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jeudi 25 décembre 2008

LES GRANDS THEMES DE L'ETHIQUE DE SPINOZA : LA VERTU ET L'ACTION.


Le bien que désire pour lui-même tout homme qui pratique la vertu, il le désirera aussi pour les autres hommes, et avec d’autant plus de force qu’il aura une plus grande connaissance de Dieu (Éthique, IV, 37).

Le bien que chaque homme désire pour lui-même, le désire-t-il nécessairement aussi pour autrui ? Non, dit Spinoza, c'est pourquoi il importe d'éduquer l'homme biologique qui n'est, originairement, motivé que par son bien particulier.

"Le bien que l’homme désire et aime pour lui, il l’aimera d’une façon plus ferme, s’il voit que les autres l’aiment aussi ; et par conséquent il fera effort pour que les autres l’aiment aussi ; et comme ce bien est commun à tous et que tous en peuvent jouir, il s’ensuit qu’il fera effort pour que tous en jouissent, et cela avec d’autant plus de force que lui-même jouira davantage de ce bien"

Le bien commun est l'objet d'un amour plus ferme et plus constant que le bien particulier.

Comme "chacun désire ou repousse nécessairement, d’après les lois de sa nature, ce qu’il juge bon ou mauvais"(Spinoza, Éthique, IV, 19-31) (note54), la nature particulière de l'un peut différer de la nature particulière de l'autre. Il s'ensuit que ce que l'un juge bon en n'étant guidé que par son imagination (note17) peut tout à fait, dans les mêmes conditions, être jugé mauvais par l'autre. Il n'y a pas à s'en étonner, encore moins à s'en scandaliser : il suffit d'admettre que "les hommes, en tant qu’ils sont livrés au conflit des affects passifs, peuvent être de nature différente et même contraire"(Spinoza, Éthique, IV, 35) (§9). Encore une fois, tout homme est naturellement, en tant qu'individu biologique, enclin aux passions, c'est-à-dire à la diminution tendancielle de sa puissance d'être mais à laquelle il importe pourtant de réagir, le plus souvent dans l'isolement et dans l'urgence, bref, en ayant recours à l'imagination de l'utile contingent. De ce point de vue, si l'imagination oppose les hommes, nous avons vu que c'est la raison qui, en tant qu'effort coordonné vers l'utile nécessaire, unit les hommes. Il importe donc que le désir de chacun soit guidé, non par l'imagination particulière mais par la raison commune (§9). Car "les hommes, en tant qu’ils vivent sous la conduite de la Raison, sont réellement utiles l’un à l’autre. [...] Or le bien que désire pour lui-même celui qui vit suivant la Raison, c’est-à-dire celui qui pratique la vertu, c’est de comprendre. Donc ce même bien qu’il désire pour lui-même, il le désirera aussi pour les autres hommes"(Spinoza, Éthique, IV, 37) (note59). En effet, dans la mesure où l'enjeu de la connaissance, pour Spinoza, est conatif (§6), comprendre veut dire tout à la fois saisir les idées (attribut pensée) et réunir les corps (attribut étendue) pour augmenter sa puissance d'être. La même dualité de sens se retrouve, d'ailleurs, dans l'équivalent latin de "comprendre", intelligere, qui veut dire tout à la fois mettre en relation des objets et saisir intellectuellement les relations entre les objets. Donc le "vrai bien capable de se communiquer aux hommes" (note59), c'est, finalement, la raison, i.e. le désir de comprendre et rien d'autre. "Vrai bien" que Spinoza qualifie aussi, dans sa perspective éthique, de "vertu", mot dont l'équivalent latin (virtus) dérive de vir, "l'homme" qui, lui-même, vient de vis "la force". Suivre la raison, pratiquer la vertu, être en accord avec la nature humaine et faire effort pour augmenter nécessairement sa puissance, c'est donc tout un. Car alors, les hommes s'accordent nécessairement par nature et, comprenant que c'est parce qu'ils s'unissent que leur puissance d'être augmente, ils aiment fermement ce bien commun inestimable que constitue, en l'occurrence, la raison ou vertu. Fermement parce qu'on se rappelle que Spinoza "entend[...] par fermeté, ce désir qui porte chacun de nous à faire effort pour conserver son être en vertu des seuls commandements de la Raison"(Spinoza, Éthique, III, 59) (note57).

Spinoza s'oppose aux libéraux pour qui la nature humaine consiste à jouir librement d'une propriété privée (F212) et non pas à faire effort collectivement pour rechercher l'utile nécessaire. Toutefois, il s'accorde avec eux pour reconnaître qu'à l'état de nature, tout individu biologique n'est préoccupé, égoïstement, que de son propre intérêt (E211), ce qui risque toujours de dégénérer en conflit ouvert. À l'inverse, Spinoza semble, sur ce point s'éloigner de Rousseau pour qui ce dangereux sentiment égoïste ressortit, non de l'amour de soi que chacun éprouve à l'état de nature, mais plutôt de l'amour propre généré par le développement de la société (D323). Toutefois, à propos de l'appropriation privée des moyens d'existence comme conséquence concrète de cet égoïsme, Spinoza partage avec Rousseau (F126) et contre les libéraux, l'idée qu'elle nous éloigne de l'état de nature (F125) et avec Marx l'idée qu'elle engendre le conflit et l'aliénation (B314). Cependant, contre Rousseau encore pour qui le seul moyen de restaurer l'état de nature idéal à partir de l'état civil effectif repose sur "la volonté générale, qui ne regarde qu’à l’intérêt commun, [et] ne doit pas être confondue avec la volonté de tous, ni avec une somme de volontés particulières"(Rousseau, du Contrat Social, I, 3) (F116), pour Spinoza, la ferme volonté de conserver le bien commun, c'est la volonté de tous (la raison) et non la volonté générale, i.e. la simple volonté particulière en tant qu'elle est en accord avec la loi.

Donc, finalement, ce bien commun n'est-il pas la cohésion sociale elle-même ?

"Tout désir, toute action dont nous sommes nous-mêmes la cause en tant que nous avons l’idée de Dieu, je les rapporte à la religion. J’appelle moralité le désir de faire du bien dans un Esprit que la Raison conduit. Le désir de s’unir aux autres par les liens de l’amitié, quand il possède un Esprit qui se gouverne par la Raison, je le nomme honnêteté, et l’honnête est pour moi ce qui est l’objet des louanges des hommes que la Raison gouverne, comme le malhonnête ce qui est contraire à la formation de l’amitié"

En effet, le bien commun n'est autre que la fidélité, i.e. l'amour rationnel et actif de la société.

Celui qui, étant guidé par la raison, désire avec fermeté le bien commun, celui-là fait en sorte d'être utile, prévisible, fiable à autrui, il ne pâtit pas mais agit. Car "quand quelque chose arrive, en nous ou hors de nous, dont nous sommes la cause adéquate, [...] j’appelle cela agir"(Spinoza, Éthique, III, déf.2) (note30). Et, en effet, le bien qu'il fait à ses semblables par honnêteté (qui est, pour Spinoza, une amitié rationnelle, ou une rationalité amicale, comme on voudra), il se le fait aussi à lui-même, d'une part en étant directement et immédiatement l'objet de louanges qui justifient sa propre estime de soi, d'autre part en bénéficiant indirectement et sur le plus long terme d'une solidarité sociale qui ne peut qu'augmenter sa propre puissance d'être. C'est en ce sens qu'il sera dit agir, i.e. qu'il sera dit être la "cause adéquate" (totale, unique) de ce qui lui arrive : il en est la cause adéquate en ce qu'il est affecté non pas de l'extérieur, mais de l'intérieur de lui-même. Car "la Raison [...] demande à chaque homme de s’aimer soi-même, c'est-à-dire de chercher ce qui lui est utile véritablement"(Spinoza, Ethique, IV, 18) (note55). Sauf que le "soi-même" dont il est question ici n'est plus l'être biologique isolé mais l'être social reflétant et exprimant la Cité dont il est membre. Dès lors, en désirant le bien commun, l'être social est en même temps un être éthique (Spinoza, suivant l'usage du XVII° siècle, dit plutôt "moral", mais il ne faut pas être dupe, cf. §8). Du coup, en étant honnête et moral, il a nécessairement l'idée de Dieu comme limite de perfection ou de réalité vers laquelle tendre. En ce sens, il est fidèle (du latin fides, "foi), il suit la vraie religion (du latin religo, "relier"). Dès lors, puisque l'amour n'est que la joie accompagnée de l'idée de la cause de cette joie (note41), on peut définir la vraie religion comme l'amour actif et rationnel de Dieu ou de la Nature, i.e. l'effort de se lier d'amitié à autrui afin de constituer une société solidaire dont la perfection ou réalité (note14) se rapproche asymptotiquement de celle de Dieu ou de la Nature.

Spinoza semble s'opposer là à la fois à Freud et à Marx qui considèrent respectivement la religion comme la "névrose obsessionnelle universelle de l'humanité" (C112) et l'"opium du peuple" (C111), bref, comme des symptômes de maladie plutôt que de bonne santé sociale. Or, d'une part Freud et Marx ne nient pas le rôle que joue l'oppression religieuse dans la cohésion sociale, d'autre part la vraie religion dont parle ici Spinoza n'est justement pas la religion superstitieuse (§2) qu'il eût sans doute qualifiée à la manière de Freud et de Marx. En tout cas, en disant que la vraie religion n'est rien d'autre qu'un amour plus ou moins actif de la société, c'est encore de Durkheim (D225) et de Bourdieu (D325) que Spinoza se rapproche le plus. Le rôle de la (vraie) religion dans la manifestation de la rationalité vertueuse rappelle la démarche des personnages cornéliens qui résolvent souvent leur dilemme, qui n'est que l'intériorisation d'un conflit social, en recourant à l'idée de Dieu. E.g. Polyeucte qui dit à Pauline : "je vous aime, bien moins que mon Dieu mais bien plus que moi-même"(Corneille, Polyeucte, IV, iii). En tout cas, qu'ils sollicitent ou non le secours explicite de la religion, les personnages cornéliens tels que Rodrigue, Horace, Polyeucte, Auguste, etc. sont, effectivement, des personnages qui agissent, au sens spinozien du terme, par opposition à la plupart des personnages raciniens (Andromaque, Phèdre, Britannicus, Iphigénie, etc.), par exemple, qui sont, de ce point de vue, typiquement ballottés par leurs passions.

Mais alors, que faire de l'homme prisonnier de ses passions qui ne désirerait pas le bien commun ?

"[Pourtant] tout homme existe par le droit suprême de la Nature, et en conséquence, tout homme accomplit par ce même droit les actions qui résultent de la nécessité de sa nature. [...] Or, comment pourra-t-il arriver que les hommes, qui sont nécessairement sujets aux passions, et par suite inconstants et variables, puissent s’inspirer une mutuelle sécurité, une confiance mutuelles ? C’est ce qu’on a clairement montré [en disant] qu’aucune passion ne peut être empêchée que par une passion contraire et plus forte, et que chacun s’abstient de faire du mal à autrui par crainte de recevoir un mal plus grand. La société pourra donc se consolider à condition qu’elle dispose du droit primitif de chacun de se venger et de juger de ce qui est bien et de ce qui est mal, et qu’elle aura aussi le pouvoir de prescrire une manière commune de vivre, et de faire des lois, en leur donnant pour sanction, non pas la Raison, qui est incapable de contenir les appétits, mais la menace d’un châtiment. Cette société, fondée sur les lois et sur le pouvoir qu’elle a de se conserver, c’est l’État ; et ceux qu’elle couvre de la protection de son droit, ce sont les Citoyens"

C'est le conatus de la société toute entière qui va éduquer les passions de chaque citoyen.

Nous avons vu (§9) qu'il convient de distinguer la nature rationnelle de l'homme social et la nature passionnelle de l'homme particulier. Or cette dernière fait partie intégrante de ce que Spinoza appelle le "droit de nature" : "par droit naturel [...] nous n’entendons pas autre chose que les lois de la Nature de chaque individu"(Spinoza, Traité Théologico-Politique, xvi) (note61). Bref, le "droit de nature" d'un individu, c'est son conatus, sa puissance. Or "la puissance qui permet aux choses singulières, et par conséquent à l’homme, de conserver leur être, est la puissance même de Dieu, c’est-à-dire de la Nature. [Donc] l’essence de l’homme est une partie de la puissance infinie de Dieu ou de la Nature"(Spinoza, Éthique, IV, iv) (D111). Dès lors, ce "droit de nature" est tout à fait nécessaire ("inaliénable et sacré" comme dit la Déclaration des Droits de l'Homme), même si la conformité du "droit de nature" particulier de chacun avec celui d'autrui est aléatoire. Et c'est ce dont le "droit de nature" de la société, elle aussi "chose singulière", partie de Dieu ou de la Nature, ne peut se satisfaire. Dès lors, il va s'agir de socialiser des particuliers qui ne sont pas, de prime abord, disposés à l'être, "non par la Raison, qui est incapable de contenir les appétits, mais par la menace d’un châtiment". En effet, "les hommes ne naissent pas propres ou impropres à la condition sociale, ils le deviennent : [...] les passions naturelles des hommes sont les mêmes partout [l'espoir et la crainte]"(Spinoza, Traité Politique, V, 2) (note63). Si les hommes naissaient "propre à la condition sociale", ils seraient, au sens de Spinoza, tous déjà rationnels. Comme ce n'est pas le cas, il va s'agir de maîtriser les passions problématiques car particulières en leur opposant des passions communes qui le sont moins (§8) : e.g., dans les Misérables de Hugo, opposer à la haine féroce de Jean Valjean pour une société qui l'a injustement condamné, à la fois une crainte de retourner au bagne, et un espoir de reconnaissance sociale. Ainsi, le conatus ou "droit de nature" de la société finit-il par "recycler" les passions problématiques (c'est-à-dire celles qui contrarient le conatus de la société) en conditionnant les particuliers qui en sont prisonniers à se comporter comme s'ils agissaient rationnellement, autrement dit, comme s'ils étaient affectés d'une action venant d'eux-mêmes, sauf que ce n'est pas le cas. Il n'est donc pas nécessaire d'être rationnel pour être citoyen. Il suffit qu'il y ait un État, i.e. un conatus ou "droit de nature" de la société à se conserver, qui impose, par la force, l'apparence de la rationalité.

Il en va de même, pour Freud : "les névroses sont des formations asociales qui réalisent par des moyens individuels ce que la société réalise avec des activités collectives"(Freud, Totem et Tabou) (DMD). C'est ainsi que l'hystérie devient oeuvre d'art, l'obsession religion et la paranoïa philosophie. Mais c'est là le versant "positif", correspondant à l'espoir chez Spinoza, que Freud considère dans le processus de sublimation des pulsions préalablement refoulées : "parmi les forces instinctives ainsi refoulées, les pulsions sexuelles et agressives jouent un rôle considérable. Celles-ci peuvent subir une sublimation, c’est-à-dire être détournées de leur but sexuel ou agressif et orientées vers des buts socialement supérieurs"(Freud, Métapsychologie) (C231). Or, il existe aussi, chez Freud, un versant purement "négatif" du même processus (correspondant à la crainte chez Spinoza) : "un sentiment de culpabilité qui a son origine, soit dans l’angoisse devant l’autorité (le père) qui punit, soit dans l’angoisse devant le surmoi (le substitut du père, l'intériorisation de tous les interdits) qui pousse le sujet à se punir"(Freud, Malaise dans la Culture, viii) (C232).

Donc, comme l'homme n'est pas nécessairement, par nature, guidé par la raison à désirer conserver le tout dont il fait partie, d'autant qu'il est nécessairement doté d'un "droit de nature" souverain à désirer conserver son seul être biologique en se réglant, à la limite, sur sa seule imagination, il doit être éduqué par l'État ou conatus de la société, à désirer le bien commun à travers l'espoir de la récompense et/ou la crainte du châtiment.



La chose du monde à laquelle un homme libre pense le moins, c’est la mort, et sa sagesse n’est point la méditation de la mort, mais de la vie (Éthique, IV, 67). L’homme qui se dirige d’après la Raison est plus libre dans l'État où il vit sous la loi commune, que dans la solitude où il n’obéit qu’à lui-même (Éthique, IV, 73).

Le courage consiste-t-il à affronter la mort dans le sacrifice de soi ? Au contraire, dit Spinoza, le courage, c'est la fermeté et la générosité de celui qui désire vivre heureux en aimant soi-même et autrui.

"L’homme libre, c’est-à-dire celui qui vit suivant les seuls conseils de la Raison, n’est point dirigé dans sa conduite par la crainte, mais il désire directement le bien, en d’autres termes, il désire agir, vivre, conserver son être d’après la règle de son intérêt véritable ; et par conséquent, il n’est rien à quoi il pense moins qu’à la mort, et sa sagesse est la méditation de la vie."

Un homme est d'autant plus libre, notamment à l'égard de la mort, qu'il est plus guidé par la raison.

Nous avons déjà dit (§1) que, pour Spinoza, être libre ne consiste pas à échapper à toute détermination mais "une chose est libre quand elle existe par la seule nécessité de sa nature et n'est déterminée à agir que par soi-même"(Spinoza, Éthique, I, déf.7) (note6). De sorte que seul Dieu (la Nature) peut être dit absolument libre en tant qu'effectivement, il n'est jamais affecté que de l'intérieur de lui-même et que, pour cette raison, il ne pâtit jamais mais agit toujours. Tandis que, comme toute partie de la Nature, l'homme est toujours plus ou moins contraint dans la mesure où il est nécessairement le jouet des affects extérieurs ou passions qui le conduisent toujours vers l'affaiblissement et, in fine, vers la mort (§6). Cependant, un homme peut toujours être conduit vers moins de contrainte ou plus de liberté, lorsque ses passions tristes sont empêchées par d'autres passions joyeuses (§8), ou bien lorsqu'il évite, sous l'effet d'autres passions tristes, une tristesse plus grande encore (§9), ou encore lorsque ce qui eût été une passion si elle eût été déterminée par l'imagination particulière, devient, sous l'effet de la raison commune, une action (§10). Dans les deux premiers cas, de loin les plus fréquents, "chacun s’abstiendra de faire un mal par crainte d’un mal plus grand et accomplira un bien par espoir d’un bien plus grand"(Spinoza, Éthique, IV, 37) (note49). Or l'espoir et la crainte restent des passions, donc des affects contingents : "l’espoir [la crainte] est une joie [une tristesse] inconstante qui provient de l’idée d’une chose future ou passée dont l’événement nous laisse quelque doute"(Spinoza, Éthique, III, 59, déf.12-13) (note65). Si nous appelons, comme Spinoza, "bien" un simple sentiment de joie en tant que nous en sommes conscients (note54), alors nous devons admettre que, par l'espoir ou la crainte, nous désirons, certes, faire le bien, i.e. nous procurer ce qui augmente notre puissance d'être, mais de manière contingente et non nécessaire (§9). Tandis que "plus nous faisons effort pour vivre sous la conduite de la Raison, plus nous diminuons notre dépendance à l’égard de l’espoir et de la crainte"(Spinoza, Éthique, IV, 47) (note65). La raison guide notre désir vers ce qui nous est utile de manière nécessaire (§10). D'une part, elle nous fait désirer le bien "directement" et non pas via l'espoir et la crainte. À ce titre, la raison nous libère d'abord de l'alternance crainte/espoir, notamment crainte d'une mort violente et pénible/espoir superstitieux d'une vie future (§2). Et, d'autre part, en faisant adhérer chaque être biologique à un être social commun plus puissant que chacun d'entre eux en particulier, la raison nous procure un bien beaucoup plus durable (la raison ou vertu) que celui auquel nous eussions pu prétendre par imagination. Ce qui, derechef, nous éloigne de la mort, à la fois en augmentant notre espérance statistique de vie biologique, et à la fois en ce que l'être commun auquel nous participons demeure lors même que ses parties disparaissent et se renouvellent progressivement (§3). C'est en ce sens que Spinoza n'a de cesse de répéter que la raison ou vertu est le mode de vie par lequel nous désirons ce qui nous est réellement utile.

Inutile de dire que tous les philosophes sont loin de partager la conception conative et éthique que Spinoza se fait de la raison. Pour Platon, contrairement à Spinoza, dans la mesure où le Bien est l'objet métaphysique suprême, la finalité de la rationalité est directement cognitive : "l’Idée du Bien est l’objet de connaissance le plus sublime, au point que la justice et les autres vertus qui réalisent cette Idée, empruntent d’elle leur utilité et tous leurs avantages"(Platon, République, VI, 474a-511b) (A112). Avec, toutefois, un enjeu éthique puisqu'elle commence, comme chez Spinoza, par une libération de la crainte de la mort corporelle considérée comme la fin d'un emprisonnement pour l'âme, "[car] l’âme est véritablement enchaînée et soudée au corps et forcée de considérer les réalités à travers le corps comme à travers les barreaux d’un cachot"(Platon, Phédon 66b-82e) (D216). Tandis que, pour Kant, à l'inverse, la rationalité nous est dévolue comme faculté directement pratique et, indirectement, théorique. Aussi consiste-t-elle à nous guider dans la recherche du souverain bien (E312), sauf que, contrairement à Spinoza, il ne s'agit pas pour Kant de chercher à être heureux mais plutôt à être digne du bonheur (E311). Toutefois, ce qui est commun à Platon et à Kant, c'est, pour reprendre la formule de Montaigne, "que philosopher, c'est apprendre à mourir"(Montaigne, Essais, I, 20), autrement dit que la plus haute expression de la rationalité est, in fine, une méditation sur la meilleure manière de combattre la crainte de la mort, tandis que, pour Spinoza, "[l]a sagesse est la méditation de la vie".

Est-ce à dire que, pour Spinoza, le courage consiste à affronter la vie plutôt que la mort ?

"Toutes ces qualités de l’homme libre que nous venons d’exposer se rapportent au courage, c’est-à-dire à la fermeté et à la générosité. Et je ne crois pas nécessaire d’expliquer l’une après l’autre toutes les propriétés du courage, bien moins encore de faire voir que l’homme courageux n’a pour personne ni haine, ni colère, ni envie, ni indignation, ni mépris, et qu’il ne se laisse point exalter par l’orgueil. [...] Je veux dire que la haine doit être vaincue par l’amour, et que tout homme que la Raison conduit désire pour les autres ce qu’il désire pour soi-même."

Le courage, c'est la fermeté eu égard à sa propre vie, et la générosité eu égard à la vie d'autrui.

Celui qui désire directement le bien, et non pas via l'espoir et la crainte, fait preuve de "vertu", que Spinoza nomme aussi "force d'âme" ou "courage" (fortitudo), "c’est-à-dire à la fermeté (animositas) et à la générosité (generositas)". Car "j’entends par fermeté, ce désir qui porte chacun de nous à faire effort pour conserver son être en vertu des seuls commandements de la Raison. J’entends par générosité, ce désir qui porte chacun de nous, en vertu des seuls commandements de la Raison, à faire effort pour aider les autres hommes et se les attacher par les liens de l’amitié"(Spinoza, Éthique, III, 59) (note57). Pour Spinoza, donc, la "force d'âme" ou "courage", c'est la vertu qui consiste, non pas à se montrer surhumain, au mépris de sa propre vie. Un tel comportement est celui de l'homme biologique, isolé, passif et victime de son imagination, celui qui éprouve pour soi-même, soit de l'orgueil, i.e. un amour excessif (orgueil), soit de la honte, i.e. une haine impossible (§7). En conséquence, Spinoza ne reconnaîtrait comme courageuse aucune de ces deux attitudes mythiques que sont, d'une part, l'agonie impassible de Socrate, d'autre part, l'agonie sacrificielle du Christ. Pour Spinoza, quelqu'un qui meurt, quelles que puissent être ses qualités par ailleurs, ne peut être dit courageux puisque, dans le délitement terminal que constitue son agonie et, a fortiori, sa mort, il ne peut plus être utile ni à lui-même, ni à autrui. Tandis que le véritable "courage", la véritable vertu appartient au contraire à l'homme social plein de vie et d'énergie qui est conduit par la raison, car "le bien que désire pour lui-même tout homme qui pratique la vertu, il le désirera aussi pour les autres hommes"(Éthique, IV, 37) (§10). L'homme courageux, c'est l'homme ferme avec lui-même, généreux avec autrui, i.e. qui s'aime lui-même et qui aime autrui, mais d'un amour nécessaire et non pas contingent, d'un amour qui est une action et non pas une passion (§9). Bref, l'homme courageux ou vertueux n'est pas celui qui risque sa vie, mais celui qui aime vivre intensément et qui, pour cela, voit sa haine (désir de détruire) surpassée par son amour (désir de conserver et de construire) (note41).

Descartes a, au même titre que Spinoza, érigé les qualités de fermeté et de générosité au rang de vertus rationnelles suprêmes : "la seconde [règle de la morale par provision] est d’avoir une ferme et constante résolution d’exécuter tout ce que la raison conseille"(Descartes, Discours de la Méthode, iii) ; "la vraie générosité qui fait qu’un homme s’estime au plus haut point qu’il se peut légitimement estimer, consiste seulement partie en ce qu’il connaît qu’il n’y a rien qui véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés"(Descartes, Traité des Passions, art.153). Mais on voit bien que l'enjeu de sa rationalité est clairement cognitif en ce qu'elle elle réside, métaphoriquement, dans les racines métaphysique et le tronc scientifique de l'arbre philosophique, tandis que, seules, les branches (mécanique, médecine et morale) s'intéressent à la vie bonne (E121), et encore, indirectement (E123). Tandis que, chez Aristote aussi, "le trait distinctif de l’homme prudent [phronimos] : être capable de juger et de vouloir comme il convient les choses qui peuvent être bonnes et utiles"(Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140a-b) (E111). La prudence (phronèsis) aristotélicienne est donc clairement une rationalité éthique au sens de Spinoza. Ce qui explique que le courage que les héros tragiques ou épiques affichent face à la mort au moment du dénouement, ne consiste ni en une impassibilité socratique, ni en un sacrifice christique, mais, d'une part en une récapitulation de sa vie (le héros se souvient, regrette, pleure, enrage, etc.) et surtout, d'autre part, en un modèle de vie que le spectateur est invité à imiter (mimestaï). Aussi, "la tragédie est l'imitation d'une action de caractère noble et complète [...] qui est faite par des personnages en action [...] et qui, suscitant pitié et crainte, [il] opère la purification [katharsis] propre à pareilles émotions"(Aristote, Poétique, 1448b-1450a) (C321). Toutefois, chez Aristote, l'éthique reste au service de la connaissance puisque "l’autarcie [autarkheïa] se trouve dans l'activité intellectuelle du sage [qui] est la seule qui soit aimée pour elle-même, car il ne résulte rien de cette vie que la science et la contemplation"(Aristote, Éthique à Nicomaque, 1100-1337b) et non l'inverse comme c'est le cas chez Spinoza.

Est-ce à dire alors que le courage peut se passer de connaissance ?

"Ajoutez que l’homme courageux, ainsi que nous l’avons remarqué, [...] médite sans cesse ce principe, que toutes choses résultent de la nécessité de la nature divine, et en conséquence, que tout ce qu’il juge mauvais et désagréable [...] vient de ce qu’il conçoit les choses avec trouble et confusion, et par des idées mutilées ; et dans cette conviction, il s’efforce par-dessus tout de comprendre les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, et d’écarter les obstacles qui nuisent à la vraie connaissance, comme la haine, la colère, l’envie, la moquerie, l’orgueil, et autres mauvaises passions que nous avons expliquées. L’homme courageux s’efforce donc, par cela même, autant qu'il est possible, de bien agir et de vivre heureux."

Non, car le mode de connaissance de l'homme vertueux (la raison) est supérieur à celui de l'homme faible (l'imagination).

L'enjeu conatif de la connaissance chez Spinoza (§6) consiste en ce qu'elle "affirme l’existence actuelle de son Corps, [...] il s’ensuit que l’Esprit passe a une perfection plus grande ou plus petite quand il lui arrive d’affirmer de son Corps quelque chose qui implique une réalité plus grande ou plus petite que celle qu’il avait auparavant [...] car la supériorité des idées et la puissance actuelle de penser se mesurent à la supériorité des objets pensés."(Spinoza, Éthique, III, 59, déf. grale) (note35). Ce qui fait la supériorité de la vertu sur le vice, c'est la supériorité du corps courageux, ferme et généreux, i.e. puissant en ce qu'il s'est attaché un objet solide, sur le corps lâche, mou et avare, i.e. faible car lié à un objet insignifiant ou périlleux. Ce n'est pas un hasard si Molière donne toujours aux êtres vicieux (Harpagon, Tartuffe, etc.) les traits d'un vieillard fatigué, tandis que les héros stendhaliens sont, à l'inverse, des jeunes gens pleins de vie. Celui qui affirme sa puissance dans l'attribut de l'étendue, est en même temps celui qui, dans l'attribut de la pensée, a l'idée de Dieu comme limite infinie de perfection ou de réalité vers laquelle tendre (§10). Si celui-ci "fait un effort pour comprendre les choses telles qu'elles sont en elles-mêmes", et non telles qu'elles sont pour lui seul lorsqu'il ne connaît que les effets derniers des causes extérieures sur son propre corps, c'est qu'il est guidé par la raison et non par l'imagination (§6). C'est en ce sens que "celui qui a bien compris que toutes choses résultent de la nécessité de la nature divine, [...] s’efforcera toujours [...] de bien agir et, comme on dit, de se tenir en joie"(Spinoza, Éthique, IV, 50) (note72). Car le deuxième mode de connaissance (la raison) n'est autre qu'un désir de comprendre (intelligere), à la fois du point de vue du corps (le corps qui s'unit à d'autres corps), et à la fois du point de vue de l'esprit (l'esprit qui saisit d'autres idées), bref un désir de joie (§10). Une vie heureuse est une vie qui désire tout à la fois augmenter la puissance d'exister du corps et la puissance de penser de l'esprit. Une vie heureuse ne peut donc pas être une vie d'ignorant. Il n'y a pas d'imbécile heureux, pour Spinoza qui ne peut, évidemment pas adhérer au principe chrétien selon lequel seraient "heureux les pauvres en esprit, car le royaume des cieux est à eux [beati pauperes spiritu quoniam ipsorum est regnum caelorum]"(Évangile selon Saint Matthieu, v, 3).

Si, chez Spinoza, vertu, connaissance et bonheur sont indissociables, pour Pascal, en revanche, "les grandes âmes, ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir, trouvent qu'ils ne savent rien [...] ; mais c'est une ignorance savante"(Pascal, Pensées, B327) (B222) : l'homme vertueux est savant, mais il n'est pas heureux, il reste obsédé par sa mort, bref, il s'ennuie. De même, pour Rousseau, l'homme, à l'état de nature, est vertueux et heureux, mais il reste ignorant, car sa conscience est alors le "guide assuré d'un être ignorant et borné, mais intelligent et libre"(Rousseau, Profession de Foi du Vicaire Savoyard) (DMC). Pour Wittgenstein, vertu et bonheur sont liés, mais cette liaison est tautologique et ne peut donc, en aucun cas, faire l'objet d'une connaissance : "si, maintenant, je me demande pourquoi je devrais vouloir être heureux, la question apparaît de soi-même être tautologique : il semble que la vie heureuse se justifie par elle-même, qu'elle est l'unique vie correcte"(Wittgenstein, Carnets 1914-1916, 147-148) (A232). On retrouve peut-être, en revanche, la trilogie spinozienne de la vertu de la connaissance et du bonheur dans les propos du Narrateur de la Recherche du Temps Perdu lorsqu'il dit que "seule l'impression, si chétive qu'en semble la matière, si invraisemblable la trace, est un critérium de vérité et à cause de cela mérite seule d'être appréhendée par l'esprit, car elle est seule capable, s'il sait en dégager cette vérité, de l'amener à une plus grande perfection et de lui donner une pure joie"(Proust, le Temps Retrouvé, 2272). Sauf que, d'une part, il ne s'agit que de la connaissance de soi, et, d'autre part (§6), d'une connaissance partielle et aléatoire, fruit de l'imagination (la connaissance du 1° genre pour Spinoza, cf. note17). L'éthique de Proust est donc une éthique de la sérendipité et non de la rationalité comme chez Spinoza.

Nous avons remarqué que la vertu ou courage ne peut consister à faire effort pour oublier tout ou partie de soi-même, mais au contraire pour désirer ce qui augmente notre puissance d'être, tout à la fois sous l'attribut de la pensée (raisonner) et sous l'attribut de l'étendue (aimer soi-même et autrui).



Plus une chose a de perfection, plus elle agit et moins elle pâtit, et réciproquement, plus elle agit, plus elle est parfaite (Éthique, V, 40). La béatitude [beatitudo] n’est pas le prix de la vertu, c’est la vertu elle-même, et ce n’est point parce que nous contenons nos passions excessives [libidines] que nous la possédons, c’est parce que nous la possédons que nous sommes capables de contenir nos passions excessives (Éthique, V, 42).

Le bonheur est-il la récompense d'un effort ? Non : ce n'est pas parce que nous faisons un effort que nous méritons d'être heureux, plutôt, la puissance de notre effort exprime la pureté de notre bonheur.

"Plus une chose a de perfection, plus elle a de réalité, et en conséquence, plus elle agit et moins elle pâtit ; [...] il en résulte qu’une chose est d’autant plus parfaite qu’elle agit davantage. Il suit de cette Proposition que la partie de notre Esprit qui survit au Corps, si grande ou si petite qu’elle soit, est toujours plus parfaite que l’autre partie. Car la partie éternelle de l’Esprit, c’est l'Intellect, par quoi seul nous agissons, et celle qui périt, c’est l’imagination, principe de toutes nos facultés passives ; d’où il suit que cette première partie de notre Esprit, si modeste qu’elle soit, est toujours plus parfaite que l'autre."

La partie de notre être par quoi nous agissons, si peu que ce soit, est nécessairement éternelle.

Dire qu'"une chose est d'autant plus parfaite qu'elle agit davantage" ou, ce qui revient au même, qu'elle est moins sujette à pâtir, c'est dire, ainsi que nous l'avons vu dans le §9, qu'elle est d'autant plus parfaite qu'elle est moins contrainte par les causes extérieures qui tendent à la détruire. En particulier, "nous dirons que les hommes sont plus ou moins parfaits [...] suivant qu’ils se rapprochent ou s’éloignent plus ou moins [du] modèle de la nature humaine que nous nous proposons"(Spinoza, Éthique, IV, préface) (note58). Or, ce "modèle" (en latin exemplar, qui suggère l'idée d'une esquisse, d'une hypothèse, plutôt que d'un absolu) qui a vocation à être éduqué et donc perfectionné (§10), peut et doit se rapprocher graduellement de la limite, évidemment inatteignable car infinie, de la réalité ou perfection absolue, car aucune chose n'est absolument réelle ou parfaite, si ce n'est Dieu ou la Nature (§1). C'est en ce sens que, pour Spinoza, "perfection" est synonyme de "réalité" (note14). Or, nous avons vu (§9) que ce "modèle de nature humaine" est celui d'une communauté humaine au sein de laquelle chacun s'efforce, fût-ce sous l'aiguillon de l'espoir et/ou de la crainte, de désirer et aimer pour autrui ce qu'il désire et aime pour lui-même. De là, un surcroît de perfection avec, d'une part, le moi qui ne se réduit plus à la seule enveloppe biologique mais comprend la société dont on fait partie, d'autre part des affects sociaux qui ne sont plus externes (passions guidées par l'imagination) mais internes (actions guidées par la raison) (§10). Or, dans l'attribut pensée, la perfection qualifie le second genre de connaissance (la raison), a fortiori le troisième (l'intellection), par quoi nous ne nous limitons pas à l'idée de l'effet perceptibles des causes extérieures sur notre corps biologique, mais nous comprenons, avec plus ou moins de profondeur, ces causes elles-mêmes. C'est en ce sens, tandis que "la connaissance du premier genre est l’unique cause de la fausseté des idées"(Spinoza, Éthique, II, 41) (note20), que "la connaissance [...] du second et du troisième genre est nécessairement vraie"(Spinoza, Éthique, II, 18) (note17). Nécessairement vraie, i.e. intemporellement vraie. Bref, par la raison et, a fortiori, par l'intellection, "nous sentons, nous éprouvons que nous sommes éternels."(Spinoza, Éthique, V, 21-23) (note74). Finalement, chacun a une part de son être qui reste éternelle, à proportion de sa capacité à agir.

Chez Platon, "il existe une sorte d’œil de l’esprit par lequel l’âme peut fixer son regard sur la vérité"(Platon, République, VI, 474a-511b) (A112), i.e. une fonction intellectuelle dont l'objet est éternel et immuable. De même, chez Spinoza, "les yeux de l’Esprit, ces yeux qui lui font voir et observer les choses, ce sont les démonstrations"(Spinoza, Éthique, V, 21-23) (note74), "les démonstrations" de la raison par opposition aux perceptions de l'imagination. De sorte que, pour Platon, à l'instar de Spinoza, "lorsqu’elle examine quelque chose seule et par elle-même, [l'âme] se porte là-bas vers les choses pures, éternelles, immuables"(Platon, Phédon 82e), même si c'est au prix d'un dualisme que Spinoza réprouve complètement (§1) : "le corps nous cause mille soucis par la nécessité où nous sommes de le nourrir, à cause des maladies qui surviennent, des innombrables sottises [qui] nous ôtent la possibilité de penser"(Platon, Phédon 66b-82e) (D216). Quant à Wittgenstein, il s'accorde avec Spinoza pour considérer que la méditation de la mort est l'indice irréfragable d'une vie mauvaise (§11) : "la mort n'est pas un événement de la vie, on ne vit pas la mort. [...] Notre vie n’a pas de fin comme notre champ de vision n’a pas de frontière" (Wittgenstein, Tractatus, 6.4311). La vie ne peut être bonne (ou mauvaise) qu'ici et maintenant, non dans une temporalité toujours plus ou moins propice à la superstition. Superstition dont fait toutefois partie, pour Wittgenstein, l'idée mentaliste, commune à Spinoza et à Platon, d'un "oeil de l'esprit" qui participerait de l'éternité et de l'immuabilité par opposition à la futilité et à la corruptibilité prétendument attachée à la matérialité du langage (A331).

Pour tous, néanmoins, le bonheur ne réside-t-il pas dans cette participation à l'éternité ?

"La béatitude consiste dans l’amour de Dieu, et cet amour naît de la connaissance du troisième genre, et en conséquence, doit être rapportée à l’Esprit, en tant qu’il agit. Cet amour est donc la vertu même."

Le bonheur suprême (béatitude) consiste dans "l'amour intellectuel de Dieu".

Nous avons dit que "l’Esprit s’efforce, autant que possible, d’imaginer ces sortes de choses [par lesquelles] la puissance de penser de l’Esprit est augmentée ou favorisée"(Spinoza, Éthique, III, 12) (§7). Mais, en tant que nous sommes nécessairement toujours soumis aux passions (note31), notre joie se réduit souvent à un plaisir plus ou moins éphémère et notre bonheur reste aléatoire. Pourtant, lorsque, guidés parfois par la raison, nous désirons ce qui nous est utile nécessairement et non de manière contingente (§9), nous éprouvons une joie nécessaire et atteignons donc une forme de bonheur plus élevé, car plus constant, plus durable. On peut donc dire que le fait d'être vertueux nous donne déjà un avant-goût de l'éternité à travers la solidité des structures communes desquelles nous participons et qui garantissent la conservation de notre être (§11). Car, "agir par vertu, ce n’est autre chose que suivre la Raison dans nos actions, dans notre vie, dans la conservation de notre être"(Spinoza, Éthique, IV, 24) (note77). Mais il y a un degré de perfection encore plus élevé que la vertu : ce que Spinoza appelle la "béatitude" et qui correspond, du point de vue de l'attribut de la pensée, à la connaissance du troisième genre (note17). Par là, nous communions avec le Tout et notre puissance d'être est maximale : c'est celle de Dieu même, de la Nature tout entière. Nous jouissons alors d'une joie infinie, donc du bonheur le plus élevé qui se puisse concevoir. Car "tout ce que nous connaissons d’une connaissance du troisième genre nous fait éprouver un sentiment de joie accompagné de l’idée de Dieu comme cause de notre joie"(Spinoza, Éthique, V, 32) (note76). Et comme la connaissance de la cause d'une joie engendre nécessairement l'amour de cette cause (note41), la béatitude consiste à aimer Dieu, i.e. la Nature, i.e. soi-même en tant qu'il comprend le Tout. "Or cet amour est justement ce que j’appelle l’amour intellectuel de Dieu"(Spinoza, Éthique, V, 32) (note76).

Spinoza critique ici les hédonistes (du grec hèdonè, "plaisir") qui "pensent qu’ils ne sont libres qu’autant qu’il leur est permis d’obéir à leurs passions"(Spinoza, Éthique, V, 41) (note75), Freud e.g., qui considère que le bonheur se réduit au plaisir, i.e. la satisfaction des ses passions (pulsions) (C231). Par là, il se rapproche des moralistes, (Kant, par exemple, cf. E311) pour qui la vie terrestre du corps doit être une vie de restriction morale du plaisir récompensée par le vrai bonheur éternel. Sauf que ce bonheur suppose la croyance au Dieu "d'Abraham, d'Isaac et de Jacob", comme dirait Pascal, autrement dit l'adhésion au préjugé anthropo-finaliste propre à engendrer la superstition (§2). Bref, pour les moralistes en général, "la moralité, la religion et toutes les vertus qui se rapportent à la force d’Esprit sont donc à leurs yeux des fardeaux dont ils espèrent se débarrasser à la mort, en recevant le prix de leur esclavage"(Spinoza, Éthique, V, 41) (note75). Or, pour Spinoza, en tant qu'il est indissociable de la crainte de la mort (§11), l'espoir d'une vie post-mortem signe l'hégémonie de notre imagination et manifeste donc notre faiblesse. Ce n'est donc pas cela "l'amour intellectuel de Dieu", lequel peut être beaucoup mieux exemplifié par le désir romantique de communion totale avec la nature en tant que celle-ci ne se reflète que dans le moi intime de quelques êtres d'exceptions, e.g., "ne faire qu'un avec toutes les choses vivantes, retourner, par un radieux oubli de soi, dans le Tout de la Nature"(Hölderlin, Hyperion, I, 2), même si Spinoza n'eût certes pas cautionné la notion d'"oubli de soi" qu'exalte Hölderlin et qui manifeste un souverain mépris pour la vie ordinaire. Finalement, Spinoza serait sans doute assez d'accord avec Wittgenstein lorsqu'il dit que "si quelque chose est bon, alors c'est également divin"(Remarques Mêlées, 3) c'est-à-dire qu'à défaut de cette béatitude totale, absolue et permanente réservée aux happy few, chacun peut toujours connaître, hic et nunc, des instants de bonheur par lesquels, comme le dit le poète, "le temps suspend son vol", tant il est vrai qu'"il a la vie éternelle celui qui vit dans le présent"(Wittgenstein, Tractatus, 6.4311).

Est-ce à dire alors que le vrai bonheur n'est pas une récompense ?

"Dès lors, à mesure que l’Esprit jouit davantage de cet amour divin ou de la véritable béatitude, il exerce davantage son Intellect, c’est-à-dire, il a plus de puissance sur ses passions, et il a moins à pâtir des affects mauvais ; d’où il suit que l’Esprit, dès qu’il jouit de cet amour divin ou de la vraie béatitude, a le pouvoir de contenir ses mauvaises passions ; et comme la puissance dont l’homme dispose pour cela est tout entière dans l’Intellect, il faut conclure que personne ne jouit de la béatitude parce qu’il a contenu ses passions, mais que le pouvoir de contenir ses passions tire son origine de la béatitude elle-même."

En effet, car le vrai bonheur, c'est l'effort (conatus) lui-même en tant qu'il est irrésistible.

"Plus nous comprenons les choses particulières, et plus nous comprenons Dieu"(Spinoza, Éthique, V, 24) (note19) : plus nous comprenons (intelligimus), sous l'attribut étendue ou sous l'attribut pensée (note74), plus nous nous perfectionnons en ce que, par cet effort, nous tendons à reconstituer, sous un attribut ou sous un autre, l'unité de la substance, l'unité de la Nature (§1). Si donc nous parvenons, si peu que ce soit, à comprendre par le troisième genre de connaissance (intellection), nous communions, ne fût-ce qu'un bref instant, avec "cet être éternel et infini que l'on appelle Dieu ou bien la Nature"(Spinoza, Éthique, IV, préface) (note7). Auquel cas, notre puissance d'être est maximale, puisqu'elle est infinie. Nous éprouvons alors, comme nous l'avons vu supra, le bonheur absolu, la béatitude. On voit par là que le véritable bonheur n'est pas la récompense d'un effort, quel qu'il soit, mais l'effort (conatus) lui-même, le désir de vivre en tant que ce désir est irrésistible, puisqu'il est infini (§6). C'est pourquoi "à mesure que l’Esprit connaît un plus grand nombre de choses d’une connaissance du second et du troisième genre, il est moins sujet à pâtir sous l’influence des affects mauvais, et il a moins de crainte de la mort"(Spinoza, Éthique, V, 38) (note78). Que ce soit à travers un avant-goût de l'éternité (la vertu et le 2° genre de connaissance) ou par l'expérience même de l'éternité (la béatitude et le 3° genre), le bonheur est toujours ce qui nous permet de résister activement aux passions. Être heureux, c'est vivre dans l'absolu présent, c'est n'avoir besoin de rien, c'est ne rien attendre, et certainement pas "Godot" (de l'anglais God, "Dieu") comme les personnages de Beckett ! Comme le dit Pascal : "je n'espère rien et ne crains rien"(Pascal, Pensées, B943).

Pour Rousseau (D314) et Aristote (D315) aussi, le bonheur réside dans l'auto-suffisance, l'autarcie, mais c'est pour eux un état définitif à atteindre, une situation d'équilibre, et non un processus dynamique toujours précaire comme chez Spinoza. Pascal est, sur ce point, plus proche de Spinoza en ce que seul l'amour de Dieu peut rendre l'homme infiniment actif et heureux en suspendant le temps, i.e. la mort qui approche : "le membre séparé, ne voyant plus le corps auquel il appartient, n'a plus qu'un être périssant et mourant. Cependant il croit être un tout, il croit ne dépendre que de soi [...]. Mais, comme nous ne pouvons aimer ce qui est hors de nous, il faut aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous [...]. Or, le royaume de Dieu est en nous, est nous-mêmes et n’est pas nous"(Pascal, Pensées, B455-483-485) (D324). Cependant, les différences avec Spinoza sont manifeste en ce que 1°) il s'agit chez Pascal du Dieu transcendant des religions superstitieuses, 2°) aimer Dieu, pour Pascal, c'est se haïr soi-même, 3°) le corps et l'esprit sont, pour lui, deux substances distinctes, 4°) l'union avec Dieu reste l'apanage d'une élite (e.g. Moïse, Jésus, Mahomet, etc.). Tandis que, pour Spinoza, "notre principal effort dans cette vie, c’est de transformer le Corps de l’enfant [...] en un autre Corps qui soit propre à un grand nombre de fonctions et corresponde à un Esprit doué à un haut degré de la conscience de soi et de Dieu et des choses"(Spinoza, Éthique, V, 39) (note79). Éducation de tout homme à l'amour de soi, de Dieu et des choses, bref, éducation à la béatitude ou à l'amour intellectuel de Dieu, telle est l'ambition éthique de Spinoza qui rejoint Platon pour qui "l’éducation est donc l’art qui se propose [...] la conversion de l’âme, et qui cherche les moyens les plus aisées et les plus efficaces de l’opérer"(Platon, République, VII, 518d) (DME). Or, pour l'un comme pour l'autre, et comme pour Iris Murdoch, "cette capacité à diriger son attention n'est pas autre chose que l'amour"(la Souveraineté du Bien, ii), cet amour de Dieu, certes, mais aussi, plus modestement, "de soi-même et aussi des choses" les plus banales que, loin de ne le réserver qu'aux seuls philosophes comme Platon, Spinoza met à la portée de chacun.

Contrairement à ce que nous imaginons, ce n'est pas parce que nous sommes capables de lutter contre nos passions que nous méritons d'être heureux : c'est au contraire parce que nous avons été éduqués à la capacité d'agir que nous faisons, si peu et si rarement que ce soit, l'expérience de l'éternité et que nous sommes alors moins sujets aux passions.