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dimanche 7 mai 2000

EN QUEL SENS PEUT-ON DIRE QUE LA RELIGION EST UN "OPIUM DU PEUPLE" ?

La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, elle est le coeur d’un monde sans coeur, l’esprit d’une époque sans esprit : elle est l’opium du peuple”(Critique de la Philosophie du Droit de Hegel). Ce que Marx veut dire, c’est que la religion est le refuge des exploités accablés dont la conscience opprimée trouve là de la compassion pour le présent (le coeur) et un espoir pour l’avenir (l’esprit). Mais ce refuge est un piège redoutable car les croyants deviennent alors esclaves d’une illusion dont il ne peuvent plus se passer (l’opium). C’est pourquoi il considère que “nier ce bonheur illusoire, c’est exiger ce bonheur réel”. Mais que doit-on entendre par “opium” ? Est-ce la substance euphorisante et anesthésiante faisant oublier la souffrance, ou la pratique collective de l’absorption de la drogue faisant oublier la solitude ? Et que doit-on comprendre par “peuple” ? Est-ce la somme de tous les individus ou bien la société considérée dans son ensemble ? D’où le problème de savoir en quel sens, comme le dit Marx, la religion est “l’opium du peuple”. L’enjeu consiste à se demander si, dans son essence, la religion est nécessairement une manifestation d’irrationalité et de superstition, comme l’ont prétendu les Lumières.


I - La religion est la satisfaction symbolique et illusoire d’un désir névrotique.

A - l’attitude religieuse vise l’apaisement imaginaire des souffrances.

Supposons en effet deux personnes mourantes, A et B, écoutant avec émotion la Passion selon Saint Matthieu de Bach dans une église. Rien ne distingue A de B extérieurement : elles sont toutes deux mal en point et ont toutes deux les larmes aux yeux. Pourtant, alors que A s’abandonne avec volupté à l’un de ses derniers moments de joie, B prie intérieurement Dieu en récitant le Pater noster. Il est clair que ces deux personnes goûtent sans doute avec une intensité comparable un court instant de bonheur. La différence est que pour A cet instant est une fin en soi, tandis que pour B cet instant est un moyen en vue d’une fin. On dira que A manifeste une attitude artistique, B une attitude religieuse.

Pourtant, pour tous les deux, la Passion selon Saint Matthieu est l’expression baroque des derniers moments du Christ mort sur la croix pour racheter la misère de l’humanité entachée du péché originel. Voilà un contexte culturel que A et B partagent et qui permet en outre de solliciter l’imagination. Dans le sens où il existe certainement des désirs depuis longtemps refoulés dans leur inconscient respectif et qui trouvent là, l’espace d’un instant, l’occasion de se satisfaire de manière symbolique, c’est-à-dire détournée. Mais là où A voit un but en soi, B voit un simple moyen de réparer les méfaits de son existence actuelle. Bref, pour A le bonheur se confond avec la joie actuelle, tandis que pour B, celle-ci n’est qu’un indice de croyance et d’espérance dans le bonheur. Si tel est le cas c’est que la fonction de l’attitude religieuse est “exorciser les effrois de la nature, réconcilier avec la cruauté du destin [...], et dédommager des souffrances et privations”(l’Avenir d’une Illusion, III). Bref, là où la contemplation artistique est désintéressée, la croyance et l’espérance religieuses sont parfaitement intéressées puisqu’elles comptent explicitement sur un dédommagement (ante ou post mortem) des souffrances et privations physiques endurées. Pourtant, tous deux font appel à leur imagination, “ce trésor de représentations nées du besoin de rendre supportable la détresse humaine, édifiées à partir du matériel que sont les souvenirs de la détresse de la propre enfance et de celle de l’humanité”(-id-). Mais alors, qu’est-ce qui permet de justifier cette différence d’utilisation de la fonction imaginative entre la fonction esthétique et la fonction religieuse ?

B - la religion est “la névrose obsessionnelle universelle de l’humanité”.

L’attitude artistique, comme l’attitude religieuse sont donc deux expressions symboliques d’un complexe de désirs refoulés lors du passage du principe de plaisir au principe de réalité. Mais, dans l’attitude religieuse, cette expression est telle que ces désirs exigent une satisfaction effective et réparatrice, là où, dans l’attitude artistique, elle se satisfait du symbolique pur, comme fin en soi. C’est pourquoi on peut dire que l’attitude artistique est simplement la manifestation d’une sublimation d’un désir inconscient refoulé “auquel se substitue un objectif plus élevé et de plus grande valeur sociale”(Cinq Leçons ...). Tandis que l’attitude religieuse semble constituer, en plus, un symptôme névrotique, autrement dit une séquelle d’un conflit infantile refoulé dans l’inconscient.

Freud remarque que le développement personnel et social d’un individu comporte deux pôles antagonistes. D’une part, la source originelle de satisfaction narcissique du jeune enfant, en même temps que le rempart originel contre tous les dangers de la vie, est identifiée à la mère (naturelle, adoptive ou substitutive). D’autre part, la source originelle de toutes les contraintes du jeune enfant en même temps que de crainte et d’admiration, est identifiée au père (naturel, adoptif, ou substitutif). D’où la contradiction flagrante entre le pôle de plaisir qu’est la mère et le pôle de réalité qu’est le père, contradiction accentuée par le fait que, dans tous les cas, le premier pôle doit se soumettre au second. Il s’ensuit un conflit qui, pour ne pas menacer la vie psychique du sujet, est refoulé. Mais l’importance du traumatisme risque de s’accompagner d’une angoisse permanente témoignant du fait que le conflit n’est pas résolu mais reste toujours latent. De sorte que “si l’homme en cours de croissance remarque qu’il est voué à rester toujours un enfant, qu’il ne peut se passer de protection contre les surpuissances étrangères, il confère à celles-ci les traits de la figure paternelle, il se crée des dieux dont il a peur, qu’il cherche à se gagner et auxquels il transfère néanmoins le soin de sa protection”(l’Avenir d’une Illusion, IV).

Bref, le besoin religieux serait l’expression symbolique d’une névrose, c’est-à-dire d’un conflit psychique irrésolu qui trouve son origine dans la petite enfance du sujet. Ce conflit serait donc une source possible d’obsession à l’égard de l’ordre comme substitut symbolique de la puissance paternelle et de la sécurité comme substitut symbolique de la protection maternelle. De là l’attachement scrupuleux (en latin religio, de relegere, respecter scrupuleusement) de l’homme religieux aux rituels sécurisants tels que les cérémonies (les fêtes, les carêmes, les confessions, les punitions, etc.), lesquels ont pour fonction de raviver son adhésion au mythe de l’efficacité réparatrice d’une intervention transcendante et surnaturelle. “La religion serait donc la névrose obsessionnelle universelle de l’humanité”(l’Avenir d’une Illusion, VIII), c’est-à-dire la fixation inconsciente à un conflit infantile irrésolu entre principe de plaisir et principe de réalité, fixation destinée à apaiser une source permanente d’angoisse. En ce sens, la religion serait une source d’illusion nécessaire, car “ce qui caractérise l’illusion, c’est d’être dérivée des désirs humains”(l’Avenir d’une Illusion, VI). Donc la religion serait à l’angoisse ce que l’opium est à la souffrance, un puissant anesthésiant. Doit-on dire alors que la religion est une drogue à usage individuel ?


II - La religion est l’activité rationnelle d’espérance du bonheur pour le sujet moral.

A - la moralité nécessite la représentation d’un dieu comme idéal de perfection pratique.

Apparemment, la religion est essentiellement une pratique individuelle puisque le conflit infantile irrésolu semble appartenir à l’histoire personnelle de chacun. Pourtant, un tel conflit s’enracine nécessairement dans la difficulté du passage du principe de plaisir au principe de réalité. Or un tel passage est conditionné par l’existence des normes sociales de comportement qui interdisent à l’individu de satisfaire spontanément ses pulsions sexuelles et ses pulsions meurtrières. De sorte que la religion comme manifestation symbolique particulière (différente du rêve, du lapsus, de l’art, de l’hystérie, de la phobie, etc.) d’un désir suscité par une telle fonction de censure collective pourrait précisément s’expliquer par son affinité avec la morale. Il se pourrait donc bien que la religion soit la conséquence de la censure sociale qui a le lien le plus étroit et le plus réaliste avec la contrainte morale en général.

C’est ce que dit Kant : “la morale conduit à reconnaître tous les devoirs comme des commandements divins, non comme des sanctions, c’est-à-dire des commandements arbitraires d’une volonté étrangère, mais comme des lois essentielles de toute volonté libre”(C.R.Pr., A.K. V, 129). Autrement dit, si l’homme ne peut pas s’empêcher de s’inventer des dieux sévères et austères sous les traits de la figure infantile et intransigeante du père, c’est peut-être simplement parce que ce moyen imaginaire est le meilleur possible pour nous aider à surmonter la faiblesse de notre volonté lorsque nous savons ce que nous devons faire impérativement mais que nous manquons néanmoins de force morale pour le faire. C’est la raison pour laquelle nous préférons assurer par avance le respect effectif du devoir moral tel que notre raison pratique nous le représente formellement, et ce au moyen d’un stratagème efficace. Bref, nous nous inventons un dieu parce que nous savons que notre volonté et faillible mais que pourtant cette faiblesse nous fait honte : “nous ne pouvons espérer obtenir que d’une volonté moralement parfaite et en même temps toute puissante, le souverain bien que la loi morale nous fait un devoir de nous proposer comme objet de nos efforts”(C.R.Pr., A.K. V, 129). Voilà pourquoi l’invention par notre imagination d’une figure divine parfaite et inflexible est un moyen sans doute inconscient de surmonter la faiblesse de la volonté dont nous craignons d’être victime. Mais que devient alors l’agrément qu’est censée procurer l’imagination pour compenser les contraintes du principe de réalité ? Bref, que devient l’aspiration à l’apaisement symbolique ?

B - la religion autorise à espérer le bonheur comme récompense de la vertu morale.

Le problème essentiel que pose le respect des impératifs moraux, c’est que ceux-ci n’ont pas pour fin le bonheur de celui qui les respecte : “la loi morale, au contraire, limite par des conditions rigoureuses mon désir illimité de bonheur”(C.R.Pr., A.K. V, 129). En effet, agissant par devoir moral, ou si l’on préfère, par respect pour la loi, je n’agis que selon une maxime telle que je puisse vouloir également que cette maxime soit universalisée. Autrement dit, le devoir moral ne peut pas consister à viser mon propre bonheur, par nature particulier, donc non universalisable : “le bonheur est un idéal non de la raison, mais de l’imagination”(F.M.M., I). En d’autres termes, le devoir moral est incompatible avec mes inclinations sensibles : dans un cas ma volonté est déterminée de façon autonome par une représentation rationnelle, dans l’autre elle est déterminée de façon hétéronome par une représentation sensible. Mais enfin, le devoir moral reste tout de même compatible avec l’intérêt rationnel que peut prendre un sujet conscient à agir par devoir : en effet, en respectant l’impératif moral, je sais que je vais m’éviter au moins le mépris d’autrui et la honte de moi-même. Or, comme je sais que je ne m’éviterai de telles peines qu’à condition d’agir par respect pour le commandement pratique de ma raison, le bonheur que j’en éprouverai ne sera que la conséquence, et non pas le but, de mon action morale. Ainsi, “à la question <<que dois-je faire ?>>, je dois répondre <<fais ce qui te rend digne d’être heureux>>”(C.R.P., A.K. III, 525).

C’est donc non pas en agissant par inclination sensible, ni même par intérêt rationnel que j’éviterai le mépris et la honte et me rendrai ainsi digne d’être heureux. Mais il est clair cependant que ma raison prend intérêt (comme conséquence et non comme but) au respect de la loi morale. De sorte que, respecter l’impératif de moralité, c’est se rendre digne d’être heureux dans le sens où “chacun a raison d’espérer le bonheur dans l’exacte mesure où il s’en est rendu digne par sa conduite”(C.R.P., A.K. III, 526). Oui mais, si l’on considère que la conduite morale nous rend digne d’en être récompensé par le bonheur, et si l’on exige une telle récompense ici et maintenant, c’est la preuve que ce n’est que la récompense que l’on visait et non pas la moralité de l’action, de sorte que nous ne sommes plus digne de recevoir cette récompense. D’où contradiction. Il faut donc logiquement que la légitime aspiration au bonheur dont notre comportement moral nous a rendu digne, soit reporté dans un avenir intemporel posé par la raison et non par l’imagination : “la moralité est inséparablement liée au bonheur, mais uniquement dans une idée de la raison pure”(C.R.P., A.K. III, 526). 

Il s’ensuit trois postulats de la raison pure pratique :
- l’idée d’une liberté de ma volonté capable d’agir moralement, c’est-à-dire ni par inclination, ni par intérêt, et cela afin de me rendre digne du bonheur
- l’idée rationnelle d’un Dieu que je dois considérer comme l’auteur inflexible des devoirs moraux sous peine d’être vaincu par la faiblesse de ma volonté
- l’idée d’une immortalité de mon âme qui couronne le tout en me permettant d’espérer être récompensé de ma conduite au delà de mon existence physique.
C’est pourquoi “l’espoir d’obtenir le bonheur ne commence qu’avec la religion”(C.R.Pr., A.K. V, 129). Celle-ci en effet est un ensemble de croyances rationnelles qui contribuent à pallier la faiblesse éventuelle de ma volonté à respecter les impératifs moraux et à me fournir l’espoir d’obtenir enfin le bonheur lorsque ma mort m’aura enfin dispensé de choisir. Mais alors, si la religion est un acte de la volonté libre du sujet moral, n’est-elle pas à la vie morale ce que l’hygiène (et non la drogue) est à la vie physique ?


III - La religion est condition d’augmentation ou de diminution de la puissance d’être.

A - la religion comme croyance en un au-delà est une illusion superstitieuse.

Le troisième postulat de Kant qui fait de l’immortalité de l’âme un fondement de la religion comme condition de compatibilité du bonheur et de la moralité ressemble à s’y méprendre au mythe du paradis et de l’enfer. Ce qui voudrait dire que “la moralité et la religion [...] sont pris pour des fardeaux qu’on espère déposer après la mort pour recevoir le prix de la servitude [...] mais ce n’est pas cet espoir seul mais aussi et surtout la crainte d’être punis par d’horribles supplices après la mort qui nous pousse à vivre selon la prescription de la loi divine”(Ethique, V, 61). Autrement dit, non seulement l’espoir d’une compensation à la vie vertueuse, même dans l’au-delà, est la preuve que nous prenons la vertu pour un fardeau, donc que nous faisons preuve de faiblesse morale, mais encore que l’espoir de bonheur est sans cesse contrarié par la crainte du malheur. On peut même dire que “ce qui est bon engendre de la tristesse et que ce qui est mauvais engendre de la joie”(Ethique, IV, app.31), c’est-à-dire que tout ce qui nous paraît être un bien pour nous ici-bas devrait nécessairement être dévalorisé par la morale pour se transformer en tristesse, qui est un sentiment de diminution de puissance, et inversement, tout mal ici-bas devrait se transformer en joie, qui est un sentiment d’augmentation de puissance. Donc, le troisième postulat de Kant n’est pas rationnel mais manifeste l’irruption de l’illusion consistant à poursuivre par l’imagination la satisfaction d’un désir obsédant, à savoir l’immortalité. Y croire est bien une preuve de superstition.

Pour autant, Spinoza ne nie pas l’existence d’une relation entre moralité et religion. En effet, “la moralité, c’est le désir de bien faire qui vient de ce que nous vivons sous la conduite de la raison”(Ethique, IV, 37), autrement dit l’effort que fait chaque individu pour rechercher et réaliser ce qui lui est réellement utile, à savoir de se réunir aux autres hommes et de s’y lier par des liens durables dans un Etat, afin d’augmenter sa puissance d’agir. Or, puisque la raison est cet état de perfection de l’individu qui tend à se rendre moins vulnérable aux affections extérieures en se solidarisant à autrui, “sous la conduite de la raison, nous nous efforçons de faire que les hommes vivent sous la conduite de la raison [...] donc le bien que quiconque vivant sous la conduite de la raison désire pour lui-même, il le désirera aussi pour les autres hommes”(Ethique, IV, 37). Or, quel est le bien le plus haut que puisse désirer l’homme rationnel pour lui-même et donc pour autrui, si ce n’est comprendre le maximum de choses pour être le moins dépendant possible de ces choses. Mais, puisque “plus nous comprenons de choses singulières, plus nous comprenons Dieu”(Ethique, V, 24), c’est-à-dire plus nous nous rapprochons de la connaissance totale de la Nature, “la religion est tout ce que nous désirons et faisons en tant que nous connaissons Dieu”(Ethique, IV, 37). La religion est donc cette activité de l’homme rationnel en tant qu’il désire le bien le plus haut qui puisse être, à savoir s’unir durablement aux autre hommes dans une culture commune. Mais alors, une telle activité rationnelle n’est plus du tout incompatible avec le bonheur ici bas puisque “le fondement de la vertu morale est l’effort même pour conserver son être, et le bonheur consiste pour l’homme à pouvoir conserver son être”(Ethique, IV, 18). Donc la religion ne prolonge pas dans un au-delà l’espoir du bonheur comme récompense de la vertu morale, mais réalise immédiatement le bonheur en tant que l’effort rationnel pour être utile à autrui tout en étant utile à soi-même engendre le plus grand accroissement possible de la puissance d’agir (ou joie). N’est-ce pas la preuve que la religion est une affaire publique ?

B - la religion est l’auxiliaire nécessaire de l’autorité de la fonction politique.

La religion consiste donc, comme le remarque Kant, à considérer tous les devoirs moraux comme des commandements divins, mais non pas pour nous rendre dignes du bonheur : “le bonheur n’est pas la récompense de la vertu mais la vertu elle-même et nous n’en éprouvons pas de la joie parce que nous réprimons nos penchants, au contraire, c’est parce que nous éprouvons de la joie que nous pouvons réprimer nos penchants”(Ethique, V, 67). Bref, la vertu morale et le bonheur individuel se confondent, l’authentique bien commun et l’authentique bien individuel aussi. La religion comme activité de la raison consistant à considérer que ce bien authentique dérive de la connaissance et l’amour de Dieu (ou de la Nature) semble donc être d’utilité publique. Mieux encore, si “la société affermie par des lois s’appelle l’Etat, et ceux qui sont protégés par ses lois s’appellent citoyens”(Ethique, IV, 37), et si la religion est cette activité de la raison par laquelle chacun tend à s’unir à chacun dans la connaissance et l’amour de Dieu (ou la Nature), on voit sans peine l’utilité que peut avoir la religion dans le renforcement et la conservation de l’Etat.

En effet, “il est certain que la piété envers l’Etat est la plus haute sorte de piété qu’un homme puisse montrer car, supprimez l’Etat et rien de bon ne peut subsister [...], c’est le règne de la colère et de l’impiété dans la crainte universelle”(T.T.P., XIX). Bref, on a besoin de la religion pour la même raison qu’on a besoin de l’Etat : parce que, sans ce moyen, il n’y aurait pas de cohésion sociale dans la mesure où la plupart des individus ne sont pas guidés par la raison. Dès lors, obéir à Dieu, comme obéir à l’Etat, cela peut se comprendre de deux manières : pour les individus rationnels, cela signifie comprendre l’enchaînement nécessaire des causes et des effets dans la Nature ; pour les autres, cela signifie participer à des croyances et à des rites communs utiles à la cohésion sociale, en considérant ces pratiques comme des contraintes et non comme des nécessités. Mais, même dans le deuxième cas, la religion, comme l’Etat, est une institution collective qui permet d’envisager une rationalisation progressive de l’individu qui augmenterait par là sa puissance d’agir et donc sa liberté, pour peu que l’Etat soit parfaitement rationnel, c’est-à-dire une démocratie. Car dans tous les cas, “personne ne peut obéir à Dieu droitement s’il ne règle la pratique obligatoire de la piété sur l’utilité publique et si, en conséquence, il n’obéit à tous les décrets du souverain”(T.T.P., XIX) : obéir à Dieu, c’est préparer les conditions du renforcement et de la conservation de l’Etat qui unit les hommes dans des relations durables, et c’est donc aussi obéir à l’autorité du souverain, c’est-à-dire du détenteur du pouvoir politique. La religion est, dès lors, une arme à double tranchant : un moyen rationnel de libération dans une démocratie où le peuple entier serait souverain, un moyen irrationnel d’aliénation là où une partie du peuple s’en servirait pour opprimer l’autre partie. C’est finalement en ce sens que la religion est l’opium du peuple : les croyances et les rites communs à tout un peuple sont des facteurs de pratiques concordantes qui concourent à assurer l’autorité de l’Etat, c’est-à-dire augmenter leur liberté si elle est contrôlée par une autorité rationnelle, mais aussi la diminuer dans tous les autres cas.


Conclusion.

A première vue l’attitude religieuse vise un apaisement illusoire du malheur, une compensation symbolique des ennuis de l’existence au moyen d’une régression névrotique vers la fonction sécurisante de la figure paternelle. Mais cette origine inconsciente manifeste la présence des normes morales que la raison du sujet préfère considérer comme émanant d’une volonté divine pour pallier la faiblesse éventuelle de sa volonté à l’égard du devoir moral, et corrélativement pour se rendre digne d’un bonheur éternel. Pourtant la croyance en un au-delà de béatitude éternelle est superstitieuse car elle fait appel à l’imagination plutôt qu’à la raison, laquelle guide l’homme vers la vertu suprême qui est de conserver et consolider le corps commun de l’Etat, ce qui fait de la religion soit l’instrument de la libération de l’individu, soit l’instrument de son aliénation.