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dimanche 15 novembre 1998

QUE FAUT-IL CONNAÎTRE POUR BIEN JUGER ?

(Platon, République VI, 484c-497d)


En -399 à Athènes s’ouvre le procès de Socrate. Accusé d’impiété, de corruption de la jeunesse et de pratique de religions nouvelles, il sera finalement condamné à mort. Mais ce qui est intéressant dans ce procès (outre qu’il va décider un certain Platon, admirateur de Socrate, à abandonner la politique pour la philosophie), c’est son déroulement même que Platon rapporte dans l’Apologie de Socrate. On y voit en effet Socrate défendre contre ses accusateurs non pas lui-même en tant qu’individu, mais une certaine idée de la justice dont il se dit le représentant. Il considère que devant un tribunal qui est là pour juger, ce qui est important c’est d’éclairer les juges en faisant un bon usage de la parole, et non pas de les embrouiller pour mettre en valeur son individu. Or précisément ses principaux accusateurs (Mélétos le poète, Lycon l’avocat et Anytos le politicien) ont ceci de commun qu’ils sont, aux dires de Socrate, des professionnels de la parole qui embrouille. Les premiers mots de la défense de Socrate sont d’ailleurs les suivants : “en écoutant mes accusateurs, j’ai presque oublié qui je suis tant leurs discours étaient persuasifs” (Apologie 17a). Et c’est parce que Socrate aura passé sa vie à critiquer les faiseurs de beaux discours que ceux-ci finiront par le traduire devant le tribunal et le faire condamner.

Qu’est-ce que Socrate reproche à ces professionnels du discours ? Rien moins que d’être des démagogues, c’est-à-dire, dans une démocratie comme Athènes où toutes les affaires publiques se règlent par la parole, d’être, littéralement, des manipulateurs du peuple. Au livre VIII de la République, Platon les compare à des “frelons” dont “les plus ardents discourent et s’agitent, les autres, près de la tribune bourdonnent et ferment la bouche au contradicteur, de sorte que, dans un tel gouvernement, les affaires sont réglées par eux” (564e). Mais, chose plus grave, ces manipulateurs, ces “frelons” sont des gens qui ont suivi un entraînement spécifique à l’art de faire des discours persuasifs chez des éducateurs particuliers qui faisaient fortune en enseignant comment persuader à coup sûr, soit devant l’assemblée politique (ce sont les sophistes), soit devant le tribunal judiciaire (ce sont les rhéteurs). De sorte que la démocratie athénienne apparaît à Socrate comme gangrenée par les sophistes et les rhéteurs qui apprennent aux ambitieux comment tromper les citoyens crédules (cf. l’affaire des Arginuses en -406). Et c’est donc contre le scandale du pouvoir de fait de ces maîtres d’illusions que la philosophie va entrer en guerre dans les figures de Socrate d’abord, puis de Platon dont les oeuvres mettent quasiment toutes Socrate, son maître, aux prises avec des contradicteurs spécialistes de sophistique ou de rhétorique.
En particulier, dans la République, Platon fait dialoguer Socrate tantôt avec un sophiste (Thrasymaque), tantôt avec de braves citoyens sympathisants des sophistes et des rhéteurs (Adimante et Glaucon). 

Dans cet ouvrage Platon part de l’intuition suivante : “le genre humain ne mettra pas fin à ses maux avant que l’espèce de ceux qui, dans la rectitude et la vérité s’adonnent à la philosophie, ait accédé à l’autorité politique, ou que ceux qui sont au pouvoir ne s’adonnent véritablement à la philosophie” (Lettre VII 326b, reprise au livre V de la République 473e). Le dessein de Platon est donc clairement d’éduquer les citoyens afin de les libérer de l’emprise des sophistes et des rhéteurs et de les mettre sur le chemin qui conduit de l’illusion et du malheur vers la vérité et à la justice. C’est pourquoi le plan de l’ouvrage est le suivant :
- au livre I, sont examinées les pratiques courantes de la justice à Athènes et leurs insuffisances
- aux livres II, III et IV, la justice est définie d’un point de d’une Cité parfaite qui serait guidée par une constitution idéale
- aux livres V, VI et VII, Platon pose le problème des conditions de réalisation de cette justice parfaite en termes d’éducation des citoyens
- aux livres VIII et IX, Platon oppose les avantages de la Cité juste aux inconvénients et aux malheurs qui ruinent les régimes politiques corrompus
- enfin, au livre X on conclut en montrant que la recherche de la justice passe par le souci de la vérité et donc par la condamnation de tous les procédés d’illusion.

Le problème posé par le livre VI consiste donc à se demander vers quel type de connaissances il va falloir orienter le citoyen qui entend exercer de justes responsabilités politiques au sein de la Cité, c’est-à-dire, en somme, ce qu’il faut connaître pour bien juger. La thèse de Platon à cet égard est que le jugement juste est celui qui, se fondant sur la connaissance de la réalité en soi (l’idée du Bien), s’impose d’autorité au commerce des choses sensibles. L’enjeu est donc ici d’interroger la nature de la vérité en examinant les conséquences qui découlent respectivement de son enracinement dans le domaine sensible puis dans le domaine intelligible.


I - pour agir avec justice, il faut connaître avec justesse.

1 - agir, c’est imiter un modèle d’action. (484a1-485a12)

Platon rappelle que si l’on veut une Cité juste, il va falloir lutter en premier lieu contre ceux qui croient savoir ce qu’est la justice et qui ne font aucun effort pour se demander ce qu’elle est réellement. Le problème est donc de savoir comment transformer ceux qui croient savoir (les philodoxes : phileô + doxa = philodoxos), en citoyens justes qui savent vraiment (les philosophes : phileô + sophia = philosophos)). Dès lors la finalité de l’éducation philosophique est “d’établir gardiens de l’Etat ceux qui seront reconnus capables de veiller à la garde des lois et des institutions” (484c). Les gardiens de l’Etat (hoï phulakes, littéralement les “gardes du corps”, ce que nous appellerions aujourd’hui les fonctionnaires) vont donc avoir pour fonction d’appliquer les lois et de perpétuer les institutions qui seront celles de la constitution idéale de la Cité parfaite. Autrement dit, il va s’agir pour eux d’avoir constamment l’oeil rivé sur un modèle idéal que constitue la connaissance absolue des conditions de la justice afin d’agir en conséquence, et c’est ce modèle idéal que Platon appelle constitution. Ce qui signifie qu’agir consiste à produire, à fabriquer quelque chose (en l’occurrence des actes) par l’intermédiaire d’un jugement c’est-à-dire d’un choix sur ce qu’il est préférable de faire. De même que le bon magistrat après consultation de la loi juge telle sanction préférable, de même que le bon peintre après examen de son modèle juge tel dessin préférable, de même le bon gardien de la Cité devra juger préférable telle décision politique plutôt que telle autre après avoir tourné son regard vers la bonne constitution, c’est-à-dire celle de la Cité parfaite. 

On voit donc que le point de départ de la fondation d’une Cité juste consiste à supposer d’une part l’existence nécessaire d’une constitution idéale ailleurs que dans le monde empirique, d’autre part l’existence d’un naturel philosophique dans la personne du futur gardien. En quoi consiste donc ce naturel philosophique ?

2 - pour imiter un modèle intelligible il faut aimer les idées. (485a13-487d6)

Si agir avec justice consiste à imiter un modèle intelligible de justice, alors celui qui désire agir avec justice doit au préalable se tourner vers l’idée de justice. Ce qui veut dire qu’il est hors de question de prétendre agir avec justice si l’on se contente d’imiter un modèle empirique qui existe déjà. Pourquoi donc ?

La première raison est que, comme Platon le constate, la justice ne règne dans aucune Cité. Ce n’est donc pas en imitant des modèles empiriques de Cités injustes que l’on parviendra à agir avec justice. Donc, seconde raison, si le bon gardien doit être doté d’un naturel philosophique, c’est parce qu’il doit être différent des philodoxes, c’est-à-dire de ceux qui croient savoir mais qui ne tirent leur soit disant connaissances que de leur sensibilité. La première qualité exigée du bon gardien est donc l’amour du vrai : “les vrais philosophes sont ceux qui aiment le spectacle de la vérité” (livre V - 475e). Or ce qui caractérise les actuels citoyens en charge de la vie publique, ce n’est pas de ne pas avoir du tout de conception de la justice, mais d’en avoir une fausse conception, c’est-à-dire de croire qu’ils en possèdent la totalité alors qu’ils n’en ont qu’une partie. Lorsqu’ils agissent, ils ne sont pas toujours injustes, certes, mais ils ne peuvent être toujours justes parce qu’ils ne voient que des parties (plaisir, gloire, honneur, etc.) de la justice, parties qui changent au gré des circonstances, mais jamais la totalité, donc jamais la vraie justice.

C’est pourquoi Socrate dit qu’”il est dans la nature des philosophes de s’attacher à la connaissance qui peut leur dévoiler cette essence immuable, inaccessible aux vicissitudes de la génération et de la corruption” (485b). Autrement dit tout le naturel philosophique va se résumer dans cette quête du vrai, c’est-à-dire d’une essence totale et indestructible. A contrario, qui n’est pas capable de contempler une telle idée n’a pas de connaissance mais de simples croyances. Ainsi donc, les bonnes dispositions que l’on souhaite trouver chez le futur gardien-philosophe vont se manifester par deux caractères corrélatifs : d’une part l’amour des objets intelligibles que constituent les idées, d’autre part la méfiance à l’égard des objets sensibles, à commencer par le propre corps de l’intéressé qui est un objet sensible dont il ne peut se défaire. 

Oui, mais, objecte Adimante, si les qualités intellectuelles requises de la part du futur gardien de la Cité sont celles d’un philosophe, alors comment les faire admettre et respecter par une opinion publique qui, par ailleurs, se moque des philosophes ? Autrement dit, peut-il y avoir compatibilité entre la philosophie du gardien idéal et la philodoxie de la multitude ? Ou encore la connaissance de quelques uns peut-elle s’accommoder de la croyance du plus grand nombre ?


II - la connaissance vraie est opposée à l’opinion commune

1 - le jugement du philosophe n’est pas celui du plus grand nombre.(487d7-491a5)

La constitution de la Cité démocratique athénienne est un exemple de Constitution injuste car, dit Socrate, elle est comparable à un navire dont l’équipage aurait pris l’habitude de se satisfaire d’un pilote incompétent afin précisément de pouvoir le manipuler au gré de ses caprices. Il y a là l’idée fondamentale chez Platon que la constitution démocratique est en même temps injuste et attractive : “comme un vêtement bigarré qui offre toute une variété de couleurs [...] c’est un pantopôlion politeïôn” (livre VIII, 557 c-d). 

Ce que Platon reproche aux Cités injustes (et particulièrement à la démocratie athénienne), c’est de n’avoir aucune constitution, c’est-à-dire aucune essence, aucune unité : rien que des apparences multiples. En effet, comme nous l’avons dit, la Cité juste serait celle qui serait gouvernée par le gardien-philosophe, qui déduirait l’action publique d’une connaissance de la constitution idéale. Donc la Cité injuste serait un régime politique où l’action publique pourrait en toute légitimité être décidée par des citoyens qui ne possèdent pas de connaissance mais uniquement des croyances. L’absence de justice serait alors la conséquence directe d’une absence d’unité dans la connaissance, ce qui laisserait libre cours à la multiplicité des opinions. Autrement dit, ce qui fait obstacle à ce que le philosophe soit accepté et reconnu comme dirigeant légitime de la Cité, ou que le pilote avisé comme capitaine du navire, c’est l’incapacité de la multitude, à vouloir atteindre l’unité de la connaissance. Et, ce qui est plus grave, cette tendance est encouragée par “des hommes qui se donnent pour philosophes” (489e), c’est-à-dire par des professionnels de l’illusion qui confortent la multitude dans ses croyances en s’accommodant du statu quo politique : la multitude des apparences plutôt que l’unicité de l’essence. Et ce sont ces faux philosophes (sophistes et rhéteurs) que l’attitude philosophique entend combattre. Mais, peut-on se demander, pour quelle raison la multitude n’est-elle pas accessible à la connaissance et se complait-elle dans ses croyances ?

2 - la multiplicité et la mutabilité des croyances correspond à la multiplicité et à la mutabilité des désirs. (491a6-497d8)

Chercher à comprendre la résistance de la multitude au naturel philosophique revient en fait à s’interroger sur l’origine de l’injustice dans la Cité, puisque c’est précisément à l’injustice que le gardien-philosophe entend apporter une solution par sa connaissance. Or si l’attitude philosophique consiste à rechercher dans l’essence intelligible un ordre et une unité qui dépassent le désordre et la multiplicité des apparences sensibles, c’est donc que ce sont ces apparences sensibles qui, encouragées et exaltées par les démagogues, sont fauteuses d’injustice.

Comment imaginer en effet qu’une foule livrée à puisse d’elle-même manifester l’ordre et l’unité nécessaire à la connaissance vraie puisque “partout où il y a foule [les démagogues] blâment ou approuvent certaines paroles avec un grand tumulte, toujours outré” (492b). Autrement dit, ce qui crée les conditions de la préférence de la foule pour les opinions multiples plutôt que pour la connaissance unique, c’est la nature même de la foule. Platon veut dire par là qu’un régime politique dans lequel toutes les décisions publiques se prennent au sein d’une assemblée dont les membres ne font qu’exprimer et flatter des désirs, ne peut qu’encourager l’opinion. C’est l’idée que, ce qui fait obstacle à la connaissance, c’est la croyance qui n’est elle-même que l’expression des besoins multiples et changeants du corps. C’est pourquoi le naturel philosophe doit avoir de la méfiance à l’égard du corps (individuel ou social) et de ses sollicitations. Mais, reconnaît Platon, dans une telle assemblée, tout individu, qu’il possède ou non un naturel philosophe, ne pourra juger qu’à travers des apparences sensibles. Car d’une part nul n’aura le temps de connaître à cause de la succession anarchique et rapide d’opinions non justifiées, d’autre part chacun aura tendance à être influencé par ce que ses sens lui montreront, à savoir l’opinion majoritaire. C’est ce que Platon fait dire à Socrate dans le Gorgias : “l’orateur n’est pas l’homme qui fait connaître aux tribunaux ou à toute autre assemblée ce qui est juste et ce qui est injuste [...] de toute façon il ne pourrait pas, dans le peu de temps qu’il a, informer pareille foule et l’amener à connaître des questions si fondamentales” (455a). Si le démagogue trompe la foule, c’est que la foule n’est prêt à aucun effort et qu’elle préfère donc l’illusion à la vérité.

Il est donc clair que ce sont les membres de l’assemblée “eux-mêmes les plus grands des sophistes” (492b). C’est pourquoi, conclut Socrate, “il est impossible que la multitude soit philosophe”(494a), voulant dire par là deux choses : d’une part il est impossible qu’une multitude d’opinions, expression des désirs multiples et changeants, engendre autre chose que des désirs multiples et changeants ; d’autre part qu’il est impossible au sein d’une multitude désordonnée qu’un philosophe qui prône l’unité et l’ordre, donc l’effort de vaincre l’illusion, se fasse entendre. Le problème est donc désormais radical car on doit se demander comment réconcilier l’opinion publique en ce qu’elle a de multiple et de changeant avec le naturel philosophe qui hésite à participer à la vie publique.


conclusion.

Si donc agir consiste à reproduire un modèle d’action, alors agir justement exige de reproduire un modèle de justice. Ce qui suppose une connaissance adéquate de ce modèle qui, n’existant pas dans le domaine sensible, doit être recherché dans le domaine intelligible. Or ce domaine, celui de l’essence et de l’unicité est, par nature incompatible avec le domaine sensible des apparences et de la multiplicité dans lequel se complaisent les opinions et les désirs.
Il va donc s’agir pour le gardien-philosophe de convaincre la masse des non-philosophes que la cause de l’injustice réside dans un désordre pathologique du corps social de la Cité. Après quoi il devra inspirer en eux l’amour du bien réel en les détournant des apparences du bien afin de leur donner le désir de reproduire cette idée suprême dans le domaine sensible de la Cité. C’est pourquoi la vertu politique par excellence réside dans le dialogue comme art de déduire de la contemplation des idées, des applications pour le domaine sensible.