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dimanche 29 novembre 2009

NATALITE ET MORTALITE SONT-ILS DES PHENOMENES BIOLOGIQUES ?

Les hommes sont les mortels, les seules choses mortelles qu’il y ait. / Car les animaux existent comme membres de leur espèce et non comme individus : la mortalité des hommes réside dans le fait que la vie individuelle, la bios avec sa bio­graphie reconnaissable de la naissance à la mort, sort de la vie biologique, zôè [...]. // L’action humaine, comme tous les phénomènes strictement politiques, a partie liée avec la pluralité humaine, qui est l’une des conditions fondamentales de la vie humaine dans la mesure où celle-ci repose sur le fait de la natalité. / Grâce à celle-ci, le monde humain est constamment envahi par des étrangers, c’est-à-dire des nouveaux venus dont les actions ne peuvent être prévues par ceux qui sont déjà là et vont s’en aller sous peu.
Arendt, la Crise de la Culture, II, i


D1 - Natalité et mortalité sont-ils des phénomènes biologiques ?



Il semblerait que, dans ce texte, Arendt se pose la question de savoir si la natalité et la mortalité sont des phénomènes biologiques. En effet, en dépit des apparences, la mortalité n'est-il pas un problème politique qui ne concerne que les êtres humains ? Et si tel est le cas, n'est-ce pas parce que la natalité est le phénomène politique fondamental d'où dérive toute existence proprement humaine ? Nous allons donc développer l'idée que la mortalité n'est pas un phénomène biologique, mais que seuls sont mortels des êtres dotés d'un mode d'existence politique, c'est-à-dire capables de se signaler à leurs semblables par une biographie mémorable. Et si tel est le cas, c'est que le point de départ de l'existence politique, c'est la natalité entendue, encore une fois non comme un phénomène biologique, mais comme la capacité pour un étranger d'apporter du nouveau au monde commun à travers la parole, l’œuvre et l'action.



I - La mortalité n'est pas un phénomène biologique, mais que seuls sont mortels des êtres dotés d'un mode d'existence politique, c'est-à-dire capables de se signaler à leurs semblables par une biographie mémorable.

"Les hommes sont les mortels, les seules choses mortelles qu’il y ait."

La phrase d’Arendt est aussi courte que paradoxale, puisqu’elle affirme que la mortalité est un phénomène qui ne concerne que les être humains. Donc, comme l’homme est une espèce vivante, cela implique que tous les vivants ne sont pas mortels.

(D111) Arendt s’oppose complètement à Spinoza pour qui les hommes ne sont pas les seuls êtres concernés par la mortalité. En effet, pour Spinoza, « la puissance qui permet aux choses singulières, et par conséquent à l’homme, de conserver leur être, est la puis­sance même de Dieu, c’est-à-dire de la Nature »(Spinoza, Éthique, IV, iv). La Nature, que Spinoza appelle aussi Dieu, c’est tout ce qui existe, a existé ou existera. À ce titre, toute chose, quelle qu’elle soit, doit son existence au fait qu’elle possède une partie de la puissance totale de la Nature. Ceci lui permet, localement et momentanément, de lutter avec succès contre la puissance totale des autres choses, puissance totale qui tend naturellement à la détruire. « [Donc] l’essence de l’homme est une partie de la puissance infinie de Dieu ou de la Nature »(Spinoza, Éthique, IV, iv). Ce qui veut dire que l’homme n’est qu'une chose banale parmi toutes les choses de la Nature et non pas une exception parmi elles. Ainsi, « l’homme est nécessairement toujours soumis aux passions c’est-à-dire qu’il suit l’ordre commun de la Nature »(Spinoza, Éthique, IV, iv), c’est-à-dire que l’homme subit nécessairement ("passion" vient du latin patior, qui veut dire "je subis") l’assaut des contraintes extérieures qui finissent toujours par le faire disparaître, autrement dit le faire mourir. La mort n’est donc, pour Spinoza, que la fin de l’existence d’une chose quelconque lorsque la puissance dont elle est naturellement dotée est en quelque sorte dépassée par la puissance des contraintes externes auxquelles elle n’est plus capable d’opposer sa propre puissance interne. D'ailleurs, « s’il était possible que l’homme ne pût subir d’autres changements que ceux qui peuvent se com­prendre par la seule nature de l’homme lui-même, il suivrait qu’il ne pourrait dépérir, mais qu’il existerait nécessairement toujours »(Spinoza, Éthique, IV, iv) : si un homme était seul dans l'univers, sa puissance interne ne serait pas contrariée par la puissance des choses qui l'environnent et il serait immortel. Et ce qui vaut pour l'homme vaut aussi, évidemment, pour toutes les autres choses.

(D112) Arendt s’oppose aussi à Freud pour qui les hommes ne sont pas seuls à être concernés par la mortalité, mais, à la différence de Spinoza, celle-ci ne concerne que les êtres biologiques et non pas toutes les choses. Les êtres biologiques, en effet, sont dotés de deux instincts antagonistes, "instinct de vie" (sexualité, construction, Eros) et "instinct de mort" (agressivité, destruction, Thanatos), dont l’équilibre détermine la possibilité de l’existence biologique, et le déséquilibre entraîne, dans un premier temps (instinct de vie > instinct de mort) la jeunesse et la croissance, dans un second temps (instinct de mort > instinct de vie) le dépérissement et la mort. Si c’est toujours la mort qui finit par l’emporter sur la vie biologique, c’est que « l'apparition de la vie serait donc la cause aussi bien de la prolonga­tion de la vie que de l'aspiration à la mort et la vie elle-même apparaîtrait comme un compromis »(Freud, Essais de Psychana­lyse). Autrement dit, pour Freud, l'apparition de la vie sur Terre serait en quelque sorte une anomalie qui, certes, tend à se perpétuer, mais n’y parvient que localement et temporairement. Jusque là, Freud s'accorde parfaitement avec Spinoza. Mais, pour Freud, « l'instinct sexuel [Eros] et l'instinct de mort [Thanatos] se comportent comme des instincts de conservation : ils tendent l'un et l'autre à ré­tablir un état qui a été troublé par l'apparition de la vie [...]. Aussi, tout ce qui vit retourne à l’é­tat inorganique : la fin vers laquelle tend toute vie est la mort, donc la mort est l’effet de causes internes »(Freud, Essais de Psychana­lyse). Contrairement à Spinoza, donc, la mort n’est pas, pour Freud, l’effet de causes externes (les forces externes qui submergent les forces internes), mais de causes internes : tout être vivant est, en quelque sorte programmé pour s'auto-détruire. Il est remarquable que l'intuition de Freud a été expérimentalement mise en évidence par Kerr, Wyllie et Currie en 1972 sous l’appellation de phénomène de l’apoptose (destruction cellulaire programmée).

(D113-114) Hegel et Pascal, en revanche, se rapprochent de Hannah Arendt. Pour Hegel, d’abord, la mort est la condition de la prise de conscience de soi-même, à travers la reconnaissance de soi par autrui comme un être libre, c’est-à-dire un être capable de défier la mort dans certaines circonstances : « dans une lutte pour la reconnaissance [...] la lutte se termine tout d'abord, comme négation exclusive, par cette in­égalité que l'un des combattants préfère la vie et se conserve comme conscience de soi individuelle, mais renonce à être re­connu libre, tandis que l'autre maintient son rapport à lui-même et est reconnu par le premier qui lui est soumis ; c'est le rapport de la domination et de la servitude »(Hegel, Encyclopédie des Sciences Philos­ophiques, §432). Et comme affronter la mort est, pour Hegel, la condition de la conscience de soi, seul un être conscient peut être concerné par le problème de la mortalité (A321). De même, pour Pascal, « l’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant »(Pascal, Pensées, B199-347), c’est-à-dire que ce n’est qu’en tant que l’homme est un être conscient, un être pensant, qu’il est concerné par la mortalité. En effet, la condition humaine, pour Pascal, se résume en une prise de conscience douloureuse de l’absurdité d’une existence qui doit trouver sa fin fatale et brutale dans une mort qui rend dérisoires tous ses efforts : « qu'on s'imagine nombre d'hommes dans les chaînes, et tous condamnés à la mort, dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres, ceux qui restent voient leur propre condition dans celle de leurs semblables, et, se regardant les uns et les autres avec dou­leur et sans espérance, attendent à leur tour. C'est l'image de la condi­tion des hommes »(Pascal, Pensées, B199-347). Et comme il n’y a que les hommes qui aient une conscience de soi, que celle-ci soit libératrice comme chez Hegel ou aliénante comme chez Pascal, il en résulte que, pour ces deux auteurs, les hommes sont, comme pour Hannah Arendt, les seuls êtres qui puissent être dits mortels.

(D115) Malgré tout, pour Arendt, ce n’est pas exactement en tant qu’ils sont les seuls à être conscients que les hommes sont des êtres mortels, mais plutôt en tant qu’ils sont les seuls à avoir une mémoire linéaire : « les choses de la nature sont à jamais présentes, elles n’ont pas besoin de la mémoire pour continuer d’exister »(Arendt, la Crise de la Culture, II, i). Hannah Arendt veut dire par là qu’il existe une circularité dans l’existence des êtres de la nature : comme le précisent Freud et Spinoza, l’existence inorganique est permanente et ne fait que changer de forme, localement et temporairement, quant à l’existence organique, elle finit toujours par retourner à l’inorganique. Tandis que les hommes sont les seuls êtres capables, à travers leurs actions, leurs œuvres ou leurs paroles, d’échapper au retour immuable des cycles naturels, cycles saisonniers et cycles de la reproduction. Mais justement, dans la mesure où les hommes sont des exceptions dans la nature (en quoi Arendt est absolument aux antipodes de Spinoza et de Freud), leurs actions, leurs œuvres ou leurs paroles ne peuvent avoir de sens et de valeur qu’à la condition qu'elles ajoutent quelque chose à la prévisibilité des cycles naturels. C'est pourquoi les agissements proprement humains n'ont de sens qu'à condition qu’il en soit conservé des traces mémorables (B312). C'est pourquoi les hommes « réussissent à doter de quelque permanence leurs œuvres, leurs actions et leurs paroles : la capacité hu­maine d’accomplir cela, c’est la mémoire »(Arendt, la Crise de la Culture, II, i). Certes, on pourrait dire que tous les êtres biologiques possèdent une forme de mémoire. Oui mais cette mémoire est passive, elle est circulaire, elle est déterminée par les cycles naturels des saisons et de la reproduction (l'ADN, e.g. est une forme de mémoire). Tandis que la mémoire humaine est active et linéaire : elle ne conserve que ce qui est digne d'être conservé, c'est-à-dire, précisément, ce qui échappe à la circularité naturelle. D’où la définition analogique que Hannah Arendt donne de la mortalité : « voici la mortalité : se mouvoir en ligne droite dans un monde où tout [...] se meut dans un ordre cyclique »(Arendt, la Crise de la Culture, II, i). Ce qui veut dire que l’existence humaine est à l’existence naturelle ce que la ligne est au cercle. Or la ligne droite possédant sur le cercle la particularité que l’on peut y tracer un segment ayant un début, une fin et une orientation telle que, en la suivant, on ne repasse jamais par les mêmes points, on appellera "mort" la fin du segment représentatif de l’existence humaine.

Dans ces conditions, effectivement, seule l’existence humaine est concernée par la mortalité. Or ne devrait-on pas dire plutôt "chaque existence humaine est concernée par la mort" ? Car, le fait de pouvoir représenter l’existence humaine comme une suite orientée de points ne permet-elle pas de distinguer une existence individuelle de toute autre existence individuelle ?

"Car les animaux existent comme membres de leur espèce et non comme individus : la mortalité des hommes réside dans le fait que la vie individuelle, la bios avec sa bio­graphie reconnaissable de la naissance à la mort, sort de la vie biologique, zôè [...]".

Dans cette phrase, Arendt nous dit qu’il existe effectivement deux sortes d’existence : l’existence biologique circulaire (en grec, la zôè) qui ne différencie pas les êtres, et l’existence humaine linéaire (en grec, la bios) qui distingue des individus dont il peut être fait une biographie.

(D116) Comme Arendt, Aristote distingue deux sortes d’existences. La base de l’existence animale, c’est l’existence biologique (zôè) dont la nature, c’est-à-dire la finalité, la perfection propre, le plus haut degré possible de développement, consiste à vivre en communiquant des informations d’intérêt vital au moyen du cri : «  le cri [phonè] est le signe de la douleur et du plaisir et c’est pour cela qu’il a été donné à tous les animaux. Leur organisation va jusqu’à éprouver des sensations de douleur et de plaisir et à se le faire comprendre les uns aux autres »(Aristote, Po­litique, I, 1252b, 1253a). Un cas particulier de cette existence biologique, c’est l’existence humaine (bios) dont la nature est, non seulement de vivre, mais de vivre le mieux possible en communiquant au moyen du langage des informations sur ce qui est susceptible d’améliorer la vie : «  seul, entre les animaux, l’homme a l’usage de la parole [logos] [qui] a pour but de faire comprendre ce qui est utile ou nuisible et, par conséquent aussi, ce qui est juste ou injuste. Or, avoir de telles notions en commun, c’est ce qui fait une famille [oïkos] et une Cité [polis].  »(Aristote, Po­litique, I, 1252b, 1253a) (DMA). C’est en ce sens que l’homme est naturellement un animal politique (du grec polis, "Cité"), puisque « ce n’est pas seulement en vue de vivre [zaô], mais en vue de vivre bien [bioô], qu’on s’assemble en une Cité, sinon il existerait aussi une Cité d’animaux »(Aristote, Politique, III, 1280a-b). Or il n'existe pas de Cité d'animaux, seulement des sociétés d'animaux. Donc, si les hommes sont les seuls animaux à s'assembler en une Cité, c'est parce qu'ils possèdent une différence spécifique qui consiste à pousser la nature animale à un degré de perfection supérieure, à aller plus loin que la zôè, la vie, en faisant effort pour aménager une bios, une vie bonne.

(D117) Arendt, qui se revendique une héritière d’Aristote, reprend à son compte cette distinction entre bios et zôè en la modernisant. D’une part, en intégrant les acquis de la science moderne (notamment la théorie darwinienne de l’évolution), elle souligne que la bios provient de la zôè un peu comme (par analogie) un mouvement rectiligne (D115) proviendrait d’un mouvement circulaire lorsque le mobile est suffisamment accéléré pour vaincre la force centrifuge : « cette vie individuelle se distingue de toutes les autres choses par le cours rectiligne de son mouvement qui, pour ainsi dire, coupe en travers les mouvements circulaires de la vie biologique »(Arendt, la Crise de la Culture, II, i). D’autre part, en adaptant le point de vue d'Aristote à sa vision libérale de la société qui fait de l’individu l'unique réalité sociale pertinente, elle fait remarquer que l’existence proprement humaine (la bios) est le seul mode d’existence à avoir un déploiement identifiable par un début, un itinéraire et une fin. Et c’est bien parce que les étapes de l’existence humaine sont identifiables par des événements mémorables (des œuvres, des paroles, des actions) qui peuvent être assignés à des individus identifiés, que la vie toute entière de ces individus est mémorable, c’est-à-dire, au sens étymologique, qu’elle peut être gardée en mémoire. Et, précisément, on appelle biographie (en grec, hè tou biou graphia, "l'écriture de la vie") le récit que l’on fait d'une existence (bios) individuelle. On peut donc affiner ce que nous disions plus haut en disant que seul est mortel l'individu, autrement dit l'être dont on peut faire une biographie, car tout récit linéaire d'une vie est nécessairement individuel. On objectera qu'il peut être fait aussi une histoire de toute société humaine (la Cité pour Aristote, le "monde commun" pour Arendt) ponctuée d'événements imprévisibles (la bios) qui ne se bornent pas à la reproduction adaptative de l'espèce (la zôè). Mais « la tâche de l’­histoire est de sauver les actions humaines de la futilité qui vient de l’oubli »(Arendt, la Crise de la Culture, II, i) (B312), autrement dit, l’histoire commune n’est qu’une sélection ordonnée de biographies individuelles dont le caractère significatif s’explique par la nécessité de conserver en mémoire des actions humaines individuelles qui ont une valeur exemplaire. La biographie individuelle prime donc sur l'histoire du monde commun. Toutefois la mortalité est bien un problème politique puisqu’elle suppose un monde commun qui identifie des individus reconnaissables par une biographie dont les éléments sont susceptibles d'être sélectionnés à titre de composants éventuels pour une histoire, autrement dit une mémoire collective.

Bref, dire que l’homme est le seul être mortel, ou dire que l’homme est le seul être dont on puisse faire un récit biographique individuel, c’est dire la même chose. Mais alors, si on considère que toute biographie commence par l’événement de la naissance, tout ce qui vient d’être dit de la mortalité peut sans doute valoir aussi pour la natalité. Bref, la natalité n'est-elle pas, au même titre que la mortalité, un phénomène politique et non biologique ?

II - Et si tel est le cas, c'est que le point de départ de l'existence politique, c'est la natalité entendue, encore une fois non comme un phénomène biologique, mais comme la capacité pour un étranger d'apporter du nouveau au monde commun à travers la parole, l’œuvre et l'action.
" L’action humaine, comme tous les phénomènes strictement politiques, a partie liée avec la pluralité humaine, qui est l’une des conditions fondamentales de la vie humaine dans la mesure où celle-ci repose sur le fait de la natalité."
Arendt fait ici remarquer que l’existence politique (la bios) authentiquement humaine est impossible sans une pluralité d'individus, donc une pluralité des biographies dont le point de départ est nécessairement la naissance. Autrement dit, la natalité, plus encore que la mortalité, est, pour Arendt, le fait politique fondamental.
(D121) Chez Locke, pour que je devienne conscient de moi-même, autrui doit me juger et m’imputer un certain nombre d’actes ainsi que la valeur de ceux-ci : « partout où un homme découvre ce qu’il appelle “lui-même”, un autre homme pourra dire qu’il s’agit de la même per­sonne. C’est un terme du langage judiciaire qui assigne la propriété des actes et de leur valeur »(Locke, Essai Philosophique concer­nant l’Entendement Hu­main, II, xxvii) (C212). Et comme Locke est un empiriste, il va de soi que c'est à partir de ce que je fais et qui est constaté par autrui, que je vais devenir conscient de mes actes et de la valeur de ceux-ci. Ce qui, dans la mesure où je me soucie de mon propre bonheur, va me permettre d’orienter mon comportement futur sur la base d’une préférence pour les actes qui vont me rendre heureux. Toute mon existence humaine peut donc se résumer, pour Locke, au souci de me voir attribuer des propriétés dignes d'éloges plutôt que des propriétés risquant de me faire encourir le blâme. Or Locke appelle "travail" l'acte par lequel je vais tâcher d'acquérir, avec l'assentiment d'autrui, des propriétés logiques, physiologiques, intellectuelles, morales, etc., qui à la fois vont m'identifier (aux yeux d'autrui et à mes propres yeux), et à la fois vont me permettre de maximiser mes chances d'être heureux : « le travail qui est le mien, sortant les choses de l’état de communauté où elles étaient, a fixé ma propriété sur elles [...]. La propriété est fondée sur le travail »(Locke, Traité du Gou­vernement Civil, §28-40). Locke pose ici les fondements libéraux de ce qu'on appellera plus tard "la valeur-travail" : la valeur ne s’attache qu’à ce qui est produit intentionnellement par le travail d'un individu conscient de soi qui, par là, entend maximiser rationnellement ses chances d'être heureux.
(D122) Or Arendt, qui, pourtant, est, elle aussi, une libérale, ne considère cependant pas que le travail soit une source de traces mémorables de soi-même, autrement dit un élément qui soit digne de faire partie d'une biographie. Car, s'inspirant encore une fois d'Aristote et de la tradition grecque, elle appelle "travail" non pas tout acte individualisant comme chez Locke, mais la vile et servile activité que les Grecs réservaient aux esclaves, autrement dit à des animaux à apparence humaine : « l’esclavage [...] fut une tentative pour éliminer le travail, que les hommes partagent avec les animaux, de la condi­tion humaine : ce que les hommes ont de commun avec les animaux, on ne le considérait pas comme humain »(Arendt, Condition de l’Homme Mo­derne, i-iii). Autrement dit, le travail n'appartient pas à la bios, mais bel et bien à la zôè, puisque, par et dans le travail, nous nous plions à la nécessité biologique de faire effort pour survivre. Donc, de deux choses l'une : ou bien Locke entend par "travail" la seule activité servile (du latin servus, "esclave") et alors il a tort de croire que c'est cette activité qui va nous distinguer aux yeux d'autrui (la preuve, c'est justement que les Grecs considéraient les esclaves comme du bétail), ou bien Locke entend par "travail" toute sorte d’activités et il a tort de confondre le travail stricto sensu avec d'autres activités. C’est pourquoi Arendt distingue, outre le travail dont il a déjà été question, les œuvres, les paroles et les actions. Les oeuvres, c'est-à-dire tous les objets qui survivent à leur auteur, oeuvres d'art, mais aussi tout objet qui est produit par une manière originale de les produire (e.g. les objets artisanaux), car en effet, «  l’oeuvre et ses produits, le décor humain, confère une certaine permanence, une durée à la futilité de la vie mortelle »(Arendt, Condition de l’Homme Mo­derne, i-iii). Les paroles, parce que c'est souvent de ce que quelqu'un a dit que l’on se souvient lorsqu'il n'est plus là pour le dire : «  par la parole, l’agent s’identifie comme acteur, annonçant ce qu’il fait, ce qu’il a fait, ce qu’il veut faire »(Arendt, Condition de l’Homme Mo­derne, i-iii). Enfin et surtout les actions, c'est-à-dire les actes proprement "politiques" (au sens d'Aristote) de celui qui, sur la place publique, se singularise en aménageant le "monde commun" par son initiative, c'est-à-dire en entreprenant quelque chose de nouveau et de remarquable (C221) : «  c’est l’ac­tion, qui se consacre à fonder et à maintenir des structures politiques en créant la condition du souvenir, qui est le plus étroitement liée à la condition humaine de natalité : le commencement inhérent à la naissance ne peut se faire sentir dans le monde que parce que le nouveau venu possède la faculté d’agir, d’entreprendre du nou­veau »(Arendt, Condition de l’Homme Mo­derne, i-iii). Donc, pour Hannah Arendt, l'oeuvre, la parole et l'action, contrairement au travail, sont des activités réellement individualisantes et, à ce titre, sont les seules activités dignes de figurer dans une biographie. Il s'ensuit que, tout comme la mort, la naissance, pour Arendt, n'a rien d'un événement biologique : c'est au contraire un événement politique en ce que la natalité est la capacité que possède tout être humain à oeuvrer, à parler et à agir, c'est-à-dire à prendre des initiatives qui vont, d'une part contribuer à modifier le monde commun, d'autre part permettre d'identifier biographiquement son auteur en le faisant apparaître comme un individu singulier.

C'est donc bien la natalité qui, pour Arendt, est l'événement politique essentiel car, sans cette capacité à entreprendre du nouveau dans le monde commun, il n'est tout simplement pas de vie politique, donc humaine, possible. Mais alors, ne doit-on pas en déduire que la véritable naissance consiste, pour tout nouveau venu dans le monde commun, à y apporter de l'imprévisible ?

"Grâce à [la natalité], le monde humain est constamment envahi par des étrangers, c’est-à-dire des nouveaux venus dont les actions ne peuvent être prévues par ceux qui sont déjà là et vont s’en aller sous peu."

Dans cette dernière phrase, Arendt répond à notre question en disant que le propre de l'existence politique authentiquement humaine (la bios) consiste en ce que des nouveaux venus (des "étrangers") apportent de l'imprévisible dans un monde commun qu'ils renouvellent et enrichissent sans cesse, notamment par leurs actions.

(D123) Aristote distingue deux sortes de lois, c'est-à-dire deux sortes de propositions générales et impersonnelles : les lois scientifiques, qui valent universellement, c'est-à-dire pour la totalité des cas (e.g., la loi de la gravitation universelle de Newton doit être valable pour tout corps sans exception), et les lois politiques qui ne valent que pour les cas les plus fréquents (e.g. les lois interdisant aux hommes de mettre fin à la vie de leurs semblables peuvent connaître des exceptions, cf. les débats sur la peine de mort ou sur l'euthanasie). Car, si « la loi est nécessairement générale, [...] il est certains objets sur lesquels on ne saurait convenablement statuer par voie de dispositions générales. Là où il est précisément impossible de le faire, la loi ne saisit que les cas les plus fréquents »(Aristote, Éthique à Nicomaque, 1137b). Bref, si toute règle est générale, en revanche toute règle n'est pas universelle : seules le sont les lois scientifiques, tandis que les lois régissant les affaires humaines ne prennent en compte que les cas les plus fréquents et sont donc susceptibles d'exceptions. C'est d'ailleurs de là que vient l'adage : "l'exception confirme la règle", c'est-à-dire que la présence d'exceptions à la loi humaine montre qu'on a affaire à une vraie loi humaine et non pas à une loi scientifique. Le fait que la loi politique admette des exceptions, contrairement à la loi scientifique, n'est donc pas une preuve d'infériorité de celle-là sur celle-ci, mais plutôt que les deux sortes de loi ne sont pas de même nature : « la faute n'en est pas davan­tage au législateur, mais elle est toute entière dans la particularité même de l'action à juger »(Aristote, Éthique à Nicomaque, 1137b). Dans la mesure, en effet, où l'existence humaine ne consiste pas à rentrer dans la circularité immuable des mécanismes naturels mais à inventer du nouveau, du mieux, l'action humaine est toujours, pour une part, imprévisible. « Ce qui fait que tout ne peut s'exécuter dans la Cité par le seul moyen de la loi »(Aristote, Éthique à Nicomaque, 1137b) : toute loi humaine doit, sous peine de décourager l'action, être suffisamment souple pour autoriser, dans la Cité, des initiatives qui peuvent être bonnes sans être expressément prévues par la loi. C'est d'ailleurs pour cela qu'il existe une institution judiciaire, des juges professionnels dont la tâche est de se demander si lesdites initiatives sont compatibles ou non avec le bien-être de la Cité.

(D124) Tout en se référant plus que jamais à Aristote, Arendt défend cette distinction entre les deux sortes de loi en l'adaptant au contexte historique moderne. Avoir une vie humaine authentique, une bios, c'est être un individu capable de prendre des initiatives mémorables (par la parole, par l'oeuvre ou par l'action) dans le monde commun. Or, par définition, une initiative apporte de la nouveauté, de l'imprévisible : ce qui est déjà expressément prévu ne peut constituer une initiative, raison pour laquelle, par exemple, un travail qui fait l'objet d'un contrat dans un processus de production de biens ou de services ne permet pas à un individu de se singulariser. Donc toute existence politique digne de ce nom laisse une part importante d'initiative aux individus, ce qui implique, comme le dit Aristote, que la loi politique ne peut et, surtout, ne doit pas tout prévoir. Sinon on est dans la confusion entre loi politique et loi scientifique. C'est ce que fait le totalitarisme lorsqu'il entend établir des lois politiques sur le modèle des lois scientifiques, car «  la terreur totalitaire, dans sa pré­tention à instaurer le règne direct de la justice sur la terre, consiste à faire en sorte qu’aucune forme d’action humaine ne puisse y faire obstacle »(Arendt, le Système Totali­taire, iv). Le totalitarisme, en confondant les deux types de lois, prétend en effet instaurer une "justice directe", c'est-à-dire dépourvue d'institution judiciaire qui aurait à juger des exceptions à la règle sous forme d'initiatives individuelles. Le totalitarisme est donc la négation même de la politique en ce qu'il exclut par avance toute initiative individuelle. C'est la raison pour laquelle le totalitarisme entretient la "désolation", l'impossibilité à être reconnu par autrui comme un individu à travers des initiatives : « est désolé [lonely, deserted] celui qui se trouve entouré d’autres hommes avec lesquels il ne peut établir de contacts ou à l’hostilité desquels il est exposé [...]. La désolation [loneliness], fonds commun de la terreur totalitaire, est liée étroitement au déracinement et à l’inutilité : c’est ne pas avoir de place dans le monde, reconnue et garantie par les autres »(Arendt, le Système Totalitaire, iv) (C223). Il s'ensuit que le totalitarisme exclut la natalité entendue comme capacité individuelle à entreprendre du nouveau. En particulier, Arendt fait par exemple remarquer que la finalité des camps de concentration, n'était pas d'y torturer ou d'y faire mourir des prisonniers, mais plutôt de les forcer à mener une vie purement animale non seulement en leur interdisant toute initiative identifiante (à travers le travail forcené), mais aussi en les privant de leur mort, c'est-à-dire d'une fin authentiquement humaine (l'extermination est un processus qui vise, normalement, la vermine, les parasites). Bref, pour Arendt, la natalité est, au même titre que la mortalité, un phénomène politique et non biologique : naître, c'est être un étranger (i.e. un jeune ou bien un immigré), un nouveau venu dans un monde commun qui accueille avec bienveillance toute capacité d'initiative perçue comme une promesse d'enrichissement de ce même monde commun. Raison pour laquelle le totalitarisme et la xénophobie (en grec, "la haine de l'étranger") ont toujours fait bon ménage ! Raison pour laquelle le totalitarisme endoctrine les jeunes (les dresse comme des animaux) et rejette (en les exterminant ou en les expulsant) les immigrés !

Ainsi, il s'avère que si l'homme est le seul être mortel, c'est qu'il est le seul être dont l'existence soit mémorable dans le sens où c'est le seul être dont il puisse être fait une biographie individuelle : être mortel, c'est avoir une existence politique, une existence authentiquement humaine, bref, c'est être un individu. Or, pour être un individu, une condition encore plus fondamentale est requise : la natalité, c'est-à-dire la possibilité pour un nouveau venu, un étranger au monde commun, d'aménager celui-ci en apportant sa propre et imprévisible contribution sans laquelle, comme le montre le phénomène du totalitarisme, la communauté humaine n'est pas très différente du troupeau animal.