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samedi 12 octobre 1996

LE SAVOIR DU PHILOSOPHE EST-IL UN SAVOIR THEORIQUE ?

 "En premier lieu, quiconque veut vraiment devenir philosophe devra une fois dans sa vie se replier sur soi-même et, au-dedans de soi, tenter de renverser toutes les sciences admises jusqu'ici et tenter de les reconstruire. La philosophie - la sagesse - est en quelque sorte une affaire personnelle du philosophe. Elle doit se constituer en tant que sienne être sa sagesse, son savoir qui, bien qu'il tende vers l'universel, soit acquis par lui et qu'il doit pouvoir justifier dès l'origine et à chacune de ses étapes, en s'appuyant sur des intuitions absolues". (Husserl - Méditations Cartésiennes - intro., 1)


Qu'est-ce qu'un philosophe ? En quoi consiste sa spécialité ? Si le philosophe - ou le sage - possède du savoir, en quoi alors se distingue-t-il du savant - ou scientifique - ? Et si le philosophe possède un savoir-faire, alors pourquoi ne se confond-il pas avec le technicien ? Et évidemment s'il ne possède ni savoir, ni savoir-faire, que possède-t-il donc en propre ? Le problème central du texte (le thème) est, on le voit, la définition de la sagesse philosophique en tant qu'elle est incarnée, vécue réellement dans la personne d'un philosophe et non pas en tant que vague abstraction. La réponse de Husserl (la thèse) est que la sagesse philosophique est effectivement un savoir mais ni savoir, ni savoir-faire, plutôt savoir-être.

Les parties du texte sont les suivantes :
- ce que doit être le philosophe (1° phrase)
- ce que doit être la philosophie (2° et 3° phrases)
- ce qu'est alors réellement un philosophe (4° phrase)



1 - CE QUE DOIT ÊTRE LE PHILOSOPHE.

Cette phrase concerne le philosophe en général. Elle indique quelles sont les conditions sine qua non de l'acquisition de la qualité de "vrai philosophe". L'auteur dit que pour "vraiment devenir philosophe" il faut :
- le vouloir expressément
- se désintéresser de l'existence du monde
- examiner la valeur de ses connaissances sur le monde.

Première condition : pour prétendre être sage, il faut le vouloir. La sagesse n'est donc pas un état naturel, c'est-à-dire la réalisation d'une bonne disposition qui serait, à l'état latent, la qualit‚ innée d'un sujet particulièrement doué. On ne naît pas philosophe : la sagesse ne trouve son origine ni dans une faveur divine, ni dans un code génétique. Par ailleurs, on ne le devient pas non plus par hasard, on ne rencontre pas la sagesse comme on tomberait, sans le vouloir, sur un objet insolite. On devient donc sage à la condition expresse de le vouloir, "une fois dans sa vie" dit Husserl. Autrement dit, le candidat-philosophe devra faire ce choix réfléchi au moins une fois dans sa vie, et non pas certes une fois pour toutes. Si on entrait en philosophie comme on entre en religion, en effet, on serait ramené aux hypothèses précédentes : on rencontrerait ou on réaliserait sa vocation. Or la philosophie, si elle veut être autre chose qu'un instinct naturel ou un instinct religieux, doit être un effort qui ne doit rien ni à la naissance, ni à l'inspiration, ni au hasard. Vous serez philosophe chaque fois que vous accomplirez délibérément un tel effort.

Deuxième condition : se désintéresser du monde. C'est précisément cette condition, terrible, qui explique la difficulté et la précarité de l'effort de sagesse. Nous sommes des êtres conscients certes mais notre conscience est toujours consciente de quelque chose, elle n'est jamais en sommeil dans l'absolu. La conscience est toujours spontanément ouverte sur le monde, elle n'en est jamais complètement déconnectée. Juste deux exemples :
- lorsque nous dormons, la conscience continue de fonctionner même si le seuil de sensibilité aux faits du monde est augmenté (les phénomènes neurologiques se raréfient - sauf pendant le "sommeil paradoxal" - sans cesser complètement)
- lorsque, par suite d'un traumatisme, la conscience s'évanouit on dit que le sujet a "perdu connaissance", c'est-à-dire qu'il ne connaît plus rien du monde qui l'environne.
Donc dans les conditions naturelles de son fonctionnement, la conscience est toujours intéressée par le monde qui l'environne et qui sollicite en permanence ses sens et sa mémoire. D'où la difficulté et la précarité de ce "repli sur soi-même" au cours duquel la conscience doit faire l'effort de mettre entre parenthèses son adhésion spontanée aux évènements du monde. De sorte que la conscience se retrouve face à elle-même comme face à un miroir, on dit qu'elle réfléchit.

Troisième condition : examiner la valeur des connaissances acquises à propos de ce monde dont on a "oublié" l'existence. Donc le candidat-philosophe fait l'effort conscient de s'isoler, l'espace d'un instant, du monde qui l'environne pour se "replier sur lui-même". En d'autres termes, il refuse délibérément de céder aux sollicitations du monde qui l'environne pour prendre le temps de réfléchir. Or sur quoi doit porter sa réflexion pour mériter d'être philosophique ? Eh bien sur "toutes les sciences admises jusqu'ici". C'est-à-dire sur ce qui sert de justification et de fondement aux relations que tout sujet entretien spontanément, naïvement avec le monde. Il s'agit, dit Husserl, de "tenter de renverser" puis, aussitôt après, de "tenter de reconstruire" ces savoirs qui, d'ordinaire (c'est-à-dire lorsqu'on est intéressé naïvement au monde) sont admis sans discussion, toujours pressupposés, jamais questionnés, et donc sont peut-être faux. Le philosophe sera donc celui qui, de temps en temps (au moins une fois dans sa vie) se sera abstenu de faire comme tout le monde face aux sollicitations provenant du monde pour se demander si ce qu'il croit savoir sur ces sollicitations est un savoir véritable ou une illusion.

Le philosophe est donc celui qui est capable, au moins une fois, de suspendre librement son adhésion au monde pour questionner ses connaissances au sujet de ce monde. Pour autant, en quoi consiste cette remise en question radicale que l'on va nommer, par commodité, philosophie ?


2 - CE QUE DOIT ÊTRE LA PHILOSOPHIE.

"La philosophie - ou sagesse - nous dit Husserl, est l'affaire personnelle du philosophe". Ce qui est une manière de résumer ce que nous disions précédemment : à savoir que c'est un homme de chair et de sang qui choisit délibérément (librement) de se désintéresser du monde pour juger ce que tout le monde admet sans discussion. Donc la philosophie n'est pas quelque chose qui existerait avant le philosophe. C'est le philosophe, en tant qu'il remplit les conditions que nous avons énumérées qui constitue la philosophie.

Donc la sagesse n'est pas une affaire à saisir, une bonne occasion, qu'on trouverait là sur son chemin, mais bien une tâche à accomplir. Or toute tâche a besoin d'un tâcheron, tout travail a besoin d'un ouvrier. En ce sens on peut dire que le philosophe est l'auteur de la philosophie, ou que la  philosophie est l'oeuvre du philosophe. Mais alors on se trouve devant ce qui semble être un paradoxe : si la sagesse est à ce point une "affaire personnelle", il est à craindre qu'elle n'ait pas une grande portée, qu'elle ne soit valable que pour l'individu qui la pratique, voire qu'elle ne soit elle-même qu'une illusion. En effet, à vouloir remettre en question tout ce que l'on sait à propos du monde, le candidat-philosophe s'expose à trois dangers :
- le danger de scepticisme qui consiste à prétendre que, puisque je puis tout critiquer, c'est que rien n'est vrai dans l'absolu, donc que tout n'est qu'illusion (ce qui est une forme de paranoïa)
- le danger d'opportunisme qui consiste à reconstruire ses connaissances à partir de son propre intérêt en considérant qu'après tout, puisque l'on doit reconstruire un édifice théorique, autant trouver l'argumentation la plus avantageuse pour soi-même (c'est une forme de mauvaise foi, voire d'hypocrisie, que pratiquent tous les lobbies, tous les groupes de pressions)
- le danger de relativisme, qui est un mélange de scepticisme et d'opportunisme, et qui consiste à affirmer que, puisque rien n'est vrai dans l'absolu et que chacun "voit midi à sa porte", c'est que toutes les opinions se valent et qu'un avis chasse l'autre (c'est l'argument préféré des slogans publicitaires : "jusqu'ici on vous avait dit que ... mais moi je vous dit au
contraire que ...").

Or de ces trois attitudes aucune ne remplit les critères que Husserl avait énoncés comme exigences absolues de l'attitude philosophique :
- le scepticisme ne répond pas au troisième critère : le sceptique fait un effort certes, se replie sur soi certes, renverse toutes les sciences admises certes, mais il ne reconstruit rien, aucun savoir sauf celui-ci "tout est faux", ce qui est une contradiction
- l'opportunisme ne satisfait que le premier et le troisième critères, mais évidemment pas le second puisque le sujet reste éminemment intéressé au déroulement des phénomènes dans la mesure ou il entend en tirer profit
- le relativisme quant à lui n'est qu'un effort vain puisqu'il reste à la fois intéressé au monde et contradictoire en soi.
Une fois ces dangers conjurés, il s'agit donc de construire un véritable savoir philosophique qui, bien que devant être propre au philosophe, doit cependant être universel. Comment concilier ces deux exigences apparemment contradictoires ? Comment ce qui est l'oeuvre d'un seul individu, fût-il philosophe de bonne foi, pourrait-il être valable nécessairement (ne pas confondre "généralité" qui exprime ce qui vaut pour tout un genre et donc ce qui est relatif à ce genre, et "universalité" qui implique une valeur absolue, nécessaire ?

C'est que justement on confond le savoir (ou pensée, ou idée) avec l'opinion (ou croyance, ou foi). L'opinion en effet est l'expression de l'intérêt d'un individu ou d'un groupe d'individus (pouvant être l'humanité tout entière) pour ce qui lui est utile, c'est-à-dire ce qu'il croit être de nature à assurer son bonheur. Or nous avons vu que la sagesse n'assure pas le bonheur, donc ce qui l'assure ne peut pas être de la sagesse. De celui qui prétend détenir les clés du bonheur, on dira qu'il est réaliste, ou utopiste, ou démagogue, etc. mais non qu'il est sage. Le sage - ou philosophe - sera au contraire le détenteur d'un véritable savoir. Et le savoir, contrairement à l'opinion, est désintéressé et ne vise pas l'utilité. Le savoir vise une tout autre valeur : la vérité, fût-elle inutile, fût-elle même funeste (par exemple la connaissance de notre mortalité). C'est l'utilité qui s'appuie parfois (comme c'est le cas en technologie) sur la vérité et non l'inverse. La vérité ne peut s'appuyer quant à elle que sur elle-même. C'est pour cela que Husserl réclame que le savoir du philosophe, comme d'ailleurs tous les savoirs, puisse toujours être justifié et ce, à n'importe quelle étape du raisonnement.

Et cette nouvelle exigence de justification du savoir reconstruit par le philosophe doit elle-même s'auto-justifier en se fondant sur des "intuitions absolues", autrement dit sur des certitudes inébranlables. Mais on se trouve là devant une nouvelle difficulté : comment le philosophe s'y prend-il pour à la fois "renverser toutes les sciences admises jusqu'ici" et les reconstruire sur des "intuitions absolues" ? De quelles intuitions s'agit-il ?



3 - CE QU'EST REELLEMENT LE PHILOSOPHE.

Nous avons vu que le philosophe est un homme qui doit faire de temps en temps l'effort de se détacher de l'intérêt qu'il ‚prouve pour le monde afin de mettre en question tout ce qu'il en sait pour ensuite ne reconstruire son savoir que sur des évidences absolues ("évidence" et "intuition" sont ici synonymes). Il est donc clair que le philosophe, par son attitude, détermine une philosophie qui est un savoir. Oui mais nous avons dit que tout savoir est déjà, par définition, désintéressé et justifié. Alors en quoi le savoir philosophique se distingue-t-il du savoir scientifique qu'il prétend expressément critiquer ?

Dans la première partie nous énoncions trois exigences philosophiques : la volonté, le détachement, la critique. Dans la seconde partie nous en ajoutions une autre : l'universalité. Ici nous rencontrons la dernière exigence qui véritablement caractérise le philosophe et lui seul : l'étonnement. Le philosophe est celui qui, même devant l'énoncé d'une vérité scientifique, s'en étonne au point de ne considérer comme définitive et absolue non la matière (ou contenu) du raisonnement mais sa seule forme. Le philosophe décide de s'étonner de tout ce qu'il sait non pas en doutant du seul résultat scientifique mais en se posant la question suivante : "qu'est-ce donc qui a rendu possible un tel résultat ?", "quelles sont les conditions de possibilité" d'un tel résultat ?" Le philosophe, dit Husserl, est celui qui "fait voeu de pauvreté en matière de connaissance". En d'autres termes, le sage est celui qui, chaque fois qu'il veut être tel, fait comme s'il ne savait rien. Il s'étonne de ce qu'il voit ou entend, il fait comme si le savoir théorique qui permet de justifier les phénomènes n'existait pas ou, au moins, n'était pas assuré . De sorte que tout lui apparaît à lui comme un problème jamais résolu, toujours en question. Le philosophe est donc celui qui continue le questionnement là où les scientifiques l'abandonnent. Là où le scientifique apporte une réponse, même prudente, à un problème, le philosophe reste insatisfait, considérant que la réponse est elle-même un problème.

On voit bien en quoi ce "voeu de pauvreté en matière de connaissance" se distingue du scepticisme. Là où le sceptique récuse par avance et par principe toute vérité matérielle (c'est-à-dire portant sur des résultats, sur des objets), le sage s'étonne, pendant le temps que dure son activité philosophique, non pas seulement du résultat mais aussi des conditions formelles qui l'ont rendu possible. Et là où le sceptique déclare, de manière contradictoire, que rien n'est pour lui absolument certain, le philosophe reconnaît faire entièrement confiance à ses intuitions évidentes. Dès lors, les seules connaissances, les seules vérités que le philosophe ne met pas en doute parce qu'elles sont justement le roc de certitude qui donne une valeur universelle à sa critique, ce sont les règles formelles que chacun peut trouver au fond de soi-même et qu'on qualifie habituellement de raison. Ainsi les seules connaissances absolument certaines, absolument hors de doute, sont des intuitions rationnelles :
- intuitions parce qu'on ne peut les exposer dans un discours étant donné que tout discours les présuppose
- rationnelles parce que, pour que la connaissance en général soit possible, il faut supposer une faculté de raisonner dans chaque être humain.
Mais comme on l'a vu précédemment, ces intuitions rationnelles absolument certaines ne constituent pas des connaissances matérielles portant sur des objets mais uniquement des connaissances formelles portant sur des règles. C'est pourquoi Husserl restreint son "voeu de pauvreté" à la seule "matière de connaissance".



CONCLUSION.

Le philosophe - ou le sage - est donc celui qui arrive à se détacher suffisamment du monde pour en devenir simplement spectateur tout à la fois désintéressé et étonné :
- désintéressé parce qu'il est capable de détourner son regard des relations qu'il entretient spontanément avec le monde et qui l'intéressent en tant qu'elles lui sont utiles
- étonné‚ parce qu'il est capable d'orienter son regard de telle sorte que les objets du monde lui apparaissent sous un jour nouveau par le simple fait qu'il refuse de les considérer … travers l'épaisseur de ses connaissances.
Le travail du philosophe consiste dès lors à considérer séparément l'objet lui-même et la connaissance qu'on en a pour se demander comment une telle connaissance est possible. En d'autres termes, le travail proprement philosophique consiste à prendre l'initiative de questionner les habitudes de langage que nous contractons tous sans nous en rendre compte et qui servent de justificatif commode et rituel à nos actions. Le philosophe possède donc un véritable savoir. Mais ce ne peut être ni un savoir théorique puisqu'il ne nous apprend rien sur les objets mais bien au contraire provoque l'étonnement, ni un savoir pratique puisqu'il ne nous dit pas comment il convient d'agir mais nous invite au contraire à nous désintéresser de l'action. Le savoir philosophique est plutôt d'un autre ordre : c'est un savoir-être, c'est-à-dire un point de vue différent à partir duquel le philosophe invite tous les êtres doués de raison à considérer les choses sous un autre aspect.