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jeudi 18 mai 2000

DANS QUELLE MESURE LE DESINTERESSEMENT EST-IL LA CONDITION DE LA MORALITE ?

Les déviations inévitables par rapport à la justice sont corrigées efficacement [...] par des forces intérieures au système, parmi lesquelles le sens de la justice que partagent les membres de la communauté joue un rôle fondamental : c’est à cela que les sentiments moraux sont nécessaires”(Théorie de la Justice, §69). Bref, Rawls fait clairement de la moralité la condition de possibilité de la justice. Plus exactement la loi juridique ne produirait des effets que sous la condition d’être compatible avec le devoir moral qui apparaîtrait toujours en toile de fond de toute obligation. Il s’ensuivrait que l’obligation morale serait, contrairement à ce que dit Spinoza par exemple, le préalable nécessaire à toute relation sociale stable et, en particulier, à l’institution de la justice. Dès lors, la moralité serait désintéressée dans le sens où elle serait inhérente à notre condition d’être raisonnable, indépendamment de nos projets et de nos désirs. Or le danger apparent d’une telle conception, c’est qu’alors il est impossible d’éduquer qui que ce soit à la moralité puisqu’il n’y aurait pas de motivation possible : s’il faut être désintéressé pour être moral, s’il faut accomplir son devoir sans projet ni désir, il semble ou bien que toute moralité soit impossible, ou bien que seul un saint ou un héros pourrait être moral. D’où le problème de savoir dans quelle mesure le désintéressement est une condition de la moralité. La thèse de Kant est que la moralité est incompatible avec toute inclination sensible mais non pas avec tout intérêt rationnel : le respect pour la loi morale et, au-delà, pour soi-même comme source de la loi morale, constitue l’intérêt de la moralité. L’enjeu consiste à déterminer les conditions d’universalité de toute morale.


I - L’inclination sensible et particulière pour le bonheur n’engendre pas la moralité.

A - le fondement de la moralité, c’est la bonne volonté.

L’intention de Kant est immédiatement affirmée : il s’agit d’expliquer comment l’on passe “de la connaissance rationnelle commune de la moralité à la connaissance philosophique”(sous-titre de la 1° section). Autrement dit, Kant veut faire échapper la moralité à une tradition remontant à Platon et consacrée par toutes les pratiques religieuses : la tradition axiologique, selon laquelle ce sont les valeurs (le bien, en particulier) qui sont prioritaires et qui impliquent les devoirs nécessaires pour viser ces valeurs. C’est pourquoi la morale de Kant sera une morale déontologique, c’est-à-dire une pratique qui donne la priorité aux devoirs par rapport aux valeurs : les valeurs devront se modeler sur les devoirs et non l’inverse, ou, comme le dira Kant, le bien sera la conséquence d’une certaine forme de volonté, et non l’inverse : “de tout ce qu’il est possible de concevoir dans le monde et même, en général, en dehors du monde, il n’est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n’est seulement une bonne volonté” (F.M.M., I). Kant part donc, non pas de la notion de bien, mais de la notion commune de bonne volonté. 

Ce qui veut dire :
- d’une part qu’il n’y a pas de bien absolu, de valeur qui pré-existe à l’acte accompli, mais au contraire, ce qui donne à l’acte sa valeur, c’est la volonté elle-même, donc il n’y a proprement qu’une volonté qui puisse être bonne indépendamment de tout objet extérieur réel, fût-il un objet suprême (le bien ou Dieu)
- d’autre part, si la valeur d’un acte doit s’apprécier en fonction de la seule volonté, il n’y aura d’acte bon et par conséquent de volonté bonne que si et seulement si cette volonté pense l’acte comme absolument nécessaire et non pas soumis aux aléas de la fortune extérieure.

En d’autres termes, une volonté bonne est une volonté autonome, c’est-à-dire qui veut quelque chose qui semble nécessaire indépendamment de ce qui existe ou qui pourrait exister. Par opposition, celle qui ne l’est pas est une volonté hétéronome : “l’autonomie est la propriété qu’a la volonté d’être à elle-même sa propre loi, indépendamment de toute propriété des objets du vouloir [...] quand la volonté cherche la loi qui doit la déterminer autre part [...] il en résulte toujours de l’hétéronomie”(F.M.M., II).

Pourtant, si l’on en croit Aristote, toute notre activité volontaire serait au service du bonheur comme bien absolu non pas certes comme objet extérieur (un but à atteindre) mais comme une finalité extérieure (une direction à viser) : “le bonheur est une certaine activité de l’âme conforme à la vertu ; quant aux autres biens, ou ils se trouvent nécessairement compris dans le bonheur, ou ils y contribuent à titre d’auxiliaires”(E.N., I, vii, 7). Rechercher son bonheur serait alors la marque d’une volonté parfaitement raisonnable. Pourtant, il semblerait qu’en parlant de bonne volonté, le sens commun suppose que cette volonté-ci ne poursuit pas le bonheur comme fin : dire “untel a échoué malgré sa bonne volonté”, c’est dire en effet “untel s’est donné du mal”, autrement dit, “untel n’a pas choisi prioritairement de se faire du bien”. Est-ce à dire que la volonté bonne ou autonome ignore la poursuite du bonheur ?

B - la volonté autonome n’est pas un moyen en vue du bonheur.

Il est clair que Kant s’attaque là à une conception de la moralité héritée d’Aristote selon laquelle la vertu morale serait une activité (praxis) en vue du bonheur (eudaimonia). Pour lui en effet, le bonheur est la fin absolue que doit poursuivre l’être raisonnable. Mais cette fin reste contingente puisque sa réalisation éventuelle est située dans le futur et que les futurs sont forcément contingents (s’ils étaient nécessaires, ils ne seraient pas futurs mais un éternel présent). Il appartient donc à celui qui raisonne d’envisager deux choses : le souhait d’une fin, et la délibération et le choix des moyens d’y parvenir : “la fin qu’on poursuit étant l’objet du souhait [boulèsis], les moyens qui mènent à cette fin peuvent être soumis à notre délibération et à notre décision [proairèsis]”(E.N., III, vi, 1). Or si une âme vertueuse est, comme nous l’avons dit plus haut, une âme qui souhaite le bonheur, il va lui appartenir de se donner les moyens d’atteindre cette fin en délibérant et en choisissant les actes propres à y parvenir. Toute l’activité pratique (ou morale, relative aux moeurs) va ainsi être orientée vers la recherche du bonheur. L’autre nom de la moralité sera donc la prudence (phronèsis) : “la prudence est ce mode d’être qui, guidé par la vérité et la raison, détermine notre action en ce qui regarde les choses qui peuvent être bonnes pour l’homme”(E.N., VI, iv, 5). Mais comme “la prudence ne se borne pas à savoir seulement des formules générales, il faut qu’elle sache aussi les solutions particulières, [...] l’homme habile est celui qui sait trouver par le raisonnement ce qu’il peut réaliser de meilleur”(E.N., VI, v, 9 et 10). Autrement dit l’homme doté de vertu morale est celui qui souhaite le bonheur, donc qui est capable de délibérer et de choisir de manière pragmatique (ou réaliste) les moyens de l’atteindre (il est prudent), mais aussi qui est capable de réaliser de façon technique ce qui s’ensuit concrètement de son choix (il est habile).

Or, Kant considère que ni la prudence pragmatique, ni l’habileté technique ne peuvent être confondues avec la moralité pratique, justement parce que ce n’est pas le bonheur que poursuit la volonté bonne. En effet, si tel était le cas “la nature aurait bien mal pris ses mesures en choisissant la raison de la créature comme exécutrice de son intention”(F.M.M., I). Car, dit Kant, si la fin dernière de l’homme raisonnable n’était que de se conserver dans le meilleur état possible, en évitant autant que faire se peut les maladies et les accidents, “la règle complète de sa conduite lui aurait été indiquée bien plus exactement par l’instinct”(F.M.M., I). Autrement dit, comme le remarque justement Spinoza, s’il ne s’agit que d’être heureux, la volonté rationnelle ne sert à rien, le désir irrationnel, voire le simple instinct animal suffisent. Il est vrai que si ce qui est utile à l’homme, c’est son bonheur dans la société, alors le raisonnement sur ce qui utile à long terme pourrait aider à sa réalisation. Mais cela supposerait que l’on puisse se mettre d’accord rationnellement sur ce que doit être un bonheur qui dépasse l’individu, le lieu et l’instant. Or Kant, comme Spinoza, remarque que s’il y a un sujet sur lequel l’accord est impossible, c’est bien le bonheur (le bien de chacun) car cette notion est si confuse et obscure que “personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents avec lui-même ce que précisément il désire et il veut”(F.M.M., I). 

Bref, l’idéal de bonheur “est un idéal non de la raison, mais de l’imagination”(F.M.M., I). Or l’imagination est la faculté des images, des désirs propres aux circonstances immédiates où chaque individu est placé de manière aléatoire. Donc le bonheur ne peut pas constituer contrairement à un idéal de la raison, une fin morale car sa réalisation dépend du hasard des circonstances, là où la volonté autonome suppose la valeur absolue, ou nécessaire d’un certain projet. Pire que cela, à vouloir réaliser par la raison ce qui ne relève que de l’imagination (le bonheur), dit Kant, on ne peut aboutir qu’à un double échec : on “s’éloigne du vrai contentement [...] et on produit un certain degré de misologie, c’est-à-dire de haine de la raison”(F.M.M., I).


C’est donc que la raison n’est ni au service de ce qui peut être, à savoir des instruments utiles à l’habileté technique, ni au service de ce qui est réellement, à savoir la conservation de notre être par une prudence pragmatique. Car dans les deux cas, l’imagination guidée et alimentée par l’induction empirique, est suffisante. La raison est donc plutôt cette faculté de viser ce qui doit être : “la raison nous a été départie comme puissance pratique, c’est-à-dire comme puissance qui doit avoir de l’influence sur la volonté : il faut que sa vraie destination soit de produire une volonté bonne, non pas comme moyen en vue de quelque autre fin, mais bonne en soi-même (F.M.M., I). En d’autres termes, la raison est une disposition proprement pratique qui se manifeste par et dans la volonté autonome, c’est-à-dire une tendance à agir de manière inconditionnée (ou nécessaire, ou rationnelle) et non pas de manière conditionnée (ou contingente, ou imaginaire). Mais alors quel genre d’action peut viser une volonté bonne si elle ne doit pas être conditionnée par le possible ou le réel ?

C - ce que vise la volonté autonome, c’est l’action accomplie par devoir.

La bonne volonté est donc la faculté de vouloir non pas ce qui est imaginé comme pouvant nous rendre heureux, mais ce qui est posé par la raison comme devant exister de manière inconditionnée. Lorsqu’on dit “untel a de la bonne volonté”, on veut dire, semble-t-il, “untel a conscience de ce qu’il doit faire, même si cela risque, momentanément, de contrarier son bonheur”. C’est pourquoi Kant précise aussitôt que “le concept du devoir contient celui d’une bonne volonté”(F.M.M., I). Ce qu’il veut dire, c’est que la raison est une faculté pratique (et non pas technique ou pragmatique) en ce qu’elle a de l’influence sur une volonté bonne, et cette influence se traduit par la conscience d’un devoir. En effet, en y réfléchissant, on voit bien que dans le concept de devoir est déjà compris celui d’une action et non pas d’un résultat : seule une action, peut devoir son existence à la seule volonté, là où un résultat a, en plus, besoin du concours des circonstances extérieures que la volonté ne maîtrise pas. Et cette action suppose elle même la faculté de viser ce qui n’existe pas encore mais qui doit exister. 

Bref, dans le concept de devoir est déjà inclus celui de bonne volonté, c’est-à-dire de faculté de vouloir ce qui est nécessaire et non pas seulement ce qui est possible ou réel. Une volonté autonome est donc une volonté qui n’est motivée que par le seul devoir, c’est-à-dire par la nécessité d’agir indépendamment de toutes les circonstances extérieures, ou encore par la nécessité de suivre une règle quoi qu’il arrive. La volonté autonome agit ainsi par devoir, et non pas simplement conformément au devoir c’est-à-dire selon les apparences extérieures d’un devoir ou en fonction d’une chose extérieure qui m’attire, soit parce qu’elle est déjà réelle, soit parce qu’elle est possible. Dans le premier cas, Kant parle d’inclination, dans l’autre d’intérêt. Prenons des exemples.

Dans le cas où une chose indépendante de ma volonté existe déjà, m’attire et, en ce sens, motive ma volonté, j’agis par inclination et non par devoir. Or, ce qui donne sa valeur morale à une action, c’est d’agir “par devoir et non par inclination”(F.M.M., I). Conserver sa propre vie, assister une personne P, peuvent être considérés par comme des devoirs, c’est-à-dire des actes nécessaires, même si cela ne nous plaît pas. Cependant, rien ne dit qu’une personne particulière A qui, dans cette communauté, conservera sa vie ou assistera P, agira par devoir. Il se pourrait qu’elle n’agisse que conformément au devoir si elle aime la vie et si elle éprouve de la sympathie pour P. En agissant conformément à l’apparence extérieure du devoir, mais en prétendant être motivée à agir par la seule règle du devoir dépourvue de toute inclination, A sera de mauvaise foi. 

Car “on appelle inclination la dépendance de la faculté de désirer à l’égard de la sensation, ce qui témoigne toujours d’un besoin”(F.M.M., II, note*). De même, en agissant dans le cas où ma volonté est motivée par l’existence d’un objet possible, j’agis par intérêt et non par devoir. Kant donne l’exemple d’un commerçant qui fixe le prix de ses marchandises de manière à ne léser personne de ses clients. Cela pourrait être considéré comme un devoir au motif que tout commerçant doit agir ainsi indépendamment de ses propres préférences. Mais rien ne prouve qu’un commerçant B ne dissimulera pas derrière cet apparent désintéressement un intérêt réel consistant à spéculer sur l’afflux de clientèle qui pourrait en résulter, étant ainsi de mauvaise foi. Car “la dépendance d’une volonté qui peut être déterminée de façon contingente à l’égard des principes de la raison, on l’appelle un intérêt”(F.M.M., II, note*), les principes de la raison dont il s’agit ici étant évidemment un simple calcul. Donc, appremment, l’inclination comme l’intérêt sont sources d’hétéronomie de la volonté, et donc d’immoralité.

Cependant, la différence entre une volonté motivée par inclination et celle qui est motivée par intérêt réside en ce que la première est totalement irrationnelle, elle se détermine sur le moment en fonction de ses appétits sensuels, eux-mêmes fonction des circonstances extérieures. La seconde par contre est capable de différer la satisfaction d’un désir, manifestant déjà une rationalité instrumentale qui poursuit un but simplement possible en anticipant une situation réelle et en se donnant les moyens techniques de la réaliser, bien que toujours en fonction des circonstances extérieures. Donc dans la notion de bonne volonté, il y a indiscutablement l’idée d’une absence complète d’inclination pour laisser place au seul devoir : “faire le bien précisément par devoir alors qu’il n’y a pas d’inclination pour nous y pousser [...] c’est là un amour pratique et non pathologique qui réside dans la volonté et non dans le penchant de la sensibilité (F.M.M., I). Aimer pratiquement et non pas pathologiquement, cela signifie, étymologiquement, être motivé par l’action elle-même (praxis) et non pas par le résultat de l’action qui exercerait sur la volonté des attraits sensibles (pathèmata). Ce qui veut dire que la volonté autonome, celle qui est animée par un amour pratique, autrement dit qui a une valeur morale, est celle qui n’est pas déterminée à agir par une inclination (exemple du philanthrope qui est un être moral bien qu’étant insensible aux souffrances d’autrui, et peut-être même à cause de cela!). Pourtant, est-ce à dire qu’il n’y a aucun intérêt à être moral ?


II - Le sentiment de respect est l’intérêt que prend la volonté à agir moralement.

A - le respect est un sentiment, mais un sentiment rationnel.

Nous avons dit qu’une volonté bonne devait être nécessairement dépourvue d’inclination. En revanche, une volonté bonne semble n’être jamais totalement dépourvue d’intérêt, puisque, avons-nous dit, l’intérêt est l’amorce de la rationalité, car “un intérêt est ce par quoi la raison devient pratique, c’est-à-dire devient une cause déterminant la volonté”(F.M.M., III, note*). De telle sorte qu’une volonté rationnelle, dans la mesure où elle envisage une action qui n’est pas encore réalisée, et qui, par là n’est que possible, tout en étant nécessaire, manifeste bien un intérêt pour ce qu’elle veut faire. Mais ce n’est pas un intérêt pour le résultat de l’action, sinon il serait conditionné par des circonstances extérieures que la volonté ne maîtrise pas, c’est un intérêt pour l’action elle-même : “la volonté humaine peut prendre intérêt à une chose sans pour cela agir par intérêt : la première expression désigne l’intérêt pratique que l’on prend à l’action, la seconde l’intérêt pathologique que l’on prend à l’objet de l’action”(F.M.M., II, note*). Bref, la volonté bonne, celle qui a une valeur morale, prend intérêt à l’action qui lui paraît nécessaire. En ce sens, il est permis de penser que la raison, fondement de la volonté bonne et donc du devoir moral inconditionné, possède néanmoins un mobile qui intéresse la volonté et qui, par là, la détermine à agir. Or un tel mobile ne peut pas sans contradiction se confondre avec une inclination ni avec un intérêt bien que ce dernier puisse être néanmoins présent. En quoi peut-il donc bien consister ?

Une action accomplie par devoir tire sa valeur morale non pas du but qui doit être atteint par elle, mais de la maxime d’après laquelle elle est décidée”(F.M.M., I). Ainsi, une action morale est une action décidée par une volonté bonne, c’est-à-dire rationnelle, qui trouve là l’occasion de poser ce qui doit être nécessairement. Or ce qui doit être nécessairement, c’est l’action elle-même, qui ne dépend que de la volonté, non sa réalisation concrète qui dépend en outre de circonstances extérieures impossibles à maîtriser. Donc, ce qu’il y a de proprement moral dans l’action morale, c’est le principe même selon lequel cette action est nécessaire. Or, ce principe, qui est le point de départ absolu de l’action, ne peut pas être objectif, sinon la volonté serait déterminée à agir par un objet extérieur. Donc ce principe qui donne l’impulsion à l’action morale est purement subjectif, ce que Kant appelle une maxime : c’est “le principe d’action subjectif que le sujet se donne lui-même pour règle”(M.M., intro., iv), ou encore c’est ce qui donne à la volonté “des raisons subjectives d’action”(C.R.P., III, 527). Donc si une prescription P s’énonce de la façon suivante “tu dois faire A” où A est une action, ce qui rend A nécessaire et P morale, ce n’est pas P directement (une proposition ne peut pas impliquer une action mais seulement une autre proposition), ni non plus le fait que je sois conscient de P (sinon P est un objet extérieur qui m’attire et je suis causalement déterminé par l’inclination sensible), mais c’est la règle que je me suis fixée subjectivement, en tant que sujet moral, et qui consiste à respecter P.

Par suite, “le devoir est la nécessité d’accomplir une action par respect pour la loi”(F.M.M., I). En d’autres termes le critère subjectif de la moralité d’une action réside dans la raison que le sujet invoque pour l’accomplir : s’il invoque une inclination sensible ou un intérêt rationnel mais extérieur à l’action elle-même, l’action ne peut pas être qualifiée de morale. En revanche s’il dit “j’ai fait A parce que A est digne de respect”, en éliminant donc toute autre raison subjective ou cause objective, l’action est morale. Or il est clair qu’il est ici fait appel à un sentiment du sujet, c’est-à-dire non pas un soi-disant état de l’âme, car alors cela voudrait dire encore une fois que la volonté du sujet agissant est déterminée par inclination, mais par une attitude du sujet qui simultanée à l’action à réaliser. Autrement dit, le critère subjectif de la moralité d’une action, c’est une attitude d’engagement inconditionnel dans l’accomplissement d’une action donnée, ce n’est surtout pas une simple intention, une simple motivation (sinon il suffirait de dire “j’ai eu l’intention d’agir” pour apparaître comme un être moral !). C’est pourquoi Kant affirme : “quoique le respect soit un sentiment, ce n’est point un sentiment reçu par influence, c’est au contraire un sentiment spontanément produit par un concept de la raison”(F.M.M., I). Que veut dire Kant par là ?

B - c’est la représentation de la forme universalisable de la loi qui engendre le respect.

Appelons loi tout énoncé prescriptif, c’est-à-dire qui indique ce qui doit nécessairement être le cas, qu’il s’agisse d’une loi juridique, d’une loi scientifique, d’une loi de la nature, etc. Dire que je respecte la loi P qui s’énonce “tu dois faire A”, c’est dire que je veux faire A pour le seul motif que P est nécessaire. Si P est une loi juridique, par exemple, je m’arrête au feu rouge non par réflexe (ma volonté ne serait pas impliquée), non parce que j’ai peur de la sanction (j’agis par inclination), non parce que je suis en train de passer l’épreuve pratique du permis (j’agis par intérêt), mais parce que je reconnais P comme une règle impérative de comportement. De même si P est une loi scientifique : je reconnais P comme une règle à laquelle je dois me plier pour faire mes recherches, mes calculs, mes expérimentations, etc. Même dans le cas où P est une loi de la nature, on dira métaphoriquement par exemple que le printemps est respecté cette année, pour dire que la nature semble, comme une personne, se soumettre à une loi qui exige d’elle que le printemps soit fleuri, doux, humide, etc. 

C’est en ce sens que Kant précise que “ce que je reconnais immédiatement comme loi pour moi, je le reconnais avec un sentiment de respect qui exprime simplement la conscience que j’ai de la subordination de ma volonté à une loi sans entremise d’autres influences sur ma sensibilité”(F.M.M., I, note*). Mais si le sentiment de respect est un mobile subjectif pour la volonté bonne, il faut bien que ce mobile puisse correspondre, sinon à un caractère objectif qui inclinerait ou intéresserait la volonté, du moins à quelque caractère inter-subjectif de la loi, sinon on ne comprendrait pas que la loi ait une portée générale et impersonnelle et on ne comprendrait pas pourquoi une volonté serait tenue de la respecter. Quel peut être ce caractère ?

La réponse de Kant est la suivante : “puisque j’ai dépossédé la volonté de toutes les impulsions qui pourraient être suscitées en elle par l’idée des résultats [...] il ne reste plus que la conformité universelle des actions à la loi en général”(F.M.M., I). En d’autres termes, ce ne peut être le contenu sensible et particulier de la loi (ce que dit P) qui doit s’accompagner de respect. Ce ne peut donc être que la forme rationnelle et universelle de la loi, “la loi en général” dit Kant. En bref, ce qui inspire le respect, ce n’est pas une loi en particulier, c’est toutes les lois en général. Or on se trouve là devant un grave problème : on ne sait toujours pas quel caractère inter-subjectif sert de critère indubitable à la loi, de sorte que tout le monde a envie d’énumérer des exemples de soi-disant lois qui ne sont pas respectables (ex. les lois de Nuremberg). On sent bien que faute de ce critère, rien n’empêche de dire que “être moral, c’est obéir aux ordres de la police”(Sciences et Religion) comme le dit ironiquement Russell. Or, la difficulté vient évidemment de ce que, s’il existe un critère de rationalité et d’universalité de la loi qui doit s’accompagner d’un respect subjectif, un tel critère n’est pas dans ce qui est dit explicitement, et doit donc résider dans ce qui est montré implicitement par P. Quelle est donc cette forme implicite qu’exhibe une proposition prescriptive P et qui soit digne de respect ?

Prenons l’exemple de Kant sur la fausse promesse. Supposons qu’un candidat C aux élections promette une amélioration des conditions de vie de ses électeurs, tout en sachant qu’il ne pourra pas tenir ses promesses mais dans la seule intention d’être élu. Supposons que C soit élu parce que ses électeurs ont cru à ses promesses. On pourra toujours dire que la campagne électorale de C était conforme au devoir au motif que s’occuper du bien-être de ses administrés est une nécessité morale. Mais on ne pourra pas dire que C a fait campagne par devoir, puisqu’il était clairement motivé par un intérêt (être élu), donc sa campagne n’était pas morale. Mais cela, il n’y a peut-être que C lui-même qui puisse s’en rendre compte, car c’est un caractère subjectif de son action. N’y a-t-il rien qui puisse inter-subjectivement corroborer ce caractère subjectif ?

Le moyen le plus rapide tout en étant infaillible, c’est de me demander à moi-même : <<accepterais-je bien avec satisfaction que ma maxime (de me tirer d’embarras par une fausse promesse) dût valoir comme une loi universelle (aussi bien pour moi que pour les autres)>> ? et pourrais-je bien me dire : <<tout homme peut faire une fausse promesse quand il se trouve dans l’embarras>> ? [...] je m’aperçois bientôt ainsi que si je peux bien vouloir le mensonge, je ne peux en aucune manière vouloir une loi universelle qui commanderait le mensonge”(F.M.M., I). Autrement dit, je peux bien vouloir mentir de temps en temps, lorsque cela m’est utile, mais la possibilité même du mensonge suppose une loi implicite selon laquelle on ne doit pas mentir : c’est même cette loi que je suppose connue de mon interlocuteur qui rend le mensonge efficace. Ainsi, le critère indubitable de l’action morale effectuée par devoir, c’est l’universalisabilité de la maxime subjective qui fait de celle-ci un impératif catégorique. Une telle formule, comme son nom l’indique, prescrit une action nécessaire absolument, et non en rapport avec un but extérieur à l’action qui inclinerait ou intéresserait la volonté. C’est pourquoi, “il n’y a qu’un impératif catégorique et c’est celui-ci : agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle”(F.M.M., II). Donc la moralité d’une action est impliquée par sa nécessité interne, elle-même impliquée par son universalité à l’égard de tout être raisonnable. Mais pour quelle raison devrait-on préférer une maxime universalisable et une action morale ?

C - le respect pour la loi n’est que le respect pour toute personne donc pour soi-même.

On pourrait en effet se demander pourquoi on devrait vouloir se comporter moralement, c’est-à-dire de voir sa volonté déterminée subjectivement par le seul respect pour ce que commande une loi objectivement universalisable ? Autrement dit, à quoi bon respecter la loi puisque je ne peux en tirer ni inclination sensible, ni intérêt extérieur? Ou encore, en respectant la loi, est-ce que je n’accepte pas en pure perte d’entraver ma liberté ? Bref, n’est-il pas complètement irrationnel de se soumettre à la raison ? Nous avons vu que la forme rationnelle et universelle qui se montre implicitement (sans se dire explicitement) dans une loi universalisable est “je dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime devienne une loi universelle”(F.M.M., I). Donc ce qui est le propre d’une volonté bonne, c’est d’éprouver un respect tel pour un énoncé prescriptif que je puisse vouloir que mon attitude particulière (une maxime subjective de respect) devienne une attitude universelle (une loi respectée par tous). Or, s’il est exact, comme nous l’avons dit, que le pur respect pour la loi exclut toute inclination immédiate, il n’exclut pas tout intérêt. Car en acceptant de n’être déterminée que de l’intérieur d’elle-même par la représentation formelle d’une loi universalisable, la volonté est motivée par un intérêt rationnel, c’est-à-dire par un intérêt qui n’est pas définissable en terme de contenu sensible mais seulement en terme d’exigence rationnelle d’une nécessité valable pour tout être raisonnable indépendamment des circonstances. 

C’est là le fondement de l’égalité de droit, c’est-à-dire “un droit égal au système le plus étendu de libertés de bases égales pour tous qui soit compatible avec le même système pour les autres”(T.J., §11). L’intérêt rationnel qu’il y a à adopter une conduite morale sur la base d’une maxime universalisable, c’est donc d’être soi-même bénéficiaire d’une liberté égale pour tous. C’est pourquoi “par impératif catégorique, Kant entend un principe de conduite qui s’applique à une personne [...] rationnelle, libre et égale aux autres ; ce qui veut dire que la validité de ce principe ne présuppose pas que l’on ait un désir ou un but particulier”(T.J., §40). Bref, l’enjeu de la moralité, c’est bien la liberté et l’égalité des personnes.

C’est la préoccupation de Rousseau lorqu’il cherche “une forme d’association dans laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même”(C.S., I, 6). La difficulté vient de ce que la société humaine a toujours tendance à dégénérer en société sans liberté parce que le plus fort y est dominant (ce qui est évidemment une inclination pour lui). Mais comme “le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir”(C.S., I, 3), même lui a un intérêt rationnel à ce qu’il existe des principes inter-subjectifs qui fassent l’objet d’un respect universel. Car, tous les êtres raisonnables “sont situés derrière un voile d’ignorance : ils ne savent pas comment les différentes possibilités affecteront leur propre cas particulier et ils sont obligés de juger les principes sur la seule base de considérations générales”(T.J., §24). 

Autrement dit, ce qui fait que je possède un intérêt rationnel à me conduire selon des principes moraux universels, c’est que je ne sais de quoi mon propre avenir sera fait, autrement dit quelles seront les déterminations futures de mon moi : d’où la nécessité de raisonner “derrière un voile d’ignorance”, ignorance à propos évidemment de mes propres inclinations sensibles et de même de mes propres intérêts en général. Le seul intérêt rationnel dont je suis a priori certain qu’il ne dépendra pas des circonstances, c’est précisément ce que Kant appelle “impératif catégorique”, que Rousseau appelle “intérêt général” et que Rawls appelle “voile d’ignorance”, et cela consiste à exiger que la maxime d’action de chacun respecte la maxime d’action de tout autre, quels que soient l’inclination ou l’intérêt de l’un et de autre. Dès lors, seuls les principes valables universellement sont dignes de respect, et par là doivent être considérés comme des devoirs. En d’autres termes, et quelles que soient les circonstances, voir sa volonté déterminée par un impératif catégorique, c’est se mettre dans une position “où chacun est forcé de choisir pour tous”(T.J., §24).

De sorte que, en acceptant d’agir moralement, selon une maxime subjective universalisable, ce que je respecte, c’est finalement moins la loi qui, objectivement, me commande d’agir ainsi, que toute personne, quelle qu’elle soit, en tant qu’origine nécessaire de la loi : “tout respect pour une personne n’est proprement que respect pour la loi dont cette personne nous donne l’exemple”(F.M.M., I, note*). Bref, agir moralement, c’est agir par devoir, agir par devoir, c’est agir par respect pour la loi, et agir par respect pour la loi, c’est agir par respect pour tout être rationnel qui doit avoir voulu le principe que je respecte moi-même. Car en effet, en choisissant d’agir d’après un principe universalisable, je juge nécessairement que toute personne autre que moi-même aurait dû faire le même choix. 

Mais alors
- si en agissant moralement et donc en respectant un principe universalisable, c’est en réalité toute personne que je respecte en tant qu’auteur nécessaire de ce principe, et si je suis moi-même une personne en tant que je me reconnais pleinement dans ce principe que je respecte, alors, en agissant moralement, je me respecte moi-même ; et la preuve que j’y prends un intérêt, c’est que je me montre capable d’éprouver de la honte, c’est-à-dire “ce sentiment ressenti lorsque notre respect de nous-même est atteint”(T.J., §67)
- si en agissant moralement, je respecte un principe universalisable, et que je respecte à travers ce principe toute personne, alors la personne en général est la fin absolue de l’action morale : “l’impératif pratique sera donc celui-ci : agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours comme une fin et jamais simplement comme un moyen”(F.M.M., II) ; et ce qui prouve, là encore, que j’y prends un intérêt à être moral, c’est que je redoute qu’autrui ne me traite pas par le mépris, c’est-à-dire “le sentiment qu’on éprouve à l’égard de quelqu’un qui s’est abandonné à la faiblesse et montré indigne de s’associer à nous ”(T.J., §73).

Et c’est évidemment pour ces deux raisons que la moralité n’est pas un moyen d’être heureux, puisqu’elle précise les conditions de pureté du bonheur sensible. Mais enfin elle n’interdit pas non plus de l’être. Et c’est en ce sens que la moralité n’est pas dépourvue de tout intérêt. Car si la moralité ne nous rend pas heureux, en revanche l’absence de moralité (le cynisme), en tant qu’elle peut engendrer le mépris de la part d’autrui et la honte de soi-même, va nécessairement contrarier notre recherche du bonheur. L’intérêt bien compris de la moralité, c’est donc qu’elle “paraît constituer la condition indispensable même de ce qui nous rend dignes d’être heureux”( F.M.M., I), c’est-à-dire heureux sans honte ni mépris.


Conclusion.

Une action morale est donc primordialement une action déterminée par une bonne volonté, c’est-à-dire une volonté qui a provisoirement accepté de faire passer le bonheur au second plan. En effet, Kant remarque que pour poursuivre le bonheur, qui est un idéal de l’imagination, la volonté est au mieux inutile (elle est confondue alors avec la prudence ou l’habileté), et au pire nuisible (elle contrarie l’instinct dictant à l’animal de se conserver pour le mieux). Ce qui détermine une volonté bonne, ce n’est donc pas une inclination sensible qui nous pousse à rechercher l’agréable et à fuir le désagréable, ni même l’intérêt sensible qui nous fait imaginer un objet possible qui nous serait utile : c’est la volonté qui agit par devoir, c’est-à-dire parce qu’elle le doit nécessairement.
Ce qui ne veut pas dire qu’il n’existe aucun mobile sensible dans l’action morale, car agir par devoir, c’est agir par respect pour un énoncé qui nous prescrit ce qu’il faut faire absolument, et le respect est bien un sentiment, même si ce n’est pas un sentiment pour un objet sensible réel ou possible. En effet, le seul objet pouvant engendrer le respect est un objet rationnel : c’est la représentation de la simple forme d’une proposition qui ne dit rien en particulier mais qui montre qu’elle est universalisable, c’est-à-dire partageable par toutes les personnes rationnelles. Dès lors, agir moralement, ou agir par devoir, ou encore par respect pour un principe universalisable, c’est respecter toute personne et soi-même en particulier, ce que chacun a accessoirement intérêt à faire pour non pas être heureux mais être digne de l’être.

dimanche 7 mai 2000

EN QUEL SENS PEUT-ON DIRE QUE LA RELIGION EST UN "OPIUM DU PEUPLE" ?

La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, elle est le coeur d’un monde sans coeur, l’esprit d’une époque sans esprit : elle est l’opium du peuple”(Critique de la Philosophie du Droit de Hegel). Ce que Marx veut dire, c’est que la religion est le refuge des exploités accablés dont la conscience opprimée trouve là de la compassion pour le présent (le coeur) et un espoir pour l’avenir (l’esprit). Mais ce refuge est un piège redoutable car les croyants deviennent alors esclaves d’une illusion dont il ne peuvent plus se passer (l’opium). C’est pourquoi il considère que “nier ce bonheur illusoire, c’est exiger ce bonheur réel”. Mais que doit-on entendre par “opium” ? Est-ce la substance euphorisante et anesthésiante faisant oublier la souffrance, ou la pratique collective de l’absorption de la drogue faisant oublier la solitude ? Et que doit-on comprendre par “peuple” ? Est-ce la somme de tous les individus ou bien la société considérée dans son ensemble ? D’où le problème de savoir en quel sens, comme le dit Marx, la religion est “l’opium du peuple”. L’enjeu consiste à se demander si, dans son essence, la religion est nécessairement une manifestation d’irrationalité et de superstition, comme l’ont prétendu les Lumières.


I - La religion est la satisfaction symbolique et illusoire d’un désir névrotique.

A - l’attitude religieuse vise l’apaisement imaginaire des souffrances.

Supposons en effet deux personnes mourantes, A et B, écoutant avec émotion la Passion selon Saint Matthieu de Bach dans une église. Rien ne distingue A de B extérieurement : elles sont toutes deux mal en point et ont toutes deux les larmes aux yeux. Pourtant, alors que A s’abandonne avec volupté à l’un de ses derniers moments de joie, B prie intérieurement Dieu en récitant le Pater noster. Il est clair que ces deux personnes goûtent sans doute avec une intensité comparable un court instant de bonheur. La différence est que pour A cet instant est une fin en soi, tandis que pour B cet instant est un moyen en vue d’une fin. On dira que A manifeste une attitude artistique, B une attitude religieuse.

Pourtant, pour tous les deux, la Passion selon Saint Matthieu est l’expression baroque des derniers moments du Christ mort sur la croix pour racheter la misère de l’humanité entachée du péché originel. Voilà un contexte culturel que A et B partagent et qui permet en outre de solliciter l’imagination. Dans le sens où il existe certainement des désirs depuis longtemps refoulés dans leur inconscient respectif et qui trouvent là, l’espace d’un instant, l’occasion de se satisfaire de manière symbolique, c’est-à-dire détournée. Mais là où A voit un but en soi, B voit un simple moyen de réparer les méfaits de son existence actuelle. Bref, pour A le bonheur se confond avec la joie actuelle, tandis que pour B, celle-ci n’est qu’un indice de croyance et d’espérance dans le bonheur. Si tel est le cas c’est que la fonction de l’attitude religieuse est “exorciser les effrois de la nature, réconcilier avec la cruauté du destin [...], et dédommager des souffrances et privations”(l’Avenir d’une Illusion, III). Bref, là où la contemplation artistique est désintéressée, la croyance et l’espérance religieuses sont parfaitement intéressées puisqu’elles comptent explicitement sur un dédommagement (ante ou post mortem) des souffrances et privations physiques endurées. Pourtant, tous deux font appel à leur imagination, “ce trésor de représentations nées du besoin de rendre supportable la détresse humaine, édifiées à partir du matériel que sont les souvenirs de la détresse de la propre enfance et de celle de l’humanité”(-id-). Mais alors, qu’est-ce qui permet de justifier cette différence d’utilisation de la fonction imaginative entre la fonction esthétique et la fonction religieuse ?

B - la religion est “la névrose obsessionnelle universelle de l’humanité”.

L’attitude artistique, comme l’attitude religieuse sont donc deux expressions symboliques d’un complexe de désirs refoulés lors du passage du principe de plaisir au principe de réalité. Mais, dans l’attitude religieuse, cette expression est telle que ces désirs exigent une satisfaction effective et réparatrice, là où, dans l’attitude artistique, elle se satisfait du symbolique pur, comme fin en soi. C’est pourquoi on peut dire que l’attitude artistique est simplement la manifestation d’une sublimation d’un désir inconscient refoulé “auquel se substitue un objectif plus élevé et de plus grande valeur sociale”(Cinq Leçons ...). Tandis que l’attitude religieuse semble constituer, en plus, un symptôme névrotique, autrement dit une séquelle d’un conflit infantile refoulé dans l’inconscient.

Freud remarque que le développement personnel et social d’un individu comporte deux pôles antagonistes. D’une part, la source originelle de satisfaction narcissique du jeune enfant, en même temps que le rempart originel contre tous les dangers de la vie, est identifiée à la mère (naturelle, adoptive ou substitutive). D’autre part, la source originelle de toutes les contraintes du jeune enfant en même temps que de crainte et d’admiration, est identifiée au père (naturel, adoptif, ou substitutif). D’où la contradiction flagrante entre le pôle de plaisir qu’est la mère et le pôle de réalité qu’est le père, contradiction accentuée par le fait que, dans tous les cas, le premier pôle doit se soumettre au second. Il s’ensuit un conflit qui, pour ne pas menacer la vie psychique du sujet, est refoulé. Mais l’importance du traumatisme risque de s’accompagner d’une angoisse permanente témoignant du fait que le conflit n’est pas résolu mais reste toujours latent. De sorte que “si l’homme en cours de croissance remarque qu’il est voué à rester toujours un enfant, qu’il ne peut se passer de protection contre les surpuissances étrangères, il confère à celles-ci les traits de la figure paternelle, il se crée des dieux dont il a peur, qu’il cherche à se gagner et auxquels il transfère néanmoins le soin de sa protection”(l’Avenir d’une Illusion, IV).

Bref, le besoin religieux serait l’expression symbolique d’une névrose, c’est-à-dire d’un conflit psychique irrésolu qui trouve son origine dans la petite enfance du sujet. Ce conflit serait donc une source possible d’obsession à l’égard de l’ordre comme substitut symbolique de la puissance paternelle et de la sécurité comme substitut symbolique de la protection maternelle. De là l’attachement scrupuleux (en latin religio, de relegere, respecter scrupuleusement) de l’homme religieux aux rituels sécurisants tels que les cérémonies (les fêtes, les carêmes, les confessions, les punitions, etc.), lesquels ont pour fonction de raviver son adhésion au mythe de l’efficacité réparatrice d’une intervention transcendante et surnaturelle. “La religion serait donc la névrose obsessionnelle universelle de l’humanité”(l’Avenir d’une Illusion, VIII), c’est-à-dire la fixation inconsciente à un conflit infantile irrésolu entre principe de plaisir et principe de réalité, fixation destinée à apaiser une source permanente d’angoisse. En ce sens, la religion serait une source d’illusion nécessaire, car “ce qui caractérise l’illusion, c’est d’être dérivée des désirs humains”(l’Avenir d’une Illusion, VI). Donc la religion serait à l’angoisse ce que l’opium est à la souffrance, un puissant anesthésiant. Doit-on dire alors que la religion est une drogue à usage individuel ?


II - La religion est l’activité rationnelle d’espérance du bonheur pour le sujet moral.

A - la moralité nécessite la représentation d’un dieu comme idéal de perfection pratique.

Apparemment, la religion est essentiellement une pratique individuelle puisque le conflit infantile irrésolu semble appartenir à l’histoire personnelle de chacun. Pourtant, un tel conflit s’enracine nécessairement dans la difficulté du passage du principe de plaisir au principe de réalité. Or un tel passage est conditionné par l’existence des normes sociales de comportement qui interdisent à l’individu de satisfaire spontanément ses pulsions sexuelles et ses pulsions meurtrières. De sorte que la religion comme manifestation symbolique particulière (différente du rêve, du lapsus, de l’art, de l’hystérie, de la phobie, etc.) d’un désir suscité par une telle fonction de censure collective pourrait précisément s’expliquer par son affinité avec la morale. Il se pourrait donc bien que la religion soit la conséquence de la censure sociale qui a le lien le plus étroit et le plus réaliste avec la contrainte morale en général.

C’est ce que dit Kant : “la morale conduit à reconnaître tous les devoirs comme des commandements divins, non comme des sanctions, c’est-à-dire des commandements arbitraires d’une volonté étrangère, mais comme des lois essentielles de toute volonté libre”(C.R.Pr., A.K. V, 129). Autrement dit, si l’homme ne peut pas s’empêcher de s’inventer des dieux sévères et austères sous les traits de la figure infantile et intransigeante du père, c’est peut-être simplement parce que ce moyen imaginaire est le meilleur possible pour nous aider à surmonter la faiblesse de notre volonté lorsque nous savons ce que nous devons faire impérativement mais que nous manquons néanmoins de force morale pour le faire. C’est la raison pour laquelle nous préférons assurer par avance le respect effectif du devoir moral tel que notre raison pratique nous le représente formellement, et ce au moyen d’un stratagème efficace. Bref, nous nous inventons un dieu parce que nous savons que notre volonté et faillible mais que pourtant cette faiblesse nous fait honte : “nous ne pouvons espérer obtenir que d’une volonté moralement parfaite et en même temps toute puissante, le souverain bien que la loi morale nous fait un devoir de nous proposer comme objet de nos efforts”(C.R.Pr., A.K. V, 129). Voilà pourquoi l’invention par notre imagination d’une figure divine parfaite et inflexible est un moyen sans doute inconscient de surmonter la faiblesse de la volonté dont nous craignons d’être victime. Mais que devient alors l’agrément qu’est censée procurer l’imagination pour compenser les contraintes du principe de réalité ? Bref, que devient l’aspiration à l’apaisement symbolique ?

B - la religion autorise à espérer le bonheur comme récompense de la vertu morale.

Le problème essentiel que pose le respect des impératifs moraux, c’est que ceux-ci n’ont pas pour fin le bonheur de celui qui les respecte : “la loi morale, au contraire, limite par des conditions rigoureuses mon désir illimité de bonheur”(C.R.Pr., A.K. V, 129). En effet, agissant par devoir moral, ou si l’on préfère, par respect pour la loi, je n’agis que selon une maxime telle que je puisse vouloir également que cette maxime soit universalisée. Autrement dit, le devoir moral ne peut pas consister à viser mon propre bonheur, par nature particulier, donc non universalisable : “le bonheur est un idéal non de la raison, mais de l’imagination”(F.M.M., I). En d’autres termes, le devoir moral est incompatible avec mes inclinations sensibles : dans un cas ma volonté est déterminée de façon autonome par une représentation rationnelle, dans l’autre elle est déterminée de façon hétéronome par une représentation sensible. Mais enfin, le devoir moral reste tout de même compatible avec l’intérêt rationnel que peut prendre un sujet conscient à agir par devoir : en effet, en respectant l’impératif moral, je sais que je vais m’éviter au moins le mépris d’autrui et la honte de moi-même. Or, comme je sais que je ne m’éviterai de telles peines qu’à condition d’agir par respect pour le commandement pratique de ma raison, le bonheur que j’en éprouverai ne sera que la conséquence, et non pas le but, de mon action morale. Ainsi, “à la question <<que dois-je faire ?>>, je dois répondre <<fais ce qui te rend digne d’être heureux>>”(C.R.P., A.K. III, 525).

C’est donc non pas en agissant par inclination sensible, ni même par intérêt rationnel que j’éviterai le mépris et la honte et me rendrai ainsi digne d’être heureux. Mais il est clair cependant que ma raison prend intérêt (comme conséquence et non comme but) au respect de la loi morale. De sorte que, respecter l’impératif de moralité, c’est se rendre digne d’être heureux dans le sens où “chacun a raison d’espérer le bonheur dans l’exacte mesure où il s’en est rendu digne par sa conduite”(C.R.P., A.K. III, 526). Oui mais, si l’on considère que la conduite morale nous rend digne d’en être récompensé par le bonheur, et si l’on exige une telle récompense ici et maintenant, c’est la preuve que ce n’est que la récompense que l’on visait et non pas la moralité de l’action, de sorte que nous ne sommes plus digne de recevoir cette récompense. D’où contradiction. Il faut donc logiquement que la légitime aspiration au bonheur dont notre comportement moral nous a rendu digne, soit reporté dans un avenir intemporel posé par la raison et non par l’imagination : “la moralité est inséparablement liée au bonheur, mais uniquement dans une idée de la raison pure”(C.R.P., A.K. III, 526). 

Il s’ensuit trois postulats de la raison pure pratique :
- l’idée d’une liberté de ma volonté capable d’agir moralement, c’est-à-dire ni par inclination, ni par intérêt, et cela afin de me rendre digne du bonheur
- l’idée rationnelle d’un Dieu que je dois considérer comme l’auteur inflexible des devoirs moraux sous peine d’être vaincu par la faiblesse de ma volonté
- l’idée d’une immortalité de mon âme qui couronne le tout en me permettant d’espérer être récompensé de ma conduite au delà de mon existence physique.
C’est pourquoi “l’espoir d’obtenir le bonheur ne commence qu’avec la religion”(C.R.Pr., A.K. V, 129). Celle-ci en effet est un ensemble de croyances rationnelles qui contribuent à pallier la faiblesse éventuelle de ma volonté à respecter les impératifs moraux et à me fournir l’espoir d’obtenir enfin le bonheur lorsque ma mort m’aura enfin dispensé de choisir. Mais alors, si la religion est un acte de la volonté libre du sujet moral, n’est-elle pas à la vie morale ce que l’hygiène (et non la drogue) est à la vie physique ?


III - La religion est condition d’augmentation ou de diminution de la puissance d’être.

A - la religion comme croyance en un au-delà est une illusion superstitieuse.

Le troisième postulat de Kant qui fait de l’immortalité de l’âme un fondement de la religion comme condition de compatibilité du bonheur et de la moralité ressemble à s’y méprendre au mythe du paradis et de l’enfer. Ce qui voudrait dire que “la moralité et la religion [...] sont pris pour des fardeaux qu’on espère déposer après la mort pour recevoir le prix de la servitude [...] mais ce n’est pas cet espoir seul mais aussi et surtout la crainte d’être punis par d’horribles supplices après la mort qui nous pousse à vivre selon la prescription de la loi divine”(Ethique, V, 61). Autrement dit, non seulement l’espoir d’une compensation à la vie vertueuse, même dans l’au-delà, est la preuve que nous prenons la vertu pour un fardeau, donc que nous faisons preuve de faiblesse morale, mais encore que l’espoir de bonheur est sans cesse contrarié par la crainte du malheur. On peut même dire que “ce qui est bon engendre de la tristesse et que ce qui est mauvais engendre de la joie”(Ethique, IV, app.31), c’est-à-dire que tout ce qui nous paraît être un bien pour nous ici-bas devrait nécessairement être dévalorisé par la morale pour se transformer en tristesse, qui est un sentiment de diminution de puissance, et inversement, tout mal ici-bas devrait se transformer en joie, qui est un sentiment d’augmentation de puissance. Donc, le troisième postulat de Kant n’est pas rationnel mais manifeste l’irruption de l’illusion consistant à poursuivre par l’imagination la satisfaction d’un désir obsédant, à savoir l’immortalité. Y croire est bien une preuve de superstition.

Pour autant, Spinoza ne nie pas l’existence d’une relation entre moralité et religion. En effet, “la moralité, c’est le désir de bien faire qui vient de ce que nous vivons sous la conduite de la raison”(Ethique, IV, 37), autrement dit l’effort que fait chaque individu pour rechercher et réaliser ce qui lui est réellement utile, à savoir de se réunir aux autres hommes et de s’y lier par des liens durables dans un Etat, afin d’augmenter sa puissance d’agir. Or, puisque la raison est cet état de perfection de l’individu qui tend à se rendre moins vulnérable aux affections extérieures en se solidarisant à autrui, “sous la conduite de la raison, nous nous efforçons de faire que les hommes vivent sous la conduite de la raison [...] donc le bien que quiconque vivant sous la conduite de la raison désire pour lui-même, il le désirera aussi pour les autres hommes”(Ethique, IV, 37). Or, quel est le bien le plus haut que puisse désirer l’homme rationnel pour lui-même et donc pour autrui, si ce n’est comprendre le maximum de choses pour être le moins dépendant possible de ces choses. Mais, puisque “plus nous comprenons de choses singulières, plus nous comprenons Dieu”(Ethique, V, 24), c’est-à-dire plus nous nous rapprochons de la connaissance totale de la Nature, “la religion est tout ce que nous désirons et faisons en tant que nous connaissons Dieu”(Ethique, IV, 37). La religion est donc cette activité de l’homme rationnel en tant qu’il désire le bien le plus haut qui puisse être, à savoir s’unir durablement aux autre hommes dans une culture commune. Mais alors, une telle activité rationnelle n’est plus du tout incompatible avec le bonheur ici bas puisque “le fondement de la vertu morale est l’effort même pour conserver son être, et le bonheur consiste pour l’homme à pouvoir conserver son être”(Ethique, IV, 18). Donc la religion ne prolonge pas dans un au-delà l’espoir du bonheur comme récompense de la vertu morale, mais réalise immédiatement le bonheur en tant que l’effort rationnel pour être utile à autrui tout en étant utile à soi-même engendre le plus grand accroissement possible de la puissance d’agir (ou joie). N’est-ce pas la preuve que la religion est une affaire publique ?

B - la religion est l’auxiliaire nécessaire de l’autorité de la fonction politique.

La religion consiste donc, comme le remarque Kant, à considérer tous les devoirs moraux comme des commandements divins, mais non pas pour nous rendre dignes du bonheur : “le bonheur n’est pas la récompense de la vertu mais la vertu elle-même et nous n’en éprouvons pas de la joie parce que nous réprimons nos penchants, au contraire, c’est parce que nous éprouvons de la joie que nous pouvons réprimer nos penchants”(Ethique, V, 67). Bref, la vertu morale et le bonheur individuel se confondent, l’authentique bien commun et l’authentique bien individuel aussi. La religion comme activité de la raison consistant à considérer que ce bien authentique dérive de la connaissance et l’amour de Dieu (ou de la Nature) semble donc être d’utilité publique. Mieux encore, si “la société affermie par des lois s’appelle l’Etat, et ceux qui sont protégés par ses lois s’appellent citoyens”(Ethique, IV, 37), et si la religion est cette activité de la raison par laquelle chacun tend à s’unir à chacun dans la connaissance et l’amour de Dieu (ou la Nature), on voit sans peine l’utilité que peut avoir la religion dans le renforcement et la conservation de l’Etat.

En effet, “il est certain que la piété envers l’Etat est la plus haute sorte de piété qu’un homme puisse montrer car, supprimez l’Etat et rien de bon ne peut subsister [...], c’est le règne de la colère et de l’impiété dans la crainte universelle”(T.T.P., XIX). Bref, on a besoin de la religion pour la même raison qu’on a besoin de l’Etat : parce que, sans ce moyen, il n’y aurait pas de cohésion sociale dans la mesure où la plupart des individus ne sont pas guidés par la raison. Dès lors, obéir à Dieu, comme obéir à l’Etat, cela peut se comprendre de deux manières : pour les individus rationnels, cela signifie comprendre l’enchaînement nécessaire des causes et des effets dans la Nature ; pour les autres, cela signifie participer à des croyances et à des rites communs utiles à la cohésion sociale, en considérant ces pratiques comme des contraintes et non comme des nécessités. Mais, même dans le deuxième cas, la religion, comme l’Etat, est une institution collective qui permet d’envisager une rationalisation progressive de l’individu qui augmenterait par là sa puissance d’agir et donc sa liberté, pour peu que l’Etat soit parfaitement rationnel, c’est-à-dire une démocratie. Car dans tous les cas, “personne ne peut obéir à Dieu droitement s’il ne règle la pratique obligatoire de la piété sur l’utilité publique et si, en conséquence, il n’obéit à tous les décrets du souverain”(T.T.P., XIX) : obéir à Dieu, c’est préparer les conditions du renforcement et de la conservation de l’Etat qui unit les hommes dans des relations durables, et c’est donc aussi obéir à l’autorité du souverain, c’est-à-dire du détenteur du pouvoir politique. La religion est, dès lors, une arme à double tranchant : un moyen rationnel de libération dans une démocratie où le peuple entier serait souverain, un moyen irrationnel d’aliénation là où une partie du peuple s’en servirait pour opprimer l’autre partie. C’est finalement en ce sens que la religion est l’opium du peuple : les croyances et les rites communs à tout un peuple sont des facteurs de pratiques concordantes qui concourent à assurer l’autorité de l’Etat, c’est-à-dire augmenter leur liberté si elle est contrôlée par une autorité rationnelle, mais aussi la diminuer dans tous les autres cas.


Conclusion.

A première vue l’attitude religieuse vise un apaisement illusoire du malheur, une compensation symbolique des ennuis de l’existence au moyen d’une régression névrotique vers la fonction sécurisante de la figure paternelle. Mais cette origine inconsciente manifeste la présence des normes morales que la raison du sujet préfère considérer comme émanant d’une volonté divine pour pallier la faiblesse éventuelle de sa volonté à l’égard du devoir moral, et corrélativement pour se rendre digne d’un bonheur éternel. Pourtant la croyance en un au-delà de béatitude éternelle est superstitieuse car elle fait appel à l’imagination plutôt qu’à la raison, laquelle guide l’homme vers la vertu suprême qui est de conserver et consolider le corps commun de l’Etat, ce qui fait de la religion soit l’instrument de la libération de l’individu, soit l’instrument de son aliénation.

jeudi 4 mai 2000

DANS QUELLE MESURE NOS EMOTIONS PEUVENT-ELLES JUSTIFIER NOS ACTES ?

La plupart de ceux qui ont parlé des sentiments et des conduites humaines paraissent traiter, non de choses naturelles qui suivent des lois ordinaires de la Nature, mais de choses qui seraient hors Nature. [p.ex.] le très illustre Descartes, encore qu’il ait cru au pouvoir absolu de l’esprit sur ses actions a tenté [...] de montrer en même temps comment l’esprit peut dominer absolument ses sentiments, mais à mon avis il n’a rien montré du tout”(Spinoza, Ethique, III, préf.). En effet, selon une tradition philosophique qui va de Platon à Descartes, agir s’oppose à pâtir, comme la réflexion volontaire et rationnelle s’oppose au sentiment involontaire et irrationnel : “nos volontés sont de deux sortes [...] les unes sont des actions de l’âme qui se terminent en l’âme même [...] les autres sont des actions qui se terminent en notre corps”(Traité des Passions, art.18). Bref, agir, c’est vouloir, et vouloir, c’est imposer à l’âme ou au corps une libre décision incompatible avec l’irruption du sentiment, sous-entendu, de l’irrationnel. Ce qui est valable dans la mesure où je ne puis évidemment pas justifier un acte meurtrier par un sentiment de colère. Cela dit, n’existe-t-il pas des actions dont nous avons le sentiment qu’elles sont nécessaires, sans pouvoir en démontrer la nécessité autrement que par l’existence de ce sentiment, par exemple, manifester parce que nous sommes indignés ? Certes, peut-être que le sentiment d’indignation est lui-même explicable rationnellement. Mais cela voudrait dire alors qu’il existe des sentiments rationnels, c’est-à-dire qui permettent de convaincre dans une argumentation sans menacer ni séduire l’auditoire ? Bref, dans quelle mesure nos émotions peuvent-elles justifier nos actes ? L’enjeu consiste à savoir si être rationnel, c’est être sans émotion.





I - Les passions sont le moteur de l’activité conative de conservation de soi.



A - l’état de passion se caractérise par sa capacité à nous mettre en mouvement.



Hume nous fait remarquer que les matériaux de notre esprit se limitent à deux sortes : ceux qui entrent avec le plus de force et de violence, nous pouvons les appeler impressions [...]. Par idées, j’entends leurs images affaiblies dans la pensée et le raisonnement (T.N.H. I, I, 1). Autrement dit, les constituants de base de l’esprit sont des impressions (ou sentiments), c’est-à-dire des états qui ont une résonance affective en tant qu’ils sont corrélatifs d’un événement extérieur pertinent pour nous. Ainsi quand nous disons que nous avons un sentiment d’insatisfaction ou une impression de froid, nous voulons dire que nous ressentons un certain état dont nous sommes affectés et dont nous attribuons la cause à un événement que nous n’identifions pas toujours distinctement mais qui pourtant nous concerne. C’est en quelque sorte la résonance en notre être d’un événement quelconque avec lequel nous sommes en relation causale : “par sentiments, j’entends les affections du corps par lesquelles la puissance d’agir de ce corps est augmentée ou diminuée”(Spinoza, Ethique, III, déf.3).



Lorsqu’un certain type d’événements nous affecte régulièrement, sa pertinence augmente et les objets qui le composent sont identifiés et mémorisés séparément afin de pouvoir être réutilisés. Dès lors, nous avons affaire à ce que Hume appelle des idées qui sont des représentations plus ou moins abstraites de leur contexte affectif d’origine. Mais cette abstraction n’est qu’un mécanisme commode de mémorisation des informations perceptives pertinentes qui sont en quelque sorte démontées et classées avant d’être rangées. Car “cette idée [...] en revenant à notre âme produit une impression nouvelle (T.N.H. I, I, 2). Deux conséquences dès lors sont possibles :

- ou bien l’idée produit, seule ou en association, une impression à tonalité affective faible et, pour cela, tournée vers la connaissance objective : l’esprit est à l’état de raison

- ou bien l’idée produit, seule ou en association, une impression à tonalité affective forte, tournée cette fois vers l’action subjective : l’esprit est à l’état de passion.



Ce que veut dire Hume, c’est que la rationalité de nos représentations est la conséquence du fait que, pour qu’il y ait une connaissance objective possible, il est indispensable d’en neutraliser autant que possible la composante affective : “par raison, nous entendons des affections [...] telles qu’elles agissent calmement, sans causer de désordre dans le caractère”(T.N.H., II, iii, 7). Alors qu’à l’inverse, le fait que nos représentations engendrent un climat passionnel est propice à l’action, dans la mesure où, contrairement à la connaissance, il n’a pas à être universel mais doit, si possible, être adapté à la particularité des cas. C’est pourquoi “la raison ne peut jamais à elle seule ni produire une action ni susciter une volonté” (T.N.H., II, iii, 3). Donc seule une passion, mais jamais une raison, peut être directement requise pour mobiliser la volonté et par là produire une action. Mais toute passion est-elle nécessairement compatible avec l’action, autrement dit Hume ne confond-il pas action et agitation ? Et inversement, la raison est-elle nécessairement incompatible avec l’action, autrement dit Hume ne confond-il pas raison et raisonnement ?



B - l’état de passion engendre des activités de conservation de l’être passé du passionné.



Ce que nous dit Hume c’est qu’une simple représentation perceptive (impression) ou mémorisée (idée) d’un objet ne peut pas, lorsqu’elle est abstraite de son contexte affectif d’origine, engendrer une mobilisation de notre être. Rien d’étonnant à cela puisque le propre de ces représentations abstraites est de nous faire réfléchir calmement, non de nous mettre en mouvement. C’est ce que confirme Descartes le principal effet de toutes les passions est qu’elles incitent et disposent l’âme à vouloir les choses auxquelles elles préparent le corps, en sorte que le sentiment de la peur incite à vouloir fuir, celui de la hardiesse à vouloir combattre, et ainsi de suite(Traité des Passions, art.40). Mais si l’on peut admettre que pour se mettre en mouvement, il faut un mobile, à savoir un état affectif qui nous fasse confusément préférer le mouvement à l’immobilité, va-t-on dire que toute activité déterminée par là est une action ?



En effet, la passion, en tant qu’elle s’oppose à la calme raison, se traduit pas une impatiente agitation : “Par quel trouble me vois-je emporté loin de moi ?”(Phèdre, II, 2) dit Hippolyte à Aricie en comparant son amour pour elle à un torrent ; “Dans vos brusques chagrins, je ne puis vous comprendre” (le Misanthrope, I, 1) dit Philinte à son ami Alceste dont les colères sont imprévisibles ; etc. Ce qui fait dire à Alquié que “le passionné apparaît d’abord comme l’homme qui préfère le présent immédiat au futur de sa vie” (le Désir d’Eternité, I, 2). La passion est ainsi l’état affectif d’agitation qui exige par l’accomplissement immédiat d’un comportement moteur destiné à se procurer l’objet à quoi l’on attribue, justement ou non, la cause de cette agitation. Mais, dira-t-on, on imagine mal une passion qui serait capable d’attendre la survenance d’événements futurs et incertains pour s’accomplir. Sinon cela reviendrait à dire que le passionné est capable de renoncer à poursuivre l’objet de sa passion si ces événements n’avaient pas lieu : or , en général, ce n’est pas ainsi que les choses se passent.



Apparemment, le passionné est donc inconditionnellement dans le présent dans la mesure où le présent n’est pas seulement le moment de la détermination, c’est aussi le temps de la vie : à cet égard, seul le présent est concret, le passé et le futur sont des abstractions. Mais la psychanalyse nous apprend que certains états affectifs très intenses éprouvés dans le passé, notamment dans la petite enfance, laissent des traces inconscientes indélébiles dans le présent. C’est-à-dire que, comme l’explique Hume, étant donné que la passion n’est rien d’autre qu’un état de réactivation actuelle d’un souvenir à forte tonalité affective, les états affectifs les plus anciens et les plus pertinents pour nous ont toutes les chances d’être réactivés par des éléments du présent qui ressemblent aux impressions originelles qui avaient déjà causé cet état affectif. Alquié prend l’exemple de deux passions, l’avarice et l’ambition, qu’il décrit de la manière suivante : “l’avarice a souvent pour cause quelque crainte infantile de mourir de faim ; l’ambition prend souvent sa source dans le désir de compenser une ancienne humiliation, une vexation de jeunesse ; mais ces souvenirs n’étant pas conscients et tirés au clair, il faut sans cesse recommencer les actes qui pourraient les apaiser” (le Désir d’Eternité, I, 2). Donc il semble que l’activité passionnelle soit moins tournée vers le présent que vers la conservation perpétuelle de l’être, c’est-à-dire vers le passé du sujet, ce qui n’a rien d’étonnant, puisque “l’effort par lequel chaque chose s’efforce de persévérer dans son être enveloppe un temps indéfini”(Spinoza, Ethique, III, 8). D’où la question de savoir s’il existe une forme de sentiment non passionnel qui soit tourné non vers un passé individuel, mais vers un avenir commun.





II - Les émotions sont des sentiments compatibles avec l’action altruiste.



A - seule une émotion non-passionnelle peut déterminer une activité non-narcissique.



Ce que dit Alquié, c’est qu’il faut éviter de confondre agitation et action : l’amoureux passionné n’agit pas, il s’agite, il accomplit les mouvements appropriés afin d’apaiser l’état de tension créé par la représentation de l’être aimé, laquelle représentation ravive un état affectif très intense autrefois éprouvé et dont il a gardé la trace inconsciente. De sorte que l’agitation qui est objectivement engendrée par la passion est tout le contraire d’une action. Car en effet, dit-il, “l’action humaine n’est possible que si elle s’oriente vers le futur” (le Désir d’Eternité, II, 10). Pourtant , l’agitation comme l’action ont nécessairement leur point de départ dans le présent, elles ont toutes deux besoin d’une impulsion physique, c’est-à-dire d’un état affectif mobilisateur, dans les deux cas cet état affectif ne peut être déclenché que par une représentation actuelle, dans les deux cas enfin il s’agit d’accomplir des mouvements orientés vers un but, à savoir l’objet supposé être la cause de cet état affectif. Comment donc reconnaître une action tournée vers le futur d’une agitation qui ne l’est pas ?



Alquié prend l’exemple du sentiment d’amour pour montrer que s’il existe un "amour passion", il existe aussi un "amour action". Nous avons vu que l’amour passion est un sentiment qui engendre chez l’amant une agitation causée par une réactualisation du passé au moyen des qualités sensibles de l’être aimé qui rappellent inconsciemment ce passé. En d’autres termes, l’amour passion est un amour du passé personnel de l’amant dans la mesure où le but apparent consistant à vouloir le bien de l’être aimé est pure mauvaise foi. Bref, l’amour passion est un amour narcissique dans lequel “la personne se comporte comme si elle était amoureuse d’elle-même” (Freud, Totem et Tabou, III, 3). Or il semble bien qu’une autre forme d’amour soit possible, réllement orientée vers autrui cette fois, dans le sens où ce n’est pas la réactivation du passé d’un individu qui est en question, mais plutôt l’aménagement d’un bien commun qui, pour cela doit nécessairement échapper aux êtres passés particuliers et prendre le risque de l’avenir : “l’amour peut se porter vers son avenir et il le doit, car aimer vraiment, c’est vouloir le bien de l’être qu’on aime, et l’on ne peut vouloir ce bien que dans le futur” (le Désir d’Eternité, I, 5). C’est cette forme d’amour qu’Alquié nomme l’amour action. Et, par opposition au sentiment passionnel dirigé vers mon propre être passé, nous dirons qu’il existe un sentiment émotionnel préoccupé de l’avenir d’autrui. C’est la condition du progrès politique pour Platon par exemple qui conçoit le politicien idéal comme quelqu’un qui est profondément préoccupé par l’avenir de la Cité et qui, pour cela est guidé dans son action non par ce qui existe déjà, mais par ce qui doit exister, à savoir le bien : “l’amour en général est amour du bien” (le Banquet, 206b).



On se rend donc compte que Hume a raison de dire que seule une charge affective intense peut déterminer l’individu à renoncer à son immobilité, et que cette charge affective ne peut provenir que d’une impression ancienne réactivée par une impression actuelle. En revanche il est faux que tout mouvement déterminé par là soit une action : celle-ci se caractérise par le projet d’un avenir commun, alors que l’on peut concevoir une agitation narcissique uniquement préoccupée de la conservation de l’être passé du sujet. Corrélativement, il est faux que tout sentiment déterminé par une représentation soit une passion : celui qui est compatible avec l’action est au contraire une émotion. Mais dire que les émotions sont capables d’expliquer une action, est-ce dire que les émotions sont les éléments d’un raisonnement pratique ?


B - les émotions n’ont pourtant rien de rationnel en soi.



Nous avons vu que le propre des sentiments, c’est-à-dire des états affectifs dont la cause est attribuée à un objet extérieur au sujet, certains, les passions, entraînent une activité narcissique tournée vers le passé du sujet, d’autres, les émotions non-passionnelles, déterminent l’action altruiste orientée vers un avenir commun. Or nous avons remarqué qu’une différence essentielle entre passions et émotions est que les premières sont impatientes et que donc seules les secondes sont capables de tenir compte du temps qui passe. Dès lors, le problème de Hume se pose à nouveau : si les passions sont nécessairement irrationnelles puisqu’elles excluent le temps et la tranquillité d’esprit sans lesquels il n’y a pas de raisonnement possible, quid des émotions non-passionnelles ? Puisqu’elles participent nécessairement à l’élaboration d’un plan ou d’un projet d’avenir, de quelle manière le font-elles ? En particulier, peuvent-elles entrer dans un syllogisme pratique à titre de prémisses ou de conclusion ?



Supposons que l’intervention de l’OTAN en Yougoslavie me pose problème, que je considère qu’il y a là une violation caractérisée du droit international, que j’en conçoive de l’émotion (disons l’indignation), et qu’enfin je propose de rédiger, de faire signer et d’envoyer une pétition à notre gouvernement, pétition dans laquelle nous demandons le retrait des forces armées de l’OTAN. Etant donné que l’élaboration de la pétition peut être considérée comme une action altruiste à long terme et non pas seulement une agitation narcissique immédiate, quel est le rôle de l’indignation dans mon passage à l’acte ? Deux solutions semblent envisageables : ou bien l’émotion a un rôle déductif ou bien elle a un rôle causal.



Si j’admets que mon émotion est déductivement impliquée dans la détermination de mon action, j’en fais aussi un élément nécessaire dans un raisonnement pratique, je contredis la position de Hume d’après qui seules les idées abstraites de leur contexte affectif d’origine peuvent engendrer le raisonnement. Le raisonnement pourrait être le suivant :

1 - tout ce qui provoque l’indignation doit être dénoncé sous forme de pétition

2 - or l’intervention de l’OTAN provoque l’indignation

3 - donc l’intervention de l’OTAN doit être dénoncée sous forme de pétition.

On doit immédiatement faire deux remarques :

- l’indignation, donc l’émotion, rentre dans ce syllogisme à titre de symbole, donc de représentation abstraite, de sorte que Hume pourrait justement objecter que c’est l’idée abstraite d’indignation qui figure dans le syllogisme et non l’impression affective concrète

- mais, à supposer que l’on remplace l’idée d’indignation par une réelle indignation qui serait montrée au lieu d’être simplement énoncée (ex : 1 - tout ce qui provoque ça : ..... doit être dénoncé, etc.), la conclusion n’est qu’une conclusion logique et non pas l’action elle-même (il faudrait ajouter : 1 - je dois faire tout ce qui doit être fait ; 2 - or ceci doit être fait ; 3 - donc je dois faire ceci ; etc.).

Concluons donc de cet exemple que l’émotion n’est nullement rationnelle dans le sens où elle tiendrait un rôle déductif dans un syllogisme pratique, ne fût-ce que parce qu’un tel raisonnement ne tient aucun rôle décisif dans le déclenchement de l’action.



Il est peut-être plus facile d’admettre qu’une émotion bien concrète comme l’indignation ait le pouvoir causal bien concret de déclencher une action bien concrète comme l’élaboration d’une pétition. Ainsi on généraliserait la position de Hume en disant que les impressions sont les causes de nos activités. Ce qui serait rationnel, c’est la description scientifique du phénomène causal qui aurait la forme suivante :

1 - si A cause B, alors il y a une très forte probabilité pour que A soit régulièrement suivi de B

2 - or A cause B

3 - donc il y a une très forte probabilité pour que A soit régulièrement suivi de B.

Si A et B sont deux événements physiques, c’est-à-dire observables, on est dans le cadre d’un raisonnement scientifique avec hypothèse, expérimentation et conclusion (qui peut être vraie ou fausse). Mais dans notre exemple ce n’est pas le cas puisque si B est un événement physique observable (une action), A ne l’est pas (une émotion). Comment en effet décrire objectivement une indignation ? Et même à supposer que l’on puisse décrire correctement le mécanisme de l’indignation (par imagerie scanner, p.ex.), le chemin causal serait un enchaînement continu de réactions chimiques où l’on verrait des neurones être excités mais où on ne pourrait pas faire la part de ce qui est indignation et de ce qui est signature de pétition. Il semble que l’indignation et la pétition ne soient pas objectivement deux événements distincts tels que le sont par exemple la foudre et l’incendie qui s’ensuit, mais plutôt que l’indignation et la pétition sont en corrélation étroite au sens où le sont la grippe et la fièvre par exemple. C’est-à-dire qu’il semble que l’affirmation “j’ai fait cette pétition parce que j’étais indigné” puisse être vraie sans qu’il soit nécessaire ni possible d’établir le rôle causal de l’émotion dans mon action. Mais dire que les émotions n’ont de rôle ni dédutif, ni causal dans le déclenchement de l’action, est-ce dire que les émotions ne peuvent pas être considérées comme de bonnes raisons d’agir ?





III - La justesse des émotions est un constituant de la normalité des actions.



A - certaines émotions sont considérées comme nécessaires à l’action.



Donc l’émotion n’est ni une prémisse déductive qui entrerait dans un raisonnement pratique, ni une cause physique de l’action dont on pourrait suivre le chemin causal aboutissant à l’action. On doit donc dire que l’émotion n’est pas en soi un événement rationnel précédant l’action. Pour reprendre notre exemple, ce n’est pas de s’indigner contre l’intervention de l’OTAN qui est rationnel, ce n’est pas non plus de signer une pétition parce qu’on y est poussé par l’indignation. Quelle peut-donc être la relation entre l’émotion et l’action si ce n’est ni un rôle déductif, ni un rôle causal ?



Prenons l’exemple significatif de l’Etranger de Camus : que reproche-t-on à Meursault lors de son procès pour meurtre ? “Pas une seule fois au cours de l’instruction, cet homme n’a paru ému de son abominable forfait” dit le procureur (II, 4). Circonstance aggravante : “Le lendemain de la mort de sa mère, cet homme prenait des bains, commençait une liaison irrégulière et allait rire devant un film comique” (II, 3). Ce qui autorise le procureur de conclure : “j’accuse cet homme d’avoir enterré une mère avec un coeur de criminel” (II, 3). 

Le raisonnement du procureur est donc le suivant :

- au cours de son procès, qui n’est rien d’autre qu’une action publique au cours de laquelle le prévenu doit ou bien réfuter les accusations qui sont portées contre lui, ou bien les approuver, Meursault aurait dû éprouver une certaine émotion, à savoir quelque chose comme du remords, pour avoir vaqué à des occupations futiles le lendemain de la mort de sa mère

- car quelques jours avant les faits qui lui sont reprochés (avoir tué un arabe), Meursault a eu une autre action à accomplir, l’enterrement de sa mère, or cette action ne semble s’être accompagnée d’aucune des émotions que l’on doit éprouver à cette occasion (la chagrin), la preuve en est que, dès le lendemain, il mène une vie tout à fait normale pour un homme de son âge et de sa condition

- conclusion : Meursault agit de manière cynique, sans éprouver les émotions qu’il devrait éprouver, bref, plus que l’acte lui-même (un malheureux concours de circonstances qui aboutit à un meurtre non prémédité), c’est une absence d’émotions nécessaires dans d’autres circonstances qu’on lui reproche.



Il semble donc qu’il existe des émotions nécessaires au vu des circonstances, c’est-à-dire plus précisément des émotions qui doivent normalement être en corrélation avec des actions : l’action de signer une pétition doit être accompagnée du sentiment d’indignation, sans cela votre action est absurde ; l’action d’enterrer une personne proche doit être accompagnée du sentiment de chagrin, sans cela votre action est incompréhensible ; etc. Il est donc évident que ce qui est reproché à Meursault, en plus de son meurtre, ce n’est pas de n’avoir pas accompli certaines actions (enterrer sa mère, se défendre devant le tribunal) mais plutôt de n’avoir pas éprouvé pendant ces actions un certain nombre d’émotions nécessaires. Donc ce ne sont pas seulement les actions qui sont nécessaires au vu des circonstances (on peut vous reprocher de n’avoir pas porté secours à une personne en danger) mais également les émotions qui accompagnent ces actions (on vous reprochera par exemple d’avoir porté assistance sous l’effet du sentiment d’ambition personnelle). Ce qui se comprend aisément : puisque les actions sont, contrairement aux activités narcissiques, orientées vers l’avenir et vers autrui, il est indispensable à la bonne coordination des actions dans un groupe social qu’il y ait :

- des normes prescrivant quelles actions sont nécessaires, autrement dit absolument prioritaires, au vu des circonstances (sauver la personne qui se noie, enterrer la personne morte, etc.)

- des normes prescrivant dans quel état physique il faut être, afin de donner à autrui des garanties de justesse de l’action, sans quoi elle risque de rester incompréhensible (enterrer un proche sans être chagriné est absurde puisque la cérémonie de l’enterrement vise précisément à faire participer autrui à mon chagrin et à mon regret de la savoir disparue), voire répréhensible (sauver quelqu’un de la noyade pour un autre motif que la peur pour la vie de la personne concernée rend cet acte suspect).


Cela dit, qu’est-ce qui, dans ces émotions nécessaires à l’action, peut les faire dire rationnelles ?



B - les émotions nécessaires servent à justifier rationnellement les actions.



Donc, ce qui est nécessaire en pratique, ce n’est pas seulement d’agir, mais aussi d’agir en éprouvant une certaine émotion. Et c’est en ce sens qu’il existe des émotions rationnelles, c’est-à-dire qui font partie d’un certain type de raisonnement qui n’est ni déductif ni causal, mais normatif : les émotions ne sont pas les points de départ de l‘action, elles doivent faire partie intégrante du projet personnel d’accomplir l’action en question. Le raisonnement ici n’est pas “A => B”, ni “si A alors B”, mais plutôt “pour que B soit normal, je dois le justifier par A” : l’émotion n’est pas la condition de possibilité de l’action (Meursault fait ce qu’il a à faire sans émotion), mais la condition de possibilité de la justesse de l’action. L’émotion apparaît non comme la prémisse de l’action, non plus que sa cause, mais comme un indice de normalité de l’action.



Et c’est en ce sens qu’éprouver du chagrin lors de l’enterrement de sa mère est rationnel, alors qu’éprouver de la joie ne l’est pas : “le sentiment prend la forme d’une critique et non pas d’un état de mon esprit ; cette forme pourrait être de se demander, en regardant quelque chose, ce qui ne va pas là-dedans” (Wittgenstein, Leçons sur l’Esthétique, §19). Donc, dire qu’il est rationnel d’être indigné, ou chagriné, etc., ne signifie pas qu’il faut avoir quelque chose dans l’esprit (indignation, chagrin) afin que ce quelque chose engendre l’action (de manière déductive ou causale). Cela signifie plutôt dans un certain contexte culturel, il faut justifier son action de cette manière, parce que c’est cette émotion qui donne, après coup, son sens à l’action qui, sans cela, ne serait qu’une vaine agitation. Mais cette justification n’est pas simplement affaire de mots, il faut qu’elle soit accompagnée de symptômes objectifs pour que la justification soit crédible. Par exemple, le chagrin “est le sens de ce regard terne que je jette sur le monde, de ces épaules voûtées, de cette tête que je baisse, de cette mollesse de tout mon corps” (Sartre, E.N., I, ii, 2). Bref, si je ne montre pas à autrui des symptômes émotionnels de telle sorte qu’autrui puisse les constater et, éventuellement, les partager, l’enterrement de ma mère est une action qui n’a pas de sens, qui est absurde. Et c’est pour cela que l’émotion n’engendre pas le mouvement, comme le croyaient Descartes ou Hume, mais plutôt accompagne le mouvement, comme l’a vu Spinoza. L’émotion alors est une raison d’agir en deux sens : d’une part son absence ouvre la porte à la critique (cf. Camus et Wittgenstein) ; d’autre part sa présence est un ensemble de symptômes, c’est-à-dire de manifestations objectives ressemblantes et contiguës qu’on appelle par commodité “chagrin”, “indignation”, etc. (cf. Sartre).



Dans la mesure où l’action est une activité altruiste et que l’émotion nécessaire est la marque de l’acceptation des normes en vigueur, ne pas agir ou agir de manière insensée (sans éprouver l’émotion nécessaire) vont conduire autrui à me blâmer en utilisant à son tour d’autres émotions nécessaires. Telles sont en effet la colère ou le mépris qui ont respectivement pour but de me faire éprouver soit la culpabilité d’avoir mal agi, soit la honte de ne pas avoir agi du tout. C’est ce qui fait le caractère dramatique du dilemme de Don Rodrigue dans le Cid (I, 6) : ou bien il tue Don Gormas (qui est le père de Chimène) et il suscite la colère de Chimène qui provoquera en lui un sentiment de culpabilité pour avoir mal agi, ou bien il ne tue pas Don Gormas (qui a offensé son père) et il suscite le mépris de Chimène qui entraînera en lui de la honte pour n’avoir rien fait (“j’attire en me vengeant sa haine et sa colère ; j’attire ses mépris en ne me vengeant pas”). On sait qu’il préférera la colère au mépris dans la mesure où “la colère est punitive, alors que le mépris conduit principalement à l’indifférence et au manque d’attention” (Gibbard, Wise Choices, Apt Feelings, II, 7).



On voit bien en quoi la réflexion de Rodrigue est parfaitement rationnelle. Il a le choix à l’égard de l’agresseur de son père entre deux actions, deux sentiments justificatifs, deux sentiments critiques à son égard, et deux sentiments de condamnation sociale : la vengeance justifiable par l’honneur, critiquable par la colère de Chimène, et condamnable par la culpabilité qu’elle occasionnera ; le pardon justifiable par l’amour, critiquable par le mépris de Chimène, et condamnable par la honte qu’elle occasionnera. Mais le premier cas de figure est préférable au second dans la mesure où, pour un être rationnel, rien n’est pire que la honte suscitée par le mépris généralement accompagnée de dérision : “fait pour humilier, le rire doit donner à la personne qui en est l’objet une impression pénible : la société se venge alors des libertés qu’on a prises avec elle”(Bergson, le Rire, III, 5). Don Rodrigue choisit la vengeance, donc l’honneur, la colère et la culpabilité qui accompagneront cette action, montrant par là qu’il a parfaitement intériorisé les normes selon lesquelles le sens d’une action donnée est fourni par les émotions qui doivent être éprouvées à cette occasion. Et l’on voit que les sentiments de critique ou de condamnation d’autrui n’ont pas à être actuels pour accompagner mon action, preuve qu’ils n’ont pas de rôle causal. Rodrigue est capable de délibérer en l’absence de Chimène simplement en se représentant les réactions de Chimène comme nécessaires : “l’autre peut être défini en termes éthiques [...] comme quelqu’un dont je respecte les réactions” (Williams, la Honte et la Nécessité, IV). A la limite, on pourra donc considérer le respect comme le sentiment rationnel par excellence puisqu’il présuppose l’acceptation de toutes les normes que doit intégrer mon action lorsqu’elle est réellement tournée vers autrui.





Conclusion.



A première vue, le rôle des sentiments est de mettre l’être vivant en mesure de conserver son être en le déterminant à se mouvoir en fonction de la tonalité affective qui constitue une impression mémorisée et réactualisée : tel est l’état de passion. C’est dans la mesure où un objet donné ou ressemblant à un objet donné a, par le passé, affecté le corps de l’individu, que celui-ci recherche plus ou moins consciemment à s’approprier les objets qu’il imagine lui être utile et à fuir ceux qu’il imagine lui être nuisible.

Mais, si les passions sont destinées à déterminer une agitation narcissique tournée vers l’être passé du sujet, en revanche, il existe des émotions non-passionnelles qui semblent compatibles avec l’action altruiste tournée vers un avenir commun. Cependant la fonction exacte des émotions dans de telles actions ne consiste ni dans le rôle de prémisse qu’elles pourraient tenir dans un syllogisme pratique, ni dans le rôle causal qu’elles pourraient avoir dans un enchaînement réel allant de l’émotion à l’action.

Pourtant, l’exemple de Meursault, condamné pour n’avoir pas éprouvé les émotions justes lors de son deuil et lors de son procès, montre qu’il existe des émotions nécessaires en ce que celles-ci doivent impérativement accompagner certaines actions. Mais ce qui fait la nécessité et donc la rationalité de ces émotions, ce n’est pas d’être un événement mental qui engendre l’action, mais plutôt d’être un ensemble de symptômes objectifs dont la présence montre l’acceptation des normes sociales et dont l’absence entraîne des manifestations de désapprobation accompagnées à leur tour d’émotions appropriées.