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mardi 14 mai 2002

EXISTE-T-IL DE JUSTES INEGALITES ?

En dépit de leur égoïsme et de leur rapacité naturelle, [les riches] partagent tout de même avec les pauvres les produits des améliorations qu’ils réalisent ”(Smith, Traité des Sentiments Moraux, IV, 2). En ce sens, ils sont conduits par une  “main invisible” qui fait que “tout en ne recherchant que son intérêt personnel, chacun travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société que s’il avait pour but d’y travailler”(Smith, la Richesse des Nations, II, iv, 2). L’inégalité permettrait donc, en ce sens, de “susciter et entretenir le mouvement perpétuel de l’industrie du genre humain”(Smith, Traité des Sentiments Moraux, IV, 2), bien que, en même temps, l'inégalité soit “la cause la plus grande et la plus universelle de la corruption de nos sentiments moraux”(Smith, Traité des Sentiments Moraux, I, iii, 3). L’efficacité économique générale compense-t-elle le ressentiment moral particulier ? Bref, existe-t-il de justes inégalités ?
 

I - Apparemment, l’expression “justes inégalités” est une contradiction.

    A - ma liberté ne consiste pas à faire ce qui me plaît.

 

    “Si l’on recherche en quoi consiste précisément le plus grand bien de tous, on trouvera qu’il se réduit à ces deux objets principaux : la liberté et l’égalité”(Rousseau, du Contrat Social, II, xi). Or la liberté que Smith réclame pour chacun de réaliser son intérêt égoïste, de maximiser son utilité individuelle est une illusion. Plus exactement, c’est la liberté pour chacun de faire ce qui lui plaît au motif qu’il en résulte une espérance de gain. Mais “quand chacun fait ce qui lui plaît, on fait souvent ce qui déplaît aux autres”(Rousseau, Lettres écrites de la Montagne, VIII) : si A est libre de maximiser ses utilités, il risque de créer immédiatement une désutilité chez B. Smith en convient puisqu’il ne voit les intérêts de A et de B converger qu’à long terme, sous l’effet miraculeux de la main invisible. Or à long terme, c’est dans un temps indéfini, peut-être après notre mort. De telle sorte que, même si B espère une récompense à long terme pour sa désutilité immédiate, en attendant, il y a antagonisme avec l’utilité de A. Et cet antagonisme va nécessairement créer un rapport de force. Et que reste-t-il alors de la liberté d’entreprendre ? Pour le plus faible, cette liberté est évidemment niée. Mais qui peut garantir que la liberté du plus fort de faire ce qui lui plaît ne sera pas elle aussi niée à long terme par la volonté d’un concurrent plus fort qui, à son tour, etc. ? Bref, si le dominé n’est évidemment pas libre, le dominant ne l’est pas non plus. Ainsi, il n’y a “de volonté vraiment libre que celle à laquelle nul n’a droit d’opposer de la résistance”(-id-), c’est-à-dire précisément une volonté dont le succès n’est pas tributaire d’une épreuve de force à l’issue toujours aléatoire. La liberté de faire ce qui plaît, à savoir maximiser ses intérêts égoïstes n’est qu’une abstraction, elle ne peut valoir qu’à long terme ou pour des êtres infinis. Au contraire, pour des êtres fins, “la liberté sans la justice est une véritable contradiction car tout gêne dans l’exécution d’une volonté désordonnée”(-id-). Est-ce à dire que la liberté suppose l’égalité devant la loi ?

    B - la liberté suppose la justice donc l’égalité devant la loi.
 

    Faire ce que l’on veut, ce qui paraît à chacun de nature à maximiser ses utilités au risque de créer un rapport de force, ce n’est pas de la liberté mais de l’indépendance. Or, “on a beau vouloir confondre l’indépendance et la liberté, ces deux choses sont si différentes que même elles s’excluent mutuellement”(-id-) : c’est-à-dire que, pour tout x, si x est indépendant, alors il n’est pas libre parce qu’il existe toujours un individu A qui risque d’être gêné par x, et un individu B qui risque de gêner x. Bref, à moins d’être seul dans l’univers, l’indépendance est incompatible avec la liberté : “il n’y a donc point de liberté sans loi, ni où quelqu’un est au-dessus des lois”(-id-), en d’autres termes, pour tout x et tout y, dire que x et y sont libres, c’est dire que x et y ne sont libres que dans la mesure où ils respectent la même règle R, donc si et seulement si x et y sont égaux devant cette règle. Bref, “la liberté ne peut subsister sans l’égalité”(Rousseau, du Contrat Social, II, xi), et comme l’égalité est l’égalité devant la loi, il n’y a pas non plus de liberté sans justice. Mais alors, “dès l’instant qu’un homme eut besoin du secours d’un autre [...] l’égalité disparut, la propriété s’introduisit, [...] et on vit bientôt l’esclavage et la misère”(Rousseau, Discours sur l'Origine de l'Inégalité, II) : la division sociale du travail entre ceux qui dirigent et ceux qui exécutent, ceux qui possèdent les moyens techniques de production et ceux qui ne possèdent que leur force physique, ceux qui s’approprient le produit du travail et ceux qui produisent est apparemment la négation à la fois de l’égalité et de la justice. Mais si la liberté suppose la justice, c’est-à-dire l’égalité devant la loi et si donc l’inégalité devant la loi est nécessairement injuste, faut-il obligatoirement supposer l’uniformité pour voir se réaliser les conditions de la justice ?


II - Pourtant, sous certaines conditions, les inégalités peuvent être justes.
   
    A - contrairement à l’uniformité, l’égalité est compatible avec les différences individuelles.

 

    Apparemment “cette égalité est une chimère de spéculation qui ne peut exister dans la pratique”(Rousseau, du Contrat Social, II, xi) puisqu’il semble exister des obstacles historiques à sa réalisation. Or, si l’idée d’égalité a toujours posé des problèmes de réalisation, c’est que celle-ci ne peut être imposée que par la force brutale sous la forme d’une uniformisation totalitaire des modes de vie et de pensée. En vertu de quoi, l’inégalité bien qu’injuste serait un moindre mal comparée à la juste égalité qui serait celle d’un commun esclavage. Or “à l’égard de l’égalité, il ne faut pas entendre par ce mot que les degrés de puissance et de richesse soient absolument les mêmes”(-id-) : l’égalité n’est ni l’uniformité des statuts politiques ou juridiques, ni celle des conditions sociales et économiques. En effet, il se peut que A ait plus de pouvoir que B sans que pour autant il y ait inégalité entre A et B, à condition que “la puissance soit au-dessus de toute violence et ne s’exerce jamais qu’en vertu du rang et des lois”(-id-), c’est-à-dire à condition que la différence de statut ne soit pas le résultat d’un rapport de force mais l’application des dispositions générales et impersonnelles de la loi qui reconnaissent le mérite de A. De même, il se peut que A ait un patrimoine ou des revenus supérieurs à B sans que pour autant soit rompue l’égalité de A et de B, à condition que “nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre”(-id-), c’est-à-dire que la loi maintienne les différences de condition dans des limites telles qu’il n’en résulte pas entre A et B un partage inégal du travail et de ses produits. Alors, les différences individuelles ne sont plus des inégalités et peuvent donc être qualifiées de justes.

    Or si seul est juste ce qui est conforme à la loi, et si certaines distinctions sont conformes à la loi, alors celles-ci sont justes, qu’on les appelle inégalités ou différences. Bref, dire qu’il existe des différences individuelles justes parce qu’autorisées et d’autres injustes parce qu’interdites par la loi, c’est une tautologie. Tout le problème est de savoir jusqu’où la loi va autoriser les différences individuelles, étant entendu qu’il risque fort d’y avoir entre individus “conflits d’intérêts puisque les hommes ne sont pas indifférents à la façon dont sont répartis les fruits de leur coopération : ils préfèrent tous une part plus grande à une part plus petite”(Rawls, a Theory of Justice, §22). Autrement dit, les obstacles à l’accord sur le contenu d’une telle loi vont surgir des circonstances impersonnelles (les ressources à partager peuvent être plus ou moins abondantes), tout autant que des circonstances personnelles (chacun a une histoire sociale qui conditionne son point de vue). Pour Rawls, le défi, sous-estimé par Rousseau, est donc de trouver des principes qui définissent jusqu’où une différence individuelle peut être qualifiée de juste, principes qui ne soient ni trop précis (uniformisation) ni trop vagues (tautologie). Un principe de justice qui n’est pas uniforme est une procédure, c’est-à-dire une disposition extrêmement générale qui, si elle n’est pas tautologique, sera équitable, c’est-à-dire telle qu’elle permettra de tirer des conclusions à valeur universelle quant à la justice ou non d’une différence individuelle. En quoi consistent donc de telles procédures équitables ?
   
    B - en vertu du principe d’équité, il existe de justes inégalités socio-économiques. 


    “Une conception du juste est un ensemble de principes généraux quant à leur forme et universels dans leur application qui doit être publiquement reconnu comme l’instance finale pour hiérarchiser les revendications conflictuelles des personnes morales”(Rawls, a Theory of Justice, §23). Les procédures équitables ne doivent dépendre ni des circonstances personnelles (généralité), ni des circonstances impersonnelles (universalité) et, pour cela, doivent pouvoir servir de référence dans le cadre d’une négociation publique (publicité) afin de pouvoir établir a priori (priorité) une hiérarchie des revendications concurrentes à la différence individuelle. Le premier principe est donc que toutes les personnes qui négocient (1) “sont situées derrière un voile d’ignorance au sujet de leur propre cas particulier, de sorte qu’elles sont obligées de juger sur la seule base de considérations générales”(Rawls, a Theory of Justice, §24). Ce qui veut dire que le préalable absolu à toute négociation équitable, c’est que tous les négociateurs partagent les mêmes informations. Il s’ensuit qu’une revendication individuelle à la différence ne peut être équitable si l’un des négociateurs (par exemple le requérant) juge sur une base de données qu’il est le seul à posséder. Dès lors, l’égalité des négociateurs serait abolie par la domination de celui qui disposerait de la base d’informations la plus étendue et qui, de la sorte, établirait un rapport de force en faveur de sa propre personne. On en déduit qu’une différence individuelle ne sera jugée sur une base équitable que si la négociation respecte le principe selon lequel (1’), “chaque personne doit avoir un droit égal au système le plus étendu des libertés de bases égales pour tous qui soit compatible avec le même système pour les autres”(Rawls, a Theory of Justice, §11). C’est-à-dire qu’il n’y a pas de négociation équitable sans que soient garantis à tous les négociateurs “le droit de vote et d’occuper un emploi public, la liberté d’expression et de réunion, la liberté de pensée et de conscience, la protection contre l’oppression psychologique et l’agression physique, le droit de propriété personnelle”(-id-). Sans de telles garanties politico-juridiques assurant une égalité des tous les négociateurs à l’égard des conditions d’exercice de leur liberté de jugement, certains négociateurs seraient en position de force par rapport à d’autres, ce qui rendrait la négociation inéquitable.

     Sur la base d’une égalité des libertés politico-juridiques (1) et (1’), il est alors possible de tolérer, lors d’une négociation, que soient revendiquées des inégalités dans le domaine des conditions socio- économiques : (2) “les inégalités sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce que l’on puisse raisonnablement s’attendre à ce qu’elles soient à l’avantage de chacun”(
Rawls, a Theory of Justice, §11). A contrario “l’injustice est alors simplement constituée par les inégalités qui ne bénéficient pas à tous”(-id-). Or, étant donné la priorité absolue des principes (1) et (1’), des inégalités qui bénéficient à chacun sont des inégalités qui d’abord ne font pas obstacle à l’exercice des libertés de base et donc qui ne rompent pas l’égalité politico-juridique. Mais alors, dans la mesure où, même garanti expressément, l’exercice de la liberté et de l’égalité risque d’être difficile pour les plus démunis, “les inégalités doivent être organisées de façon à ce qu’elles apportent aux plus désavantagés les meilleures perspectives”(Rawls, a Theory of Justice, §13), c’est-à-dire de telle sorte qu’elles contribuent globalement à réduire les inégalités entre les plus riches et les plus pauvres. Et en effet, “c’est une erreur de croire qu’une société juste et bonne devrait aller de pair avec un haut niveau de vie matériel caractérisé par l’accumulation de capital”(Rawls, a Theory of Justice, §44), car précisément, un tel système socio-économique, accroît les inégalités, ce qui amène les plus défavorisé à “éprouver du ressentiment contre une société qui permet de telles disparités”(Rawls, a Theory of Justice, §80), ce qui est globalement contre-productif. De cela il résulte en particulier que (2’) “les inégalités sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce qu’elles soient attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous”(Rawls, a Theory of Justice, §11). C’est-à-dire que les différences avantageuses de conditions socio-économique doivent pouvoir être accessibles à chacun en vertu des principes (1) et (1’) et en particulier aux plus désavantagés en vertu du principe (2). Sans garantie d’une égalité des chances d’accès aux situations valorisantes en effet, “les inégalités peuvent être si grandes qu’elles suscitent l’envie jusqu’à un niveau socialement dangereux”(Rawls, a Theory of Justice, §80). Les inégalités injustes menacent-elles donc si gravement la paix sociale ?
 

III - Une juste inégalité est une inégalité qui ne menace pas l’efficacité économique.

    A - la procédure d’arbitrage ne procède pas d’une volonté générale désintéressée.

    Contrairement aux libéraux pour lesquels il existe toujours à long terme un rééquilibrage naturel des injustices, pour Rousseau comme pour Rawls “l’ordre social ne vient point de la nature, il est donc fondé sur des conventions”(Rousseau, du Contrat Social, I, i) : en effet, à supposer que les effets pervers des injustices sociales soient compensés à long terme par l’efficacité économique, il s’agit pourtant, dans un premier temps de calmer ces effets, ne serait-ce que pour ne pas compromettre, à court terme, l’efficacité économique. On part alors du constat des libéraux, à savoir que “les personnes ont à tout moment une conception particulière du bien qu’elles essaient de réaliser”(Rawls, Justice et Démocratie, IV, iii), c’est-à-dire qu’il n’y a aucune raison pour que les individus soient d’accord sur ce qui est bien ou mal, donc pour qu’ils poursuivent des buts compatibles entre eux, de sorte que la tendance à creuser les inégalités apparaît comme inévitable. Cependant “la main invisible guide les choses dans la mauvaise direction et favorise une forme oligopolistique d’accumulation qui réussit à maintenir des inégalités injustifiées”(
Rawls, Justice et Démocratie, I, iv). En d’autres termes, c’est “précisément parce que la force des choses tend toujours à détruire l’égalité que la force de la législation doit toujours tendre à la maintenir”(Rousseau, du Contrat Social, II, xi). D’où la nécessité de procédures équitables permettant, d’aplanir les conflits d’intérêts particuliers au nom de l’intérêt général. Et c’est parce que “la loi est l’expression de la volonté générale”(D.D.H.C. 1789, art.6), la manifestation concrète de l’intérêt général, que le recours à la loi semble une procédure équitable en soi pour décider si une différence individuelle est juste ou non.

    Le problème est de savoir par quel miracle “la volonté particulière qui tend par sa nature aux préférences”(
Rousseau, du Contrat Social, II, i), qui tend à creuser les inégalités, devrait se transformer en “volonté générale qui tend vers l’égalité”(-id-). D’autant plus que la volonté générale “qui ne regarde qu’à l’intérêt commun”(Rousseau, du Contrat Social, II, iii) ne doit pas être confondue avec la volonté de tous “qui n’est qu’une somme de volontés particulières”(-id-). Ce qui n’empêche pas la volonté générale de s’exprimer par la voix d’individus particuliers. Comment dans ces conditions le principe d’égalité absolue (1), le fondement même de l’équité, pourrait-il être respecté ? Comment en d’autres termes “les idées des individus physiques pourraient-elles être séparées de ces individus au point de reconnaître la suprématie des idées”(Marx, l'Idéologie Allemande), c’est-à-dire d’un esprit désintéressé par rapport à un corps égoïste ? Car, loin d’être une simple idée au nom de laquelle on élabore des procédures d’arbitrages entre revendications concurrentes, l’intérêt général “existe en premier lieu dans la réalité, en tant que mutuelle dépendance des individus entre lesquels le travail est divisé”(-id-). Or, cette mutuelle dépendance consiste en ce que “la division du travail fait naître l’antagonisme entre l’intérêt de chaque individu et l’intérêt commun de tous les individus”(-id-) : la division du travail, Rousseau le souligne, engendre l’inégalité économique et non l’égalité politique. Comment dès lors des individus économiquement inégaux vont-ils se retrouver politiquement égaux ?

    B - une inégalité économiquement tolérable est politiquement juste.

    “A toute époque, les idées de la classe dominante sont les idées dominante ; autrement dit la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est en même temps la puissance spirituelle dominante”(-id-). En effet, “la division du travail n’acquiert son vrai caractère qu’à partir du moment où intervient la division du travail matériel et du travail intellectuel”(-id-). Or comme “le langage est la conscience réelle”(-id-), prendre conscience d’une distinction, c’est la rendre naturelle et nécessaire en application du modèle linguistique qui distingue corps et esprit après transformation du modèle analogique qui distingue mâle et femelle. Ainsi prend-on conscience des inégalités entre hommes et femmes, intellectuels et manuels, sacré et profane, ville et campagne, civilisé et barbare, etc. Et la classe valorisée par cette distinction consciente est à la fois celle  “qui dispose des moyens de la production matérielle”(-id-) et celle qui “dispose en même temps des moyens de la production intellectuelle, si bien qu’en général elle exerce son pouvoir sur les idées de ceux à qui ces moyens font défaut”(-id-). En ce sens, une inégalité injuste serait une inégalité dévalorisée par la notion d’injustice déterminée par la classe dominante. Mais si elle est dévalorisée, ou bien elle est une notion révolutionnaire qui s’oppose réellement à un certain état des relations sociales, ou bien elle est une notion idéologique qui ne s’y oppose qu’en apparence pour en réalité le perpétuer. Or “l’existence d’idées révolutionnaires à une époque suppose l’existence préalable d’une classe révolutionnaire”(-id-), par exemple la classe bourgeoise pendant la Révolution qui abolit par la force les normes d’Ancien Régime. En l’absence d’une telle classe, il n’y a pas de notion révolutionnaire et l’expression de désapprobation est une notion idéologique. Or il est essentiel pour un système socio-économique qui vise l’accumulation et qui engendre inégalités et ressentiment, de se doter d’un système d’arbitrage qui maintienne les inégalités au niveau le plus élevé possible compatible avec les intérêts de la classe dominante et avec l’existence d’une classe dominée considérant sa domination comme naturelle. En effet, “le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir”(
Rousseau, du Contrat Social, I, 3), le droit étant le système d’arbitrage qui préserve ses intérêts, l’obéissance étant le devoir moral d’accepter l’autorité de l’arbitre.

    Mais si les inégalités socio-économiques du capitalisme sont naturelles, alors le système d’arbitrage politico-juridique le sera aussi, car “l’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base réelle sur quoi s’élève une superstructure juridique et politique à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées”(Marx, Critique de l'Economie Politique). C’est à cette justification idéologique des conditions socio-économiques imposées par la classe bourgeoise que s’emploie notamment la D.D.H.C. 1789 qui considère qu’il existe des statuts politico-juridiques immuables, des “droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme”(préambule) dont “le but de toute association politique est la conservation”(art.2). Remarquons que “les droits de l’homme distingués des droits du citoyen ne sont autres que les droits du membre de la société civile, c’est-à-dire de l’homme égoïste, de l’homme séparé de l’homme et de la communauté”(Marx, la Question Juive) : on adopte le point de vue de la bourgeoisie qui divinise l’homme privé au point que c’est “l’oubli ou le mépris des droits de l’homme qui sont les seules causes des malheurs publics”(D.D.H.C. 1789, préamb.). A partir de là, on énonce le statut politico-juridique idéal de l’homme privé qui consiste à se voir garantir “l’égalité, la liberté, la sûreté, la propriété”(D.D.H.C. 1793, art.2).  Or, la garantie de la propriété, c’est “le droit de jouir de sa fortune et d’en disposer à son gré, sans se soucier d’autrui, indépendamment de la société, c’est le droit de l’intérêt personnel”(
Marx, la Question Juive). De même, la garantie de la sûreté, c’est “la notion de police d’après laquelle la société tout entière n’existe que pour garantir à chacun de ses membres la conservation de sa personne, de ses droits, de ses propriétés, c’est l’assurance de son égoïsme”(-id-). Par suite, la garantie de la liberté, c’est “le droit de faire tout ce qui ne nuit  pas à autrui, la liberté de l’homme comme monade isolée et repliée sur elle-même”(-id-). Il s’ensuit que la garantie de l’égalité, c’est “l’égalité de la liberté définie plus haut, à savoir que chaque homme est considéré au même titre comme une monade repliée sur elle-même”(-id-). Or dans un système obnubilé par la valeur d’échange, l’égalité sociale est une nécessité car “l’échange suppose l’égalité sociale au sein de l’échange”(Marx, Critique de l'Economie Politique), en particulier dans l’échange de la force de travail contre un salaire. Après quoi “la transformation de l’argent en capital exige que le capitaliste trouve sur le marché un travailleur libre”(Marx, le Capital, I). Ainsi, le système capitaliste exige que le travailleur soit à la fois un individu atomisé (libre) incapable de s’unir à d’autres pour défendre ses intérêts de classe, et un travailleur interchangeable (égal) avec d’autres travailleurs, voire avec du capital constant, et peu apte à valoriser sa force de travail. Donc il n’y a d’inégalités justes que socio-économiques et non juridico-politiques, mais il est illusoire de croire que de telles inégalités pourraient être organisées afin de profiter aux plus défavorisés sur la base d’une égalité des chances : ce serait croire à la priorité des superstructures politico-juridiques sur les infrastructures socio-économiques. Bref, une juste inégalité est une inégalité compatible avec l’efficacité économique et non une inégalité jugée telle par des principes politiques indépendants. En ce sens, “un système parfaitement juste est également efficace”(Rawls, a Theory of Justice, §13). 
 
Conclusion.
    
    A première vue, il semble contradictoire de parler de justes inégalités car la justice consiste à se référer à des normes de justice communes garantes de la liberté contre la tendance égoïste à l’indépendance. Pourtant, si l’égalité n’est pas l’uniformité des statuts et des conditions, alors il existe de justes différences individuelles à condition que celles-ci soient jugées selon des procédures équitables qui donne la priorité à l’égalité politico-juridique et limitent strictement les inégalités socio-économiques. Or, dans la mesure où ce sont les infrastructures socio-économiques qui produisent des superstructures politico-juridiques et non l’inverse, une inégalité est juridiquement juste uniquement parce qu’elle est économiquement tolérable.