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mardi 28 mars 2006

FEYERABEND ET L'ANARCHISME EPISTEMOLOGIQUE.

Le principal ouvrage de Paul Feyerabend, contre la Méthode (1975), s'ouvre sur ces lignes : « le présent essai est écrit avec la conviction que l’anarchisme, tout en n’étant peut-être pas la philosophie politique la plus attrayante, est certainement un excellent remède pour l’épistémologie et pour la philosophie des sciences ». Feyerabend n’est pas un anarchiste au sens politique du terme (ne fût-ce que parce que ses sympathies politiques allaient plutôt aux marxistes). Et ce n’est que par analogie avec l’expression connue d’ "anarchisme politique" qu’il invente l’expression d’ "anarchisme épistémologique" : dans les deux cas, l'application d'un dispositif contraignant et transcendant n'est pas une condition suffisante (à supposer même qu’elle soit une condition nécessaire) à l'établissement de l'ordre. Mais, contrairement aux anarchistes politiques, Feyerabend va pouvoir se prévaloir d'un certain nombre d'exemples historiques précis de situations d'anarchie épistémologique, à commencer par la trop fameuse "révolution copernicienne". 

En effet, pour les philosophes des Lumières, celle-ci est précisément l'exemple symptomatique du triomphe du rationalisme méthodique éclairé sur l'empirisme anarchique obscurantiste. Chez Kant par exemple : « lorsque Galilée fit rouler ses boules sur un plan incliné avec une pesanteur choisie par lui-même ou que Torricelli fit porter à l'air un poids qu'il avait d'avance pensé égal à celui d'une colonne d'eau à lui connue [...], alors ce fut une illumination pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison n'a­perçoit que ce qu'elle produit d'elle-même d'après son projet, qu'elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements suivant des lois constantes, et forcer la nature à répondre à ses questions, au lieu de se laisser conduire par elle comme à la laisse. Car autrement, des observations faites au hasard et sans aucun plan tracé d'avance ne se rassemblent pas en une loi nécessaire, ce que recherche pourtant la raison et dont elle a besoin. Cette raison doit se présenter à la nature tenant d'une main ses principes, d'après lesquels seulement des phénomènes concordants peuvent valoir comme loi, et de l'autre les expériences qu'elle a conçues d'après ces mêmes principes. Elle lui demande de l'instruire, non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qui plaît au maître, mais comme un juge en charge, qui force les témoins à répondre aux questions qu'il leur pose. Ainsi, même la physique est rede­vable de la révolution si avantageuse de son mode de penser, uniquement dans l'idée qu'elle a eue de rechercher dans la raison [...], conformément à ce que celle-ci met elle-même dans la nature, et dont elle ne pourrait rien savoir par elle-même. C'est seulement à partir de là que la physique a été mise sur le chemin d'une science, alors que pendant tant de siècles elle n'avait été rien d'autre qu'un pur tâtonnement. »(Kant, Critique de la Raison Pure, III, 10). 

Et on se souvient que, pour Kant, le rationalisme méthodique est un et indivisible, en d’autres termes, il est mathématique : « une science proprement dite [...] exige une partie pure sur laquelle se fonde la partie empirique et qui repose sur la connaissance a priori des choses de la nature. Or, connaître une chose a priori signifie la connaître d’après sa simple possibi­lité. [...] Ainsi, connaître la possibilité de choses naturelles déterminées [...] a priori, exige que l’intuition sensible correspon­dant au concept soit donnée a priori, c’est-à-dire que leur concept soit construit. Or la connaissance rationnelle par la construction des concepts, c’est la mathématique. En conséquence [...] une pure théorie de la nature concernant des choses déterminées de la nature n’est possible qu’au moyen de la mathématique [...]. Par suite, tant qu’on n’aura pas trouvé de concept se rapportant aux actions chimiques des matières les unes sur les autres, qui puisse se construire, [...] la chimie ne saurait être qu’une pratique systématique ou une théorie empirique, mais jamais une science à proprement parler »(Kant, Pre­miers Principes Métaphysiques de la Science de la Nature, IV, 470). Bref, pour Kant en particulier et pour les Lumières en général, c’est la découverte de l’applicabilité à la science des mathématiques comme heuristique rigoureuse qui constitue le caractère révolutionnaire des entreprises de Copernic, Képler, Galilée, Torricelli, Newton, etc. : « la mathématique donne le plus éclatant exemple d’une heureuse extension de la raison pure par elle-même et sans le secours de l’expérience »(Kant, Critique de la Raison Pure, III, 468). Autrement dit seule la mathématique est susceptible de guider a priori le chercheur en ce qu'elle lui permet d'établir des hypothèses quantifiées de nature à être confirmées ou infirmées par l'expérience sensible. 

Or tel n'est pas le regard que Feyerabend porte sur la même "révolution copernicienne" : « quand l’idée pythagoricienne du mouvement de la Terre fut ressuscitée par Copernic, elle rencontra des difficultés qui excédaient même les difficultés rencontrées par l’astronomie ptolémaïque de l’époque. En termes stricts, on aurait dû la considérer comme réfutée. Galilée, qui était convaincu de la vérité du système copernicien, et qui ne partageait pas la croyance tout à fait répandue, mais nullement universelle, en une expérience stable, chercha de nouveaux types de fait pouvant valider Copernic et cependant être acceptables par tous. De tels faits, ils les obtint de deux manières différentes : 1 – par l’invention de son télescope qui transforma le noyau sensoriel de l’expérience quotidienne et le remplaça par des faits problématiques inexpliqués [la découverte des satellites de Jupiter], et 2 – par son principe de relativité [il n’y a pas de mouvement absolu, mais seulement un mouvement relatif à un référentiel donné] et sa dynamique [il n’y a pas de repos absolu, mais tout objet apparemment au repos est affecté du mouvement inertiel que lui procure son propre référentiel] qui transformèrent les composantes conceptuelles de l’expérience. Ni les phénomènes télescopiques, ni les idées nouvelles sur le mouvement n’étaient acceptables pour le sens commun (ou pour les aristotéliciens). [...] Cependant, [...] ces phénomènes inacceptables furent déformés par Galilée et transformés en validations puissantes de Copernic. Tout le riche réservoir d’expérience quotidienne et d’intuition de ses lecteurs intervenait dans le raisonnement, mais les faits dont ils étaient invités à se souvenir étaient arrangés d’une nouvelle manière : des approximations étaient faites, des effets connus omis, des lignes conceptuelles différentes esquissées, en sorte qu’un nouveau genre d’expérience apparaissait, pratiquement fabriqué de toutes pièces. [...] En procédant ainsi, il fit preuve d’un style, d’un sens de l’humour, d’une souplesse et d’une élégance, ainsi que d’une conscience des faiblesses heureuses de la pensée humaine inégalées dans l’histoire des sciences »(contre la Méthode, §12).

En d'autres termes, pour Feyerabend, une "révolution scientifique" (au sens de Kuhn, un changement de paradigme) ne signe pas le triomphe de LA méthode scientifique, ni même de LA forme a priori de toute méthode scientifique, mais le triomphe de la rhétorique. Témoin ce passage de la pièce la Vie de Galilée, de Brecht, auteur que Feyerabend connaissait bien et admirait (au point d'avoir failli devenir son assistant en 1949). Galilée discute avec un philosophe et un mathématicien, tous deux aristotéliciens : « - (le philosophe) Le monde tel que se le représente le divin Aristote […] est une construction d’un tel ordre et d’une telle beauté que nous devrions certainement hésiter à détruire cette harmonie - (Galilée) Et si votre altesse apercevait maintenant ces étoiles impossibles aussi bien qu’inutiles ? - (le mathématicien) On pourrait être tenté de répondre que votre lunette fai­sant voir quelque chose qui ne peut pas être, doit être une lunette peut fiable, non ? - (Galilée) Que voulez-vous dire par là ? (le mathématicien) Il serait bien plus profitable, monsieur Galilée, que vous nous donniez les raisons qui vous amènent à supposer que, dans la plus haute sphère du ciel immuable, des astres errant librement pourraient se mouvoir. - (le philosophe) Des raisons, monsieur Galilée, des raisons ! - (Galilée) Des raisons ? Quant un seul coup d’œil sur les astres eux-mêmes et sur mes relevés montrent le phénomène ? »(Brecht, la Vie de Galilée, sc.4). 

Brecht représente les dialogues entre Galilée et ses contradicteurs comme un dialogue de sourds car, connaissant l'histoire, il sait très bien que c'est le poids des mots et le choc des rapports de force en jeu qui, là comme ailleurs furent déterminants pour faire triompher alternativement le point de vue de Galilée et le point de vue de l'Eglise se prévalant d'Aristote. En tout cas, ce que veulent dire tout à la fois Brecht et Feyerabend, c'est que le combat de Galilée contre Barberini (le futur pape Urbain VIII) n'est nullement un combat de LA méthode scientifique rationaliste contre l'irrationalisme religieux et obscurantiste, mais, beaucoup plus prosaïquement, de manière moins romantique, un débat entre "grandes gueules" qui doivent chacune leur légitimité à leur positionnement historique au coeur d'un profond mouvement de contestation de l'hégémonie politique et sociale du christianisme. C'est en ce sens que Feyerabend est "anarchiste" : comme le dit Lénine qu'il cite dans l'introduction de contre la Méthode, « l’histoire en général, et plus particulièrement l’histoire des révolutions, est toujours plus riche de contenu, plus variée, plus multiforme, plus vivante, plus ingénieuse que ne le pensent les meilleurs historiens et les meilleurs méthodologues »(Lénine, la Maladie Infantile du Communisme, in Feyerabend, contre la Méthode, intro.).

ENNUI ET DIVERTISSEMENT : extraits des PENSEES (Blaise Pascal)

(extraits de l'édition Brunschvicg - Livre de Poche
notes : Philippe Jovi) 




B131 – Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaire1, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme l’ennui2, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir.

B135 – Rien ne nous plaît que le combat, mais non pas la victoire : on aime à voir les combats des animaux, non le vainqueur acharné sur le vaincu. Que voulait-on voir, sinon la fin de la victoire ? Et dès qu’elle arrive, on en est saoûl. Ainsi dans le jeu. Ainsi dans la recherche de la vérité : on aime à voir, dans les disputes3, le combat des opinions ; mais de contempler la vérité trouvée, point du tout. Pour la faire remarquer avec plaisir, il faut la faire voir naître de la dispute. De même, dans les passions, il y a du plaisir à voir deux contraires se heurter ; mais quand l’une est maîtresse, ce n’est plus que brutalité. Nous ne cherchons jamais les choses mais la recherche des choses. Ainsi dans les comédies, les scènes contentes4 sans crainte ne valent rien, ni les extrêmes misères sans espérance, ni les amours brutaux, ni les sévérités âpres.

B139 – (a)Quand je me suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes, et les périls et les peines où ils s’exposent, dans la cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai découvert que le malheur des hommes vient d’une seule choses, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi avec plaisir, n’en sortirait pas pour aller en mer ou au siège d’une place. On n’achètera une charge à l’armée si cher, que parce qu’on trouverait insupportable de ne bouger de la ville et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir.
(b)Mais quand j’ai pensé de plus près, et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j’ai voulu en découvrir la raison5, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective qui consiste dans le malheur naturel6 de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler, lorsque nous y pensons de près7.
(c)Quelque condition qu’on se figure, si l’on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde, et cependant qu’on s’en imagine, accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher. S’il est sans divertissement et qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante ne le soutiendra point : il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent, des révoltes qui peuvent arriver, et enfin de la mort et des maladies qui sont inévitables. De sorte que, s’il est sans ce qu’on appelle divertissement8, le voilà malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets qui joue et se divertit9.
(d)De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois, sont si recherchés. Ce n’est pas qu’il y ait en effet du bonheur, ni que l’on s’imagine que la vraie béatitude soit d’avoir de l’argent qu’on peut gagner au jeu, ou dans le lièvre qu’on court : on n’en voudrait pas s’il était offert. Ce n’est pas cet usage mol et paisible, et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition, qu’on recherche, ni les dangers de la guerre, ni la peine des emplois, mais c’est le tracas qui nous détourne d’y penser et nous divertit10. Raison pourquoi on aime mieux la chasse que la prise.
(e)De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le remuement ; de là vient que la prison est un supplice horrible ; de la vient que le plaisir de la solitude est une chose incompréhensible. Et c’est enfin le plus grand sujet de félicité de la condition des rois de ce qu’on essaie sans cesse à les divertir et à leur procurer toutes sortes de plaisirs11 : le roi est environné de gens qui ne pensent qu’à divertir le roi et à l’empêcher de penser à lui12. Car il est malheureux, tout roi qu’il est, s’il y pense.
(f)Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux. Et ceux qui font sur cela les philosophes , et qui croient que le monde est bien peu raisonnable de passer tout le jour à courir après un lièvre qu’ils ne voudraient pas avoir acheté, ne connaissent guère notre nature13. Ce lièvre ne nous garantirait pas de la vue de la mort et des misères, mais la chasse, qui nous en détourne, nous en garantit14. […]
(g)Dire à un homme qu’il vive en repos, c’est lui dire qu’il vive heureux ; c’est lui conseiller d’avoir une condition tout heureuse qu’il puisse considérer à loisir sans y trouver sujet d’affliction. Ce n’est donc pas entendre la nature15. Aussi les hommes, qui sentent naturellement leur condition, n’évitent rien tant que le repos, il n’y a rien qu’ils ne fassent pour chercher le trouble. Ce n’est pas qu’ils n’aient un instinct16 qui leur fait connaître la vraie béatitude … […]
(h)Ainsi on se prend mal pour17 les blâmer. Leur faute n’est pas en ce qu’ils cherchent le tumulte, s’ils ne le cherchaient que comme divertissement18. Mais le mal est qu’ils le recherchent comme si la possession des choses qu’ils recherchent les devait rendre véritablement heureux, et c’est en quoi on a raison d’accuser leur recherche de vanité. De sorte qu’en tout cela, et ceux qui blâment et ceux qui sont blâmés n’entendent la véritable nature de l’homme.
(i)Et ainsi, quand on leur reproche que ce qu’ils cherchent avec tant d’ardeur ne saurait les satisfaire, s’ils répondaient comme ils devraient le faire s’ils y pensaient vraiment, qu’ils ne recherchent en cela qu’une occupation violente et impétueuse qui les détourne de penser à soi, et que c’est pour cela qu’ils se proposent un objet attirant qui les charme et les attire avec ardeur, ils laisseraient leurs adversaires sans répartie19. Mais ils ne répondent pas cela, parce qu’ils ne se connaissent pas eux-mêmes. Ils ne savent pas que ce n’est que la chasse, et non la prise, qu’ils recherchent. […] Ils s’imaginent que, s’ils avaient obtenu telle charge, ils se reposeraient ensuite avec plaisir, et ne sentent pas la nature insatiable de leur cupidité20. Ils croient chercher sincèrement le repos, et ne cherchent en effet que l’agitation.
(j)Ils ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l’occupation au dehors, qui vient du ressentiment de leurs misères continuelles. Et ils un autre instinct secret, qui reste de la grandeur de notre première nature, qui leur fait connaître que le bonheur n’est en effet que dans le repos et non pas dans le tumulte. Et de ces deux instincts contraires, il se forme en eux un projet confus, qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme, qui les porte à tendre au repos par l’agitation, et à se figurer toujours que la satisfaction qu’ils n’ont point leur arrivera si, en surmontant quelques difficultés qu’ils envisagent, ils peuvent s’ouvrir par là la porte du repos.
(k)Ainsi s’écoule toute la vie21. On cherche le repos en combattant quelques obstacles, et si on les a surmontés, le repos devient insupportable par l’ennui qu’il engendre. Car, ou l’on pense aux misères qu’on a, ou à celles qui nous menacent. Et quand on se verrait même assez à l’abri de toutes parts, l’ennui, de son autorité privée, ne laisserait pas de sortir du fond du cœur, où il a ses racines naturelles et de remplir l’esprit de son venin22. Ainsi, l’homme est si malheureux qu’il s’ennuierait même sans aucune cause d’ennui, par l’état propre de sa complexion23. Et il est si vain, qu’étant plein de mille causes essentielles d’ennui, la moindre chose, comme un billard et une balle qu’il pousse, suffisent pour le divertir.
(l)Mais, direz-vous, quel objet a-t-il en tout cela ? Celui de se vanter demain entre ses amis de ce qu’il a mieux joué qu’un autre. Ainsi les uns suent dans leur cabinet24 pour montrer aux savants qu’ils ont résolu une question d’algèbre qu’on n’aurait pu trouver jusques ici. Et tant d’autres s’exposent aux derniers périls pour se vanter ensuite d’une place qu’ils auront prise […]. Et enfin les autres se tuent pour remarquer toutes ces choses, non pas pour en devenir plus sages, mais seulement pour montrer qu’ils savent. Et ceux-là sont les plus sots de la bande, puisqu’ils le sont avec connaissance, au lieu qu’on peut penser des autres qu’ils ne le seraient plus s’ils avaient cette connaissance25.
(m)Tel homme passe sa vie sans ennui, en jouant tous les jours peu de chose. Donnez-lui tous les matins l’argent qu’il peut gagner chaque jour, à la charge qu’26il ne joue point : vous le rendez malheureux. On dira peut-être que c’est qu’il recherche l’amusement du jeu, et non pas le gain27. Faites-le donc jouer pour rien, il ne s’y échauffera pas et s’y ennuiera. Ce n’est donc pas l’amusement seul qu’il recherche : un amusement languissant et sans passion l’ennuiera. Il faut qu’il s’y échauffe et qu’il se pipe28 lui-même, en s’imaginant qu’il serait heureux de gagner ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui donnât à condition de ne point jouer, afin qu’il se forme un sujet de passion29, et qu’il excite sur cela son désir, sa colère, sa crainte, pour l’objet qu’il s’est formé, comme les enfants qui s’effrayent du visage qu’ils ont barbouillé30.
(n)D’où vient que cet homme, qui a perdu depuis peu de mois son fils unique, et qui, accablé de procès et de querelles31, était ce matin si troublé, n’y pense plus maintenant ? Ne vous en étonnez point : il est tout occupé à voir par où passera ce sanglier que ses chiens poursuivent avec tant d’ardeur depuis six heures. Il n’en faut pas davantage. L’homme, quelque plein de tristesse qu’il soit, si on peut gagner sur lui de le faire entrer en quelque divertissement, le voilà heureux pendant ce temps-là. Et l’homme, quelque heureux qu’il soit, s’il n’est diverti et occupé par quelque passion ou par quelque amusement qui empêche l’ennui de se répandre, sera bientôt chagrin et malheureux32. Sans divertissement, il n’y a point de joie ; avec le divertissement, il n’y a point de tristesse. Et c’est aussi ce qui forme le bonheur des personnes de grande condition, qu’ils ont un nombre de personne qui les divertissent, et qu’ils ont le pouvoir de se maintenir dans cet état. […]

B140 – Cet homme, si affligé de la mort de sa femme et de son fils unique, qui a cette grande querelle qui le tourmente, d’où vient qu’à ce moment il n’est pas triste, et qu’on le voit si exempt de toutes ces pensées pénibles et inquiétantes ? Il ne faut pas s’en étonner : on vient de lui servir une balle […], comment voulez-vous qu’il pense à ses affaires, ayant cette autre affaire à manier ? Voilà un soin33 digne d’occuper cette grande âme et de lui ôter toute autre pensée de l’esprit. Cet homme, né pour connaître l’univers, pour juger de toutes choses, pour régir un État, le voilà occupé et tout rempli du soin de prendre un lièvre. Et s’il ne s’abaisse à cela et qu’il veuille toujours être tendu34, il n’en sera que plus sot, parce qu’il voudra s’élever au-dessus de l’humanité, et il n’est qu’un homme au bout du compte, c’est-à-dire capable de peu et de beaucoup, de tout et rien : il n’est ni ange ni bête, mais homme35.

B142 – La dignité royale n’est-elle pas assez grande d’elle-même pour celui qui la possède pour le rendre heureux par la seule vue de ce qui est ? Faudra-t-il le divertir de cette pensée comme les gens du commun ? Je vois bien que c’est rendre un homme heureux, de le divertir de la vue de ses misères domestiques pour remplir toutes ses pensées du soin de bien danser. Mais en sera-t-il de même d’un roi, et sera-t-il plus heureux en s’attachant à ces vains amusements qu’à la vue de sa grandeur ? Car quel objet plus satisfaisant pourrait-on donner à son esprit36 ? Ne serait-ce donc pas faire tort à sa joie d’occuper son âme à penser à ajuster ses pas à la cadence d’un air, ou ) placer adroitement une balle, au lieu de le laisser jouir en repos de la contemplation de la gloire majestueuse qui l’environne ? Qu’on en fasse l’épreuve : qu’on laisse un roi tout seul, sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin dans l’esprit, sans compagnie, penser à lui tout à loisir37. Et l’on verra qu’un roi sans divertissement est un homme plein de misères. Ainsi, on évite cela soigneusement, et il ne manque jamais d’y avoir auprès des personnes des rois, un grand nombre de gens qui veillent à faire succéder le divertissement à leurs affaires, et qui observent tout le temps de leur loisir pour leur fournir des plaisirs et des jeux, en sorte qu’il n’y ait point de vide38. C’est-à-dire qu’ils sont environnés de personnes qui ont un soin merveilleux de prendre garde que le rois ne soit seul et en état de penser à soi, sachant qu’il sera misérable, tout roi qu’il est s’il y pense. […]

B143 – On charge les hommes, dès l’enfance, du soin de leur bonheur, de leur bien, de leurs amis, et encore du bien ou de l’honneur de leurs amis. On les accables d’affaires, de l’apprentissage des langues et d’exercices39, et on leur fait entendre qu’ils ne sauraient être heureux sans que leur santé, leur honneur, leur fortune et celle de leurs amis soient en bon état, et qu’une seule chose qui manque les rendrait malheureux. Ainsi, on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour40. « Voilà, direz-vous, une étrange manière de les rendre heureux ! que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ? ». Comment ! ce qu’on pourrait faire ? Il ne faudrait que leur ôter tous ces soins. Car alors, ils se verraient, ils penseraient à ce qu’ils sont, d’où ils viennent, où ils vont41. Et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner. Et c’est pourquoi, après leur avoir tant préparé d’affaires, s’ils ont quelque temps de relâche, on leur conseille de l’employer42 à se divertir, à jouer, à s’occuper toujours tout entiers.

B144 – J’avais passé longtemps dans l’étude des sciences abstraites, et le peu de communication43 qu’on en peut avoir m’en avait dégoûté. Quand j’ai commencé l’étude de l’homme, j’ai vu que ces sciences abstraites ne sont pas propres44 à l’homme, et que je m’égarais plus de ma condition en y pénétrant que les autres en les ignorant45. J’ai pardonné aux autres d’y peu savoir. Mais j’ai cru trouver au moins bien des compagnons en l’étude de l’homme, et que c’est la vraie étude qui lui est propre. J’ai été trompé : il y en a encore moins qui l’étudient que la géométrie. Ce n’est que manque de savoir étudier cela qu’on cherche le reste. Mais n’est-ce pas que ce n’est pas encore là la science que l’homme doit avoir, et qu’il lui est meilleur de s’ignorer pour être heureux46 ?

B146 – L’homme est visiblement fait pour penser. C’est toute sa dignité et tout son mérite, et tout son devoir est de penser comme il faut. Or l’ordre de la pensée est de commencer par soi, et par son auteur et sa fin. Or, à quoi pense le monde ? Jamais à cela, mais à danser, à jouer du luth, à chanter, à faire des vers47, à courir la bague, à se battre, à se faire roi, sans penser à ce que c’est qu’être roi et qu’être homme48.

B147 – Nous ne nous contentons pas de la vie que nous avons en nous et en notre propre être : nous voulons vivre dans l’idée des autres d’une vie imaginaire et nous nous efforçons pour cela de paraître49. Nous travaillons incessamment à embellir et conserver notre être imaginaire et négligeons le véritable. Et si nous avons ou la tranquillité, ou la générosité, ou la fidélité, nous nous empressons de le faire savoir, afin d’attacher ces vertus-là à notre autre être50, et les détacherions plutôt de nous pour les joindre à l’autre ; et nous serions de bon cœur poltron pour en acquérir la réputation d’être vaillants. Grande marque du néant de notre propre être, de n’être pas satisfait de l’un sans l’autre, et d’échanger souvent l’un pour l’autre ! Car, qui ne mourrait pour conserver son honneur, celui-là serait infâme.

B152 – Curiosité n’est que vanité. Le plus souvent, on ne veut savoir que pour en parler. Autrement, on ne voyagerait51 pas sur la mer pour ne jamais rien en dire, et pour le seul plaisir de voir sans espérance d’en jamais communiquer.

B160 – L’éternuement absorbe toutes les fonctions de l’âme, aussi bien que la besogne, mais on n’en tire pas les mêmes conséquences contre la grandeur de l’homme, parce que c’est contre son gré. Et quoiqu’on se le procure, néanmoins, c’est contre son gré qu’on se le procure ; ce n’est pas en vue de la chose même, c’est pour une autre fin, et ainsi, ce n’est pas une marque de la faiblesse de l’homme et de sa servitude sous cette action52. Il n’est pas honteux à l’homme de succomber sous la douleur, mais il lui est honteux de succomber sous le plaisir. Ce qui ne vient pas de ce que la douleur nous vient d’ailleurs tandis que nous recherchons le plaisir. Car on peut rechercher la douleur et y succomber à dessein, sans ce genre de bassesse53. D’où vient donc qu’il est glorieux à la raison de succomber sous l’effort de la douleur, et qu’il est honteux de succomber sous l’effort du plaisir ? C’est que ce n’est pas la douleur qui nous tente et nous attire. C’est nous-mêmes qui volontairement la choisissons et voulons la faire dominer sur nous, de sorte que nous sommes maîtres de la chose, de sorte que c’est l’homme qui succombe à soi-même. Mais, dans le plaisir, c’est l’homme qui succombe au plaisir. Or il n’y a que la maîtrise et l’empire qui fasse la gloire, et que la servitude qui fasse la honte54.

B164 – Qui ne voit pas la vanité du monde est bien vain lui-même. Aussi, qui ne la voit, excepté de jeunes gens55 qui sont tous dans le bruit, dans le divertissement, et dans la pensée de l’avenir ? Mais ôtez leur divertissement, vous les verrez se sécher d’ennui : ils sentent alors leur néant sans le connaître. Car c’est bien être malheureux que d’être dans une tristesse insupportable, aussitôt qu’on est réduit à se considérer, et à n’en être point diverti.

B171 – La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement, et cependant, c’est la plus grande de nos misères56. Car c’est cela qui nous empêche principalement de songer à nous57, et qui nous fait perdre insensiblement. Sans cela nous serions dans l’ennui, et cet ennui nous pousserait à chercher un moyen plus solide d’en sortir. Mais le divertissement nous amuse et nous fait arriver insensiblement à la mort. […] [Le peu de temps que dure la vie de l’homme] l’incommode si fort et l’embarrasse si étrangement qu’il ne songe qu’à le perdre. Ce lui est une peine insupportable d’être obligé de vivre avec soi et de penser à soi. Ainsi, tout son soin est de s’oublier soi-même et de laisser couler ce temps si court et si précieux sans réflexion, en s’occupant de choses qui l’empêchent de penser.

B172 – Nous ne tenons jamais au temps présent58. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours. Ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt. Nous sommes si imprudents59 que nous errons dans des temps qui ne sont pas les nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient, et si vains que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion au seul qui subsiste60. C’est que le présent, d’ordinaire, nous blesse61. Nous le cachons à notre vue parce qu’il nous afflige, et, s’il nous est agréable, nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l’avenir, et pensons à disposer des choses qui ne sont pas en notre puissance, pour un temps où nous n’avons aucune assurance d’arriver. Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et à l’avenir62. Nous ne pensons presque point au présent, et, si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir63. Le présent n’est jamais notre fin : le passé et le présent sont nos moyens, le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre. Et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais64.

1 C’est-à-dire sans rien "à faire", donc sans activité, car « notre nature est dans le mouvement ; le repos entier est la mort »(B129)
2 Étym. en latin, in odio, "en haine", sous-entendu, de l'existence qu'on mène. D'après Beckett, l’ennui, c’est n’avoir « ni le courage de finir, ni la force de continuer »(la Fin).
3 Les polémiques.
4 Les scènes calmes, tranquilles.
5 Ici, la cause première, l’origine, le fondement.
6 « Condition de l’homme : inconstance, ennui, inquiétude »(B127).
7 « Qu’on s’imagine un nombre d’hommes dans les chaînes, et tous condamnés à la mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de leurs semblables, et, se regardant les uns et les autres avec douleur et sans espérance, attendent à leur tour. C’est l’image de la condition des hommes »(B199).
8 C’est-à-dire, étymologiquement, le fait de distraire, de détourner l’attention.
9 Toute société est donc, fondamentalement, société de spectacle  (cf. Debord) : si on envie la domination, la richesse, la réputation, etc., c’est parce que, statistiquement, ce sont là les moyens les plus efficaces de se procurer l’indispensable divertissement sans lequel on s’ennuie mortellement.
10 Cf. B135 : « Nous ne cherchons jamais les choses mais la recherche des choses » : c’est l’activité, l’agitation, la passion, tout ce qui nous détourne de la pensée de notre condition, que nous recherchons.
11 En termes marxistes, on dira que la domination sociale consiste à exploiter pour sa propre jouissance la force de travail d’autrui. C’est pourquoi, le comble de la domination, c’est l’esclavage sous toutes ses formes.
12 C’est-à-dire à son moi pensant qui n’est que néant, abandon, insuffisance, etc. (cf. B131), c’est-à-dire vacuité de l’existence pensante. En effet, « le moi consiste dans ma pensée »(B469), c’est-à-dire dans le fait d’utiliser les termes « je », « moi », etc. en association avec certains verbes mentalistes comme « penser », « croire », « percevoir », « souffrir », etc. (cf. Wittgenstein). En ce sens, la pensée n’est, pas cette source d’évidences rationnelles dont parle Descartes, car tout dépend de premiers principes (cf. B282) qui, soit à la suite d’un pari audacieux (par exemple que Dieu existe), soit par conformisme à l’égard de la coutume, sont simplement sentis par instinct. Toujours est-il que, dans le premier cas, le moi pensant tend, certes, vers une perfection, mais au prix de la solitude et de l’immobilité, bref, de l’ennui ; dans le deuxième cas, il se rend compte de la diversité et de la mutabilité, bref, de la vanité des coutumes, ce qui le conduit aussi à l’ennui. Dans les deux cas, la pensée est source d’ennui : « qu’est-ce que l’homme dans la nature ? […] un milieu entre rien et tout »(B72) : le rien du néant (la mort), le tout de l’infini (l’éternité). Cette remarque ne vaut que pour l’homme car « l’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant »(B347).
13 « La nature de l’homme se considère en deux manières : l’une selon sa fin, et alors il est grand et incomparable, l’autre selon la multitude »(B415). Or « la vraie nature étant perdue, tout devient sa nature ; comme le véritable bien étant perdu, tout devient son véritable bien »(B426). L’homme a donc deux natures : la première (la vraie) qui est une tendance à la perfection absolue (cf. Aristote), la seconde (notre condition) qui est relative au contexte socio-historique (cf. Hume). D’où, premièrement, l’ennui qui vient de l’absence de fin, de l’absence de sens de l’existence : « l’homme ne sait à quel rang se mettre ; il est visiblement égaré, et tombé de son vrai lieu sans le pouvoir retrouver »(B427). D’où, deuxièmement, la multiplicité, la multitude des coutumes qui tentent de donner sens à notre vie et qui se substituent à la première nature : « j’ai grand peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature ; […] il n’y a rien qu’on ne rende naturel, il n’y a naturel qu’on ne fasse perdre »(B93-94). Et d’où, troisièmement, le divertissement dont il est question ici.
14 cf. B135.
15 La nature humaine. Pour Aristote, « le bonheur consiste dans le loisir : on ne travaille que pour arriver au loisir, on ne fait la guerre que pour obtenir la paix »(Aristote, Éthique à Nicomaque, X, 1177b). Le loisir, le repos, la quiétude, c’est-à-dire le temps libéré de tout souci lié à une nécessité vitale. C’est en ce sens que « l’homme est par nature un animal politique »(Aristote, Politique, 1253a), et donc que l’une des manifestations essentielles du loisir dans la Cité grecque (cf. texte A2), c’est la capacité à délibérer des affaires de la Cité en citoyens libres (les tâches matérielles sont réservées aux esclaves, cf texte F3). Or, pour Pascal, l’espace public de la Cité est, par excellence, le lieu où l’on est tenté par le divertissement afin d’échapper à l’ennui (cf. 139a). Or le divertissement se nourrit d’apparences, de futilités, de fantasmes. En effet, « qui dispense la réputation ? qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux lois, aux grands, sinon [l'imagination] ? La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses. Cette superbe puissance, ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a établi dans l'homme une seconde nature. [Aussi]si les médecins n'avaient des soutanes et des mules, les docteurs des bonnets carrés et des robes amples de quatre parties, ils n'auraient dupé le monde qui ne peut résister à cette montre si authentique»(B82). Conclusion : « l’homme n’est alors que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même, et à l’égard des autres »(B100, cf. note 19).
16 L’instinct, chez Pascal, est synonyme de cœur, sentiment, intuition, imagination ; il permet de sentir des premiers principes qui ne sont pas rationnellement évidents : « le cœur sent qu’il y a trois dimensions dans l’espace et que les nombres sont infinis […] ; les principes se sentent »(B282). C’est pourquoi « le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point »(B277), ses raisons (au pluriel), c’est-à-dire ses multiples principes irrationnels qui échappent donc à la raison (unique), c’est-à-dire à la démonstration logique qui se fonderait sur la règle de l’évidence universelle. Il y a en effet des tas de choses telles que « si personne ne me les demande, je les sais bien ; mais si on me les demande, et que j’entreprenne de les expliquer, je trouve que je les ignore »(Augustin, Confessions, XI, xiv). Ainsi, par instinct, les hommes en même temps sentent une misère qu’ils sont incapables de s’expliquer et aspirent à un bonheur dont ils ignorent les conditions rationnelles de possibilité. Mais ce qui rend cette misère insoluble et conduit soit au divertissement (pour le plus grand nombre), soit au pyrrhonisme (pour les philosophes), c’est l’illusion d’une toute-puissance de la raison.
17 On a tort de …
18 Mais un tel cynisme est difficile à envisager, car ce serait reconnaître le caractère vain, dérisoire, insensé, de cette seconde nature ; ce serait donc se rendre lucidement conscient de cet ennui que, précisément, ils veulent fuir dans et par le divertissement. Comme le dira Sartre plus tard, le problème, ce n’est pas le divertissement en lui-même, mais plutôt que nous sommes de mauvaise foi lorsque nous nous évertuons à prendre très au sérieux ce qui, au fond, n’est qu’un jeu.
19 C’est pour cela que les personnages de Beckett s’expriment le plus souvent, soit dans des monologues, soit dans des dialogues de sourds. Ce ne peut pas être en effet une règle possible dans le jeu de langage du dialogue que de reconnaître devant son interlocuteur qu’on ne parle ou qu’on n’agit que pour se divertir de l’ennui !
20 De leur désir, de leur recherche.
21 Voilà donc une caractéristique essentielle du divertissement : il fait passer le temps !
22 Cf. B131.
23 C’est-à-dire par cette dualité de nature dont il reste toujours confusément conscient, qu’il sent sans pouvoir l’expliquer.
24 On dirait aujourd’hui : dans leur bureau.
25 Passage violemment anti-cartésien : la connaissance de la vérité n’est pas le sommet de la sagesse parce qu’elle n’est pas un processus intra-psychique et rationnel, comme le pense Descartes (conception, jugement, raisonnement), mais un processus social et irrationnel, comme le diront plus tard Marx, Freud ou Wittgenstein. En d’autres termes, toute vérité est relative au spectacle commandé par le contexte social (la coutume), et ceux qui croient qu’il existe des vérités absolues qu’on pourrait atteindre par des exercices appropriés (des méditations) réservés à des esprits supérieurs, ceux-là sont d’autant plus sots que la hauteur proclamée de leurs prétentions n’a d’égal que la futilité inavouée de leurs motivations. Ce qui ne veut pas dire que la vraie sagesse n’existe pas, mais qu’elle réside plutôt dans la modestie de celui qui reste conscient de la fragilité de sa propre condition : « vous devez avoir une double pensée […] ; si vous agissez extérieurement avec les hommes selon votre rang, vous devez reconnaître, par une pensée plus cachée mais plus véritable, que vous n’avez rien naturellement au dessus d’eux »(trois Discours sur la Condition des Grands, I). Bref, le sage, c’est celui qui reconnaît que l’ennui est indissociable de la condition humaine : « je ne puis approuver que ceux qui cherchent en gémissant »(B421).
26 A condition que …
27 Les moyens et non pas le but.
28 Qu’il se trompe …
29 En effet, « quand notre passion nous porte à faire quelque chose, nous oublions notre devoir »(B104). Or, notre devoir est de penser lucidement à notre condition (cf. B146), conformément à notre première nature (cf. B.139f). Tandis que la fonction du divertissement est de nous en détourner (cf. B139j) de notre première nature. C’est donc par la passion que le divertissement est efficace. D’où l’enjeu social de la passion et de la rhétorique : « en sachant la passion dominante de chacun, on est sûr de lui plaire »(B106), c’est-à-dire de le séduire ou de le terroriser. D’autant que la passion dominante de chacun est l’amour-propre dont « la nature […] est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi »(B100), donc que toute passion est avant tout passion de soi que chacun essaie de mettre en scène en en donnant le spectacle le plus flatteur possible. Dès lors, « toute la vie des sociétés […] s’annonce comme une immense accumulation de spectacles »(Debord, la Société du Spectacle) dont le degré est évidemment le bavardage.
30 Phrase très importante qui précise les enjeux du divertissement. Ce n’est nullement là un moyen d’oublier des fins qui nous ennuieraient. Certes, « quand notre passion nous porte à faire quelque chose, nous oublions notre devoir »(B104). Mais justement, nous l’oublions en faisant quelque chose d’autre à la place. Autrement dit la fonction de la passion semble être de nous émouvoir, c’est-à-dire de mettre notre moi en mouvement, et ainsi de le détourner de l’immobilité et de la solitude de la pensée génératrice d’ennui. D’où la valeur sociale de la passion : « en sachant la passion dominante de chacun, on est sûr de lui plaire »(B106). Et comme cette passion dominante semble bien être l’amour-propre dont « la nature […] est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi »(B100), alors toute passion est avant tout passion de soi. Donc le divertissement n’est rien d’autre qu’une agitation spectaculaire, une mise en scène de soi-même pour tenter d’engendrer la sympathie (la passion partagée par autrui). Mais là où Locke et Hume voient plutôt le bon côté de l’amour-propre comme indispensable moteur de l’économie, Pascal en revanche déplore surtout ses effets pervers : « l’homme n’est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même, et à l’égard des autres »(B100). Marx montrera plus tard que l’hypocrisie et le mensonge sont le moteur de l’économie capitaliste !
31 De plaintes …
32 On voit s’esquisser là le caractère contradictoire de la voie d’accès au bonheur par le divertissement, laquelle se borne à empêcher l’ennui de se répandre. Le divertissement ne traite donc que les effets superficiels, et non les causes profondes de l’ennui.
33 Un souci.
34 Tendu vers son objectif premier et noble (connaître l’univers, juger, etc.).
35 Résumé de la condition de l’homme : notre dualité de nature fait que « nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants »(B72). Les hommes, tous les hommes, sont des êtres du milieu, capable de tout (s’immortaliser) et de rien (mourir), et c’est cela qui est ennuyeux, même chez les philosophes. Et le prestigieux Descartes n’échappe pas à la règle : « Descartes, inutile et incertain »(B78), comme n’importe qui !
36 En effet, il offre le spectacle de la gloire, de l’honneur, de la dignité, de la réputation, etc., il est envié, et nul, mieux que lui, ne peut se vanter (c’est-à-dire donner de lui-même un spectacle générateur de sympathie) de la quantité et de la qualité des biens et services qu’il possède.
37 Contrairement à ce que pense Aristote, le loisir, la skhôlè, l’absence de toute contrainte matérielle, de toute nécessité vitale, ne conduit pas au bonheur mais à l’ennui. C’est pourquoi, petit à petit, le loisir (le repos qui devrait être heureux mais qui, en fait, est plutôt ennuyeux) va, paradoxalement, devenir les loisirs (les activités divertissantes), et le loisir va, très tôt dans l’histoire de notre civilisation, acquérir une connotation péjorative synonyme de paresse (en vieux français « loisir » vient de « l’oisir », c’est-à-dire « l’oisiveté » qui, comme chacun sait, est la mère de tous les vices !). Marx montrera que la dégradation du loisir en paresse correspond à un stade précoce du développement des activités commerciales (d’ailleurs le mot « négoce » vient du latin nec otium, littéralement, « absence d’oisiveté » !).
38 C’est-à-dire point de temps vide.
39 L’école (du grec skhôlè, loisir) est donc l’institution sociale qui, par excellence, est porteuse de la contradiction relevée en note 34 : elle prétend préparer le bonheur de l’élève, mais, en lui donnant le loisir de penser, elle lui fait prendre conscience de ce qu’il est vraiment (« un milieu entre rien et tout »-B72-), et comme cela engendre l’ennui, l’école est condamnée à inventer des activités qui l’en divertisse. Notons qu’on pourrait en dire autant des vacances (du latin vacuum, vide) !
40 Et qui font marcher l’économie (cf. Locke et Hume).
41 C’est-à-dire qu’ils penseraient à leur présent (ce qu’ils sont) comme indissociable de leur passé (d’où ils viennent) et de leur futur (où ils vont) ce qui ne ferait qu’alimenter leur ennui. Car en effet « les choses futures ou passées ne sont point, et, à proprement parler, on ne saurait dire qu’il y a trois temps, le passé, le présent et le futur ; mais peut-être pourrait-on dire avec vérité qu’il y a trois temps : le présent des choses passées, le présent des choses présentes et le présent des choses futures »(Augustin, Confessions, XI, xx).
42 L’emploi du temps, l’agenda (en latin, les choses à faire), ont en effet pour fonction sociale de remplir, de combler le temps libre, le temps vide, le temps qui passe et qui nous ennuie.
43 « Curiosité n’est que vanité. Le plus souvent, on ne veut savoir que pour en parler. Autrement, on ne voyagerait pas sur la mer pour ne jamais rien en dire, et pour le seul plaisir de voir sans espérance d’en jamais communiquer »(B152) : l’ennui crée le besoin de bavarder.
44 Ne sont pas appropriées à la connaissance de l’homme.
45 Encore un passage très anti-cartésien (cf. note 26) : les sciences mathématisées (sciences abstraites) ne sont ni nécessaires, ni universelles. Elles ne sont pas nécessaires parce que « quand nous voyons un effet arriver toujours de même, nous en concluons une nécessité naturelle »(B91) : c’est parce que notre imagination domine notre raison que nous qualifions de nécessaires les phénomènes qui nous impressionnent par leur régularité (cf. Hume). Elles ne sont pas universelles parce que « les seules règles universelles sont les lois du pays »(B299) : c’est parce que notre amour-propre nous rend présomptueux, que nous qualifions d’universels les principes qui ont cours dans notre société (cf. Marx).
46 On n’étudie les sciences exactes (mathématisées) que pour échapper à l’étude de l’homme qui, comme le fait remarquer Hume, ne nous apprend rien d’autre que la diversité et l’incertitude. Du coup, le refuge dans la soi-disant homogénéité et la prétendue évidence universelle des mathématiques (et des sciences exactes) nous fait oublier notre condition humaine : « c’est une maladie naturelle à l’homme de croire qu’il possède la vérité directement ; et de là vient qu’il est toujours disposé à nier tout ce qui lui est incompréhensible ; au lieu qu’en effet il ne connaît naturellement que le mensonge »(de l’Esprit Géométrique). Bref, l’étude des mathématiques est la forme la plus intellectualisée du divertissement.
47 Pascal englobe, au nombre des activités divertissantes, ce qu’on appelle aujourd’hui les activités culturelles ou artistiques. D’une manière générale, « sans examiner toutes les occupations particulières, il suffit de les comprendre sous le divertissement »(B137) : notre deuxième nature consiste à nous donner en spectacle. En particulier, comme « l’homme n’aime pas à demeurer avec soi […], il faut donc qu’il cherche ailleurs de quoi aimer. Il ne peut le trouver que dans la beauté [de] quelque chose qui lui ressemble et qui en approche le plus près. C’est pourquoi la beauté qui peut contenter l’homme consiste non seulement dans la convenance, mais aussi dans la ressemblance »(Discours sur les Passions de l’Amour). En effet, notre tendance au spectacle va spontanément s’affirmer dans la jouissance que nous procure le caractère animal de notre corps. Bref, la sentiment de beauté a originairement de l’affinité avec ce qui, pour nous, est source de plaisir, et nous recherchons inconsciemment le spectacle de ce qui y ressemble. Bref, la beauté, notre seconde nature « la restreint et l’enferme dans la différence du sexe »(Discours sur les Passions de l’Amour) ! Donc, notre passion pour la beauté n’est, au sens de Freud, qu’une passion sexuelle sublimée. Mais, fort heureusement, « la grandeur de l'homme est si visible, qu'elle se tire même de sa misère. Car ce qui est nature aux animaux, nous l'appe­lons misère en l'homme »(B409). En d’autres termes, notre passion pour la beauté artistique n’est, comme le dit Freud, qu’une sublimation de notre désir de jouissance sexuelle, c’est-à-dire que «  à la finalité érotique se substitue un objectif plus élevé et de plus grande valeur sociale (Cinq Leçons sur la Psychanalyse, V). Aussi, « quelle vanité que la peinture qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire point les originaux ! »(B134), puisque l’original (le corps féminin dénudé, par exemple) qui est admiré intellectuellement dans l’art, est en réalité désiré physiquement ! De même, le théâtre « est une représentation si naturelle et si délicate des passions, qu’elle les émeut et les fait naître dans notre cœur, et surtout celle de l’amour »(B11). Donc l’attrait qu’exerce sur nous la beauté artistique est d’autant plus vaine que son objet réel n’est pas celui qu’on croit. Mais, pour Pascal, contrairement à Freud, l’activité artistique est doublement vaine : à la fois, comme n’importe quelle autre activité, en tant qu’elle nous divertit de l’absence de finalité de notre existence, et à la fois, comme activité spécifique, en tant qu’elle nous divertit de l’absence de passion amoureuse.
48 On doit donc généraliser et dire que « sans examiner toutes les occupations particulières, il suffit de les comprendre sous le divertissement »(B137). Il est tout à fait significatif que Pascal englobe, au nombre des activités divertissantes, ce qu’on appelle aujourd’hui les activités culturelles ou artistiques. Par exemple, il est facile d’inférer que, pour lui, la relation à l’œuvre d’art est de l’ordre de ce que nous appellerions aujourd’hui le snobisme. Mais il ne s’agit pas là de simple adhésion paresseuse à la coutume majoritaire. En effet, comme « l’homme n’aime pas à demeurer avec soi […], il faut donc qu’il cherche ailleurs de quoi aimer. Il ne peut le trouver que dans la beauté [de] quelque chose qui lui ressemble et qui en approche le plus près. C’est pourquoi la beauté qui peut contenter l’homme consiste non seulement dans la convenance [rationnelle], mais aussi dans la ressemblance [intuitive] »(Discours sur les Passions de l’Amour). Or, notre seconde nature, notre être imaginaire, ne se porte pas spontanément vers l’art comme source de beauté, car en fait « elle la restreint et l’enferme dans la différence du sexe »(Discours sur les Passions de l’Amour) ! Bref, notre passion pour la beauté est originairement une passion sexuelle. La passion pour la beauté artistique est donc une passion dégénérée (sublimée, dirait Freud) : « quelle vanité que la peinture qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire point les originaux ! »(B134). En effet, même si Pascal ne fait allusion qu’à la peinture figurative de son époque et au théâtre (peinture des mœurs), l’attrait qu’exerce sur nous la beauté artitistique est d’autant plus vaine que son objet réel n’est pas celui qu’on croit. C’est ainsi que le théâtre « est une représentation si naturelle et si délicate des passions, qu’elle les émeut et les fait naître dans notre cœur, et surtout celle de l’amour »(B11). Donc l’activité artistique est doublement vaine : en tant qu’elle nous divertit de la présence actuelle de l’ennui (comme toute autre activité), et en tant qu’elle nous divertit de l’absence actuelle de passion amoureuse.
49 Au point que « toute opinion peut être préférable à la vie »(B156), ce qui est la source-même du fanatisme.
50 Notre être imaginaire est aliéné aux nécessités de la société du spectacle qui nous divertit de notre être réel (celui de notre dualité de nature, de notre flottement, donc de notre ennui). A tel point que « la douceur de la gloire est si grande, qu’à quelque objet qu’on l’attache, même à la mort, on l’aime »(B158).
51 « Amer savoir, celui qu’on tire du voyage !//Le monde monotone et petit aujourd’hui,//Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image://Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui. »(Baudelaire, les Fleurs du Mal). Bourdieu fait remarquer que le voyage touristique urbain est né au XIX° siècle de la volonté de ceux qui ont les moyens en temps et en argent de se donner du plaisir en allant observer dans leur milieu social naturel les travailleurs qui s’ennuient !
52 Lorsqu’on renifle du tabac à priser, on se procure l’éternuement. Mais celui-ci n’est pas un but en soi, c’est une conséquence admise du fait de priser. Ce n’est donc pas une marque d’aliénation à un mécanisme corporel.
53 C’est-à-dire sans honte.
54 Telle est la règle morale de base d’une société inégalitaire. Dans Condition de l’Homme Moderne, Arendt fait justement remarquer que, dans la Grèce antique, ce n’est pas parce qu’il existe des tâches méprisables qu’il y a des esclaves, mais au contraire parce qu’il existe des esclaves que tout ce qu’ils font est déconsidéré et méprisé.
55 L’adolescence est d’ailleurs cette période de la vie où chacun commence à s’ennuyer en prenant conscience de la vanité des rapports sociaux, en particulier de la vanité du langage. Étymologiquement, l’adolescent est à la fois, d'après l'étymologie latine, celui qui est en croissance (en latin, adulesco = grandir), et, d'après l'étymologie grecque, celui qui bavarde (en grec, adôleskhein = bavarder). Ce qu’on appelle “crise de l’adolescence” est donc un problème social tout autant qu’un problème psychologique.
56 « Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser »(B168) : voilà résumée la fonction du divertissement.
57 A notre véritable condition et non à notre être imaginaire.
58 Le seul qui soit une réalité, « le seul qui nous appartient ». Comme le fait remarquer Augustin, « les choses futures ou passées ne sont point, et, à proprement parler, on ne saurait dire qu’il y a trois temps, le passé, le présent et le futur ; mais peut-être pourrait-on dire avec vérité qu’il y a trois temps : le présent des choses passées, le présent des choses présentes et le présent des choses futures »(Confessions, XI, xx). On voit par là que le pari de Pascal sur la capacité de la religion à rompre notre mortel isolement individuel est un pari sur le présent, mais pas le présent comme néant (noyé dans l’infini du temps passé et futur), le présent comme infini : « nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d'un bout vers l'autre […]. Ces extrémités se touchent et se réu­nissent en Dieu, et en Dieu seulement »(B72). Comme le dit Wittgenstein, « si l’on entend par éternité non l’immortalité mais l’intemporalité, alors il a la vie éternelle celui qui vit dans le présent »(Tractatus, 6.4311).
59 Si sots …
60 Cette phrase annonce le célèbre argument du pari. Le problème est en effet que « je considère la petite durée de ma vie absorbée dans l’éternité précédant et suivant »(B205). Je suis un milieu entre rien et tout parce que j’existe, mais mon existence présente est perdue dans l’immensité du temps passé et futur. En ce sens, elle est un néant (n, n/  0). Donc, bien que l’avenir soit incertain du point de vue de la raison, je sens quand même qu’il faut prendre une décision (premier principe du point de vue du cœur), afin que mon avenir soit déterminé par cette décision au lieu d’être réduit à une espérance vaine et superstitieuse. De même, le passé peut être annexé au présent en lui servant de modèle critique, au lieu d’être simple prétexte à évocation bavarde. Ainsi, en pariant sur l’avenir, je suis contraint de prendre une décision, et mon présent est en quelque sorte extensible à l’infini (cf. note 39). A la limite, « il y a une infinité de vie infiniment heureuse à gagner »(B233), béatitude éternelle, infinie mais aléatoire que Pascal appelle Dieu. Même si le pari exige un double effort à la fois de lucidité consciente sur notre propre condition, et à la fois de décision pratique qui risque fort de heurter les convenances sociales, « quel mal vous arrivera-t-il en prenant ce parti ? Vous serez fidèle, honnête, humble, reconnaissant, bienfaisant, ami sincère, véritable »(B233). Autrement dit, l’enjeu du pari est social (mais non pas politique : pour Pascal, c’est par l’action et non pas par la loi que l’on peut modifier les rapports sociaux).
61 Penser, penser à soi et penser au présent, sont donc expressions synonymes (cf. Spinoza).
62 Au bavardage et à la superstition.
63 « C’est une chose déplorable de voir tous les hommes ne délibérer que des moyens et point de la fin »(B98). Par exemple, les économistes prétendent que les investissements d’aujourd’hui sont les moyens, et les emplois de demain la fin. Mais c’est de la superstition : l’avenir n’est pas en notre pouvoir. Par contre, ce qui l’est, c’est décider que les emplois de demain (la fin) exigent certains investissements dès aujourd’hui. Par là, nous auront modifié notre présent (qui n’était constitué que de moyens financiers) en maîtrisant l’avenir (il comprend désormais des moyens financiers et des fins sociales). Dire que seul le présent nous appartient ou qu’il doit être notre fin, c’est dire qu’il doit faire l’objet d’un pari, d’une décision, d’un choix. Certes, tout cela n’est nullement rationnel, mais justement, « la dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent »(B267), notamment que l’avenir n’est pas du ressort de la raison, mais du cœur (cf. note 13).
64 Comme Wladimir et Estragon, nous attendons Godot (cf. Beckett, en attendant Godot) !