各国无产者联合起来 ! PROLETAIRES DE TOUS PAYS UNISSEZ-VOUS !

各国无产者联合起来 ! PROLETAIRES DE TOUS PAYS UNISSEZ-VOUS !

samedi 1 décembre 2012

PHILOSOPHIE : FINS ET MOYENS (III - PHILOSOPHIE ET LITTERATURE)

(suite de I - PHILOSOPHIE ET JOURNALISME
et II - PHILOSOPHIE ET MATHEMATIQUES)


Bien entendu, même à l'époque contemporaine, en connaissant l'histoire des errements de la métaphysique, tous les philosophes sont loin d'être d'accord avec ce minimalisme rationaliste consistant à opérer (dans tous les sens de ce verbe) négativement. Pour Deleuze, par exemple, 
"[la philosophie] n’est pas réflexion, parce que personne n’a besoin de philosophie pour réfléchir sur quoi que ce soit [...] car les mathématiciens comme tels n’ont jamais attendu les philosophes pour réfléchir sur les mathématiques, ni les artistes, sur la peinture ou la musique dire qu’ils deviennent alors philosophes est une mauvaise plaisanterie, tant leur réflexion appartient à leur création respective [...]. Philosopher, c’est créer des concepts. Les grands philosophes sont donc très rares"(Deleuze, Revue Chimères, n°8, été 1990)
 Deleuze admet, en effet, tout comme Descartes, Kant, Hegel, Alain, etc. que réfléchir, penser, juger, critiquer sont des activités essentiellement négatives dont il ne nie pas une seule seconde, cela va de soi, l'utilité. Seulement, ajoute-t-il, là n'est pas la raison d'être de la philosophie. Et si tel est le cas, c'est parce que, contrairement à ce qu'affirme un Kant, par exemple, la véritable critique n'est pas transcendantale, elle n'est pas l'analyse des conditions de possibilité d'une connaissance ou d'une action. Elle est auto-critique, la critique interne, la critique immanente, un peu à la manière où Oscar Wilde nous dit que le véritable critique d'art, c'est l'artiste lui-même. Ou plutôt à la manière où Spinoza entend lutter contre les passions tristes non pas en les déconsidérant ou en prétendant vainement les éradiquer (en tant que modes finis d'un attribut de Dieu, elles sont aussi l'expression de Dieu, c'est-à-dire de la Nature1), mais en renforçant notre pouvoir de résistance aux événements générateurs de ces passions. Pour reprendre la métaphore médicale chère à Wittgenstein, si la philosophie doit traiter un problème comme une maladie, la seule façon de le faire, pour un Spinoza ou un Deleuze, serait vraisemblablement de renforcer les défenses immunitaires du patient : "la béatitude [beatitudo] n’est pas le prix de la vertu, c’est la vertu elle-même, et ce n’est point parce que nous contenons nos passions excessives [libidines] que nous la possédons, c’est parce que nous la possédons que nous sommes capables de contenir nos passions excessives"(Spinoza, Éthique, V, 42). Dès lors, la philosophie et, au delà, toute activité intellectuelle, doit viser, en amont des problèmes à résoudre, et donc, en particulier, en amont de la réflexion critique elle-même, à augmenter notre puissance d'être et d'agir, en d'autres termes typiquement spinoziens, à nous apporter de la joie en créant ce qui va nous permettre de lutter contre les risques d'affaiblissement de notre être (ce que Spinoza nomme "tristesse") sous l'effet d'agents pathogènes divers et variés mais dont l'existence est extrêmement probable. C'est pourquoi, pour Deleuze la philosophie, tout comme l'art ou la science, d'ailleurs, est une activité essentiellement créatrice : "le véritable objet de la science est de créer des fonctions, le véritable objet de l’art, c’est de créer des agrégat sensibles et l’objet de la philosophie, créer des concepts"(Deleuze et Guattari, qu’est-ce que la Philosophie ?). Chez Spinoza comme chez Deleuze, la philosophie, et toutes les activités intellectuelles en général, ont donc clairement une fonction éthique2 : "on écrit toujours pour donner la vie, pour libérer la vie là où elle est emprisonnée, pour tracer des lignes de fuite"(Deleuze, Pourparlers). Dans tous les cas, il s'agit que les hommes soient le mieux équipés possible pour vivre le mieux possible : "le point de vue d'une éthique c'est : de quoi es-tu capable ? qu'est-ce que tu peux ?"(Deleuze, Cours du 21/12/80) ; "plus une chose a de perfection, plus elle a de réalité, et en conséquence, plus elle agit et moins elle pâtit"(Spinoza, Éthique, V, 42). Par quoi on voit qu'une philosophie ainsi conçue n'entend pas s'attaquer directement au problème des contenus de connaissance erronés ou illusoires fournis par la démagogie sophistico-journalistique mais s'attache plutôt à renforcer en quelque sorte le pouvoir de résistance à celle-ci. Belle et noble ambition qui s'accompagne néanmoins d'un certain nombre de difficultés dont la première est évidemment son efficacité relative que l'histoire de la philosophie est loin d'avoir établie : la philosophie comme éthique de résistance globale à la manipulation ne semble pas plus redoutable que la philosophie comme vigilance ponctuelle à l'égard du contenu des discours manipulatoires. Mais, peut-être, après tout, comme le dit Deleuze, si, comme il le pense (et comme le pensait d'ailleurs aussi Spinoza), sa conception de la philosophie est la bonne, alors, effectivement, "les grands philosophes sont donc très rares". Deuxième difficulté patente : ces deux conceptions de la philosophie (préventive ou curative, pourrait-on dire), que Deleuze oppose, ne sont nullement incompatibles. Deleuze écrit en effet que 
"la philosophie ne consiste pas à savoir, et ce n'est pas la vérité qui inspire la philosophie, mais des catégories comme celles d'Intéressant, de Remarquable, ou d'Important qui décident de la réussite ou de l'échec. Or on ne peut pas savoir avant d'avoir construit"(Deleuze, qu'est-ce que la Philosophie ?)
 À quoi il serait aisé de rétorquer qu'on ne peut guère construire sans rien savoir, mais surtout, que la conception éthique, voire thérapeutique, de la philosophie qui a animé, par exemple, un Aristote, un Spinoza ou un Wittgenstein n'a pas empêché celui-ci de se doter d'instruments d'analyse logique du langage (du moins, dans sa "première philosophie"), ni ceux-là de se doter d'une métaphysique en bonne et dûe forme, notamment Spinoza qui la présente more geometrico, comme nous l'avons vu supra. Mais, ce n'est pas encore là le plus grave. Car, en admettant avec Deleuze que la philosophie soit, par excellence, cette activité vitale de création de concepts, autrement plus délicat me semble en effet le problème de savoir si la philosophie est mieux armée que l'art ou que la science pour parvenir à créer les conditions d'un renforcement éthique de l'humanité. 

"Le concept, nous dit Deleuze dans qu'est-ce que la Philosophie ?, se définit par l’inséparabilité d’un nombre fini de composantes hétérogènes parcourues par un point en survol absolu, à vitesse infinie". Le concept deleuzien n'est, nous l'avons vu supra, ni un objet sensible comme une production artistique, ni une fonction au sens scientifique car, dans les deux cas, il s'agit de créations spatio-temporelles. Or un concept doit pouvoir se déployer dans ce que Deleuze appelle un "plan d'immanence" : "le plan d'immanence n'est pas un concept, ni le concept de tous les concepts. […] Les concepts sont comme les vagues multiples qui montent et qui s'abaissent, mais le plan d'immanence est la vague unique qui les enroule et les déroule"(Deleuze et Guattari, qu’est-ce que la Philosophie ?). Ce que veut dire Deleuze, semble-t-il, c'est qu'il n'y a pas d'extériorité du concept par rapport, d'une part, à ce dont il est le concept, à savoir la pensée et, d'autre part, aux autre concepts. C'est en ce sens que le concept philosophique se distingue des fonctions scientifiques et des oeuvres d'art. À la façon dont sont connectés les uns aux autres les modes finis de l'unique substance chez Spinoza, les concepts sont liés par un lien nécessaire qu'il convient de découvrir par le mouvement de la pensée qui opère "en survol absolu, à vitesse infinie" puisque, nous dit Deleuze, les concepts ne sont pas des réalités spatio-temporelles. Se réclamant du parallélisme psycho-physique cher à Spinoza, Deleuze peut donc affirmer que "les concepts sont les choses mêmes à l'état libre et sauvage"(Différence et Répétition). Ou bien, à la manière des monades leibniziennes qui expriment, chacune de son propre point de vue, la totalité de l'univers. Bref, la philosophie est, pour Deleuze, comme pour Spinoza ou Leibniz, d'ailleurs, la manifestation par excellence de la vraie vie, celle qui est création continue de liens de sympathie de celui qui pense avec un univers où tout est lié. Nul doute que la philosophie, ainsi conçue, soit effectivement un puissant antidote au poison de l'enfermement où l'homme psychologique est condamné par la rhétorique sophistico-journalistique et qui consiste, rappelons-le au passage, à fournir à chaque ego les représentations propres à faciliter sa tendance paresseuse à satisfaire ses besoins (on dit aujourd'hui "ses envies", c'est moins scatologique !) hic et nunc, processus d'atomisation de l'individu que Herbert Marcuse nomme fort à propos "désublimation répressive". Le problème est que, dans son contenu éthique comme dans sa forme métaphorique, une telle philosophie qui s'exprime en disant que "le concept est de l'ordre du cri. C'est quelque chose de très vivant, un mode de vie. La folle création de concepts exprime ce cri à plusieurs niveaux"(Deleuze, Séminaire sur Leibniz) ne se distingue plus tellement de la vraie littérature.

Dans son contenu d'abord. 
La grandeur de l'art véritable, au contraire de celui que M. de Norpois eût appelé un jeu de dilettante, c'était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d'épaisseur et d'imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie. La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature. Cette vie qui en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste. Mais ils ne la voient pas parce qu'ils ne cherchent pas à l'éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d'innombrables clichés qui restent inutiles parce que l'intelligence ne les a pas «développés». Notre vie ; et aussi la vie des autres car le style pour l'écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique, mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients de la différence qualitative qu'il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s'il n'y avait pas l'art, resterait le secret éternel de chacun. Par l'art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n'est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu'il peut y avoir dans la lune. Grâce à l'art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier et autant qu'il y a d'artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l'infini, et bien des siècles après qu'est éteint le foyer dont il émanait, qu'il s'appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient encore leur rayon spécial "(Proust, le Temps Retrouvé, 2284-2285)
 Ce long passage mérite, bien entendu, un long commentaire. Marcel Proust commence par y rappeler que l'art, et la littérature en particulier, n'ont pas toujours joui d'une très bonne réputation. Pour le diplomate technocrate qu'est Monsieur de Norpois, qui ne jure que par les cours de la Bourse, la littérature ne sert, comme il l'explique au narrateur dans à l'Ombre des Jeunes Filles en Fleur, au mieux, qu'à se faire connaître, à se faire un nom afin d'embrasser ensuite une carrière plus prestigieuse. Sinon, cela reste "un jeu de dilettante". Comme le dit l'expression française, tout cela "n'est que littérature" ! Cette méfiance, sinon ce mépris, à l'égard de la littérature a été, du reste, souvent celui de la philosophie elle-même au nom d'une déploration du culte littéraire des émotions, des apparences, de la contingence, voire du vice impuni3, autant de négations présumées des sacro-saints principes, respectivement, de rationalité, de réalité, de nécessité et de bonté supposer constituer la substance de la philosophia perennis. Pourtant, contrairement à ce qu'une certaine vulgate a longtemps cru et prétendu, la condamnation de la littérature n'est pas incrite dans l'acte de naissance de la philosophie. Voici, par exemple ce que Platon fait dire à Socrate : 
"Socrate : ne sais-tu pas que les premiers vers de l’Iliade dans lesquels le poète raconte que Chrysès pria Agamemnon de lui rendre sa fille , que celui-ci s’emporta, et que le prêtre, n’ayant pas obtenu l’objet de sa demande, invoqua le dieu contre les Achéens ? Adimante : je le sais. Socrate : tu sais donc que, jusqu’à ces vers, "il implorait tous les Achéens et surtout les deux Atrides, chefs des peuples", le poète parle en son nom et ne cherche pas à tourner notre pensée dans un autre sens, comme si l’auteur de ces paroles était un autre que lui-même. Mais, pour ce qui suit, il s’exprime comme s’il était Chrysès, et s’efforce de nous donner autant que possible l’illusion que ce n’est pas Homère qui parle, mais le vieillard, prêtre d’Apollon ; et il a composé à peu près de la même manière tout le récit des événements qui se sont passés à Ilion, à Ithaque et dans toute l’Odyssée"(République, III, 393b-398b)
 Platon distingue ici deux sortes d'écrivains, ou plutôt deux fonctions littéraires puisque, nous dit-il, elles ont été, toutes deux, remplies par le même poète, Homère : d'une part, la fonction de mimètès, consistant en ce que l'auteur se fait passer pour ce qu'il n'est pas, à savoir celui qui rapporte des faits qui, en réalité ont été imaginés (par exemple, l'auteur fait parler Chrysès à la première personne, il s'imagine donc qu'il est ce personnage), d'autre part celle de diègètès qui consiste au contraire à s'engager en son propre nom pour rapporter ce qu'il a constaté ou, à tout le moins, ce qu'il croit être vrai (par exemple, il raconte comment Chrysès s'adresse à Agamemnon et à Ménélas). Quant à la fameuse formule de Platon (que l'on cite en général en la coupant de son contexte) "si donc un homme en apparence capable, par son habileté, de prendre toutes les formes et de tout imiter, venait dans notre Cité pour s’y produire, lui et ses poèmes, nous le saluerions bien bas comme un être sacré, étonnant, agréable. Mais nous lui dirions qu’il n’y a point d’homme comme lui dans la Cité et qu’il ne peut y en avoir. Puis nous l’enverrions dans une autre Cité après avoir versé la myrrhe sur sa tête et l’avoir couronné de bandelettes"(op. cit.), il va de soi qu'elle ne concerne que le mimètès au motif tout à fait clair que celui-ci, tout comme le sophiste, est un menteur professionnel intéressé4. Bref, même dans la philosophie platonicienne, il existe une "bonne" littérature, comprenons une littérature soucieuse de vérité, c'est-à-dire capable de combattre les détestables travers de la rhétorique. Proust ne dira pas autre chose lorsqu'il assignera à la littérature la tâche de "retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons".

Pourquoi vivons-nous "loin de la réalité" ? Eh bien parce que, comme pour Proust, comme pour Spinoza ou Deleuze, "je suis mon monde (le microcosme)"(Wittgenstein, Tractatus, 5.63). En toute rigueur, nos cinq sens, qui sont nos moyens primitifs de relation à la réalité extérieure à nous-mêmes, nous réduit au solipsisme. Notre expérience spontanée est donc naturellement mutilée et confuse. C'est parce qu'elle est mutilée que "par l'art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n'est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu'il peut y avoir dans la lune". Et c'est parce qu'elle est confuse que notre "passé est encombré d'innombrables clichés qui restent inutiles parce que l'intelligence ne les a pas «développés»" : comme le souligne aussi Bergson, nos sens ont "enregistré" des myriades d'impressions diverses et variés qui demeurent infra-conscientes, donc inexploitables (un peu comme des "négatifs" de photographie argentique, précise Proust) tant qu'elles n'ont pas été qualitativement valorisées par l'art. Aussi celui-ci est-il "la révélation5, qui serait impossible par des moyens directs et conscients de la différence qualitative qu'il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s'il n'y avait pas l'art, resterait le secret éternel de chacun". C'est donc bien parce que la littérature en particulier (mais l'art en général, nous dit Proust dont la Recherche du Temps Perdu abonde en références musicales et picturales) est capable de révéler, d'actualiser ce qui importe dans notre propre vie et dans la vie d'autrui et qui, sans elle, fût demeuré à l'état latent, virtuel, que Marcel Proust peut affirmer que "la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature", Oscar Wilde soutenir que "la vie imite bien plus l'art que l'art n'imite la vie. Ceci ne résulte pas seulement de l'instinct imitatif de la vie, mais du fait que le but avoué de la vie est de trouver sa propre expression et que l'art lui offre certains moyens heureux de réaliser cet effort"(le Déclin du Mensonge). Chez ces deux écrivains au moins, il y a l'idée commune que la littérature est irremplaçable, que la vertu qu'elle a n'appartient qu'à elle, et que la philosophie elle-même en semble dépourvue.

Mais de quelle vertu s'agit-il au juste ? S'agit-il de cette vérité sur le réel dont nous prive la rhétorique sophistico-journalistique et dont on a essayé de montrer supra que la métaphysique philosophique échouait précisément à atteindre ? 
"Aussi profondes que puissent sembler les intuitions psychologiques d'un romancier, elles ne peuvent pas être appelées « connaissances » si elles n'ont pas été testées. […] Si je lis le Voyage au bout de la Nuit de Céline, je n'apprends pas que l'amour n'existe pas, que tous les êtres humains sont odieux et haineux (même si […] ces propositions devaient être vraies). Ce que j'apprends, c'est à voir le monde comme il a l'air d'être pour quelqu'un qui est sûr que cette hypothèse est correcte. [...] C'est la connaissance d'une possibilité. C'est une connaissance conceptuelle"(Putnam, Literature, Science and Reflection, in Bouveresse, la Connaissance de l'Écrivain, §8)
 Et, en particulier, une connaissance du possible au sujet de l'identité du personnage romanesque : 
"La littérature s'avère consister en un vaste laboratoire pour des expériences de pensée où sont mises à l'épreuve du récit les ressources de variation de l'identité narrative. [...] Avec Robert Musil, par exemple, l'Homme sans Qualités [...] devient à la limite non identifiable, [...] la décomposition de la forme narrative, parallèle à la perte d'identité du personnage, fait franchir les bornes du récit et attire l'oeuvre littéraire dans le voisinage de l'essai"(Paul Ricoeur, soi-même comme un Autre, vi, 1)
  En effet, qu'on la conçoive comme une katharsis des passions à la manière d'Aristote, comme le gardien de l'être à l'instar de Heidegger, comme un constituant de l'identité narrative avec Ricoeur, ou comme la connaissance conceptuelle dont parle Putnam, il semble bien que, si la vie, la vraie vie, la vie authentiquement humaine ne peut décidément pas se passer de la littérature, ce n'est pas, à proprement parler, parce que la littérature dit le vrai. C'est plutôt parce que, si comme le dit Saint Augustin, l'être humain est l'être par lequel advient le possible, 
"la littérature se concentre sur le possible invitant ses lecteurs à s'étonner à propos d'eux-mêmes. [...] Les oeuvres littéraires invitent de façon caractéristique leurs lecteurs à se mettre à la place de gens d'un bon nombre d'espèces différentes et à s'approprier leurs expériences. Dans leur façon même de s'adresser à un lecteur imaginé, elles communiquent le sentiment qu'il y a des liens de possibilité, au moins à un niveau très général, entre le personnage et le lecteur. [...] De cette façon, la structure même de l'interaction entre le texte et son lecteur imaginé invite le lecteur à voir comment les formes modifiables de la société et des circonstances ont une incidence sur la réalisation d'espérances et de désirs partagés. [...] La bonne littérature est dérangeante d'une façon dont l'écriture de l'histoire et de la science sociale, dans bien des cas, ne l'est pas"(Martha Nusbaum, Poetic Justice. The Literary Imagination and Public Life, in Bouveresse, la Connaissance de l'Écrivain, §22)
Si la poésie est supérieure à l'histoire, fait remarquer Aristote dans la Poétique, c'est justement parce que celle-ci ne fait état, dans le meilleur des cas, que du monde qui existe. La littérature comme représentation des mondes possibles, des essences et pas seulement des existences, dirait Leibniz, voilà bien l'étendue de sa puissance. Et Deleuze voit bien que "Proust est leibnizien, les essences sont de véritables monades, chacune se définissant par le point de vue auquel elle exprime le monde, chaque point de vue renvoyant lui-même à une qualité ultime au fond de la monade"(Proust et les Signes, iv). Sauf que Leibniz réserve à Dieu l'aperception des essences des mondes possibles, ne laissant aux hommes que celle des existences dans le monde actuel. D'ailleurs, rien ne vaut l'examen de la manière dont la littérature a toujours été traitée par les régimes anti-humanistes (qu'ils soient totalitaires ou libéraux) pour comprendre à quel point est redoutable son pouvoir de subversion. Ray Bradbury met (en 1953, en plein maccarthysme !) cette remarque désabusée dans la bouche de l'un des protagonistes de sa fameuse dystopie qui dépeint un monde où l'on brûle les livres : 
"si vous ne voulez pas qu'un homme se rende malheureux à cause de la politique, n'allez pas lui casser la tête en lui proposant deux points de vue sur une question ; proposez-lui-en un seul. Mieux encore, ne lui en proposez aucun. Qu'il oublie jusqu'à l'existence de la guerre. [...] Proposez des concours où l'on gagne en se souvenant des paroles de quelque chanson populaire, du nom de la capitale de tel ou tel État ou de la quantité de maïs récoltée dans l'Iowa l'année précédente. Bourrez les gens de données incombustibles, gorgez-les de "faits", qu'ils se sentent gavés, mais absolument "brillant" côté information. Ils auront alors l'impression de penser, ils auront le sentiment du mouvement tout en faisant du sur-place. [...] Les bons écrivains touchent souvent la vie du doigt. Les médiocres ne font que l’effleurer. Les mauvais la violent et l’abandonnent aux mouches."(Farenheit 451, i)
 La littérature contre le journalisme : voilà la véritable antinomie. La richesse imaginative des mondes virtuels contre la pauvreté médiatique du monde actuel ("actuel", au sens aristotélicien de "ce qui est en acte", ce qui existe, par opposition au "virtuel", "ce qui n'est qu'en puissance", ce qui peut exister). Réhabiliter la vie et sa créativité, redonner du pouvoir à l'imagination là où la rhétorique médiatique réduit les hommes à des fonctions mécaniques de production, de reproduction et de consommation (y compris, bien entendu, de production et de consommation d'informations) dans un monde sans alternative, tel est l'enjeu essentiel de la littérature6 : "un des principaux reproches que Karl Kraus adresse à la presse est précisément d'avoir tué l'imagination et, du même coup, la sensibilité, ce qui a rendu possibles des catastrophes qui pouvaient sembler, à première vue, inconcevables comme celle de la Première Guerre mondiale, pour ne rien dire de celles qui ont suivi"(Bouveresse, la Connaissance de l'Écrivain, §23). Pauvreté irrémédiable et coupable de l'actualité entretenue et relayée, quand ce n'est pas créée de toute pièce, par les media : "en nous exprimant l'opinion des gens incultes, [le journalisme moderne] nous fait toucher du doigt l'ignorance des masses. En nous relatant fidèlement les menus faits quotidiens, il nous fait apprécier leur insignifiance. En discutant sans trêve de futilités, il nous fait mieux comprendre les éléments nécessaires à une culture sérieuse"(Oscar Wilde, la Critique est un Art).

Cependant, si on admet que tels sont bien l'enjeu et la portée éthiques de la littérature, il est à craindre pour la philosophie que, "les chefs-d'oeuvre du roman contemporain en disent beaucoup plus long sur l'homme et sur la nature que de graves ouvrages de philosophie, d'histoire et de critique"(Zola, le Naturalisme au Théâtre), en d'autres termes, que, s'il s'agit d'opposer à la fabrique sophistico-journalistique de l'illusion manipulatrice la révélation éthique de la vraie vie, Zola soit mieux placé que Marx, Dostoïevski que Kant, Molière que Bergson, Sophocle que Freud, Flaubert que Bourdieu, Dante que Machiavel, Shakespeare que Hobbes et Proust que Deleuze. Lorsque Proust écrit, par exemple, 
"la sensation de la splendeur de la lumière ne m'était donnée que par les coups frappés dans la rue de la Cure par Camus (averti par Françoise que ma tante ne « reposait pas » et qu'on pouvait faire du bruit) contre des caisses poussiéreuses, mais qui, retentissant dans l'atmosphère sonore, spéciale aux temps chauds, semblaient faire voler au loin des astres écarlates ; et aussi par les mouches qui exécutaient devant moi, dans leur petit concert, comme la musique de chambre de l'été : elle ne l'évoque pas à la façon d'un air de musique humaine, qui, entendu par hasard à la belle saison, vous la rappelle ensuite ; elle est unie à l'été par un lien plus nécessaire : née des beaux jours, ne renaissant qu'avec eux, contenant un peu de leur essence, elle n'en réveille pas seulement l'image dans notre mémoire, elle en certifie le retour, la présence effective, ambiante, immédiatement accessible"(du Côté de chez Swann, I, ii, 74)
 cette "essence" de l'événement, de cette "sensation de la splendeur de la lumière" en tant qu'elle évoque "la musique de chambre de l'été" rappelle irrésistiblement la monadologie leibnizienne où chaque monade exprime, de son propre point de vue, l'intégralité du possible. C'est ce que Deleuze a fort bien remarqué chez Proust. Mais quel besoin avons-nous encore de philosopher si la littérature suffit à cette révélation ? Notre problème de combattre la rhétorique sophistico-journalistique n'est-il pas ipso facto résolu ? Que gagne-t-on, en l'occurrence, à étancher cette "soif de généralité, ou encore [cette] attitude dédaigneuse à l’égard du cas particulier"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 19) si caractéristiques de la démarche philosophique ? Autrement dit, la philosophie ne fait-elle pas laborieusement et mal ce que la littérature réalise facilement et bien ? Deleuze voit et résume parfaitement la difficulté, à savoir qu'"une oeuvre d'art vaut mieux qu'un ouvrage philosophique ; car ce qui est enveloppé dans le signe est plus profond que toutes les significations explicites. Ce qui nous fait violence est plus riche que tous les fruits de notre bonne volonté ou de notre travail attentif ; et plus important que la pensée, il y a « ce qui donne à penser »"(Proust et les Signes, iii). On ne saurait mieux dire : d'un côté il y a la pensée monadologique de Leibniz enfermée dans un système admirablement cohérent et synthétique, de l'autre l'"essence" d'un souvenir du narrateur convoquant l'imagination du lecteur comme le "révélateur" d'une quantité indéfinie de souvenirs intimes qui, non seulement sont rappelés de l'oubli, mais encore se trouvent magnifiés par cette "révélation". Et cette "révélation", pour essentielle qu'elle soit, est tout sauf une abstraction. L'"essence" dont parle Proust est très proche de celle dont il est question chez Spinoza : "Spinoza parle très souvent de l'essence, mais pour lui, l'essence n'est jamais [par exemple] l'essence de l'homme. L'essence c'est toujours une détermination singulière. Il y a l'essence de celui-ci, de celui-là, il n'y a pas d'essence de l'homme. Il dira lui-même que les essences générales ou les essences abstraites du type l'essence de l'homme, c'est des idées confuses"(Cours du 21/12/80). Spinoza, tout comme Leibniz, en seraient réduits à constater que c'est la littérature qui, au fond, accomplit leur projet métaphysique.

Oui mais, objectera-t-on, quid du style ? Car si l'on suppose une similitude, sinon une identité dans le contenu du projet éthique, le style philosophique n'est-il pas plus précis, plus rigoureux, plus direct, plus impersonnel que le style littéraire ? Et, finalement, n'a-t-on pas besoin des deux ? Philosophie et littérature n'ont-elles pas des styles opposés mais complémentaires qui tranchent tous deux avec le simplisme béat de la rhétorique sophistico-journalistique ? Rien n'est moins évident. D'abord parce que, de facto, l'opposition entre un prétendu "style littéraire" et un soi-disant "style philosophique" ne saute pas aux yeux. Certains philosophes, et des plus grands, se sont autorisés des emprunts manifestes à l'écriture littéraire, que ce soit la forme dialoguée chez Platon, le poème chez Lucrèce, les confessions chez Augustin ou Rousseau, le conte chez Dante, les aphorismes chez Wittgenstein. D'autres, et pas des moindres (Pascal, Sartre, Iris Murdoch) ont été simultanément écrivains et philosophes. D'autres encore (Bergson et Russell) sont des philosophes qui ont reçu le prix Nobel ... de littérature. Pour ne rien dire de certains philosophes français contemporains (Derrida, Foucault, Serres, Lyotard) qui ne sont étudiés aux États-Unis ... que dans les départements de littérature. À l'inverse, des écrivains comme Voltaire, Oscar Wilde, Lewis Carroll, Albert Camus ou Michel Tournier ont écrit des oeuvres littéraires à prétention explicitement philosophique. Et puis quid du roman expérimental ? Pour Zola, par exemple, le romancier expérimental "est avant tout un savant de l'ordre moral. J'aime à me le représenter comme l'anatomiste de l'âme et de la chair. Il dissèque l'homme, étudie le jeu des passions, interroge chaque fibre, fait l'analyse de l'organisme entier. Comme le chirurgien, il n'a honte ni répugnance lorsqu'il fouille les plaies humaines. Il n'a souci que de vérité et étale devant nous le cadavre de notre coeur"(Écrits sur le Roman, in Bouveresse, la Connaissance de l'Écrivain, §13). Et que dire de l'essai ? "On n'exprime pas de pensées dans le roman ou la nouvelle, mais on les fait résonner. Pourquoi ne choisit-on pas plutôt, dans ce cas, l'essai ? Justement parce que ces pensées ne sont rien de purement intellectuel, mais une chose intellectuelle enchevêtrée avec une chose émotionnelle. Parce qu'il peut y avoir plus de puissance dans le fait de ne pas exprimer de telles pensées mais de les incarner. [...] Au degré le plus élevé [...] est l'amplitude plus grande des vibrations de l'âme qui nous viennent des pensées vivisectées"(Robert Musil, Essais, in Bouveresse, la Connaissance de l'Écrivain, §9). Mieux que cela : certains auteurs ne sont-ils pas tout bonnement inclassables ? Je pense à Nietzsche lorsqu'il souhaite que "l'esprit le plus profond puisse être également le plus frivole [...]. Au fond, je ne suis peut-être qu'un vieux musicien ambulant"(Fragments Posthumes, xiv). Et, bien entendu, à Proust qui confie que "la paresse ou le doute ou l'impuissance se réfugi[ent] dans l'incertitude sur la forme d'art. Faut-il en faire un roman, une étude philosophique, suis-je romancier ?"(le Carnet de 1908). Incertitudes sur le genre qui traversent toute la vie et toute l'oeuvre et donc, qui sont consubstantiels du génie de l'un et de l'autre.

Autant de considérations de fait. Mais que vaut, de jure, cette dichotomie entre le contenu et le style ? 
"On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu'au moment où l'écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l'art à celui qu'est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires d'un beau style, ou même, ainsi que la vie, quand, en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence en les réunissant l'une et l'autre, pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore, et les enchaînera par le lien indescriptible d'une alliance de mots"(Proust, le Temps Retrouvé, 2280)
 Si nous faisons abstraction du problème de la vérité évoqué supra, nous nous rendons compte que Proust dit, au fond, la même chose que Wittgenstein lorsque celui-ci remarque "l’étrange ressemblance d’une recherche philosophique avec une recherche esthétique"(Remarques Mêlées, 25).

Pour l'un comme pour l'autre le style conditionne le contenu et vice versa. En effet, si on appelle "style" ce qui ressortit chez Proust à la personnalité de l'écrivain et qui conditionne le point de vue essentiel, unique, monadique qu'il va imposer à la matière sensible des impressions pour en faire un "monde possible", on comprend bien que celui-ci est le résultat de ce rapport imposé ("les anneaux nécessaires") à "deux objets différents", de la même manière, précise-t-il très justement, que le monde réel de la nature consiste en la mise en relation des phénomènes physiques par des lois scientifiques7. De même, pour Wittgenstein, c'est ce qui se passe de façon tout à fait paradigmatique en psychanalyse, par exemple, où "l’explication de Freud fait ce que fait l’esthétique : elle met deux facteurs l’un à côté de l’autre"(Cours de Cambridge 1932-1935), le rêve et l'inconscient, la névrose et la frustration, la sexualité et l'agressivité, etc. Bref, on voit mal, comment la philosophie et la littérature pourraient se distinguer de manière décisive par le style dès lors que l'une et l'autre s'accordent sur le type de contenu éthique-esthétique qu'elles doivent viser pour combattre le contenu psychologique de la démagogie sophistico-journalistique. Car, comme l'a souvent répété Wittgenstein, "éthique et esthétique sont une seule et même chose"(Tractatus, 6.421), voulant dire par là qu'il existe une démarche intellectuelle qui consiste à montrer en quoi deux objets, que tout le monde a sous les yeux (un peu comme la Lettre Volée, d'Edgar Allan Poe) sans pour autant remarquer jamais leur connexion, peuvent, néanmoins être dits reliés par un rapport nécessaire, cette nécessité résidant dans l'exactitude de l'argumentation ou de la narration et pouvant indistinctement être qualifiée d'éthique ou d'esthétique, selon que l'on envisage l'effet à plus ou moins long terme de cette démarche sur la vie du lecteur. Voilà pourquoi, loin d'avoir d'un côté la précision et la rigueur argumentatives du philosophe, de l'autre l'approximation et le laxisme narratifs de l'écrivain, on trouve parfois 
"le mépris des règles les plus élémentaires de l'argumentation et de la discussion critique [...] effectivement devenu, chez certains philosophes contemporains, une véritable manière de penser et un style philosophique imposé"(Bouveresse, le Philosophe chez les Autophages, ii) consistant à "1) monter systématiquement en épingle les ressemblances les plus superficielles, en présentant cela comme une découverte révolutionnaire, 2) ignorer de façon aussi systématique les différences profondes, en les présentant comme des détails négligeables qui ne peuvent intéresser et impressionner que les esprits pointilleux, mesquins et pusillanimes. C'est de cette façon, mais ce n'est, bien entendu, qu'un exemple parmi beaucoup d'autres possibles, que procède Debray dans l'application qu'il fait du théorème de Gödel à la théorie des systèmes sociaux et politiques8"(Bouveresse, qu'appellent-ils Penser ?)
 Et, inversement, 
"le genre de solution que Musil a essayé d'élaborer dans l'Homme sans Qualités, ressemble effectivement, sur un certain nombre de points essentiels, à une construction scientifique. Il en a, en particulier, le caractère intrinsèquement partiel, inachevé, ouvert et provisoire. [...] Cette idée de « solutions partielles » qui représentent le maximum qu'on puisse proposer et faire à un moment donné pour la résolution d'un problème d'ensemble et l'accomplissement d'une tâche globale, constitue un événement que Musil a emprunté directement à l'exemple des sciences et qui est, selon lui, constitutivement opposé à l'esprit de la philosophie, dont la nature est de tendre à une vision fermée et définitive, donc impropre à la création littéraire"(Bouveresse, Musil, l'Homme Exact, in Magazine Littéraire, n°184, mai 1982) ou, s'agissant de l'oeuvre théâtrale, "il est à remarquer que les productions les plus exquises de notre scène se caractérisent par un grand souci d'exactitude [...]. Il faut se rappeler que la beauté poursuivie par le dramaturge ne réside ni dans le décor, ni dans le dialogue. Il recherche avant tout ce que la vie a de caractéristique, et ne demande pas plus à tous ses personnages d'avoir de belles robes, que de belles natures ou une belle langue. Le vrai dramaturge nous montre la vie dans le cadre de l'art, et non l'art subordonné à la vie"(Oscar Wilde, la Vérité des Masques)
 Il existe des écrivains exacts comme il y a des philosophes approximatifs. "Goethe dit quelque part : In der Beschränkung zeigt sich erst der Meister, c'est en travaillant dans des limites que le maître se révèle. Et la limite, en l'espèce, la condition même de l'art, c'est le style"(Oscar Wilde, le Déclin du Mensonge). Il va de soi que l'on pourrait dire des philosophes ce que Wilde dit des artistes. Certains d'entre eux se fixent des limites et les respectent : ils n'abordent qu'un certain type de problèmes qu'ils traitent avec parcimonie et méticulosité, et si, malgré cela, ils produisent une oeuvre abondante, c'est (comme chez Proust ou Musil, Kant ou Wittgenstein) à force de remettre sur le métier toujours le même ouvrage qui se heurte toujours aux mêmes limites qu'ils se refusent à transgresser. C'est cela, le style de l'auteur. À côté de quoi nous trouvons les "sans-limites", ces oiseaux qui, comme le dit Kant, s'imaginant que c'est l'air qui les empêche de voler à leur guise, préfèrent le vide. Ceux dont la prolixité n'est qu'incontinence et la liberté qu'errance. Ceux-ci n'ont pas de style. Pour peu qu'on leur tende un micro ou une caméra, ils sont capables de discourir de tout et de rien (surtout de rien), dans la langue indigente et vulgaire de leur "public", comme on dit aujourd'hui. Ce sont des sophistes. Ou des journalistes.

*
**
 
Alors, finalement, si, comme Kant le déplorait déjà au siècle des Lumières, "l'indigence et l'ostentation procurent le spectacle dérisoire d'une philosophie qui adopte un ton grand seigneur"(d'un Ton Grand Seigneur adopté naguère en Philosophie), si la grenouille philosophique a pris cette pitoyable habitude de vouloir s'enfler jusqu'au point de ressembler, tantôt au boeuf scientifique, tantôt au buffle mathématique, tantôt au bison littéraire, si, malgré ses bonnes intentions, la philosophie s'est révélée moins instructive que la science, moins démonstrative que les mathématiques, moins excitante que la littérature, et, surtout, malheureusement, guère plus convaincante et, souvent, beaucoup moins persuasive que la rhétorique sophistico-journalistique, au fond, que reste-t-il de cette vénérable ambition philosophique de se détourner du vraisemblable pour viser le vrai ? Car il n'y a aucune raison qu'une frontière floue perméable et mouvante ne soit pas une frontière, qu'une règle qui connaît de nombreuses exceptions ne soit pas une règle. Je crois qu'on peut définir la frontière qui délimite la philosophie, la règle qui définit son existence spécifique, en disant que toutes les grandes philosophies du passé, du présent et, sans doute, de l'avenir, croient en les vertus de la rationalité critique. Qu'on la conçût sous l'aspect dialogique comme chez Platon, divin comme chez les Stoïciens, méthodique comme chez Descartes, conatif comme chez Spinoza, cognitif comme chez Leibniz, passionnel comme chez Hume, principiel comme chez Kant, historique comme chez Hegel, etc., la Raison a toujours été le point d'orgue de tous les grands philosophes. Ils se sont toujours accordés sur un point : si nous voulons convaincre, tâchons de critiquer rationnellement la doxa. Preuve en est que, 
"pour un rationaliste classique, une conviction « rationnelle » était une conviction à laquelle on devrait pouvoir, en principe, rallier n'importe quel individu sans avoir à utiliser aucune forme de contrainte. Aujourd'hui, la rationalité est devenue, pour l'homme psychologique triomphant, exactement le contraire de ce qu'elle était supposée être à l'origine : le synonyme de la violence, de l'arbitraire et de la frustration. Être obligé de céder à la « force » d'une argumentation logique ou, plus généralement, de s'incliner devant des raisons objectives d'une espèce quelconque, représente apparemment, pour les philosophes eux-mêmes -ou en tout cas, pour une certaine avant-garde philosophique typiquement française- le prototype de la contrainte inadmissible. En revanche, abdiquer toute espèce de résistance devant un discours purement rhétorique, céder à la « séduction » irrésistible d'une vedette consacrée, obéir à un mouvement d'opinion […] semblent être des façons typiquement modernes d'exercer sa liberté intellectuelle"(Bouveresse, le Philosophe chez les Autophages, iv)
 Autrement dit, de même qu'on reconnaît le bonheur au bruit qu'il fait en partant, de même on reconnaît la philosophie authentique au bruit qu'elle fait en se dissolvant dans la rhétorique sophistico-journalistique, c'est-à-dire en perdant sa foi en l'autorité de la rationalité critique. Hannah Arendt, dans un passage célèbre, établit une distinction entre autorité et force : 
"puisque l'autorité requiert toujours l'obéissance, on la prend souvent pour une forme de pouvoir ou de violence. Pourtant l'autorité exclut l'usage de moyens extérieurs de coercition : là où la force est employée, l'autorité proprement dite a échoué [...]. Le mot auctoritas dérive du verbe augere, "augmenter", et ce que l'autorité ou ceux qui commandent augmentent constamment, c'est la fondation [...] : cum potestas in populo, auctoritas in senatu sit, disait Cicéron (de Legibus, III, xii, 38), "tandis que le pouvoir réside dans le peuple, l'autorité appartient au Sénat" [...]. L’autorité, c’est la hiérarchie elle-même dont chacun reconnaît la justesse et la légitimité, et où tous deux ont d’avance leur place fixée. Pour cette raison, l’autorité implique une obéissance dans laquelle les hommes gardent leur liberté"(la Crise de la Culture, iii)9 
 En rapprochant les deux remarques, celle de Bouveresse et celle d'Arendt, nous tenons là, me semble-t-il un critère solide de distinction entre, d'une part la philodoxie en tout genre qui préfère se soumettre et inciter à se soumettre à la force consensuelle de la séduction mutuelle qu'exerce la sophistique sur la doxa et la doxa sur la sophistique, et, d'autre part, la vraie philosophie qui ose se soumettre et inciter à se soumettre à l'autorité judiciaire (ou "critique", qui vient de kritès, juge) de la raison.

Autorité de la raison parce que seule la rationalité peut modifier l'espace conceptuel des hommes par des arguments d'une autre nature que ceux qui sont liés à la violence des besoins qu'il faut immédiatement satisfaire sous peine de malaise, sinon de mort. Pour Aristote, la raison, le logos, c'est justement cette faculté de s'étonner de notre environnement qui nous différencie des animaux, lesquels ne cherchent qu'à vivre en s'adaptant à leur biotope, lorsque nous autres, humains, tâchons de vivre bien en adaptant notre milieu à nous-mêmes. Et pour Spinoza, la raison, la ratio, c'est le désir de connaître ce qui est réellement utile à chacun, à savoir s'unir à tout ce qui est susceptible d'augmenter certainement et durablement notre puissance d'être. C'est que l'enjeu de la rationalité est indéfectiblement éthique : "le désir et la recherche de la communauté sont le désir et la recherche de la raison"(Stanley Cavell, les Voix de la Raison, i) au point qu'il n'est pas jusqu'aux philosophes les plus perplexes et les plus critiques sur l'efficacité réelle de la rationalité, qui n'aient manifesté une déférence sans ambiguïté à l'égard de l'autorité de la raison. Ainsi, Freud : 
"c'est notre meilleur espoir pour l'avenir que l'intellect, l'esprit scientifique, la Raison, parvienne avec le temps à la dictature dans la vie psychique de l'homme. La Raison est une des puissances dont nous pouvons le plus attendre l'influence unificatrice sur les êtres humains, ces êtres qu'il est si difficile de maintenir ensemble, et qui sont pour cela presque ingouvernables"(Nouvelles Conférences sur la Psychanalyse)
 Ou Pascal : 
" iI faut savoir douter où il faut, assurer où il faut, en se soumettant où il faut. Qui ne fait ainsi n'entend pas la force de la raison. Il y en a qui faillent contre ces trois principes, ou en assurant tout comme démonstratif, manque de se connaître en démonstration ; ou en doutant de tout, manque de savoir où il faut se soumettre ; ou en se soumettant en tout, manque de savoir où il faut juger"(Pensées, B268)
 Et autorité judiciaire (ou critique, au sens étymologique) parce que la rationalité du philosophe n'est pas, comme le croyait Platon, une sorte de perception extra-sensible qui découvre des entités spéciales dans un topos noètos à lui seul accessible, mais bien plutôt une enquête qui, à la manière d'un juge civil (et non pas un juge répressif, contrairement à la caricature grossière qu'en dressent les ennemis objectifs de la philosophie), instruit le dossier d'une relation entre deux ou plusieurs objets, relation sur laquelle il prononcera des conclusions destinées à faire jurisprudence, pour peu qu'elles soient revêtues de l'autorité de la chose jugée : "le philosophe dit : « Considère les choses de telle manière ! »"(Wittgenstein, Remarques Mêlées, 61). En ce sens, la rationalité philosophique ne consiste, pas plus que la rationalité juridique stricto sensu, à fabriquer ou même découvrir des vérités, des nécessités ou des modèles, mais plutôt à créer les conditions de leur émergence en éclairant ceux qui en ont besoin sur leur portée et leurs enjeux et, bien entendu, en signalant, le cas échéant, les leurres qui détournent l'attention, comme nous l'avons déjà dit (cf. II - Philosophie et Mathématiques) à propos du cas particulier des relations entre la métaphysique et la vérité scientifique.

L'argumentation philosophique ne peut ni déduire des théorèmes à la manière des démonstrations mathématiques, ni décrire le monde réel de la même façon que les théories scientifiques, ni envisager des mondes possibles aussi précisément et aussi complètement que les oeuvres littéraires. Et c'est néanmoins parce qu'elle désire conserver quelque chose de la recherche mathématique de la nécessité, de la visée scientifique de la vérité tout en réaffirmant sa spécificité anti-sophistique d'origine à travers l'enjeu éthique qu'elle partage avec la littérature, que la philosophie, si elle veut conserver sa singularité, ne peut que décrire, avec rigueur et minutie, ce que tout le monde a sous les yeux mais que la familiarité, les mauvaises habitudes et les coupables intentions empêchent de voir : "la philosophie n’est pas une théorie mais une activi­té. Une œuvre philosophique se compose essentiellement d’éclaircissements"(Wittgenstein, Tractatus, 4.112). Même s'il a fallu, au cours des siècles, en rabattre quant à certaines de ses prétentions, cette difficile mission n'est ni plus ni moins celle que Socrate et Platon lui avaient déjà confiée, qui "ne consiste pas à donner la vue à l’organe de l’âme, puisqu’il l’a déjà, mais, comme il est mal tourné et ne regarde pas où il faudrait, elle s’efforce de l’amener dans la bonne direction "(Platon, République, VII, 518d) et ce, afin d'avoir ce que Wittgenstein appelle une übersichtlich Darstellung, une vision synoptique des problèmes de notre vie.


1Cf. à ce propos la très significative correspondance que Spinoza a entretenue, pendant l'hiver 1664-1665 avec Blyenbergh au sujet de la réalité du mal. 
2Éthique et non pas morale. La différence essentielle est que la morale est un ensemble de prescriptions axiologiques (qu'est-ce qui est bien ?) comme chez Platon ou déontologiques (que dois-je faire ?) comme chez Kant, tandis que l'éthique est (cf. Aristote, Spinoza, Wittgenstein, Deleuze, etc.) l'ensemble des problèmes qu'il s'agit de résoudre pour tâcher de vivre le mieux possible (ce qui, éventuellement, peut passer par l'adoption d'une morale). 
3Il n'est point nécessaire de rappeler ici les ennuis qu'ont eus Sade, Flaubert, Baudelaire ou Wilde, pour ne nommer que les plus célèbres, et pas seulement, cela va de soi, auprès des philosophes, pour s'être complus dans l'évocation du "vice". Ce vice dont Shakespeare fait dire à Hamlet (acte III, scène 2) que le théâtre en est le reflet par excellence.
4Le mimètès sera d'ailleurs bientôt lui-même réhabilité par Aristote qui, dans la Poétique, inversera l'ordre de préséance proposé par Platon : la mimèsis vaut mieux que la diègèsis, la poésie vaut mieux que l'histoire. Oscar Wilde reprendra cette idée à son compte en faisant du poète un "menteur professionnel désintéressé".
5"Révélation" dans le sens de l'analogie photographique : l'artiste est à la confusion de nos expériences sensibles infra-conscientes ce que le photographe est à la plaque argentique non encore trempée dans le "révélateur". Le terme "révélation" n'a évidemment, chez Proust, aucune connotation métaphysique, encore moins religieuse. 
6Dans une démocratie représentative comme la nôtre, il me semble tout à fait significatif et profondément inquiétant que nos hommes politiques, c'est-à-dire nos "représentants" institutionnels, non seulement ne lisent rien d'autre que des journaux, mais fassent surtout preuve d'une culture littéraire indigente (cf. Nicolas Sarkozy et la Princesse de Clèves ou Frédéric Lefebvre et Zadig) 
7"La Na­ture, c'est l'existence des choses en tant que déterminée selon des lois universelles"(Kant, Critique de la Raison Pure, IV, 94) 
8Allusion à l'affaire Sokal. Cf. Sokal et Bricmont, Impostures Intellectuelles et Bouveresse, Vertiges et Prodiges de l'Analogie. 
9 Je me suis souvent servi de ce texte pour faire part à ceux de mes élèves qui étaient rebelles à toute autorité en général (et à la mienne en particulier) de mon souhait de les voir contester la force de la rhétorique des exploiteurs de tout poil dont ils sont les cibles et les victimes privilégiées avec autant de vigueur et de bonheur que l'autorité de ceux qui entendent les émanciper desdits exploiteurs.