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dimanche 1 février 2004

UNE VIE BIEN REMPLIE EST-ELLE UNE VIE HEUREUSE ?

Une vie bien remplie est-elle une vie heureuse ? Ne considère-t-on pas qu’avoir une vie bien remplie est la condition sine qua non du bonheur ? Pourtant, une vie bien remplie n’est-elle pas une vie dominée par une opinion méprisante à l’égard du loisir ?

I – Nous vivons dans l’illusion qu’il n’y a pas de bonheur sans une vie bien remplie.

a - “on charge les hommes dès l’enfance du soin de leur bonheur, de leur bien, de leurs amis, et encore du bien et de l’honneur de leurs amis” : la nature de l’homme se considère en deux manières : l’une selon sa fin et alors il est grand et incomparable, l’autre selon la multitude (Pensées, B415). D’un côté, en effet, l’homme possède cet instinct secret qui reste de la grandeur de notre première nature et qui nous fait connaître que le bonheur n’est que dans le repos (Pensées, B139). Ce qui explique que le but principal de l’éducation est de devenir apte à mener une vie de loisir (Politique, 1337b), c’est-à-dire dont la fin est la quiétude, la sérénité, l’absence d’agitation. Le problème c’est que rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos [...] : incontinent il sortira du fond de son âme l’ennui (Pensées, B131). Car en effet, le repos entier est la mort (Pensées, B129), dans la mesure où nous sentons que il n’y a point ici de satisfaction véritable et solide, que tous nos plaisirs ne sont que vanité et que la mort, qui nous menace à chaque instant, doit infailliblement nous mettre dans l’horrible nécessité d’être éternellement anéantis ou malheureux (Pensées, B194). En fait, le problème vient de ce que l’homme considère la petite durée de sa vie absorbée dans l’éternité précédant et suivant (Pensées, B205). En conséquence de quoi, il sent alors sans néant sans le connaître (Pensées, B164). C’est-à-dire que chacun se rend bien compte instinctivement que qu’est-ce que l’homme dans la nature ? […] un milieu entre rien et tout (Pensées, B72). Aussi les hommes ont-il également un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l’occupation au dehors (Pensées, B139), c’est-à-dire loin de cette première nature. Or la vraie nature étant perdue, tout devient sa nature (Pensées, B426), sa nature est une multitude de natures possibles. Nous nous persuadons alors que notre nature est dans le mouvement (Pensées, B129), dans le changement. D’où le paradoxe : on charge les hommes dès l’enfance du soin de leur bonheur . Le bonheur est une charge dans la mesure où il se forme en eux un projet confus [...] qui les porte à tendre au repos par l’agitation (Pensées, B139). Mais comment donc l’agitation soucieuse peut-elle bien mener au bonheur ?

b - “on les accable d’affaires, de l’apprentissage des langues et d’exercices, et on leur fait entendre qu’ils ne sauraient être heureux sans que leur santé, leur honneur, leur fortune et celle de leurs amis soient en bon état, et qu’une seule chose qui manque les rendrait malheureux” : par sa première nature, l’homme est visiblement fait pour penser, c’est toute sa dignité et tout son mérite, et tout son devoir est de penser comme il faut (Pensées, B146), d’avoir une conscience lucide de sa finalité et de l’écart de sa condition par rapport à celle-ci. Au lieu de quoi, nous voulons vivre dans l’idée des autres d’une vie imaginaire et nous nous efforçons pour cela de paraître (Pensées, B147). Bref, l’homme veut vivre, moins en étant heureux, qu’ en s’imaginant qu’il serait heureux (Pensées, B139). De sorte que c’est l’imagination, cette superbe puissance [qui] a établi dans l’homme une seconde nature (Pensées, B82) : c’est l’imagination, c’est-à-dire l’opinion, qui engendre en nous cette nature illusoire. La preuve, c’est que, par exemple, on ne voyagerait pas sur la mer pour ne jamais rien en dire et pour le seul plaisir de voir sans espérance d’en jamais communiquer (Pensées, B152), et que, en général, les hommes veulent savoir non pas pour en devenir plus sages, mais seulement pour montrer qu’ils savent (Pensées, B139). L’important, dans cette deuxième nature imaginaire, c’est qu’il s’y échauffe et qu’il se pipe lui-même (Pensées, B139), bref, qu’il se passionne en se donnant l’illusion, grâce à la complicité d’autrui, son alter ego, d’être ce qu’il n’est pas et ne pas être ce qu’il est (l’Etre et le Néant, I, ii, 2). Cette deuxième nature est donc, au fond, passion de soi-même, amour-propre dont la nature est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi (Pensées, B100). C’est pourquoi, les hommes sont de mauvaise foi lorsqu’ils croient qu’ils ne sauraient être heureux sans que leur santé, leur honneur, leur fortune et celle de leurs amis soient en bon état, car ce ne sont là en réalité que sujets d’amour-propre dissimulés sous les dehors respectables d’activités désintéressées et de préoccupations politiquement correctes. Bref, comme le dit Flaubert être bête, égoïste et en bonne santé, voilà les trois conditions pour être heureux (L. à Louis Colet). Et comme une seule chose qui manque les rendrait malheureux, les réveillerait, alors ils remplissent des agenda (= ce qui doit être fait), bref, ils dressent la liste de ce qui est à faire, on les accable d’affaires. Pourtant, cet affairement n’est-il pas plutôt propre à leur procurer du tracas que du bonheur ?

c - “ainsi on leur donne des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour” : dans Fin de Partie, Hamm, aveugle et paralysé, se réveille et balbutie dans son fauteuil roulant : peut-il y avoir misère plus haute que la mienne ? Il est temps que cela finisse ! Et cependant j’hésite, j’hésite à finir. La misère, c’est la peine insupportable d’être obligé de vivre avec soi et de penser à soi (Pensées, B172). Car alors, il est conscient de soi, lucide sur sa condition, or condition de l’homme : inconstance, ennui, inquiétude (Pensées, B127), en d’autres termes, il n’a ni le courage de finir, ni la force de continuer (la Fin), sous-entendu ‘‘à vivre’’. Aussi l’homme est si malheureux qu’il s’ennuierait même sans aucune cause d’ennui, par l’état propre de sa complexion (Pensées, B139). L’ennui n’est pas un obstacle à surmonter, c’est le bruit de fond caractéristique de la condition humaine car l’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant (Pensées, B347) : il ne peut pas jamais complètement oublier son ennui. Car, même si tout son soin est de s’oublier soi-même [...] en s’occupant de choses qui l’empêchent de penser (Pensées, B172), dans la mesure où nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants (Pensées, B72), même notre agitation finit par devenir ennuyeuse. Car le paradoxe consistant à nous figurer toujours que la satisfaction que nous n’avons point nous arrivera si, en surmontant quelques difficultés […] nous pouvons nous ouvrir par là la porte du repos (Pensées, B139), alimente et renforce cette incertitude, cette tiédeur écœurante de la vie. Or, ce qu’il nous faudrait pour supporter ce paradoxe, c’est une double pensée : agir extérieurement, mais reconnaître par une pensée plus cachée mais plus véritable (trois Discours …, I) que tout ce que nous faisons n’est que vanité. Or, faute de cette lucidité sur notre condition, on cherche le repos en combattant quelques obstacles, et, si on les a surmontés, le repos devient insupportable (Pensées, B139). Bref, la contradiction est insoluble : la seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement, et cependant, c’est la plus grande de nos misères (Pensées, B171). D’où le malaise qui nous saisit face aux personnages de Beckett et qui vient de ce que, contrairement au théâtre classique, l’action elle-même est terriblement ennuyeuse : V – Et ce n’est pas fini. E - On dirait que non. V – Ca ne fait que commencer. E – C’est terrible ! (en attendant Godot). Et c’est cela le tracas : la contrainte d’agir pour oublier un ennui qui, non seulement ne s’efface pas, mais s’invite dans l’action-même. Bref, c’est le tracas qui nous détourne d’y penser et nous divertit (Pensées, B139), le tracas et non le bonheur. Etrange manière de les rendre heureux : que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ?

II - En réalité, une vie bien remplie est une vie de loisirs sans loisir.

a - “il ne faudrait que leur ôter tous ces soins ; car alors ils se verraient, ils penseraient à ce qu’ils sont, d’où ils viennent, où ils vont ; et ainsi on ne peut trop les occuper et les détourner” : ôtez leur divertissement et vous les verrez se sécher d’ennui, car ils sentent alors leur néant (Pensées, B164) : néant de la faiblesse de leur existence, néant de leur origine insignifiante, néant de leur mortalité finale. Rien d’étonnant alors à ce que cette obsession du divertissement comme oubli de l’ennui soit économiquement exploitée. On peut même admettre que le principal, pour ne pas dire le seul éperon de l’industrie et de l’activité humaine, c’est le souci (Essay ..., II, xx, 6). Les activités de négoce et les négociations bavardes dont elles s’accompagnent rappellent que l’étymologie de ces termes est nec otium, absence de loisir, agitation. De là, vient que […] les grands emplois, sont si recherchés [...] ce n’est pas cet usage mol et paisible et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition qu’on recherche (Pensées, B139). D’où la valorisation du champ sémantique de l’agitation : la fête, le rire et le bruit sont recherchés, l’homme d’affaire, et le sportif sont enviés, l’adaptabilité, la flexibilité et la mobilité sont bien vus, le changement et le progrès sont sacralisés. Car ce que l’homme recherche dans l’affairement, c’est qu’il excite sur cela son désir, sa colère, sa crainte (Pensées, B139) qui anesthésieront la conscience de sa condition. Bref, on ne peut trop les occuper et les détourner de la conscience de leur condition, on ne peut trop les passionner. Or, la passion a besoin d’un objet qui soit le résultat socialement valorisé d’une activité subjectivement valorisante pour pour l’amour-propre. Et comme il y a peu d’objets susceptibles de flatter notre amour-propre […] si nous ne les voyons pas recherchés et approuvés par les autres (Dissertation sur les Passions, II, 11), et que l’approbation est conditionnée par la nécessité que l’objet satisfasse avant tout l’amour-propre d’autrui, alors toutes les occupations des hommes sont à avoir du bien (Pensées, B436). Ce qui détermine un certain type de rapport sociaux de production où on ne fait que s’entre-tromper et s’entre-flatter (Pensées, B100), soit en produisant, soit en consommant ce que l’on sait être la condition de l’amour et de l’estime des hommes (Pensées, B100) et que l’on croit être la condition du bonheur. Ceci n’explique-t-il pas la déconsidération dont l’inaction est l’objet ?

b - “et c’est pourquoi, après leur avoir tant préparé d’affaires, s’ils ont quelque temps de relâche, on leur conseille de l’employer à se divertir, à jouer, et à s’occuper toujours tout entiers” : l’affairement fébrile marque clairement le triomphe de la deuxième nature de l’homme. Or j’ai bien peur que cette nature ne soit qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature (Pensées, B93). Mais si cette seconde nature n’est qu’une coutume, c’est qu’elle est le reflet de l’opinion majoritaire. Or pourquoi suit-on la multitude ? Est-ce par qu’ils ont plus de raison ? Non, mais plus de force (Pensées, B301). Et la force de l’opinion, c’est la force de l’habitude qui, sans violence, sans art, sans argument, nous fait croire les choses (Pensées, B252). De sorte que l’éloge de l’agitation, et corrélativement, la condamnation de l’inaction, sont le résultat d’un rapport de force coutumier sans violence et sans conscience. De sorte que, si nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir [...] ou nous rappelons le passé pour l‘arrêter comme trop prompt (Pensées, B172), c’est parce qu’il existe un rapport de domination entre, d’une part ceux qui ont un nombre de personnes qui les divertissent et le pouvoir de se maintenir dans cet état (Pensées, B139), d’autre part ceux qui ont le souci de se divertir et se procurer toutes sortes de plaisir (Pensées, B139), les premiers ayant intérêt à ce que nous ne tenions jamais au temps présent, le seul qui nous appartient (Pensées, B172) et qui nous conduirait à exiger le bonheur ici et maintenant. Donc si, contre Aristote, la finalité de l’existence humaine n’est pas la skholè, si le loisir ou le repos produisent de l’ennui, contrairement au travail, au progrès ou à l’agitation, c’est peut-être bien en raison de la dévalorisation historique dont le loisir est l’objet dans l’opinion dominante : le loisir est méprisable dans l’oisiveté, la paresse, la retraite, tandis que les loisirs sont respectables dans les vacances, les occupations, les activités, et, s’ils ont quelque temps de relâche, on leur conseille de l’employer à se divertir, à jouer, et à s’occuper tout entiers . Et il n’y a pas jusqu’à l’école qui ne soit mise en demeure de proposer des activités divertissantes, voire de préparer au monde de l’économie ! En ce sens, l’économie transforme le monde, mais le transforme seulement en monde de l’économie (la Société du Spectacle, §40), c’est-à-dire en monde dont la loi (nômos) est celle de l’apparence (eikôn), du spectacle, tel que l’homme n’est que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même, et à l’égard des autres (Pensées, B100).

Conclusion.

Il est paradoxal de concevoir le bonheur comme devant résulter d’un souci affairé du bien-être de soi-même et de ses proches, même sous prétexte que cela évite aux hommes d’avoir une conscience claire mais douloureuse de leur condition. En fait, cela s’explique si l’on admet que la recherche du bonheur repose sur un culte superstitieux de la performance économique qui nécessite une incessante activité productrice ou consommatrice et qui exclut que l’existence humaine soit tournée vers le loisir.