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dimanche 26 janvier 1997

JUSQU'A QUEL POINT PEUT-ON OPPOSER LA RAISON A LA PASSION ?

Dans le Cid (Acte I, sc.6), Rodrigue est partagé entre son devoir filial qui le pousse à venger son père et donc à tuer la père de Chimène, et son amour pour Chimène qui le pousse au contraire à épargner le père de Chimène. La raison morale lui commande d'agir, sa passion amoureuse de s'abstenir d'agir. La raison et la passion s'opposent ici diamétralement. Pourtant on sait que ce conflit se résoudra par l'arbitrage du sentiment d'honneur qui, apparemment, dépasse le conflit raison-passion, mais qui, en réalité, privilégie la raison universelle contre la passion particulière. Le problème est donc de savoir s'il y a réellement incompatibilité entre l'agitation désordonnée de chaque sentiment passionnel particulier et le calme absolument ordonné d'une faculté universelle de raisonner. L'enjeu est anthropologique : si on admet que tout homme est, à des degrés divers, un mélange de passion et de raison, on doit en effet se demander quelles sont les contributions respectives de l'une et de l'autre dans la motivation à agir.
Nous verrons donc :
- que la passion contrarie la raison comme une maladie de l'âme contrarie la santé de l'âme
- de sorte que la raison n'est une motivation pour le désir qu'autant que la passion s'est retirée de l'âme
- car l'impression sensible causée par la passion motive toujours mieux que celle causée par la raison.


I - LA PASSION CONTRARIE LA RAISON COMME LA MALADIE CONTRARIE LA SANTE.

A - La passion est une maladie de l'âme.

Si l'on fait l'étymologie du mot "passion", on trouve dans la racine grecque le verbe paskhô, c'est-à-dire "je subis", d'où dérive le nom pathos, c'est-à-dire "affection", dans le sens d'une modification d'état normal qui n'est que subie, non volontaire. Cela suppose qu'il existe donc un état normal ou un état naturel des choses qui sert de référence pour évaluer les changements qui se produisent dans la chose soumise à modifications. Cet état de référence se définit comme état d'équilibre entre les forces
internes à la chose et les pressions externes qui s'exercent sur elle. Par exemple, l'état normal d'une goutte d'eau est défini à partir de l'équilibre physique des forces de Van der Waals qui lui donnent son aspect caractéristique de goutte d'eau. Pour autant, si l'équilibre naturel est rompu, ce sera pour un autre équilibre naturel. Le déséquilibre sera donc là une transition et non un état durable. Pour un système simplement physique, il ne peut pas exister d'état durable de déséquilibre.

Il ne peut exister de déséquilibre durable que chez les êtres vivants. Leur état naturel se confondant avec la vie, tout déséquilibre va donc en constituer une menace et cette menace peut fort bien être durable, voire définitive dans la mort. Lorsque le déséquilibre est durable, on parle alors de maladie. Tout corps vivant, végétal ou animal, est donc susceptible d'être perturbé par la maladie. Il y a donc maladie d'un organisme vivant lorsque son état d'équilibre naturel menace d'être définitivement rompu par la mort, c'est-à-dire la disparition de l'organisme. Pourtant on ne parlera de passion que chez l'homme.

C'est que l'homme est le seul être naturel disposant à la fois d'un corps et d'une âme. Dès lors, parler de la passion, c'est donc parler d'un déséquilibre durable dans l'état normal de l'âme. Parler de passion c'est donc admettre que l'âme humaine peut, tout comme son corps, être victime d'une maladie, c'est-à-dire de subir un état durable au cours duquel son existence naturelle de substance spirituelle est menacée. Mais en quoi consiste exactement cette maladie de l'âme ?

B - Cette maladie est une contrariété pour la raison.

Si l'on admet, comme les Stoïciens, que l'homme est un composé d'âme et de corps, on est contraint d'admettre aussi qu'il existe une différence substantielle entre le corps et l'âme. Si le corps est une substance matérielle et corruptible, l'âme se définira nécessairement comme une substance immatérielle et immuable. Mais si l'âme est immatérielle et immuable, alors on doit admettre aussi qu'elle ressemble à la nature. Car en effet la nature est précisément ce qui, dans une chose quelconque, n'appartient pas à la matière et n'est pas corruptible, par définition. Cela revient à dire que l'âme partage avec la nature ses qualités d'immatérialité et d'immuabilité. C'est pourquoi nous pouvons parler de la nature éternelle d'une chose. Parler de la nature d'une chose, c'est dire ni plus ni moins que l'âme humaine, par l'exercice de la parole et de la raison, peut connaître la nature des choses. Si l'âme humaine peut prétendre connaître la nature des choses, c'est précisément parce qu'elle ressemble à la nature, parce qu'elle a de l'affinité avec elle.

C'est pourquoi Sénèque, dans sa Lettre à Lucilius (LXVI) dit la chose suivante : "Qu'est-ce donc que la raison ? L'imitation de la nature. Et qu'est-ce que le souverain bien pour l'homme ? Se conformer aux volontés de la nature." Autrement dit, la santé de l'âme consiste à être en accord avec la nature, c'est-à-dire à être rationnelle. Par contraste, le fait pour l'âme d'être passionnée manifeste le refus de la nature, autrement dit la négation de la nature rationnelle de l'âme. Donc, si l'on considère la passion et la raison comme deux états antagonistes de l'âme humaine, l'un étant un état de maladie, l'autre un état de santé, on conclura nécessairement avec Zénon de Cittium (cité par Cicéron dans la IV° Tusculane) : "La passion est un ébranlement de l'âme opposé à la droite raison et contre nature." Mais cette opposition en termes médicaux reste un peu théorique. Qu'en est-il d'un point de vue pratique ? Passion et raison sont-elles ou non exclusives lorsqu'il faut agir ?


II - LA RAISON COMME MOTIVATION A AGIR DOIT ATTENDRE LE RETRAIT DE LA PASSION.

A - La passion, contrairement à la raison, motive directement le désir.

Les animaux n'agissent pas. Ils se bornent à avoir un comportement instinctif. Or l'homme, même s'il se comporte instinctivement à l'aube de sa vie, au moment où la fragilité de son corps exige que toute l'énergie vitale lui soit consacrée, est très vite capable non plus de se comporter mais d'agir, c'est-à-dire de se représenter un but à atteindre. Autrement dit, il est capable de se motiver, c'est-à-dire de se représenter quelque chose qui va être ensuite objet de désir.

Kant dit dans son Anthropologie du point de vue Pragmatique (§73) : "Le désir est l'autodétermination du pouvoir d'un sujet par la représentation d'un fait futur qui serait l'effet de ce pouvoir." Dire que A désire B revient donc à dire que A se représente B de telle manière que A va agir en fonction de B. Mais qu'est-ce qui fait que A se représente B plutôt que C, autrement dit qu'est-ce qui motive A à désirer B ? Deux types de motivations sont possibles :
- ou bien je me détermine à agir en me représentant matériellement un objet sensible, en sorte que cette représentation est suffisamment séduisante pour faire comme si ce n'était pas la représentation mentale mais l'objet lui-même qui causait un comportement instinctif
- ou bien je me détermine à agir en me représentant formellement un objet intelligible, en sorte que cette représentation est suffisamment convaincante pour me faire vouloir librement l'objet que je me représente.
On constate donc qu'il y a en l'homme deux manières antagonistes de se motiver : soit le désir est causé par une représentation sensible, soit il est librement consenti après représentation intelligible. A la première manière, Kant donne le nom de passion, à la seconde de raison. Ces deux sources de motivations coexistent nécessairement dans l'esprit de l'homme dans la mesure même où il est capable de se représenter des objets même si ceux-ci sont absents.

Mais une telle coexistence n'a rien de pacifique puisque si la passion est une motivation matérielle et la raison une motivation seulement formelle, il y a nécessairement plus dans la matière que dans la forme. Autant dire que la passion, en conflit avec la raison, est sûre de l'emporter. Kant constate donc dans le §73 : "Etre soumis aux passions /.../ est toujours une maladie de l'âme puisque /cela/ exclut la maîtrise de la raison." Mais alors, demandera-t-on, pourquoi y a-t-il un tel antagonisme netre passion et raison ?

B - La passion est une ruse de la nature sur le chemin de la raison.

Si l'on admet que l'homme est un composé d'âme et de corps, alors, nous dit Kant, on doit admettre aussi une double destination pour l'être humain : 
- une destination empirique dans la mesure où son corps est soumis à la causalité physique qui affecte ses organes, en particulier sensoriels, et qui le détermine à désirer des objets sensibles par la passion
- une destination supra-sensible dans la mesure où son âme n'est soumise à rien mais est capable d'une finalité libre, c'est-à-dire de déterminations qui ne sont pas motivées par un intérêt sensible mais par la pure loi de la raison.

Or, ajoute Kant, si la nature de l'homme est duale, si la nature a doté l'homme de cette double destination, c'est que, non seulement il n'y a pas incompatibilité entre destination empirique et destination supra-sensible, mais que, plus probablement, il y a nécessaire complémentarité entre les deux. C'est ainsi que la passion comme manifestation de l'intérêt empirique de l'homme, doit s'accorder avec la raison comme expression de son intérêt supra-sensible. Ainsi, Kant dit (au §75) : "La sagesse de la nature a enraciné en nous cette disposition qui doit tenir les rênes provisoirement en attendant que la raison soit parvenue au degré de force qui convient." Il y a donc un plan caché de la nature, une finalité absolue qui fait converger les phénomènes sans qu'on sache jamais vers quoi. On doit donc supposer un accord final de la passion et de la raison, c'est-à-dire en fait une soumission finale de la passion à la raison. En effet, l'accord final ne peut être réalisé qu'au profit de la raison et d'une destination supra-sensible de l'homme. Car s'il ne s'agissait que de privilégier sa destination sensible, son maintien en vie, le corps se suffirait largement et l'âme avec sa faculté de raisonner serait inutile. C'est pourquoi, dit Kant, "l'homme est la seule créature qui doive être éduquée" (Réflexions sur l'Education, intro.). Tout le travail de l'éducation va donc consister à désintéresser l'âme de la matière sensible de la passion afin de l'intéresser petit à petit à la forme intelligible de la raison pure. Car seule celle-ci pourra déterminer l'être humain à agir librement.

Donc si l'on considère la raison comme faculté supra-sensible de désirer, étant donné qu'aucun homme n'est raisonnable dès la naissance, la passion est l'étape sensible obligatoire dans la formation de la volonté raisonnable. Oui mais, reconnaître que le règne de la raison comme faculté d'agir librement n'est possible qu'après le retrait de la passion, n'est-ce pas reconnaître implicitement la prédominance pratique de la raison ?


III - L'IMPRESSION SENSIBLE DE LA PASSION MOTIVE MIEUX QUE CELLE DE LA RAISON.

A - La raison n'est qu'une passion affaiblie.

Les points de vue précédents présupposent tous une dualité irréductible : l'âme est posée comme une substance séparée du corps et possède à ce titre une nature particulière immatérielle et immuable. De sorte que, dans toute ontologie dualiste, la passion manifeste l'ordre corporel tandis que la raison manifeste l'ordre spirituel. Mais alors l'opposition entre passion et raison est présupposée puisque leurs natures sont différentes. Que se passerait-il si l'âme n'était qu'une émanation du corps ?

Supposons qu'il n'y ait rien dans l'esprit qui ne soit au préalable passé par les sens (nihil in intellectu quod non fuerit prius in sensu). Supposons donc que mon âme ne soit pas une substance séparée du corps mais seulement la collection de mes états mentaux, c'est-à-dire de mes impressions sensorielles
actuelles, des traces que celles-ci ont laissé dans mon esprit et des associations qui se sont faites dans mon esprit. Dans le Traité de la Nature Humaine, Hume considère que les traces laissées dans mon esprit par mes impressions passées (ce qu'il appelle "impressions de réflexion") sont de deux sortes :
- celles qui sont faibles et qu'il nomme raisons (attrait du bien, rejet du mal, approbation ou désapprobation des autres) en ce qu'elles n'ont pour effet sensible qu'une simple attirance ou répulsion intellectuelle
- celles qui sont puissantes et qu'il nomme passions en ce qu'elles sont propres à exciter un mouvement immédiat d'attirance ou de répulsion.
On constate alors deux choses :
- d'abord passions et raisons sont toutes des impressions de réflexion, autrement dit des états d'âmes causés mécaniquement par des impressions passées, comme une sorte d'écho dont la plus ou moins grande vivacité déterminerait la capacité ou l'incapacité à faire agir
- ensuite et par conséquent, on n'est plus là dans un schéma d'opposition statique entre la raison unique et immuable d'une part, les passions multiples et variables d'autre part, mais plutôt dans un schéma de variation continue depuis l'absence d'effet corporel jusqu'à la réaction violente et immédiate.

Mais alors dans quelle mesure passion et raison peuvent-elles encore se combattre ?

B - La raison ne peut faire obstacle à la passion comme motif d'action.

Dans le Traité de la Nature Humaine (L.II, part.III, sect.III), Hume montre qu'il est absurde de prétendre que la raison est capable de se soumettre la passion et ce, pour deux raisons : d'abord parce que la raison ne peut jamais être à elle seule un motif d'action, ensuite parce que la raison ne peut s'opposer à la passion pour diriger la volonté.

Ce qui nous fait agir, dit Hume, "c'est la perspective de la souffrance ou du plaisir qui éveille l'aversion ou la propension à l'égard d'un objet." En effet, c'est en tant que les objets nous affectent ou sont susceptibles de nous affecter, que nous mettons éventuellement en route un raisonnement qui va faire usage de raisons et d'associations d'idées dans le but de nous représenter l'objet en question. Il est donc clair que le but du raisonnement est de produire une impression de réflexion suffisamment forte pour nous persuader ou nous dissuader d'agir. Autrement dit, le but du raisonnement est de susciter en nous une passion. Mais si la raison ne peut pas, par elle-même nous motiver à agir, elle ne pourra pas non plus, bien entendu, faire obstacle à l'influence de la passion sur la volonté. Hume souligne que "rien ne peut s'opposer à l'impulsion d'une passion ou la retarder, si ce n'est une impulsion contraire." Autrement dit, si seules les passions constituent des motifs pour agir, alors seules des passions pourront éventuellement faire barrage à des passions, en aucun cas la raison, par hypothèse trop calme pour cela.

Le combat de la raison et de la passion est absurde précisément en ce que la puissance de la passion, et donc l'immédiateté de son effet sur le corps, provient de ce qu'elle se donne comme existence brute, c'est-à-dire comme une impression de réflexion qui ne prétend pas représenter le moindre objet extérieur à soi. Quand j'ai faim ou soif, je suis sous l'emprise de la passion parce que ni la faim, ni la soif, ne fournissent d'image mentale du moindre objet, sinon de mon propre corps affamé ou assoiffé. A l'inverse, une raison est toujours un certain rapport à quelque chose d'extérieur à soi, chose qui, étant représentée, se trouve ipso facto mise à distance de soi. Autrement dit la passion motive immédiatement l'action parce qu'elle ne met aucune distance ni d'espace, ni de temps, entre soi-même et son intention. C'est pour cela que Hume dit de la raison comme impression réflexive faible "qu'elle ne peut qu'être l'esclave des passions", c'est-à-dire au service des impressions réflexives puissantes.


CONCLUSION.

Dans la mesure où l'âme humaine est une substance distincte du corps, alors elle partage avec la nature son caractère éternel et immuable de sorte que toutes les affections qu'elle va subir seront des passions qui vont contrarier la raison, c'est-à-dire des maladies qui vont contrarier sa santé. Mais on doit remarquer que, dès qu'il faut agir, la passion qui motive matériellement le désir est plus efficace que la raison qui ne le motive que formellement, de sorte que l'âme humaine doit être éduquée pour que sa tendance naturelle à désirer par passion devienne une nécessité culturelle de désirer par raison.
Donc il faut se rendre à cette évidence que l'impression que provoque la passion sur notre esprit est nécessairement une motivation plus puissante que celle de la raison, de telle sorte que, à moins que l'éducation soit capable d'abolir les passions, la raison est condamnée à leur servir d'auxiliaires pratiques.