification dépassant la sphère purement sensible”(l’Idée de Beau, I, i), c’est-à-dire un contenu intelligible distinct de sa représentation sensible. C’est pourquoi l’art débute avec le symbolisme, par une représentation dont le contenu n’est pas pleinement conscient : “les pyramides nous mettent sous les yeux l’image la plus simple de l’art symbolique avec d’énormes cristaux renfermant dans leur intérieur quelque chose de caché qu’ils entourent d’une forme extérieure produite par l’art”(Esthétique). Ce qui est caché, ce qui est incompréhensible, c’est la vie éternelle symbolisée par le corps embaumé de pharaon dont la pyramide n’est que la représentation grandiose. Celle-ci est donc le lien symbolique entre l’art et la religion, d’où l’appellation d’art symbolique que Hegel donne à l’architecture en général comme effet de l’intention humaine de matérialiser les forces qui s’imposent à nous. Aussi l’art classique va-t-il s’opposer à l’art symbolique en ce qu’il “représente au contraire l’être spirituel lui-même, [...] il offre aux yeux les deux termes, le corps et l’esprit comme inséparables”(Esthétique). Sa forme spontanée va donc être la représentation sculpturale du corps masculin chez les Grecs, car celle-ci “s’affranchit dès lors de la destination imposée à l’architecture, celle de servir à l’esprit de simple enveloppe matérielle”(Esthétique) : l’esprit s’y exprime dans l’harmonie du corps et dans la sérénité d’un visage aux lignes parfaites. Et d’une manière générale, la sculpture est considérée par Hegel comme le paradigme de l’art classique qui exprime l’esprit lui-même et non des forces extérieures. Au point que tout sous-entendu religieux semble nié puisque l’esprit y apparaît libéré de la crainte superstitieuse fondatrice de la religion primitive. Doit-on dire alors qu’il n’y a pas de relation nécessaire entre art et religion ?

    B - l’art romantique prépare le recueillement chrétien.

    “Cependant, il existe quelque chose de plus élevé encore [...] car l’esprit doit abandonner cet accord avec le monde sensible pour se retirer en lui-même”(Esthétique). L’art classique trouve en effet sa négation dans l’art romantique qui poursuit le travail de synthèse qui s’opère entre l’esprit et l’absolu : d’abord simple opposition religieuse non-artistique de l’esprit humain et de l’absolu divin, puis enveloppe commune à la fois à l’esprit et à l’absolu, puis union parfaite de l’esprit et de l’absolu dans l’Idée d’une beauté parfaite du corps, et maintenant abandon progressif de toute enveloppe matérielle. “La peinture commence cette série car le fond de cet art, c’est la subjectivité particulière, l’âme détachée de son existence corporelle pour se replier sur elle-même”(Esthétique) : le tableau de J. Van Eyck, Giovanni Arnolfini et sa Femme (1434), représente un jeune couple florentin dans un intérieur riche, raffiné et confortables agrémenté des symboles de l’intériorité spirituelle (le miroir, le chien) et où seuls le visage et les mains rappellent la présence extérieure du corps. Mais plus loin encore que la peinture, “la musique exprime l’intérieur même, le sentiment invisible qui ne peut se manifester que par un phénomène extérieur qui disparaît rapidement et s’efface de lui-même”(Esthétique) : par exemple l’amour éternel que se jurent Néron et Poppée dans le duo final intense mais bref de l’opéra de C. Monteverdi, le Couronnement de Poppée (1643). Donc si l’enveloppe matérielle de l’esprit s’est déjà réduite à deux dimensions spatiales dans la peinture, à une seule dimension temporelle dans la musique, “c’est la poésie qui est le plus riche de tous les arts en ce que tout ce que la conscience élabore par le travail de la pensée dans le monde extérieur, la parole seule peut l’exprimer”(Esthétique). Autrement dit, la poésie est la forme d’art la plus adéquate à l’esprit, celle qui nécessite le moins de supports matériels pour s’exprimer. Et c’est là que l’art romantique opère une synthèse avec la religion chrétienne qui, précisément, se fonde sur la primauté du verbe sur la chair, de l’esprit sur le corps. Donc “on peut caractériser la progression de l’art vers la religion en disant que l’art ne présente qu’un coté de la conscience religieuse”(l’Idée de Beau, I, i) qui vise à l’expression de la plus haute perfection de l’esprit non seulement en soi (objectivement), mais aussi pour soi (subjectivement). Pourtant, l’art ne pouvant se défaire de tout support matériel, il ne peut que préparer la voie à la religion en ajoutant à la perception sensible C’est-à-dire qu’en favorisant “le recueillement qui constitue l’attitude intérieure à l’égard de l’objet absolu”(l’Idée de Beau, I, i), l’art romantique prépare son propre dépassement dans le culte religieux de l’intériorité absolue, puis de la synthèse de toutes les intériorités absolues, l’esprit absolu que constitue l’Etat, car “le recueillement est le culte de la communauté sous sa forme la plus pure, la plus intime, la plus subjective”(l’Idée de Beau, I, i). Bref “dans la religion, la conscience trouve le fondement de la société et de l’Etat”(Encyclopédie des Sciences Philosophiques, §552). Est-ce à dire que l’art et la religion sont facteurs de lien social ?

 
II - Art et religion sont des manifestations historiques de l’individualisme bourgeois.

    A - la religion “est l’opium du peuple”.

 

    Dire que la religion est au fondement de l’Etat, c’est dire qu’elle s’accompagne de règles morales, c’est-à-dire de règles qui établissent le lien social entre des subjectivités. La plus importante de ces règles est que “l’espoir d’obtenir le bonheur ne commence qu’avec la religion” (Kant, Critique de la Raison Pratique, V, 129), car, d’une manière générale, “la morale conduit à reconnaître tous les devoirs comme des commandements divins”(Critique de la Raison Pratique, V, 129). Or comme le simple commandement risque de n’être pas suffisant à lier les subjectivités, la religion tend à faire de la vertu morale ici-bas la condition de possibilité du bonheur dans l’au-delà. C’est pourquoi “la moralité est liée au bonheur mais uniquement dans une idée de la raison pure(Critique de la Raison Pure, III, 526) : le lien entre moralité et bonheur n’est pas empirique, nul ne peut l’expérimenter, il est rationnel, c’est-à-dire nécessaire sous réserve de postuler que les impératifs moraux soient des commandements divins, que l’homme soit moralement vertueux, et que son âme soit immortelle. Si toutes ces conditions sont réunies, alors “la religion est la théorie générale de ce monde-ci”(Marx, Critique de la Philosophie du Droit de Hegel), c’est-à-dire que la religion accomplit effectivement la tâche que lui assigne Hegel, à savoir être la condition de possibilité d’une forme d’Etat où les citoyens sont des sujets possédant la vérité absolue sur eux-mêmes à la fois comme citoyens publics (pour-soi) et comme individus privés (en-soi). Certes mais tout ceci n’est que l’expression d’un idéal spirituel, lequel ne correspond jamais tout à fait à la réalité matérielle. Supposons par exemple que le langage soit la réalité matérielle de l’esprit, que “le langage est la conscience réelle”(Idéologie Allemande). Supposons que ce soient les jeux de langage du groupe social le plus aisé et le plus cultivé qui expriment cet idéal, en d’autres termes, que “les idées de la classe dominante sont en même temps les idées dominantes”(Idéologie Allemande). Alors notre idéal spirituel ne sera rien d’autre que l’expression à travers les jeux de langages spiritualistes (“esprit”, “âme”, “Dieu”, etc.) du besoin de stabilité de la classe dominante. En effet, si l’univers est peuplé de réalités spirituelles qui, au fond même de chaque individu, déterminent leurs rapports sociaux, alors, chacun n’y rien changer, persuadé que “la vraie vie, c’est celle de l’esprit”(à propos de la Question Juive), que celle-ci sera récompensée par une béatitude infinie dans l’au-delà, ce qui justifie et perpétue la domination de la classe dominante ici-bas. Il s’ensuit que “la religion est une conscience renversée du monde”(Critique de Hegel), c’est-à-dire une conscience infestée d’idéologie par laquelle “les hommes et leurs conditions apparaissent sens dessus dessous”(Idéologie Allemande), c’est-à-dire conformes à la nature des choses alors qu’elles sont en fait culturellement déterminés par les besoins du groupe social dominant. Bref, la religion est l’expression de toute naturalisation idéologique de la domination sociale : “peu à peu, tout rapport dominant est proclamé rapport religieux et changé en culte, culte du droit, culte de l’Etat, etc. : partout on n’a plus affaire qu’à des dogmes et à des croyances en des dogmes”(Idéologie Allemande). Ce qui est caractéristique de la religion, en effet, ce sont les dogmes, c’est-à-dire les principes absolus auxquels on croit et auxquels on se soumet pour justifier et perpétuer les pratiques sociales en général. Au point que toute soumission inconditionnelle aux principes fondateurs d’un ordre social sous prétexte qu’elle est la condition du bonheur est une attitude religieuse. En ce sens, on peut parler d’une religion de l’argent, du sport, ou encore des droits de l’homme. Si en effet “les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit”(D.D.H.C. de 1789, art.1) et si les contraintes et les inégalités ne sont que matérielles, pourquoi s’en préoccuper dès lors que, aux yeux de l’Etat, seuls sont pertinents les droits des citoyens ? Bref, la religion “est l’opium du peuple”(Critique de Hegel) puisqu’elle est porteuse de dogmes qui anesthésient tout sens critique sous prétexte de félicité future. L’art a-t-il alors partie liée avec la religion dans la fabrication de l’illusion idéologique ?

    B - l’art bourgeois est le complément idéologique de la religion bourgeoise.

    Le cas le plus simple de renforcement mutuel de l’art et de la religion, c’est l’allégorie qui produit à la fois l’émotion sensible propre à l’art et la croyance en des dogmes propres à la religion, car “une allégorie est une oeuvre d’art qui signifie quelque chose d’autre que ce qu’elle représente”(Schopenhauer, le Monde comme Volonté et comme Représentation, §50) : il y a ce qui est représenté, plus quelque chose qui est dit implicitement. Par exemple, dans le tableau de J. Bosch l’Enfer et le Paradis (1510) : la partie gauche représente la béatitude éternelle des ressuscités dans le jardin d’Eden, la partie droite représente les tortures éternelles des damnés tourmentés par des créatures monstrueuses. Ce qui est dit implicitement, c’est que toutes les âmes ne seront pas sauvées dans l’au-delà. Mais d’une manière plus générale, “le but de l’art est de communiquer l’Idée une fois conçue après être passée par l’esprit de l’artiste où elle apparaît purifiée et isolée de tout élément étranger”(le Monde ..., §50). L’Idée, étymologiquement, c’est une forme absolue débarrassée de tout contenu sensible matériel et donc, pour cela, accessible uniquement à l’esprit. Et si le support matériel est indispensable à l’art, c’est parce que “quand la vue de la beauté terrestre éveille l’Idée de la beauté véritable, c’est alors que l’âme revêt des ailes”(Platon, Phèdre, 249d) : autrement dit la relation sensible qu’un esprit peut avoir avec une belle chose n’est qu’un moyen dont la fin est l’Idée, c’est-à-dire la vérité absolue, que cette chose manifeste. Certes, il existe des beautés naturelles (par exemple un beau corps humain), mais à partir d’elles, l’esprit humain n’a guère la force de s’élever jusqu’à l’Idée, parce qu’il est trop sollicité par la relation d’utilité qu’il entretient ordinairement avec ces choses (par exemple, la procréation). Bref, c’est dans la gratuité et l’inutilité de l’oeuvre d’art que “nous embrassons l’Idée, l’essence absolue, en dehors de toute relation”(le Monde ..., §51). Conception tout à fait caractéristique de l’idéologie bourgeoise qui “désire que l’art soit voluptueux et la vie ascétique, alors que l’inverse serait préférable”(Adorno, Théorie Esthétique). Dire que l’art élève l’âme, et elle seule, à l’absolu, c’est dire que l’art a pour fonction de fournir “une satisfaction insipide [...] destinée à nous libérer des urgences pratiques de la vie réelle”(Danto, l’Assujettissement Philosophique de l’Art), la beauté produisant alors “plaisir esthétique, consolation, enthousiasme qui efface les peines de la vie”(Schopenhauer, le Monde ..., §53). C’est pourquoi le goüt pour la beauté est considéré dans l’art bourgeois comme “la faculté de juger et d’apprécier [...] par une satisfaction [...] indépendante de tout intérêt”(Kant, Critique de la Faculté de Juger, V, 211). Ainsi l’art bourgeois comme “espèce de plaisir narcotique défini par l’absence de douleur”(Danto, l’Assujettissement Philosophique de l’Art) est le complément idéologique de la religion comme "opium du peuple". Mais l’art et la religion peuvent-ils ne pas être au service de l’idéologie bourgeoise ?
 
 
III - Art et religion sont les refuges de l’indicible et non de l’intériorité.

    A - l’intériorité spirituelle est une métaphore mythique.

 

    Dans l’Etranger, Meursault comparaît pour avoir commis un meurtre. Les arguments du procureur sont les suivants : d’abord “pas une seule fois au cours de l’instruction, cet homme n’a paru ému de son abominable forfait”(II, 4), ensuite “le lendemain de la mort de sa mère, cet homme prenait des bains, commençait une liaison irrégulière et allait rire devant un film comique”(II, 3). Conclusion : “j’accuse cet homme d’avoir enterré une mère avec un coeur de criminel”(II, 3). Le raisonnement est fondé premièrement sur l’absence significative de manifestation extérieure de ces affections, car, si elles étaient purement intérieures, comment le procureur saurait-il que Meursault ne les a pas éprouvées ? L’idée, c’est que “lorsqu’on voit son comportement, on voit son âme”(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §357), ou encore “le corps humain est la meilleure image de l’âme humaine”(Recherches Philosophiques, II).  En d’autres termes, “l’on voit l’émotion [...], on décrit immédiatement un visage comme triste, rayonnant de joie ou plein d’ennui”(Fiches, §55). Deuxièmement, il est fondé sur l’absence des affections qui sont nécessaires au vu des circonstances (chagrin, recueillement, piété), car, si elles n’étaient qu’une affaire privée, pourquoi le procureur reprocherait-il à Meursault de n’avoir pas éprouvé ces affections-ci ? De sorte que l’absence d’affection nécessaire au vu des circonstances engendre une gêne et “l’expression de la gêne prend la forme d’une critique [...] cette forme pourrait être de se demander, en regardant quelque chose, ce qui ne va pas là-dedans”(Leçons sur l’Esthétique, §19) : en regardant Meursault ne pas manifester de chagrin à l’enterrement de sa mère, on est gêné, on se demande ce qui ne va pas. D’une manière générale, “qu’en serait-il si les hommes n’extériorisaient pas leurs douleurs, ne gémissaient pas, n’avaient pas le visage crispé, etc. ? dans ce cas on ne pourrait pas enseigner à un enfant l’usage de l’expression ‘douleur’” (Recherches Philosophiques, §257), c’est-à-dire les règles de manifestation de la douleur et les règles de pertinence de cette manifestation. Les affections ne sont donc pas dans l’esprit, et “lorsque vous parlez de ce qui est ‘’dans l’esprit’, vous utilisez une métaphore”(the Blue Book, 6). La métaphore est la suivante : “il y a un intérieur au sujet duquel un observateur extérieur ne peut conclure que de manière indéterminée”(Etudes Préparatoires, §951), c’est-à-dire que l’observateur extérieur va se comporter comme s’il y avait là une propriété privée inviolable. Donc ce qui caractérise les jeux de langage psychologistes, “c’est que la troisième personne du présent peut être vérifiée par l’observation, mais non la première”(Fiches, §472). Et en effet, “nous parlons d’esprit’, de ‘mental’ pour justifier que certains de nos jugements sont indéterminés, mais c’est cette indétermination qui explique l’utilisation de ces mots, et non l’inverse”(l’Intérieur et l’Extérieur). Bref, c’est lorsque nous renonçons à justifier publiquement un jugement que nous disons : ça ne regarde que moi. L’art et la religion usent fréquemment de ces jeux de langage, en parlant notamment de “sentiment artistique” ou de “sentiment religieux”, sous-entendant par là que ce qui se passe dans la tête du sujet ne regarde que lui-même. Or “”que se passe-t-il exactement dans sa tête ?”, il n’y a pas de réponse à part des déclarations concernant sa pression sanguine, son pouls, etc.”(Leçons sur la Philosophie de la Psychologie), car “les processus physiologiques ne correspondent pas aux pensées et nous n’accédons pas aux pensées par l’observation du cerveau”(the Blue Book, 7). Bref, en se prévalant du mythe de l’intériorité psychologique, l’art et la religion sont les promoteurs d’une idéologie bourgeoise dont le fondement est la primauté de la propriété privée, de “l’individu isolé, enfermé en lui-même”(Marx, à propos de "la Question Juive"). Que deviennent art et religion débarrassés du mythe de l’intériorité ?
   
    B - art et religion sont des pratiques pourvoyeuses de principes indicibles ou mystiques.

    Pour acquérir une croyance quelconque, “il faut acquérir une croyance plus facile qui est celle de l’habitude qui, sans violence, sans art, sans argument, nous fait croire les choses”(Pascal, Pensées, B252). Bref, acquérir une croyance, c’est toujours adopter un comportement caractéristique. Par exemple, “il faut que l’on se mette à genoux, que l’on prie des lèvres, etc.”(Pensées, B250). De même pour l’attitude artistique, “si vous vous demandez comment un enfant apprend “beau”, “magnifique”, “bon”, etc., vous trouvez qu’il les apprend en gros comme des interjections”(Wittgenstein, Leçons sur l’Esthétique, I, 5), mais “au lieu de cela il pourrait aussi bien employer des gestes ou danser”(Leçons sur l’Esthétique, I, 10). Donc au fond “tout cela ne repose nullement sur la croyance, c’est une satisfaction qui est visée : c’est ainsi que nous agissons, après quoi nous nous sentons satisfaits”(Remarques sur “le Rameau d’Or”de Frazer, 4) : l’art tout autant que la religion sont des activités éminemment sociales consistant à participer à une cérémonie qui a ses rituels (tenue vestimentaire, paroles, gestes, etc) et ses lieux de prédilection (temple, musée, théâtre, etc.), et c’est la satisfaction que nous en retirons qui fonde la croyance et non l’inverse. Dès lors, dire que toute religion “souffre qu’on reste caché à tous les autres hommes”(Pascal, Pensées, B100), c’est dire effectivement qu’il y a quelque chose de caché, de mystérieux, dans la pratique religieuse. Sauf que ce qui y est caché, c’est la règle de base, le premier principe absolu de l’attitude religieuse et non pas un soi-disant état de conscience privé. Et si “toute religion qui ne dit pas que Dieu est caché n’est pas une religion véritable”(Pensées, B585), c’est parce que Dieu est le nom de ce premier principe absolu et donc inquestionnable. En effet, “c’est le coeur qui sent Dieu, et non la raison”(Pensées, B278) car “la dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent”(Pensées, B267). Bref, “il faut savoir douter où il faut, assurer où il faut, en se soumettant où il faut”(Pensées, B268). Quoi de surprenant alors que “l’on distingue une croyance religieuse à ce que tout dans la vie d’un individu obéit à la règle que fournit cette croyance”(Wittgenstein, Leçons sur la Croyance Religieuse, i). Et comment s’étonner enfin que “le beau soit le symbole du bien”(Kant, Critique de la Faculté de Juger, V, 353), c’est-à-dire que le sentiment intime de beauté caractéristique de l’art bourgeois soit considéré comme le premier pas vers le bien, puisque c’est un premier principe inquestionnable que le bien soit la plus haute vertu morale privée exigée par une religion bourgeoise ? C’est pourquoi, dans l’art en général, “il ne peut y avoir de règle objective du goût”(Critique de la Faculté de Juger, V, 231), car cela voudrait dire que cette règle est démontrable, donc questionnable et critiquable. Or le goût artistique “nécessite l’adhésion de tous à une règle universelle impossible à énoncer”(Critique de la Faculté de Juger, V, 237), c’est “un sens commun à tous”(Critique de la Faculté de Juger, V, 293) qui exige une adhésion communautaire “en quelque sorte comme un devoir”(Critique de la Faculté de Juger, V, 296). Il est donc tout à fait clair que l’art favorise “le développement du sentiment moral et de la culture morale” (Critique de la Faculté de Juger, V, 356), c’est-à-dire de l’ensemble des pratiques communautaires qui conditionne la solidité du lien social quel qu’il soit. Bref, si “l’homme est un animal politique”(Aristote, Politique, 1253a), c’est que “l’homme est un animal cérémoniel” (Wittgenstein, Remarques sur “le Rameau d’Or” de Frazer, 7). Or, ce qui importe dans une cérémonie, ce n'est pas ce que l'on dit, mais ce que l'on fait, éventuellement, ce que l'on fait en disant. Raison pour laquelle les "questions" et les "mystères" que posent l'art et la religion sont de fausses questions et de faux mystères. Car en effet, "d’une réponse qu’on ne peut formuler, on ne peut pas non plus formuler la question. Il n’y a pas d’énigme. Si une question peut de quelque manière être posée, elle peut aussi recevoir une réponse ; [...] il est évidemment dépourvu de sens [d'] élever des doutes là où on ne peut se poser de questions. Car le doute ne peut subsister que là où subsiste une question, une question seulement où une réponse est possible, et celle-ci seulement où quelque chose peut être dit ; [...] il y a assurément de l'indicible. Il se montre. C'est le mystique [das Mystiche]"(Wittgenstein, Tractatus, 6.5 ; 6.51 ; 6.522).

 
Conclusion.

    Apparemment, non seulement l’art et la religion sont les facteurs de la prise de conscience progressive d’une intériorité subjective, mais encore, l’art romantique s’est révélé être, dans cette quête, le meilleur auxiliaire de la religion chrétienne. Plus précisément, la distinction entre l’homme privé intérieur et le citoyen public extérieur a trouvé sa justification idéologique dans la collaboration de l’art bourgeois et de la religion chrétienne comme culte de la spiritualité salvatrice. Mais si l’idée de l’intériorité des sentiments artistiques ou religieux n’est qu’un mythe puisque l’art et la religion sont avant tout des cérémonies publiques, cependant celles-ci contribuent à activer ou réactiver l’adhésion commune à des principes et indicibles, mystiques dans un certain sens.