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lundi 7 septembre 2009

DE QUOI EST-IL IMPOSSIBLE DE DOUTER ?

A2 - De quoi est-il impossible de douter  ?

De quoi est-il impossible de douter ? Apparemment, n'est-ce pas exclusivement des données de la raison qu'il est impossible de douter ? Et pourtant le sentiment, l'instinct, n'a-t-il pas un degré de certitude équivalent, voire supérieur à celui de la raison ? Et ce sentiment, cet instinct, ne correspond-il pas, en fait, à ce que nous faisons spontanément sans être obligé d'y penser ? Nous allons donc voir que, apparemment, le seul moyen d'échapper au scepticisme, c'est d'admettre qu'il existe une intuition et une déduction rationnelles qui, contrairement aux informations des sens, ne peuvent être mises en doute. Et pourtant, les vérités du cœur qui proviennent de la coutume concurrencent et même dépassent en certitude les vérités de la raison qui suivent de la démonstration. Cela dit, ce dont il est impossible de douter, ce n'est pas une soi-disant vérité métaphysique, d'où qu'elle provienne, mais d'une certitude pratique qui suit de l'application tautologique d'une règle indissociable de notre forme de vie.



I - Apparemment, le seul moyen d'échapper au scepticisme, c'est d'admettre qu'il existe une intuition et une déduction rationnelles qui, contrairement aux données sensibles, ne peuvent être mises en doute.



En 1635, la pièce de l'auteur espagnol Pedro Calderón de la Barca, la Vida es Sueño, ("la vie est un songe") met en scène un argument très populaire à cette époque, connu sous le nom d'"argument du rêve" : toute réalité sensible n'est qu'illusion trompeuse puisqu'il est très facile de faire croire qu'il rêve à quelqu'un qui est éveillé.



(A211) Descartes, qui est un philosophe du XVII° siècle, reprend à son compte cet argument du rêve. Lorsque je rêve, nous dit Descartes, j'ai l'impression de percevoir des images sensibles (visuelles, auditives, tactiles, olfactives, gustatives) de la réalité. Par exemple, en songe, je me perçois comme si j'étais habillé et si j'étais assis à mon bureau. Mais, comme, lorsque je rêve, je ne rêve pas que je rêve mais je rêve que je suis éveillé, « il n’y a point d’indices concluants ni de marques assez certaines par où on puisse distinguer nettement la veille d’avec le sommeil »(Descartes, Méditations Métaphysiques, I, 3-5). Descartes conclut en tout cas de cet argument qu'il n'y a pas de critère permettant de distinguer l'illusion visuelle de la perception visuelle. Et même si je sais que mes sens sont le jouet d'une illusion cette illusion ne disparaît pas pour autant (e.g. si je trempe dans un liquide le bout d'un bâton rectiligne, celui-ci me paraîtra brisé, même si je sais que ce n'est pas le cas). Voilà pourquoi il faut douter des informations que m'apportent mes sens : mes sens sont toujours potentiellement trompeurs, ils sont toujours potentiellement un facteur d'illusion. Ceci rapproche Descartes de Platon (A111) : lorsque l'opinion du citoyen est manipulée par l'orateur, elle a aussi l'impression d'être informée sur la réalité. On peut même dire, par analogie, que le rêve est à l'individu ce que la démagogie est à la Cité. Dans les deux cas, la perception ne nous fournit que l'apparence (potentiellement trompeuse) de la réalité, et non la réalité elle-même.

(A212-213) L'argument du rêve est l'argument favori des sceptiques (synonyme : "les pyrrhoniens", c'est-à-dire les disciples de Pyrrhon d'Elis, fondateur de ce courant philosophique dans l'antiquité) pour conclure que, puisqu'on ne peut jamais être certain d'être éveillé et non endormi, on ne peut jamais être certain de rien et on doit, par prudence, suspendre son jugement. Or, dit Descartes, « je n’imite pas les sceptiques, qui ne doutent que pour douter et affectent d’être toujours irrésolus, car au contraire, tout mon dessein ne tend qu’à m’assurer »(Descartes, Discours de la Méthode, IV). Autrement dit, Descartes va utiliser l'argument du rêve, non pas pour conclure qu'il faut douter de toutes nos connaissances, comme les sceptiques, mais au contraire pour examiner s'il n'y aurait pas néanmoins des connaissances qui résisteraient au doute. En d'autres termes, le doute ne sera pas, pour Descartes, une fin, mais un moyen. Ou, plus exactement une méthode (du grec meta tou hodou, "sur le chemin") pour découvrir des connaissances hors de doute. Descartes va donc douter méthodiquement pour atteindre une vérité indubitable, comme l'indique le titre de son célèbre ouvrage de 1637, le Discours de la Méthode pour bien conduire sa Raison, et chercher la Vérité dans les Sciences. Première étape du processus de doute méthodique : « je pensai qu’il fallait [...] que je rejetasse comme absolument faux tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir s’il ne resterait point après cela quelque chose en ma créance qui fût absolument indubitable. [Donc] je me résolus de feindre que toutes les choses qui m'étaient jamais entrées en l'esprit n'étaient non plus vraies que les illusions de mes songes »(Descartes, Discours de la Méthode, IV), c'est-à-dire faire comme si toutes mes connaissances n'étaient qu'illusions, bref, réagir comme un sceptique. Mais, deuxième étape, si je doute de tout, si je suis un sceptique, et même, à la limite même, si je suis malade ou fou, c'est que j'existe et que je pense. Voilà pourquoi « aussitôt après, je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, je fusse quelque chose »(Descartes, Discours de la Méthode, IV), en l'occurrence, un être pensant. C'est donc là la toute première vérité absolument hors de doute : « j’ai pris l’être ou l’existence de [ma] pensée pour le premier principe »(Descartes, Principes de la Philosophie, préf.). Or, si je doute, c'est que je suis capable de me tromper, donc que je suis imparfait. Mais, comme je ne puis être imparfait que par comparaison avec une perfection, laquelle est nommée "Dieu" au XVII° siècle, on peut dire que l'existence de l'être absolument parfait, donc de Dieu, est la deuxième vérité hors de doute : « il y a un Dieu qui est auteur de tout ce qui est au monde. »(Descartes, Principes de la Philosophie, préf.). Enfin, Dieu, l'être absolument parfait, qui est l'auteur de toute chose, n'a pas pu créer mon entendement (mon intelligence) de façon à ce qu'il soit toujours dans l'erreur. D'où, troisième vérité hors de doute : mon entendement porte des traces de cette perfection divine, lesquelles me permettent d'espérer accéder à certaines autre vérités portant sur le monde physique qui m'environne : « Dieu [...] n’a point créé notre entendement de telle nature qu’il se puisse tromper au jugement qu’il fait des choses dont il a une perception fort claire et fort distincte ; ce sont là tous les principes [...] Métaphysiques desquels je déduis très clairement ceux des choses Physiques »(Descartes, Principes de la Philosophie, préf.). Donc, finalement, au terme de son entreprise de doute méthodique, Descartes déclare détenir trois vérités métaphysiques (en grec meta ta phusica, "au-delà de la physique") dont il prétend déduire d'autres vérités, concernant le monde physique, cette fois, pour peu que ces nouvelles connaissances soient "claires et distinctes". Clarté et distinction de ce que je conçois par mon intelligence, tel est donc le critère de la vérité absolument hors de doute.

(A214) Le processus de doute méthodique mis en oeuvre par Descartes consiste, pour le moment, en deux étapes : 1° je tâche de douter de tout, mais, 2° je constate par intuition que je ne peux pas douter que j'existe comme être pensant, que Dieu existe comme être parfait et que mon entendement peut accéder à des vérités hors de doute. Autrement dit, l'intuition, c'est l'application d'une "intelligence pure et attentive", c'est-à-dire non contaminée par des données sensibles potentiellement trompeuses, et qui s'applique à découvrir les vérités métaphysiques de base : « par intui­tion, j’entends non la confiance flottante que donnent les sens ou le jugement trompeur d’une imagination aux constructions mau­vaises, mais le concept que l’intelligence pure et attentive [la raison] forme avec tant de facilité et de distinction qu’il ne reste ab­solument aucun doute sur ce que nous comprenons »(Descartes, Règles pour la Direction de l’Esprit, III). Mais ce n'est pas la dernière étape du processus, car, 3° j'infère par déduction toute connaissance concernant le monde physique qui peut se conclure par simple application de l'intelligence pure et attentive sans admettre aucune donnée sensible (cf. la "loi de Descartes": de ce que deux droites x'x et y'y sécantes en O déterminent deux angles xÔy et x'Ôy' opposés par le sommet et donc égaux, angles qui peuvent être subdivisés en quatre sections égales par une bissectrice m'm, je déduis que xÔm=y'Ôm' ; d'où, si xO et y'O sont des rayons de lumière, la loi optique que l'angle d'incidence est égal à l'angle de réflexion) : « [par déduction], nous entendons toute conclusion nécessaire tirée d’autres choses connues avec certitude. Il a fallu le faire parce qu’on sait la plupart des choses sans qu’elles soient évidentes, pourvu seule­ment qu’on les déduise de principes vrais et connus »(Descartes, Règles pour la Direction de l’Esprit, III). Donc, intuition et déduction sont les deux seules sources de vérité hors de doute qui ont ceci de commun qu'elles manifestent toutes deux un raisonnement après rejet de la perception sensible, l'intuition découvrant les vérités métaphysiques et la déduction les vérités physiques, c'est-à-dire les vérités scientifiques (Descartes est d'ailleurs aussi connu pour ses travaux scientifiques, notamment en optique). Cette démarche rapproche, encore une fois, Descartes de Platon (A112) pour qui le philosophe est celui qui doute de ses informations sensibles dans la mesure où il est doué, non seulement d'un œil physique potentiellement trompeur, mais aussi d'un oeil métaphysique ("l'œil de l'esprit") qui lui permet de trouver la vérité. En tout cas, pour Descartes, c'est des données de la raison, et seulement d'elles, qu'il est impossible de douter.

Est-ce à dire que seules les connaissances dérivant d'un raisonnement, donc celles qui rejettent la sensibilité, sont absolument hors de doute ?



II - Et pourtant, les vérités du cœur qui proviennent de la coutume concurrencent et même dépassent en certitude les vérités de la raison qui suivent de la démonstration.



(A221) Pascal est d’accord avec Descartes sur trois points : d’abord, il s’agit de combattre les ridicules prétentions des pyrrhoniens (les sceptiques) à mettre en doute toutes nos connaissances (ce qui, pour des scientifiques tels que Pascal ou Descartes, est évidemment insupportable) ; ensuite, il s’agit de les combattre en retournant contre eux leur arme favorite, à savoir l’argument du rêve ; enfin, il s’agit de mettre la raison hors de doute lorsqu’il s’agit d’atteindre la vérité. Seulement, Pascal adresse deux reproches à Descartes. Premièrement, la raison n’est pas la seule voie possible pour accéder à des vérités hors de doute : « Nous connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais encore par le cœur […]. Les principes se sentent, les propo­sitions se concluent ; et le tout avec certitude, quoique par différentes voies »(Pascal, Pensées, B282). Donc la raison raisonne, démontre (Descartes aurait dit "déduit") et conclut avec certitude. D'accord. Mais le cœur "sent". Et ce qu’il sent, ce sont des "premiers principes" évidents par eux-mêmes : « c'est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers prin­cipes, et c'est en vain que le raisonnement qui n'y a point de part essaye de les com­battre […]. Car la connaissance des pre­miers principes, comme qu'il y a espace, temps, mouvements, nombres, est aussi ferme qu'aucune de celles que nos raisonne­ments nous donnent »(Pascal, Pensées, B282). Par exemple, l’existence de l’espace, pour Descartes, se déduit de l’existence d’une "substance étendue", créée par Dieu. Tandis que pour Pascal, l’existence de l’espace n’a nullement besoin d'être prouvée par raisonnement : elle se sent. Du coup, deuxième reproche de Pascal à Descartes, l’argument du rêve à un tout autre statut que pour Descartes. Pour celui-ci, l’argument, tel qu’il est employé par les pyrrhoniens, est parfaitement valide, insuffisant, certes, mais valide : nous ne savons jamais si nous rêvons ou si nous sommes éveillés. Tandis que pour Pascal, l’argument du rêve est rigoureusement faux : « Nous savons que nous ne rêvons point ; quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison »(Pascal, Pensées, B282). Nous savons que nous ne rêvons point, non parce que nous pouvons le démontrer par la raison, mais parce que nous le sentons par le cœur. Pour Pascal, il est donc impossible de douter de ce qui est démontré, certes, mais aussi de tout ce qui est senti (e.g. nous sommes éveillés, il y a trois dimensions dans l'espace, etc.).

(A222) Pourtant, Pascal ne met pas tout à fait le cœur et la raison sur le même plan. En effet, Pascal commence par dire que c'est par excès de confiance à l'égard de la raison, c’est à force de vouloir démontrer ce qui n’est pas démontrable, qu’on devient pyrrhonien. Pour éviter le pyrrhonisme (scepticisme), dit Pascal, il faut commencer par prendre conscience que la raison a des limites. Et ces limites tiennent à trois facteurs. Premièrement, « c'est sur ces connaissances du cœur et de l'instinct qu'il faut que la raison s'appuie, et qu'elle y fonde tout son discours. Le cœur sent qu'il y a trois dimensions dans l'espace et que les nombres sont infinis ; et la raison démontre ensuite qu'il n'y a point deux nombres carrés dont l'un soit double de l'autre »(Pascal, Pensées, B282). Autrement dit, le coeur est antérieur à la raison, de sorte que la raison a besoin du coeur mais non réciproquement. On remarquera que l'exemple de Pascal porte sur le domaine des mathématiques, voulant dire par là que, même en mathématiques, activité rationnelle par excellence, on commence toujours par de l'irrationnel, ce qu'on appelle les axiomes ou les postulats (e.g. le 5° postulats d'Euclide : par un point extérieur à une droite donnée, ne passe qu'une et une seule parallèle possible à cette droite), c'est-à-dire des vérités admises sans démonstration. Deuxièmement, « nous sommes automate autant qu'esprit ; et de là vient que l'instrument par lequel la persuasion se fait n'est pas la seule démonstration. Combien y a-t-il peu de choses démontrées ! Les preuves ne convainquent que l'esprit »(Pascal, Pensées, B252). C'est-à-dire que la raison convainc, mais persuade rarement : pour être persuadé, pour passer à l'acte, nous avons besoin d'une autre source de certitude que la seule démonstration. Troisièmement, « la raison agit avec lenteur, et avec tant de vues, sur tant de principes, lesquels il faut qu'ils soient toujours présents, qu'à toute heure elle s'assoupit ou s'égare, manque d'avoir tous ses principes présents. Le sentiment n'agit pas ainsi : il agit en un instant, et toujours est prêt à agir »(Pascal, Pensées, B252). Bref, dans la mesure où le recours à la raison exige du temps et des efforts, paradoxalement, la raison engendre plus de risque d'erreurs que le coeur.



(A223) On pourrait croire, à première vue, et par analogie, que le coeur est à la raison, chez Pascal, ce que l'intuition est à la déduction chez Descartes. Or, si la déduction cartésienne et la raison pascalienne sont manifestement synonymes, puisqu'il s'agit, chez l'un comme chez l'autre, de justifier une conclusion par démonstration (au sens où l'on démontre un théorème de mathématiques), en revanche l'intuition cartésienne et le coeur pascalien ne sont pas du tout la même chose. D'une part, en effet, le coeur, chez Pascal, "sent" les premiers principes, il est donc renseigné par le corps et sa sensibilité (c'est d'ailleurs pour cela que Pascal l'appelle aussi "l'instinct", comme pour les animaux), tandis que l'intuition, chez Descartes, rejette au contraire les informations sensibles pour se tourner vers la seule "intelligence pure et attentive". D'autre part, l'origine des premiers principes du coeur consiste, pour Pascal, dans la coutume : « la coutume fait nos preuves les plus fortes et les plus crues ; elle incline l'automate, qui entraîne l'esprit sans qu'il y pense »(Pascal, Pensées, B252), « la coutume fait toute l'équité, par cette seule raison qu'elle est reçue ; c'est le fondement mystique [mystérieux] de son autorité »(Pascal, Pensées, B294). La coutume, c'est-à-dire l'habitude sociale partagée dans laquelle chacun est plongé dès son enfance et dont on s'aperçoit à peine tant elle est familière au point qu'on trouvera ridicule de la justifier : penser qu'il y a trois dimensions dans l'espace est une coutume (les géométries non-euclidiennes du XIX° siècle, une autre coutume, montreront qu'on peut se donner un espace à autant de dimensions qu'on veut), de même, distinguer entre les représentations oniriques (des rêves) et les représentations perceptives, de même, considérer qu'il y a un Dieu, etc. La coutume, pour Pascal, c'est, comme l'Esprit du peuple chez Hegel (A122), ce dont l'éducation nous imprègne à notre insu et qui guide notre comportement toute notre vie durant. Bref, le coeur chez Pascal fait agir collectivement sur la base de sentiments partagés, alors que l'intuition cartésienne fait plutôt penser individuellement en isolant l'entendement des sollicitations corporelles. C'est donc primitivement de ce qui est senti qu'il est impossible de douter pour Pascal.



Alors, finalement, n'est-ce pas de ce que l'on fait plutôt que de ce que l'on sait qu'il est impossible de douter ?

III - Ce dont il est impossible de douter, ce n'est pas d'une soi-disant vérité métaphysique, d'où qu'elle provienne, mais d'une certitude pratique qui suit de l'application d'une règle considérée comme une tautologie.

(A231) Wittgenstein est d'accord avec Descartes et Pascal à la fois pour combattre le pyrrhonisme (scepticisme), et pour le combattre sur la base de l'argument du rêve, c'est-à-dire de l'argument favori des sceptiques. Mais, là où il se sépare à la fois de Descartes et de Pascal, c'est au sujet du statut de cet argument : nous avons vu que l'argument du rêve était vrai pour Descartes (nous ne pouvons pas savoir si nous rêvons ou si nous veillons), mais faux pour Pascal (nous savons que nous ne rêvons pas). Tandis que, pour Wittgenstein, l'argument n'est ni vrai ni faux : il est dénué de signification. En effet, pour cet auteur, un énoncé n'a de signification que si et seulement s'il correspond à un certain usage social : « la signification d’un mot, c'est son mode d'utilisation, c’est ce que nous apprenons au moment où le mot est incor­poré dans le langage »(Wittgenstein, de la Certi­tude, §61-383). Or, précisément, l'argument du rêve, qui consiste, rappelons-le, à se demander si on est éveillé ou si l'on dort, n'a aucun usage. On n'a jamais appris, dans aucune civilisation, aux enfants à douter de la réalité de leurs perceptions en leur demandant à tout propos s'ils ne sont pas en train de rêver ! Il est vrai que nous employons parfois une expression comme "c'est trop beau ... je dois être en train de rêver". Mais c'est là une hyperbole : celui qui la prononce sait très bien qu'il ne rêve pas, mais veut simplement exagérer le caractère extraordinaire de ce qui lui arrive. De même, se demander si la table qu'on a devant soi est bien réelle, cela n'a aucune signification, car cela n'a aucun usage social : « qu'est-ce qui m'em­pêche de supposer que cette table, hors la vue de quiconque, ou disparaît ou se modifie quant à sa forme et à sa couleur et qu'elle revient à son état ancien dès qu'on la regarde à nouveau ? "Mais qui ira bien supposer une chose de ce genre ?", se­rait-on disposé à dire »(Wittgenstein, de la Certi­tude, §61-383). Par où l'on voit que Wittgenstein se rapproche quand même plus de Pascal dans la mesure où, contrairement à ce que dit Descartes, ce n'est pas parce qu'il y a d'abord du doute qu'on arrive à de la certitude, mais au contraire, c'est parce que nous avons d'abord des certitudes inébranlables que l'on peut douter : « celui qui n’est certain de rien ne peut pas être certain du sens de ses mots [...]. La possibilité du doute présuppose la certitude »(Wittgenstein, de la Certi­tude, §61-383). Pour Wittgenstein comme pour Pascal, la certitude est première, c'est la règle, et le doute est second, c'est l'exception.

(A232) Un énoncé n'est doué de signification que lorsqu'il a un usage social. En particulier, pour un certain nombre d'énoncés (qu'on appelle affirmations ou propositions) cet usage consiste à représenter la réalité correctement (proposition vraie) ou incorrectement (proposition fausse) : « une proposition n'est douée de sens, ne peut être vraie ou fausse, que si elle est une image que l’on compare à la réalité »(Wittgenstein, Tractatus, 4.003-5.525). On en déduit qu'une proposition qui n'a pas à être comparée à la réalité pour être vraie ou fausse est une proposition dénuée de sens. C'est ce que Wittgenstein appelle une "tautologie" : « une tautologie n'est pas une proposition [vraie ou fausse] car elle est inconditionnellement vraie. La tautologie est donc vide de sens »(Wittgenstein, Tractatus, 4.003-5.525). Des affirmations comme "la porte est ouverte ou fermée", "un célibataire est une personne non-mariée", "aux échecs le fou se déplace en diagonale", "12X12=144", etc. sont des exemples de tautologies. De même, une phrase comme "je suis actuellement éveillé et non endormi", ou comme "il y a trois dimensions dans l'espace" sont vraies sans condition car il n'est pas nécessaire (ni même possible) de les vérifier pour savoir qu'elles sont vraies. Or, pour Wittgenstein, une phrase vraie sans condition, toujours vraie, nécessairement vraie, n'est pas vraie mais tautologique. Dès lors, pour lui, si on ne peut être certain que des phrases inconditionnellement vraies, on ne peut être certain que des tautologies : « la certitude d’une situation ne s’exprime pas au moyen d’une proposition [vraie ou fausse], mais par le fait qu’une expression est une tautologie »(Wittgenstein, Tractatus, 4.003-5.525). En disant cela, il s'oppose à Descartes autant qu'à Pascal, car, pour eux, lorsqu'il n'y a plus de doute, la vérité est absolument certaine, tandis que, pour Wittgenstein, dans la mesure où il n'y a plus de doute, on ne doit plus parler de vérité, mais de tautologie. Il reproche donc à Descartes et à Pascal de faire de la métaphysique, ce que l'un et l'autre auraient admis sans difficulté (cf. A213), mais qui, dans la bouche de Wittgenstein, possède une connotation péjorative : faire de la métaphysique, pour lui, c'est énoncer des tautologies en les présentant comme des vérités au motif qu'on peut, soit les démontrer comme Descartes, soit les sentir comme Pascal. Or une phrase comme « Dieu existe » (Descartes) n'a pas besoin d'être "démontrée", une phrase comme « il y a trois dimensions dans l'espace » (Pascal) n'a pas besoin d'être "sentie". On les admet ou on ne les admet pas. Un point, c'est tout. Ce sont donc bien des tautologies.

(A233) Dans le cas du coeur pascalien comme de la tautologie wittgensteinienne, c'est la coutume (Wittgenstein l'appelle "forme de vie") qui nous fournit les certitudes les plus inébranlables. Autrement dit, l'un et l'autre s'opposent à Descartes en disant que ce n'est pas le raisonnement individuel mais la coutume partagée qui nous préserve du doute pyrrhonien (sceptique). De même, la tautologie chez Wittgenstein, tout comme le cœur chez Pascal, n'a pas pour fonction de nous faire penser mais plutôt de nous faire agir : « la certitude n’est pas la présupposition non fondée, mais la manière non fondée de procéder [...] qui ne s’apparente pas à une conclusion mais à une forme de vie »(Wittgenstein, de la Certitude, §7-362). Toutefois, pour Wittgenstein, être certain, ce n'est pas faire un raisonnement comme chez Descartes, ni même être en proie à un sentiment impérieux comme chez Pascal : être certain, c'est agir et rien d'autre ! Autrement dit, la tautologie wittgensteinienne se distingue du cœur pascalien (et encore plus de l'intuition cartésienne) en ce que, en général, il n'y a pas de sentiment (encore moins de raisonnement) préalable à l'action. D'abord nous agissons au sein de ce que Wittgenstein nomme "notre forme de vie", puis, comme nous sommes des êtres pensants et sentants, il nous arrive, de temps en temps, d'énoncer des tautologies (nous disons : « une porte doit être ouverte ou fermée », « je suis sûr d'être éveillé en ce moment », « il y a là un siège pour m'asseoir », etc.) ou d'éprouver un sentiment incoercible (peur, fierté, assurance, etc.). Bref, nous commençons toujours par agir conformément à des règles que nous avons apprises au cours de notre éducation : «  [ma certitude] est l’arrière plan dont j’ai hérité et sur le fond duquel je distingue le vrai du faux. Son rôle est semblable à celui des règles d’un jeu »(Wittgenstein, de la Certitude, §7-362). Donc Wittgenstein, comme Bourdieu en A131 mais contrairement à Pascal, voit dans la coutume un ensemble de règles sociales qui passent par le langage et sont destinées avant tout à nous faire agir inconsciemment avant même de sentir, de dire ou de penser quoi que ce soit. Et c'est de cela qu'il est impossible de douter.


Donc, à première vue, on ne peut douter des réflexions claires et distinctes de notre intelligence pure et attentive préservée de toute intrusion des informations sensibles potentiellement trompeuses. Mais c'est ignorer que, sauf à être pyrrhonien, notre intelligence n'a pas le pouvoir de se départir de toutes les données sensibles, notamment de ces connaissances du cœur que nous fournit la coutume sans que nous nous en rendions compte et dont a nécessairement besoin la raison pour fonctionner. Toutefois, mêmes ces données sensibles ne sont que secondes par rapport aux règles sociales qui, dès notre enfance, ont conditionné notre corps tout entier, au point que l'énoncé de ces règles nous paraît tellement évident, tellement hors de doute, qu'il en devient tautologique.