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mardi 14 mars 2000

A QUELLES CONDITIONS UN POUVOIR DEVIENT-IL VIOLENT ?


Du fait que la violence - distincte du pouvoir, de la force ou de la puissance - exige toujours des instruments [...], la révolution technologique, révolution dans la fabrication des outils, a revêtu une importance particulière dans le domaine militaire. L'action violente est elle-même inséparable du complexe des moyens et des fins, dont la principale caractéristique, s'agissant de I'action de I'homme, a toujours été que les moyens tendent à prendre une importance disproportionnée par rapport à la fin qui doit les justifier et qui, à leur défaut, ne peut pas être atteinte. Du fait qu'il est impossible de prédire valablement quelle peut être la fin d'une action humaine, en tant qu'entité distincte des moyens de sa réalisation, les moyens que I'on utilise pour atteindre des objectifs politiques revêtent le plus souvent une importance plus grande pour la construction d'un monde futur que les objectifs poursuivis.
(Hannah Arendt - Du Mensonge à la Violence )



En affirmant dans le Savant et le Politique que l’Etat “revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime”, Max Weber reprend et approfondit une vieille idée de Machiavel. Selon lui, en effet, l’Etat doit tout faire pour “se maintenir dans son autorité : les moyens, quels qu’ils soient, paraîtront toujours honorables” (le Prince, ch.XVIII). C’est l’idée que pour préserver l’autorité de l’Etat, aucun moyen ne doit être tenu pour illégitime. On sous-entend par là, bien entendu, que les moyens les plus immoraux, à savoir ceux qui relèvent de la pure violence physique, sont encore légitimes.
Seulement une telle légitimation universelle de la violence d’Etat (justement nommée, d’ailleurs, raison d’Etat pour bien montrer que cette raison-là n’a rien à voir avec la raison tout court) choque le sens commun. Car, après tout, pourquoi ne pas légitimer l’Holocauste au motif que la violence physique exterminatrice était effectivement la violence d’un Etat qui ne cherchait rien de plus qu’à maintenir son autorité ? D’où la question qu’on ne peut manquer de reposer ici : la violence n’est-elle qu’un moyen banal, parmi d’autres possibles, de viser la finalité de l’Etat, c’est-à-dire une certaine idée de la justice ? Autrement dit, peut-on justifier la violence au nom d’une finalité ?
La thèse de Hannah Arendt est que la violence n’est pas un moyen au service d’une fin, mais plutôt qu’elle est le résultat d’une disproportion entre des moyens certains et immédiats et des fins incertaines et lointaines. Le texte s’articule en trois parties :
- la violence requiert des moyens techniques
- ces moyens techniques deviennent prédominants
- de sorte que la finalité politique de justice est perdue de vue.


I - La violence manifeste une contrainte par des moyens techniques.

A - la violence est “distincte du pouvoir , de la force et de la puissance”.

Dans la vie sociale de tout individu, rares sont les occasions d’égalité de fait. Celles-ci ne semblent devoir se manifester que dans le rapport amical (l’ami, dit Aristote, est un autre moi-même). Autrement , et quelle que soit, par ailleurs, l’égalité de droit, les relations sociales semblent fondées sur l’asymétrie. Pour autant toutes les relations asymétriques ne se ressemblent pas : la relation du père avec son enfant n’est pas celle du policier à l’égard de l’automobiliste qui n’est pas non plus celle du bourreau avec sa victime. Dans le premier cas, il y a autorité, dans le second obéissance, dans le troisième violence. Pourquoi ?

L’autorité, dit Hannah Arendt, “c’est la hiérarchie elle-même dont chacun reconnaît la justesse et la légitimité, et où tous deux ont d’avance leur place fixée” (la Crise de la culture, ch.III). Autrement dit, l’autorité s’exerce spontanément entre deux êtres qui admettent a priori une inégalité de fait en fonction de laquelle chacun agit selon son statut hiérarchique. Dans cette situation d’autorité, l’individu qui occupe la position hiérarchiquement inférieure agit sous la directive de l’autre en considérant ce rapport hiérarchique comme naturel. Subjectivement, l’action faite sous autorité est une action qui apparaît comme nécessaire : c’est la définition platonicienne de la justice idéale.

Dans le rapport d’obéissance en revanche, celui qui agit est conscient de la contingence plus ou moins grande de son acte selon qu’il obéit à un pouvoir, à une puissance ou à une force.
Le pouvoir correspond à l’aptitude de l’homme à agir, et à agir de façon concertée” (du Mensonge à la Violence, III° partie). Le pouvoir est donc, aussi bien du côté de celui qui agit, que de celui qui prescrit, un acte libre par excellence. En effet, il découle du consentement que les deux individus donnent à des règles de droit qui leur pré-existe et qu’ils décident d’interpréter d’un commun accord. 
 
Par opposition, l’obéissance à une puissance est obéissance en vertu d’une qualité possible (et non plus réelle comme dans le pouvoir) que celui qui agit reconnaît à celui qui prescrit, indépendamment de tout droit positif. Par exemple lorsqu’on dit que les Etats-Unis sont la première puissance économique mondiale, on veut dire par là que toute autre nation peut être amenée à lui obéir en vertu du fait qu’elle lui reconnaît la possibilité de lui imposer tel ou tel choix économique.

Quant à la force, elle est “la qualification d’une énergie qui se libère au cours de mouvements physiques ou sociaux” (idem), c’est-à-dire qu’elle exprime une contrainte qui s’exerce sur l’individu de telle sorte qu’il a le sentiment de ne pouvoir que difficilement résister. En fait on obéit moins à la force que par la force, comme le montre l’expression “par la force des choses” qui indique une obéissance sans consentement donc sans liberté.

Mais alors en quoi la violence se distingue-t-elle de la force?

b - la violence “exige toujours des instruments”.

Eh bien la différence réside dans le fait que nous nous représentons la force comme exerçant une contrainte à laquelle je peux, après tout, choisir de résister, donc de ne pas obéir, alors que cette faculté nous est refusée par la violence. En effet, le caractère physique de la force en fait un événement prévisible et reproductible qui n’est irrésistible que par accident, mais auquel tout être rationnel entend faire soit obstacle, soit usage : la force du vent par exemple n’est dévastatrice que par accident puisque l’homme a la volonté de à la domestiquer de multiples manières.

Tandis que la violence semble devoir se distinguer de la force par trois caractères :
- elle est irrésistible
- elle est imprévisible
- elle est instrumentale.

Contrairement à la force, donc, la violence apparaît comme irrésistible. Il est absurde de prétendre résister à la violence. Résister revient à refuser d’obéir malgré la contrainte, ce qui suppose que l’individu qui résiste considère cette contrainte comme un simple effet naturel auquel il oppose un autre effet naturel : une façon banale de refuser d’obéir malgré la contrainte consiste à ne pas agir, autrement dit à opposer à une force qui tend à nous mettre en mouvement, une force d’inertie. Mais la force devient violence dès lors qu’elle est insupportable pour un sujet qui ne trouve plus rien à lui opposer, de telle sorte qu’il n’agit plus mais subit. C’est pourquoi on parle parfois de la violence d’un phénomène naturel pour souligner l’irrésistibilité de ce phénomène.

Si la violence est irrésistible, c’est parce qu’elle est imprévisible, c’est-à-dire qu’elle n’appartient pas à l’ordre immuable de la nature des choses mais qu’elle s’exerce librement. Là encore il est parfois question d’une violence naturelle lorsque l’on veut signifier que tel phénomène naturel a, par sa rareté et sa soudaineté, surpris tous les observateurs : une violente explosion n’est pas seulement irrésistible, elle est aussi inattendue (le Code Civil nomme ce genre de phénomène cas de force majeure). De sorte que l’on a là un caractère important de la violence : elle surprend et elle interdit de ce fait par avance toute riposte.

Si enfin la violence est irrésistible et imprévisible, c’est qu’elle est instrumentale. Si la violence interdit toute riposte à l’individu qui en est victime, c’est qu’elle réalise la synthèse de la force physique et de la puissance. En effet, ce qui rend irrésistible et imprévisible un acte violent, c’est que la puissance (qui n’est qu’une simple possibilité) semble se réaliser en se transformant en une force naturelle.

Par exemple, pour qu’il y ait violence publique, il faut que la puissance publique (la possibilité pour l’Etat d’imposer ses décisions à l’individu privé) s’actualise en force publique (une intervention physique effective). Or la puissance devient force (en toute rigueur on devrait dire “travail” ou “énergie”) au moyen d’un instrument qui est précisément destiné à transformer le potentiel en réalité. Dès lors, ce qui donne à la violence son caractère irrésistible et imprévisible, c’est qu’elle est le produit à la fois de la liberté humaine (la puissance imprévisible) et de la nécessité physique (la force irrésistible). C’est ce mélange de liberté imprévisible et de nécessité irrésistible que la victime reconnaît dans l’arme de son bourreau.

D’où évidemment le fait que “la révolution technologique, révolution dans la fabrication des outils, a revêtu une importance particulière dans le domaine militaire”. Si en effet la violence consiste à contraindre de manière irrésistible et imprévisible au moyen d’instruments, on comprend tout le parti qu’a pu tirer des différentes révolutions technologiques l’industrie de la guerre. On comprend également que la guerre elle-même soit considérée par le sens commun comme le paroxysme de la violence. 
 
Mais si la violence consiste en une transformation de la puissance en force par le moyen d’instruments qui rendent la force irrésistible et imprévisible, quels sont plus précisément les rôles respectifs des fins et des moyens dans ce processus ?


II - Dans la violence le moyen est plus important que la fin.
a - “l’action violente est elle-même inséparable du complexe des moyens et des fins”.

Après tout, en effet, une action violente est une action : agir violemment, c’est agir, et on agit toujours, semble-t-il, pour atteindre un but. Aristote, dans le livre III de l’Ethique à Nicomaque, montre que toute action suppose la volonté de la fin et le choix des moyens d’y parvenir.

Si on agit de quelque manière que ce soit en ce monde, c’est parce que l’issue en est incertaine, autrement il n’y aurait pas à agir mais il suffirait d’attendre que le nécessaire se produise de lui-même. L’action est donc toujours le fruit d’une décision délibérée : on agit précisément parce qu’on est libre de vouloir ou non tel effet qui ne sera jamais nécessaire mais plutôt toujours contingent. Mais, d’un autre côté, si on agit, c’est que l’issue de l’action apparaît comme possible. Celui qui entreprend d’élaborer pour le futur quelque chose qui n’existe pas encore dans le présent, celui-là n’est certes pas certain du résultat mais, par le fait-même qu’il agit, crée la possibilité de ce pour quoi il agit.

C’est pourquoi toute action suppose que l’agent veut la fin poursuivie : toute action est nécessairement volontaire. Certes on peut se tromper sur le but poursuivi qui peut être en réalité autre que le but consciemment posé, il n’empêche que même si la conscience s’illusionne sur l’objectif réel de l’action, il y a quand même un objectif voulu. L’important est que, dans tous les cas, la fin de l’action soit posée librement : en particulier , celui qui obéit aux ordres du pouvoir ou de la puissance reste libre dans la mesure où il agit lui-même afin d’en retirer quelque satisfaction (rémunération, distinction, fierté personnelle, etc.). Autrement, on ne comprendrait pas que des tribunaux puissent juger des dignitaires nazis ou bien des responsables militaires qui affirment tous pourtant avoir agi sous les ordres.

Mais il ne suffit pas bien entendu de vouloir la fin, il faut aussi, sauf à s’en remettre au hasard ou à la providence, choisir les moyens, c’est-à-dire s’attacher à réaliser pas à pas le possible que l’on s’est assigné. D’ailleurs, ceux qui préfèrent le hasard ou la providence n’agissent pas bien qu’ils se soient fixé une fin possible : le joueur attend que la chance tourne, le contemplatif attend un avenir providentiel. Ainsi, l’acte volontaire, nous dit Aristote est “l’acte dont le principe est dans l’agent lui-même, qui sait en détail toutes les conditions que son action renferme” (Ethique à Nicomaque, III, II, 8). C’est dire qu’une fin n’est possible que si et seulement si elle présuppose non seulement les moyens réels d’être atteinte, mais aussi que ces moyens sont connus de l’agent qui est le principe (le commencement) de cette action. Autrement dit les moyens ne sont rien d’autre que les conditions de réalisation de la fin possible. Les moyens sont, littéralement, ce qui est au milieu, les étapes intermédiaires, entre le principe (le commencement) et la fin.

Mais affirmer que les moyens sont les conditions sine qua non de réalisation d’une fin, n’est-ce pas reconnaître la supériorité des moyens sur les fins ?

b - “les moyens tendent à prendre une importance disproportionnée par rapport à la fin”.

Hannah Arendt fait en effet remarquer que si l’action violente est une action à part entière, ce n’est pas seulement parce que celui qui agit violemment choisit délibérément une fin comme tout autre agent, mais c’est aussi parce que, comme pour toute autre action, les moyens tendent à prendre le pas sur la fin. Et ce pour deux raisons : d’une part les moyens sont antérieurs à la fin, d’autre part ils lui sont nécessaires.

Aristote déjà montre, toujours dans le livre III de l’Ethique à Nicomaque, que la vertu de l’homme prudent, à savoir la sagesse pratique, réside dans le choix des moyens. On se souvient que pour Aristote “la vertu est une sorte de milieu” (Ethique à Nicomaque, II, VI, 18). Or le choix des moyens est effectivement le juste milieu entre un principe qui est passé et donc certain et une fin qui est à venir et donc incertaine. La faculté de choisir correctement les moyens d’atteindre une fin préalablement fixée n’est donc rien d’autre que la faculté de pouvoir vivre dans le présent, dans le concret. De même, pour Hannah Arendt, la fin peut justifier (et non pas justifie) les moyens. Elle veut évidemment dire par là que nous vivons dans le présent, de sorte que des moyens bien réels ne peuvent être mis en concurrence avec une fin seulement possible. Ainsi, entre le présent concret qui est et l’avenir abstrait qui peut être, le sens commun tend spontanément à préférer le présent immédiat et donc à privilégier les moyens sur les fins.

Une autre raison beaucoup plus grave de privilégier les moyens, c’est que ceux-ci, en tant qu’ils sont bien réels, peuvent se passer de fin déterminée alors que l’inverse n’est pas vrai. Supposons par exemple que l’on veuille planter un clou : cette fin ne sera réalisée que si et seulement si un moyen est déterminé (mettons l’usage du marteau), elle ne pourra être atteinte sans cela. A l’inverse, une fois le moyen en ma possession je suis libre de l’utiliser pour une autre fin ou même, à la rigueur, de ne pas l’utiliser du tout. On trouve un exemple classique en économie : soit comme finalité la satisfaction d’un certain besoin B au moyen d’un produit P, une fois que P est disponible sur le marché le consommateur peut utiliser P pour satisfaire B ou un autre besoin différent de B (c’est ce que les publicistes appellent les “achats multi-factoriels”).

On reconnaîtra donc l’action juste en général à ce que les moyens sont équitablement proportionnés aux fins poursuivies. Cela signifie que la fin sera atteinte avec une quantité et une qualité de moyens qui ne seront ni insuffisante, ni excessive. Dès lors l’action injuste sera celle où les moyens sont qualitativement ou quantitativement disproportionnés par rapport à la fin poursuivie. Mais une telle injustice peut être due à l’ignorance ou à la négligence : c’est le cas lorsqu’un tribunal condamne un employeur au motif qu’il a, au mépris de la loi, laissé son employé utiliser un moyen inadapté représentant un danger. 
 
Mais l’action injuste sera, en plus, violente, si cette disproportion qualitative ou quantitative est voulue. Autrement dit, l’action sera dite violente dès lors qu’il existera une telle disproportion entre l’énormité des moyens et la faiblesse de la fin que celle-ci perdra son caractère de fin incertaine pour s’assimiler à une cause certaine. On dira par exemple qu’une personne a été victime de violence pour signifier d’une part que son agresseur a volontairement transformé l’incertitude finale de son entreprise en certitude causale, d’autre part qu’il a employé des moyens tels que sa puissance s’est transformée en force irrésistible. Autrement dit, l’action violente se caractérise par le refus de l’incertitude finale, ce qui conduit l’agresseur à accumuler les moyens qu’il utilise non plus pour atteindre un but, mais parce que ce but lui apparaît comme tellement proche qu’il le prend pour une cause qui le fait agir avec certitude.

Donc si la violence consiste à nier l’incertitude finale de toute entreprise pour tenter de la transformer en certitude causale et si elle se traduit en une force irrésistible et imprévisible par un usage instrumental disproportionné, on peut se demander si cette efficacité redoutable n’est pas un mode tentant de gestion politique.


III - La violence politique consiste donc dans l’oubli de la finalité de l’Etat.

a - “il est impossible de prédire [...] la fin d’une action humaine”.

La difficulté politique majeure est la prévision. En effet, si la finalité de l’Etat est la justice dans son sens le plus général, le problème qui se pose aux pouvoirs exécutif et législatif est évidemment de choisir les moyens qui vont permettre d’atteindre cette finalité. Or une telle finalité publique est naturellement fonction des finalités privées que se fixent les constituants particuliers de l’Etat. D’où la nécessité pour les instances politiques de l’Etat de tenter de connaître les finalités particulières privées constitutives de la finalité générale publique de justice afin d’essayer de coordonner les différentes actions particulières par le moyen des lois et des règlements. Mais, nous dit Hannah Arendt “il est impossible de prédire valablement quelle peut être la fin d’une action humaine en tant qu’entité distincte des moyens de sa réalisation”. Pourquoi ?

Agir, au sens le plus général, signifie prendre une initiative, entreprendre [...], mettre en mouvement, ce qui est le sens original du latin agere” (Condition de l’Homme Moderne, ch.V). Agir consiste donc, comme nous l’avons également vu avec Aristote, essentiellement à commencer quelque chose, c’est-à-dire concrètement à commencer à utiliser des moyens propres à atteindre la fin que l’on s’est fixée. C’est pourquoi Hannah Arendt nous dit qu’il est difficile de distinguer, dans l’action humaine, les moyens et la fin, et ce pour trois raisons.

D’une part les fins personnelles comme motifs objectifs ou comme mobiles subjectifs d’action sont impossibles à connaître parce qu’elles n’existent qu’à l’état de simples projets qui, à de rares exceptions près, ne sont pas formulés et qui restent parfois même très confus dans l’esprit de l’individu qui agit. D’autre part si toute action consiste pour l’essentiel à commencer quelque chose parce que toute fin est à la fois confuse, informulée et incertaine, la tentation est grande de ne considérer l’action que sous l’angle de l’acte, c’est-à-dire de ce qui est physiquement accompli, et de ne voir dans l’intention finale qu’une abstraction sans intérêt. C’est ce que font les tribunaux qui jugent sur des actes, et c’est toujours une grave accusation que de prétendre qu’on vous fait un procès d’intention. Enfin en ce que l’action est une initiative, une entreprise, elle n’est que la face visible de la liberté par laquelle tout individu peut, au sein d’un espace public, interpréter les principes légaux et moraux dont il dispose pour s’inventer une fin personnelle.

Autant de raisons qui rendent impossible pour une institution politique la prédiction des fins particulières et qui contraignent les dirigeants politiques à anticiper des comportements, c’est-à-dire à projeter sur l’avenir les comportements des différents agents privés tels qu’ils sont perçus dans le présent. Oui mais à quelles conditions cette anticipation se révèle-t-elle efficace ?

b - l’anticipation ne peut être absolument efficace que si elle s’accompagne de violence.

Hannah Arendt remarque en effet que, de même que la violence privée doit son efficacité à la priorité donnée aux moyens sur les fins, de même “les moyens que l’on utilise pour atteindre des objectifs politiques revêtent le plus souvent une importance plus grande pour la construction d’un monde futur que les objectifs poursuivis”. Mais en quoi l’action politique qui privilégie les moyens par rapport aux fins est-elle une action violente ?

C’est que, nous dit Hannah Arendt, “les prévisions de l’avenir ne sont jamais que les projections des automatismes et des processus du présent, autrement dit de ce qui se produira probablement si les hommes s’abstiennent d’agir et si n’intervient aucun événement imprévu” (du Mensonge à la violence, III, I). Autrement dit la condition sine qua non à une validité absolue des prévisions politiques, lesquelles ne sont que des projections du présent sur l’avenir, c’est que demain soit rigoureusement identique à aujourd’hui. Ce qui implique évidemment que les hommes s’abstiennent d’agir puisque nous avons vu que tout action particulière est imprévisible quant à sa fin.

Or l’action violente en général est, comme nous l’avons dit une action qui prive l’individu particulier de sa possibilité d’agir, par des moyens techniques qui transforment une puissance en force irrésistible et qui transforment une fin incertaine en cause certaine. Bref, un pouvoir politique qui voudrait prévoir de manière infaillible et absolument efficace le comportement des individus devrait avoir recours à la violence comme remède à la liberté qui est une source d’aléas et, partant, de difficulté à gouverner.

En effet si l’action politique se caractérise par la difficulté qu’il y a à trouver les moyens de faire converger les différentes fins particulières en raison de la liberté imprévisible des agents, alors grande peut être la tentation, pour une puissance politique de supprimer la racine de la difficulté, à savoir la liberté d’action. Autrement dit, il est toujours politiquement tentant d’abandonner toute finalité de justice pour l’avenir, et de se consacrer, au nom de l’efficacité technique, à gérer le présent en ne se souciant que des moyens légaux ou matériels.

Autrement dit la l’action politique est violente dès lors qu’elle est imprévisible, irrésistible et instrumentale :
- elle est imprévisible dans la mesure où elle prétend, par souci d’efficacité immédiate, réagir au gré des circonstances sans se lier à des objectifs à long terme
- elle est irrésistible en ce qu’elle utilise un arsenal de mesures légales ou matérielles contraignantes pour tout individu particulier qui voit sa liberté supprimée
- elle est instrumentale dans la mesure où le souci des moyens à court terme fait perdre de vue toute finalité à long terme de justice politique, sociale ou économique.
On voit par là que la violence ne peut pas constituer un moyen ordinaire de faire de la politique au service d’une fin transcendante qui exigerait ce moyen comme une nécessité, pour la simple raison, comme nous l’avons montré, que dans l’action violente, la fin (ce qui est possible dans le futur) est transformée en cause (ce qui est immédiatement nécessaire) par une débauche de moyens (ce qui existe réellement dans le présent). Dès lors, la violence ne peut pas constituer un moyen en vue d’une fin, pour la simple raiosn que celle-ci n’existe plus.

Quant à la forme extrême de violence politique, elle n’est que trop connue sous le nom de terreur totalitaire qui tend, nous dit Hannah Arendt, “à faire que la force [...] puisse emporter le genre humain tout entier dans son déchaînement, sans qu’aucune forme d’action humaine spontanée ne puisse y faire obstacle” (le Système Totalitaire, ch.IV). Bref, il y a terreur totalitaire, ou violence politique généralisée dès lors que la politique prétend n’être que l’instrument d’une pure loi causale, autrement dit d’une nécessité naturelle.


Conclusion.

La violence en général est donc une transformation de la simple puissance en force naturelle par le moyen d’instruments qui rendent cette force imprévisible et irrésistible.
Le rôle des instruments est ici de créer un tel déséquilibre entre les moyens réels et la fin toujours incertaine que celle-ci est abusivement considérée par l’agresseur comme une nécessité qui devient ainsi la cause des moyens employés.
C’est pour cela qu’il peut être tentant, pour une institution politique, d’oublier la finalité trop aléatoire de justice pour diriger l’Etat en insistant sur des moyens prétendûment dictés par les nécessités du présent, bref, il peut être tentant de faire violence à la liberté des agents pour faciliter la gouvernabilité de l’Etat.