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samedi 22 juin 2013

LES GRANDS THEMES DES "LECONS ET CONVERSATIONS" DE WITTGENSTEIN : LE LANGAGE.



Wittgenstein se demande ici si la rigidité des règles logiques est de nature métaphysique. Sa réponse est positive à condition d'admettre que la métaphysique en question consiste dans le pouvoir de suggestion d'une image qui nous obsède : celle de quelque chose d'absolument inflexible ou d'infiniment rigide.

Nous avons l'idée d'un super-mécanisme lorsque nous parlons de nécessité logique. Par exemple, la physique a essayé (c'était pour elle un idéal) de réduire les choses à des mécanismes ou au choc de quelque chose contre quelque chose d'autre. Votre désir est de dire : "il y a une liaison". Mais qu'est-ce qu'une liaison ? Eh bien des leviers, des chaînes, des engrenages.

L'idée de nécessité logique (c'est-à-dire l'idée que, en logique, les choses ne pourraient pas être autres qu'elles ne sont) connote confusément l'image d'un mécanisme physique surpuissant.

Cette idée n'est pas neuve dans l'histoire de la philosophie. Déjà, Platon entend établir la suprématie de la philosophie sur la rhétorique sur le présupposé que « certaines vérités sont enchaînées les unes aux autres par des raisons de fer et de diamant »(Gorgias, 509a) et que c'est de cette solidité intrinsèque que se préoccupe l'argumentation philosophique. Un peu plus tard, Aristote fera remarquer que « la nécessité est l’idée de quelque chose d’inflexible [...], le contraire du mouvement résultant du choix et du calcul »(Métaphysique, D, 1015b). Et Leibniz de suggérer l'idée d'une lingua characterica universalis apte à trancher  toutes les controverses : "il faut bien entendu faire en sorte que tout paralogisme ne soit qu'une erreur de calcul [...]. De ce fait, lorsque naîtront les controverses, deux philosophes n'auront pas besoin de discuter davantage que deux calculateurs. Il suffira, en effet, de prendre la plume en main, de se mettre face aux abaques et de se dire l'un à l'autre [...] « calculons ! »"(Écrits Philosophiques, VII).

De même, pour Wittgenstein, "il ne peut jamais y avoir de surprise en logique"(Tractatus, 6.1251), autrement dit, comme le dit Aristote, il n'y a même pas à calculer, c'est-à-dire à évaluer le meilleur possible afin, le cas échéant, de pouvoir choisir. Le résultat semble, non seulement s'imposer de lui-même, mais encore semble absolument prévisible. De sorte que "la logique est transcendantale"(Tractatus, 6.13), voulant dire par là que la force de la logique est une force invincible, indépassable. Wittgenstein semble en plein accord avec ses glorieux prédécesseurs, sauf qu'il ajoute que "il n’y a de nécessité que dans la logique"(Tractatus, 6.375). Bref, pour lui, la nécessité de la logique est fournie par la logique elle-même et non par la métaphysique comme le suggère le titre de l'ouvrage d'Aristote. Ce qui, pour Wittgenstein, induit les métaphysiciens en erreur, c'est qu'ils font "une sorte de recherche scientifique sur ce que le mot veut réellement dire […] ; ils ont constamment à l’esprit la méthode scientifique et ils sont irrésistiblement tentés de poser des questions et d’y répondre à la manière de la science : cette tendance est la source véritable de la métaphysique, et elle mène le philosophe en pleine obscurité"(le Cahier Bleu, 28). En d'autres termes, les métaphysiciens s'imaginent, sur le modèle du mécanisme physique, l'existence d'un super-mécanisme super-rigide, sauf qu'il serait métaphysique et non pas physique.

D'accord mais alors d'où tirent-ils l'idée d'un mécanisme plus inflexible encore que le plus inflexible des mécanismes physiques ?

Ce sont là des liaisons, mais ce que nous devrions expliquer ici, c'est plutôt le préfixe "super". Nous disons que les hommes condamnent un homme à mort, et nous disons que la loi le condamne à mort. "Bien que le jury puisse l'absoudre, l'acquitter, la loi ne le peut" (cela peut vouloir dire que la loi ne peut se laisser suborner, etc.). L'idée de quelque chose de super-strict, quelque chose de plus strict qu'un juge ne peut l'être, une super-rigidité, quelque chose que l'on ne peut pas influencer.

Pour expliquer l'inflexibilité de la logique, une nouvelle analogie est nécessaire : celle de la loi. Ce n'est pas la réalité physique mais la loi qui est inflexible.

Pour Kant, la maxime de la loi morale est "l'impératif catégorique [...] : agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle"(Fondements de la Métaphysique des Mœurs, IV, 420). Mais cette maxime est si exigeante qu'on n'est jamais sûr qu'on agit en n'étant déterminée que par celle-ci. De même, pour Aristote, "la loi est toujours nécessairement générale, [elle] n'en est pas moins parfaite, la faute n'en est pas davantage au législateur, mais elle est toute entière dans la particularité même de l'action à juger. [...] Il convient alors au juge de se prononcer"(Éthique à Nicomaque, V, 1137b), voulant dire par là qu'il appartient toujours au juge d'atténuer la rigueur de la loi qui tient, avant tout, dans son extrême généralité. Et tout le monde connaît la définition que Robespierre donne de la terreur comme "justice prompte, sévère, inflexible"(Discours à la Convention, 5 février 1794), c'est-à-dire d'une loi dont l'application est aussi rigoureuse que son principe.

De même, pour Wittgenstein, nos formes de vie baignent en permanence dans ce qu'il appelle des "jeux de langage" qui sont toujours, d'une manière ou d'une autre, encadrés par des règles logiques qu'il nomme aussi "règles de grammaire". Or "la grammaire n'a a rendre de comptes à aucune réalité. Les règles grammaticales déterminent la signification, qui ne l'est pas déjà (elles la constituent) et ne sont, par le fait, responsables envers aucune signification préalable et, dans cette mesure, arbitraires. Il ne peut y avoir aucune discussion sur la question de savoir si ces règles-ci ou d'autres sont les "bonnes""(Remarques sur les Fondements des Mathématiques). Bref, la règle, autrement dit la loi humaine, est, par nature, inflexible (les exceptions, qu'elles soient prévues a priori par le législateur ou posées a posteriori par le juge, sont des exceptions à la loi, et non pas dans la loi), tandis que la réalité physique ne l'est pas (une exception à la loi physique remet toujours la loi en question, ce qui n'est pas le cas pour la loi humaine).

Cela dit, l'analogie avec la loi est-elle préférable à l'analogie avec le mécanisme ?

Le rôle de tout ceci étant de nous amener à nous demander : "avons-nous une image de quelque chose de plus rigoureux ?" Sans doute que non. Mais nous sommes enclins à nous exprimer nous-mêmes à la forme superlative. [...] "Le levier géométrique est plus dur que le plus dur de tous les leviers, il ne peut pas plier." Là, vous avez le cas de l'impossibilité logique.

En fait, nous devons combiner les deux analogies pour arriver à comprendre la nature de la nécessité logique.

Certes, "il y a une analogie entre la proposition métaphysique et la proposition d’expérience"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 56), que celle-ci soit l'expérience de la physique, celle de la morale ou encore celle du droit. À tel point que nous en arrivons "à être obsédés par notre symbolisme : nous sommes plongés dans la perplexité par une analogie qui nous entraîne irrésistiblement"(le Cahier Brun, 108). Et c'est, bien évidemment, ce qui abuse les métaphysiciens qui voient l'origine de la nécessité dans une force physique infinie car,"quand des mots de notre langage ordinaire ont à première vue des grammaires analogues, nous avons tendance à essayer de les interpréter de manière analogue ; c’est-à-dire que nous essayons de faire en sorte que l’analogie tienne jusqu’au bout"(le Cahier Bleu, 7). Par exemple Spinoza lorsqu'il dit que "dans la nature il n’y a rien de contingent, mais toutes choses sont déterminées par la nécessité de la nature divine à exister et à produire un effet d’une certaine façon"(Éthique, I, 29). Tandis que, pour Wittgenstein, "de même qu’il n’est de nécessité que logique, de même il n’y a de nécessité que dans la logique"(Tractatus, 6.375), voulant dire par là que la nécessité est une relation logique, c'est-à-dire interne. Or, "quelle est donc la caractéristique des propriétés internes ? Le fait que toujours, invariablement, elles se trouvent dans l'ensemble qu'elles déterminent, en quelque sorte indépendamment des événements extérieurs"(Remarques sur les Fondements des Mathématiques, 102). Là encore, c'est l'analogie d'une relation externe (entre les parties de la Nature) avec une relation interne qui nous égare.

Pour autant, l'analogie est un procédé argumentatif dont les philosophes ne doivent pas se priver même si "la philosophie est un combat contre la fascination que des formes d’expression exercent sur nous [et si] l’extrême difficulté tient à la fascination que l’analogie de deux structures semblables est capable d’exercer sur nous"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 27). Car, en effet, "on peut remarquer l’étrange ressemblance d’une recherche philosophique avec une recherche esthétique"(Remarques Mêlées, 25). Et, précisément, "on peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu'au moment où l'écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue [...]. Le devoir et la tâche d'un écrivain sont ceux d'un traducteur"(Proust, le Temps Retrouvé, 2280-2281). Bref, pour le philosophe comme pour l'écrivain, l'analogie a une valeur heuristique considérable pour peu qu'elle soit consciente et maîtrisée : en l'occurrence, la double analogie de la nécessité logique avec un mécanisme infiniment rigide et avec une loi absolument inflexible nous renseigne parfaitement sur la nature de cette nécessité : l'impossibilité logique se comprend à partir de l'image de quelque chose qui ne peut pas faillir.

Est-ce à dire que la nature de la nécessité logique ne se comprend qu'à partir de l'usage de ces analogies ?

"La logique est un mécanisme forgé dans un matériau infiniment dur, la logique ne peut pas plier, ou ne peut plus plier." C'est là la façon d'arriver à un super-quelque chose, la façon dont certains superlatifs viennent au jour, la façon dont ils sont employés.

La signification de la nécessité logique ne peut se comprendre réellement que par la description de l'usage que nous en faisons.

Wittgenstein ne peut pas être d'accord avec Hume lorsqu'il affirme que "notre idée de nécessité [...] naît entièrement de l’observation d’une uniformité dans les opérations de la nature où des objets semblables sont constamment conjoints les uns avec les autres et l’esprit déterminé par accoutumance à inférer l’un de l’apparition de l’autre"(Enquête sur l’Entendement Humain, VIII, 1). Non pas tant en raison des conclusions sceptiques qu'en tire Hume à l'égard de la nécessité causale à l'oeuvre dans les lois des sciences de la nature, puisque, dit Wittgenstein, "croire en l’existence d’un lien causal, c’est cela la superstition"(Tractatus, 5.1361). Mais plutôt parce que Hume ne voit pas que nous faisons usage d'une telle observation d'uniformité à la fois dans l'apprentissage du langage, puis comme analogie régulatrice, justement pour expliquer la signification du terme "nécessité".

En effet, "on enseigne la signification par l’usage"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, II). En particulier, "on inculque non seulement le calcul aux enfants, mais aussi une attitude bien particulière à l’endroit des erreurs de calcul"(Remarques sur le Fondement des Mathématiques, 425), attitude d'intransigeance caractéristique de la compréhension d'une nécessité. De telle sorte que, ce que dit Hume de Dieu, à savoir que "l’idée de Dieu, en tant qu’elle signifie un être infiniment intelligent sage et bon, naît de la réflexion [...] quand nous augmentons sans limite ces qualités de bonté et de sagesse"(Enquête sur l’Entendement Humain, II) peut, par analogie, valoir pour la nécessité en général. L'idée de nécessité naît également de ce que nous imaginons une loi absolument inflexible dans son application ou un levier infiniment rigide dans son fonctionnement. C'est ainsi que nous apprenons et que nous pratiquons ce jeu de langage. Il reste cependant que, tout en étant inductivement tirée de l'expérience sensible, la règle logique de la nécessité est ensuite complètement immunisée contre toute possibilité de révision : "‘‘[12 fois 10 cm] ne tiennent pas dans [1 m]’’ est une règle grammaticale qui énonce une impossibilité logique. Mais ‘‘trois hommes ne peuvent s’asseoir côte à côte sur un banc d’[1 mètre] de long’’ énonce une impossibilité physique"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 56). Lorsqu'on a fixé la longueur de l'unité de mesure, le premier énoncé est nécessaire. Pas le second.

Nous avons donc pu voir que la nécessité logique n'est pas, à proprement parler de nature métaphysique, sauf à considérer la métaphysique comme une fabrique inconsciente d'analogies qui nous fascinent et nous obsèdent. Parce que, une fois clarifiée et expliquée, l'image de quelque chose d'absolument inflexible ou d'infiniment rigide est parfaitement correcte pour rendre compte de l'apprentissage et de l'usage, donc de la signification de la nécessité logique.




Il s'agit de savoir ici si la signification d'une expression est en nous ou hors de nous. La réponse de Wittgenstein est qu'elle n'est ni en nous ni hors de nous mais dans l'usage du langage.

Un Français dit en français "il pleut" et un Anglais le dit en anglais. Ce n'est pas qu'il se soit passé dans leurs esprits quelque chose qui soit le sens réel de "il pleut". Nous imaginons quelque chose comme une imagerie mentale qui serait en quelque sorte le langage international. 

Nous nous imaginons faussement que les formules du langage sont l'expression des significations de la pensée. 

Wittgenstein s'oppose là à une bonne partie de la tradition philosophique pour laquelle le langage est l'expression manifeste et publique d'un sens qui est latent est privé. De sorte que l'apprentissage du langage consiste à habituer l'enfant à nommer au moyen d'un langage public les pensées privées qu'il intuitionne en son for intérieur : "quand ils [les adultes] nommaient une certaine chose et qu’ils se tournaient, grâce au son articulé, vers elle, je le percevais et je comprenais qu’à cette chose correspondaient les sons qu’ils faisaient entendre quand ils voulaient la montrer [...]. C’est ainsi qu’en entendant les mots prononcés à leur place dans différentes phrases, j’ai peu à peu appris à comprendre de quelles choses ils [les sons] étaient les signes"(Augustin, Confessions, I, viii).

Or, nous dit Wittgenstein, "tout se passe comme si l’enfant [qui apprend à parler] arrivait dans un pays étranger et ne comprenait pas la langue du pays, ou comme si l’enfant savait déjà penser, se parler à soi-même"(Recherches Philosophiques, §32). La conception de la signification qu'il critique suppose donc qu'un enfant apprend à parler de la même manière qu'un anglais apprend le français : en interprétant, en traduisant ses pensées anglaises privées dans un langage public français, c'est-à-dire, finalement, en faisant une description pertinente d'une sorte d'imagier mental pré-existant dans son esprit. Mais admettre que les pensées sont un langage privé est absurde parce que, à supposer que l'anglais qui apprend le français fasse cela,l'enfant qui apprend à parler, ne maîtrise, par hypothèse, aucun langage. La position que Wittgenstein défend se rapproche plutôt de celle de Frege qui "appelle pensée ce dont on peut se demander si c’est vrai ou faux [...] : la pensée est le sens d’une proposition"(Recherches Philosophiques), en précisant que lesdites pensées "ne sont ni des choses du monde extérieur, ni des représentations. [...] Quand on saisit ou on pense une pensée, on ne la crée pas. On entre en rapport avec cette pensée qui existait déjà auparavant, et ce rapport diffère de la manière dont on voit une chose ou dont on a une représentation"(ibid.). Les pensées, pour Frege, au même tire que les entités linguistiques dont elles constituent le sens, ne sont pas des entités privées mais des entités publiques subsistants dans une sorte de "monde" spécifique distinct à la fois du monde privé des représentations et du monde public des objets désignés par le langage.

Est-ce le cas également pour Wittgenstein ?

Et pourtant, en réalité : 1° la pensée (ou imagerie mentale) n'est pas quelque chose qui accompagne les mots lorsqu'on les prononce ou lorsqu'on les entend, 2° le sens des mots, la pensée "il pleut", ce n'est pas non plus les mots auxquels on ajoute en accompagnement une sorte d'imagerie [...]. 

Le sens d'une phrase, la pensée exprimée, ne consiste ni dans les mots eux-mêmes, ni dans dans des entités qui accompagnent les mots.

Pour la grande tradition philosophique, comme pour Frege ou Wittgenstein, la pensée est proprement ce que l'on saisit lorsqu'on comprend le sens d'une phrase. Par exemple, "les hommes ayant eu besoin de signes pour marquer tout ce qui se passe dans leur esprit, il faut aussi que [les mots] signifient les objets de nos pensées, et ainsi faire entendre à ceux qui n’y peuvent pénétrer tout ce que nous concevons et tous les divers mouvements de notre âme"(Arnauld et Lancelot, Grammaire Générale et Raisonnée, II, 1). C'est-à-dire que, même pour les philosophes qui font de la pensée une entité métaphysique privée, celle-ci n'en est pas moins objective. Cela dit, la pensée est bien ici quelque chose qui accompagne les mots. La pensée est même, pour la grande tradition métaphysique, ce que désignent les mots. Donc, même si ce n'est pas une "imagerie mentale" au sens de Wittgenstein, une entité psychologique donc, mais plutôt une entité métaphysique, pour les philosophes qui défendent cette position, cela suffit à justifier son objectivité.

Le plus ennuyeux pour une telle conception, c'est que "la pensée est une discussion que l’âme poursuit tout du long avec elle-même à propos des choses qu’il lui arrive d’examiner"(Platon, Théétète, 189e), une sorte de dialogue intérieur. Or, "supposez que chacun ait une boîte avec quelque chose dedans appelé "scarabée" ; personne ne pourra regarder dans la boîte d’un autre et chacun dira qu’il ne sait ce qu’est un scarabée que pour avoir regardé le sien propre ; or il se pourrait bien que chacun eût dans sa boîte quelque chose de différent"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §293). Bref, si la pensée est bien le sens de ce que l'on dit, celle-ci doit être non seulement objective, mais aussi publique afin, le cas échéant, de pouvoir être corrigée. Wittgenstein se rapproche, sur ce point de Quine pour qui "la signification d’une phrase [d'observation] est, pour un locuteur donné, la classe de toutes les stimulations sensorielles qui lui dicterait son acquiescement à cette phrase"(le Mot et la Chose, §8) et de Carnap pour qui "la signification d’une phrase est identique à la manière dont nous déterminons sa vérité ou sa fausseté"(Testabilité et Signification).

Mais alors, où se trouve la pensée si elle n'est ni dans les mots ni dans quelque chose qui accompagne les mots ? 

Penser, ce n'est pas parler avec en plus quelque chose qui accompagne ce qu'on dit, ce n'est pas du bruit flanqué de quelque chose de plus. Quoi que ce puisse être, ce n'est pas quelque chose du genre "il pleut", mais c'est "il pleut" par exemple à l'intérieur de la langue française. Prenez un Chinois qui émet le bruit "il pleut" avec les même accompagnements. Pense-t-il "il pleut" ? [...] 

La signification d'une phrase (la pensée) ne réside pas dans les mots mais dans la manière, propre à chaque jeu de langage, d'utiliser les mots.

Un argument physicaliste classique des adversaires de la conception mentaliste de la signification, notamment sous sa forme métaphysique classique, consiste à dire que la signification n'existe tout simplement pas et que l'on peut très efficacement manipuler des symboles sans avoir besoin d'en comprendre le sens. Searle, dans l'expérience de pensée dite "de la chambre chinoise" fait remarquer que les ordinateurs ne parlent pas puisqu'ils ne pensent pas. Et s'ils ne pensent pas, c'est qu'ils ne comprennent pas les symboles qu'ils manipulent. Autrement dit, on ne peut pas éliminer l'aspect sémantique (le sens, la pensée) du langage au profit de sa seule dimension syntaxique (correction formelle). Searle rejoint donc, sur ce point, quelqu'un comme Descartes : "ce qui me semble un très fort argument pour prouver que ce qui fait que les bêtes [on pourrait ajouter : "et les ordinateurs"] ne parlent point comme nous, est qu'elles n'ont aucune pensée, et non point que les organes leur manquent"(Lettre au Marquis de Newcastle, 23 nov. 1646).

Apparemment, Wittgenstein s'accorde avec les physicalistes lorsqu'il dit qu'"il est donc trompeur de parler de la pensée comme d’une “activité mentale”. Nous pouvons dire que la pensée est essentiellement l’activité qui consiste à opérer avec des signes. Cette activité est accomplie par la main quand nous pensons en écrivant ; par la bouche et le larynx quand nous pensons en parlant"(le Cahier Bleu, 6, 7). Et pourtant, il est d'accord avec Descartes ou Searle : il ne suffit pas à un Chinois d'énoncer "il pleut" en français et de faire les gestes qui accompagnent cette énonciation (prendre son imperméable, ouvrir son parapluie, etc.) pour montrer qu'il comprend ce qu'il dit. C'est que la pensée, et donc le sens, existent bel et bien. Sauf que, pour lui, ce sont des événements physiques et publics qui consistent, non pas à ajouter quelque chose aux mots, mais à pratiquer un certain "jeu de langage" : "l’expression "jeu de langage" doit ici faire ressortir que parler un langage fait partie d'une activité ou d'une forme de vie [...]. La signification d’un mot, c’est son usage dans le [jeu de] langage"(Recherches Philosophiques, §§ 23, 43). De même qu'on ne peut comprendre le jeu d'échecs sans y jouer réellement, simplement en communiquant le code des coups à jouer (peut-on dire que les logiciels de jeu d'échecs "jouent" aux échecs ?). De sorte que le sens (ou la pensée) n'est pas quelque chose qui serait toujours-déjà là et qui se tiendrait discrètement en arrière-plan des signes que nous utilisons à la manière d'une ombre qui accompagnerait nécessairement la réalité du langage.

Mais alors, que voulons-nous dire lorsque nous disons, par exemple que "il pleut" à la même signification que "it's raining" ? 

Avec une plume et du papier, je trace quelques lignes. Je demande "qui est-ce ?", et vous me répondez "c'est Napoléon". Personne ne vous a jamais appris à appeler ce tracé Napoléon. La pesée à la balance est un phénomène similaire à celui-ci [...]. Nous disons "c'est Napoléon". Il y a une balance insolite qui nous fait dire "ceci est la même chose que cela" ["il pleut" est la même chose que "it's raining"]. Il y a une égalité que nous pourrions appeler "égalité d'expression". Nous avons appris l'emploi de "le même". Et nous l'employons alors qu'il n'y a similitude ni de poids, ni de longueur, ni de quoi que ce soit du même genre. Nous cherchons à être d'accord d'une autre façon. 

Quand nous disons que A a le même sens que B, nous voulons dire que A ressemble à B.

"Le langage est un art social. Pour l’acquérir, nous dépendons entièrement d’indices accessibles intersubjectivement relativement à ce qu’il y a lieu de dire et au moment de le dire et au moment de le dire. Dès lors, il n’y a aucune justification pour conférer des significations linguistiques [...] et l’entreprise de traduction se révèle affectée d’une certaine indétermination systématique"(Quine, le Mot et la Chose, préf.). Quine est plus radical encore que Wittgenstein en ce que, pour celui-là, la signification fonctionne comme un mythe, tout particulièrement dans l'entreprise de traduction. On suppose que si "il pleut" peut se traduire par "it's raining", c'est parce que les deux expressions ont le même sens. En fait, pour Quine, on ne traduit jamais exactement, on ne fait que des hypothèses de traduction sur la base des comportement, que l'on juge similaires, chez les deux locuteurs. Et ces hypothèses ne sont jamais confirmées (tout au plus, peuvent-elles être réfutées au sens de Popper).

Wittgenstein diverge de Quine sur ce point : "on pourrait être enclin à dire :"il faut assurément qu'une ressemblance nous frappe, sinon rien ne nous pousserait à utiliser le même mot". [...] Et pourquoi cela ne consisterait-il pas en tout ou en partie en ce que nous soyons incités à utiliser la même locution ?"(le Cahier Brun, 130). Il inverse le problème : c'est parce qu'on a appris, dans un jeu de langage approprié, à dire "A est le même ... que B", qu'on trouve de la ressemblance entre A et B. En termes quiniens, ce n'est pas parce que le traducteur verra une ressemblance entre A et B qu'il dira qu'ils ont même signification, mais plutôt parce qu'il a déjà un dictionnaire (donc une règle) indiquant que A et B ont le même sens qu'il conclura qu'ils se ressemblent. Pour Wittgenstein, c'est donc la règle elle-même qui induit la survenance des cas similaires. La conception de la ressemblance chez Wittgenstein se rapproche assez de celle de l'équité chez Aristote ("le juste équitable est une proportion géométrique" - Éthique à Nicomaque, V, 1131a) ou chez Rawls ("la théorie de la justice-équité conduit à définir un principe de différence" - Théorie de la Justice, §26) en ce que c'est la règle, en général, qui détermine l'accord des participants au "jeu de langage" et, exceptionnellement, le désaccord interprétatif requérant, éventuellement, le recours à un juge. Dans tous les cas, "les mots “accord” et “règle” sont apparentés : le phénomène du consensus et celui d’action conforme à une règle sont interdépendants"(Wittgenstein, Remarques sur le Fondement des Mathématiques, 344). C'est donc dans l'accord (réel ou virtuel) qu'engendre le fait de jouer selon la règle commune que réside le sens d'une expression.

Il est donc clair que le sens d'une expression ne réside ni dans les mots (hors de nous), ni dans quelque mystérieuse entité qui accompagne les mots (en nous), mais dans une certaine pratique de ladite expression au sein du jeu de langage approprié dont les règles donnent le sens à travers la faculté que possède, en principe, le joueur de continuer à jouer de la même façon.




La réponse à la question "pourquoi ?" est-elle nécessairement une explication causale ? Telle est la question que se pose ici Wittgenstein qui y répond négativement en précisant que la même question peut être une demande d'explication causale ou bien de justification par des raisons (ou motifs). 

Ces considérations tiennent à la différence qui existe entre cause et motif. Au tribunal, on vous demande quel est le motif de votre conduite et vous êtes supposés le connaître. À moins de mentir, vous êtes supposés capable de dire quel est le motif de votre conduite. 

Lorsqu'on vous demande "pourquoi avez-vous fait cela ?", en général, on ne vous demande pas la cause de votre conduite. 

"La proposition selon laquelle votre action a telle ou telle cause est une hypothèse qui est bien fondée si vous avez un certain nombre d’expériences qui, grosso modo, s’accordent à montrer que votre action est la conséquence régulière d’un certain nombre de conditions appelées causes de l’action"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 15). Or, devant un tribunal, par exemple, le juge ne demande pas à l'accusé d'avancer une hypothèse expérimentale consistant à établir le schéma causal dont l'aboutissement est l'acte incriminé : "nous cherchons une cause en essayant de repérer un mécanisme"(Leçons sur l’Esthétique, II, 34). De sorte que, dans de telles circonstances, la recherche des causes régresserait à l'infini et l'on ne voit plus très bien ce que l'on pourrait imputer en propre à l'accusé. Tandis que "si vous vous rendez compte que la chaîne des raisons réelles a un commencement, vous ne serez plus révoltés à l'idée d'un cas où il n'y aurait aucune raison [d'agir] de la manière dont vous le faites"(le Cahier Bleu, 14). 

D'autres philosophes se sont penchés sur la distinction qui doit exister entre causes d'un acte et raisons d'agir. Pascal, par exemple, soulignait la postériorité des raisons par rapport à l'événement considéré : "M. de Roannez disait : « Les raisons me viennent après, mais d’abord la chose m'agrée ou me choque sans en savoir la raison, et cependant cela me choque par cette raison que je ne découvre qu'ensuite. » Mais je crois, non pas que cela choquait par ces raisons qu'on trouve après, mais qu'on ne trouve ces raisons que parce que cela choque"(Pensées, B276). Sartre, quant à lui, a montré que la tentation de la mauvaise foi était caractéristique de la justification de l'acte par des raisons, notamment lorsqu'"il s'agit bien de masquer une vérité déplaisante ou de présenter comme une vérité une erreur plaisante. La mauvaise foi a donc en apparence la structure du mensonge. Seulement, ce qui change tout, c'est que dans la mauvaise foi, c'est à moi-même que je masque la vérité"(l'Être et le Néant, I, ii, 1).

Est-ce à dire alors qu'une raison est une sorte de cause invisible ? 

Vous n’êtes pas supposé connaître les lois qui régissent votre corps et votre esprit. Pourquoi les juges supposent-ils que vous le connaissez ? Parce que les expériences que vous avez faites de vous-mêmes sont si nombreuses ? On dit parfois : "personne ne peut voir en vous, mais vous, vous le pouvez", comme si, étant si proche de vous-même, étant vous-même, vous connaissiez votre propre fonctionnement. 

Dans la notion de justification par des raisons, nous sommes obsédés par l'analogie de la raison qui serait à l'introspection ce que la cause est à l'observation. 

L'une des interprétations (fautives) de l'injonction socratique de se connaître soi-même a consisté, tout particulièrement à l'âge classique, à pratiquer l'introspection comme voie unique d'accès à la vérité sur soi-même. Que ce fût dans une version rationaliste métaphysique ("par le nom d’idée, j’entends cette forme de chacune de nos pensées par la perception immédiate de laquelle nous avons connaissance de ces mêmes pensées" - Descartes, Réponses aux Secondes Objections, 2) ; "l’esprit, en concevant, se tourne en quelque façon vers soi-même et considère quelqu’une des idées qu’il a en soi" - Descartes, Méditations Métaphysiques, VI, 4), ou dans une version empiriste sceptique ("lorsque je pénètre le plus intimement dans ce que j’appelle moi-même, je tombe toujours sur une perception particulière […]; nous ne sommes qu’un faisceau ou une collection de perceptions différentes qui se succèdent avec une rapidité inconcevable et sont dans un flux et un mouvement perpétuel" - Hume, Traité de la Nature Humaine, I, iv, 6).

Or Wittgenstein a toujours combattu ce que Bouveresse appelle "le mythe de l'intériorité" consistant à admettre sans discussion l'existence d'un milieu psychique interne isomorphe au milieu physique externe. Son argument est qu'"il pourrait sembler que nous avons deux types de mondes, construits avec des matériaux différents, [...] que le monde mental est aérien, ou plutôt éthéré. [Or] l’idée d’“objets éthérésest un subterfuge quand l’utilisation de certains mots nous laisse perplexes, et quand tout ce que nous savons, c’est qu’ils ne sont pas utilisés comme des noms d’objets matériels"(le Cahier Bleu, 47). En l'occurrence, nous employons des termes tels que "le moi", "l'esprit", etc. dont l'utilisation nous laisse perplexe car, tout en étant des noms, ils ne désignent pas des objets matériels, externes et publics. De là, nous inférons alors qu'ils doivent être le nom d'objets immatériels, internes et privés. Et comme de tels "objets" seraient, par hypothèse, beaucoup plus "proches" de nous-mêmes, puisqu'étant nous-mêmes, alors nous sommes portés à croire que chacun d'entre nous doit connaître ses motivations (ses raisons d'agir) beaucoup plus facilement et beaucoup mieux que les causes qui régissent le fonctionnement de son corps. 

En quoi une telle analogie est-elle alors trompeuse ? 

Mais en est-il ainsi ? "Il doit sûrement savoir pourquoi il a dit telle ou telle chose." Il y a un cas de ce genre, c'est lorsque vous donnez la raison pour laquelle vous avez fait quelque chose. "Pourquoi avez-vous écrit 6429 sous cette barre ?" Vous alléguez la multiplication que vous venez de faire. "Je suis arrivé à ce résultat par ce calcul." 

Apparemment, lorsque nous justifions un calcul, nous décrivons bien les étapes d'un processus, sauf que ce n'est pas un processus physique (l'ensemble des échanges chimiques qui ont lieu dans notre cerveau) mais un processus mental (l'ensemble des règles que nous suivons). 

"‘‘Exprimer une idée qu’il a dans sa tête’’, cela semble vouloir dire ‘‘ exprimer ce qui se trouve sous l’œil de son esprit’’"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 41). En effet, lorsqu'on est sommé de produire une raison (ou bien un raisonnement), on a l'impression qu'il s'agit de décrire un événement qui se trouve, non pas dans notre champ visuel physique, mais, en quelque sorte, dans notre champ "visuel" psychique. Or, depuis le Tractatus, la position constante de Wittgenstein a toujours été que la validité (la vérité) d'une description repose sur sa comparaison empirique, au moins possible, avec l'état de chose extérieur, physique et public dont elle est supposée être l'image. Tandis que "les concepts dans les propositions mathématiques [sont] des concepts de la technique illimitée du développement des séries. Nous apprenons une technique sans fin, c'est-à-dire que nous apprenons quelque chose et nous le reproduisons ; on nous dit des règles et nous faisons des exercices qui les appliquent"(Remarques sur les Fondements des Mathématiques, V, 19). Autrement dit, dans la mesure où "nous cherchons une cause en essayant de repérer un mécanisme"(Leçons sur l’Esthétique, II, 34), justifier un calcul (ou un raisonnement) en en récapitulant la progression ne consiste absolument pas à décrire une sorte de mécanisme psychique. Cela consiste bien plutôt à énoncer la ou les règles à laquelle ou auxquelles nous nous sommes conformés. Bref, "c’est une confusion de dire qu’une raison est une cause vue de l’intérieur"(Wittgenstein, Cours de Cambridge 1932-1935).

Une autre ligne de critique bien connue adressée à l'assimilation des motifs (ou raisons) à des causes psychiques consiste à dire que "les processus psychiques sont par nature inconscients, au point qu'ils ne sont accessibles au moi et ne sont soumis à celui-ci qu'à travers une perception incomplète et illusoire. Ce qui revient à dire que le moi n'est pas le maître dans sa propre maison"(Freud, Inquiétante Étrangeté). Le problème, c'est que, comme l'a remarqué Davidson, "une personne peut avoir une raison [consciente] de faire une action, et accomplir cette action bien que la raison [inconsciente] ne soit pas la raison [consciente] pour laquelle elle a accompli l'action"(Actions, Raisons et Causes) : par exemple, Monsieur Arnoux, dans l'Education Sentimentale de Flaubert, vend (consciemment) des tableaux par amour de l'art, mais, manifestement aussi (et inconsciemment) par amour du profit. Sauf que, s'il existe bien des raisons non intentionnelles d'agir qui ne soient pas des causes mécaniques, on voit mal comment on pourrait éviter de dire que ces raisons non intentionnelles sont, nolens volens, des causes psychiques inconscientes.

Comment donc conjurer ce risque de porosité entre le champ sémantique de la cause et celui de la raison ? 

C'est comme si vous donniez un mécanisme [comme explication], mais on pourrait dire que vous donnez un motif pour avoir écrit ces chiffres. "Cela signifie que j'ai parcouru tel et tel processus de raisonnement." Ici, "pourquoi avez-vous fait cela ?" signifie "comment en êtes-vous arrivé là ?" Vous donnez une raison, le chemin que vous avez suivi. 

Une raison, contrairement à une cause, consiste à invoquer intentionnellement une règle qui fait consensus.

Elisabeth Anscombe fait remarquer que "les actions intentionnelles sont [...] toutes celles auxquelles s'applique la question « pourquoi ?» dans un sens spécial qui [...] a été expliqué comme suit : négativement, la question n'a pas de sens si la réponse consiste à indiquer une preuve [matérielle], ou fait état d'une cause mentale ou non ; positivement, la réponse peut : simplement mentionner une histoire passée, donner une interprétation de l'action ou mentionner quelque chose de futur"(l'Intention, §16). En d'autres termes, se prévaloir d'une raison d'agir, c'est expliciter son intention passée, présente ou future. Ce qui exclut que l'on puisse parler de ce que l'on fait comme de quelque chose qui nous arrive, volontairement ou non, consciemment ou non. Le Code Pénal confirme d'ailleurs la relation interne qui doit exister entre intention et responsabilité : "il n'y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre"(art.121-3). 

Si, pour Wittgenstein, le calcul est le paradigme de ce genre d'événement justifiable par des raisons (ou des motifs), c'est parce que "donner une raison, c’est exposer un calcul par lequel vous êtes arrivés à un résultat, ou montrer un chemin qui conduit à cette action"(le Cahier Bleu, 15), "l’acte de penser comme son application se déroulent pas à pas comme un calcul [...] ; penser nous intéresse en tant que calcul et non pas en tant qu’activité métaphysique"(Grammaire Philosophique, §110), "se justifier par une règle est du même genre que l’acte de dériver un résultat à partir d’une donnée, du même genre que le geste qui montre des signes placés sur un tableau"(Grammaire Philosophique, §61). Et qu'à ce titre, comme le montrent les théorèmes d'incomplétude de Gödel, une machine n'est pas plus capable de calculer que de penser. Car, lorsque nous pensons, nous nous justifions, au moins virtuellement, par une (ou des) raison(s) d'agir, nous avons l'intention principale de nous accorder avec autrui en excipant d'une règle commune. Descartes avait déjà souligné l'importance de la justification par les raisons dans la déduction mathématique : "on sait la plupart des choses sans qu’elles soient évidentes, pourvu seulement qu’on les déduise de principes vrais et connus, et au moyen d’un mouvement continu et sans aucune interruption de la pensée qui voit nettement par intuition chaque chose en particulier. Ce n’est pas autrement que nous connaissons le lien qui unit le dernier anneau d’une longue chaîne au premier, bien qu’un seul et même coup d’œil soit incapable de nous faire saisir intuitivement tous les anneaux intermédiaires qui constituent ce lien"(Règles pour la Direction de l’Esprit, III). Dès lors, "la différence entre cause et raison peut être expliquée de la façon suivante : la recherche d’une raison entraîne comme partie essentielle l’accord de l’intéressé avec elle, alors que la recherche d’une cause est menée expérimentalement"(Cours de Cambridge 1932-1935) : la cause est une relation externe qui ne peut être que conjecturée entre deux faits d'expérience, tandis que la raison est une relation interne, c'est-à-dire une relation conceptuelle qui ne peut pas ne pas exister dès lors qu'elle fait consensus.

Nous avons pu voir que la justification d'un acte suppose un motif (ou raison) intentionnel(le) qui n'est pas une cause puisque, d'une part il n'existe pas de causalité mentale et, d'autre part, une cause échappe à l'intentionnalité. Donner une raison d'agir consiste donc à se justifier en invoquant une règle commune qu'on dit avoir eu l'intention d'appliquer.