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vendredi 18 février 2005

QU'EST-CE QUE COMPRENDRE UNE OEUVRE D'ART ?

Qu'est-ce que comprendre une oeuvre d'art ? N'est-ce pas à travers l'émotion socialement attachée à la valeur d'une oeuvre donnée que l'on manifeste la compréhension de cette oeuvre ? Mais alors, manifester une telle compréhension n'est-ce pas arborer un signe extérieur de richesse symbolique ?

I – Comprendre une œuvre d’art, c’est manifester une émotion, c’est-à-dire un comportement social caractéristique.
A – “si vous vous demandez comment un enfant apprend “beau”, “magnifique”, etc., vous trouverez qu’il les apprend en gros comme des interjections : en général, c’est d’abord à ce qu’il mange qu’un enfant applique un mot comme “bon”
Pour Platon, « quand la vue de la beauté terrestre éveille l’Idée de la beauté véritable, c’est alors que l’âme revêt des ailes »(Phèdre, 249d) ; d’où la fonction de l’œuvre d’art : « le but de l’art est de communiquer l’Idée une fois conçue après être passée par l’esprit de l’artiste où elle apparaît purifiée et isolée de tout élément étranger »(le Monde ..., §50), de toute contamination matérielle ; devant l’œuvre d’art « nous embrassons l’Idée de beauté, l’essence absolue, en dehors de toute relation »(le Monde ..., §51) ; la compréhension serait alors une extase mystique absolue hors de l’espace et du temps.
Pour Kant, « le goût est la faculté de juger et d’apprécier par une satisfaction indépendante de tout intérêt ; on appelle beau l’objet d’une telle satisfaction »(Critique de la Faculté de Juger, V, 211) : on dit “c’est beau” devant un objet qui nous satisfait de manière désintéressée, sinon, on dit “c’est bien” ; et c’est la satisfaction causée par l’œuvre qui est jugée : « est beau ce qui est reconnu sans concept comme l’objet d’une satisfaction nécessaire »(Critique de la Faculté de Juger, V, 240), sans concept, sinon on dit “c’est vrai”, nécessaire, sinon, on dit “c’est agréable” ; la compréhension c’est ici un jugement de goût.
En faisant la genèse des termes d’appréciation esthétique, Wittgenstein se rapproche de Pascal et de Freud : « on n’aime pas demeurer avec soi, il faut donc qu’on cherche ailleurs de quoi aimer »(Discours sur les Passions de l’Amour) ; spontanément, cette recherche, « on la restreint et l’enferme dans la différence du sexe »(Discours sur les Passions de l’Amour) ; or, on nous conditionne à ce que, à la satisfaction de la pulsion sexuelle, « se substitue un objectif plus élevé et de plus haute valeur sociale »(cinq Leçons sur la Psychanalyse, V), e.g. l’œuvre de l’artiste qui « va devenir source de jouissance pour lui-même et pour les autres »(Introduction à la Psychanalyse) ; la compréhension semble donc plutôt être une sublimation.
Or, dans quelle mesure la compréhension artistique consiste-t-elle à éprouver une émotion esthétique ?

B – “ce qu’il y a d’extrêmement important quand on enseigne [ces mots], ce sont les gestes et les mimiques exagérées. Le mot est enseigné comme le substitut d’une mimique ou d’un geste : les gestes, l’intonation, la voix, etc., sont des manifestations d’approbation
- admettons avec ces trois conceptions que comprendre une œuvre d’art c’est éprouver une émotion esthétique ; or, « une personne incapable de manifester ses émotions sera socialement inadaptée [...] les capacités à coordonner ses sentiments font partie de l’équipement normal dont l’homme est doté »(Wise Choices ..., §15) ; ce qui fait de Meursault, dans l’Étranger, l’être asocial par excellence, de Rodrigue, dans le Cid, écartelé entre la honte de l’honneur bafoué et la culpabilité de l’honneur vengé, un modèle d’intégration à l’époque classique, et enfin de Frédéric Moreau dans l’Éducation Sentimentale le jouet de l’apprentissage des sentiments moraux dans la société bourgeoise ; bref, les émotions ne sont pas des états psychiques mais des comportement sociaux, à la fois normes d’intégration et indicateurs de normalité de celle-ci ; et si on peut les apprendre, c’est que « on voit l’émotion [...], on décrit immédiatement un visage comme triste, rayonnant de joie ou plein d’ennui »(Fiches, §55).
En effet, « qu’en serait-il si les hommes n’extériorisaient pas par exemple leurs douleurs, ne gémissaient pas, n’avaient pas le visage crispé, etc. ? dans ce cas on ne pourrait pas enseigner à un enfant l’usage de l’expression “douleur”»(Recherches Philosophiques, §257) ; or « comment apprendre la signification du mot ‘‘douleur’’ par exemple ? En voici une possibilité : […] un enfant s’est blessé, il crie ; alors des adultes lui parlent et lui apprennent […] une nouvelle manière de se comporter face à la douleur. De sorte que l’expression verbale de la douleur remplace le cri et ne décrit rien du tout »(Recherches Philosophiques, §244) ; de même, nul ne pourrait apprendre à dire “c’est beau”, ce qui n’est pas la description d’un état psychique mais une interjection qui manifeste une attitude corporelle d’appréciation préalablement apprise.
Cela dit, dire “c’est beau”, est-ce la seule manière de manifester verbalement l’appréciation de l’œuvre d’art ?

C – “qu’est-ce qui fait du mot une expression d’approbation ? C’est le jeu de langage dans lequel il apparaît. Dans la vie réelle, lorsqu’on émet des jugements esthétiques, les adjectifs tels que “beau”, “magnifique”, etc., ne jouent pratiquement aucun rôle
De fait, l’art et le jugement de goût ne sont liés qu’entre le XVIII° et le XX° siècles ; avant « l’art est une disposition productive accompagnée de raisonnement »(Éthique à Nicomaque, 1140a), la beauté étant réservée à l’idée de perfection absolue (e.g. Dieu, non la cathédrale) ; ce n’est qu’au XVIII° que naissent « les beaux-arts qui sont les arts du génie » (Critique de la Faculté de Juger, V, 311) : d’une part, suite à la première révolution industrielle, la production artistique reste originale, vs la production artisanale ou industrielle, d’autre part, dès la naissance du capitalisme, la beauté devient « plaisir esthétique, consolation, enthousiasme qui efface les peines de la vie »(le Monde ..., §53), une sorte « d’opium du peuple »(Critique de Hegel).
A partir du XX°, d’une part tout peut être qualifié de beau pour peu « que soit assuré un rapport distant au monde et aux autres, une grande liberté à l’égard des contraintes économiques »(la Distinction) ; d’autre part, comprendre une œuvre d’art c’est être capable de dire “c’est beau”, mais aussi « manifester la colère en laquelle la compassion pour les opprimés peut s’exprimer »(Petit Organon pour le Théâtre, §24), ou bien le médiocre, « bien décrire le médiocre »(Lettre à Louise Colet), ou encore le vulgaire, « des choses que l’on ne regarde même pas ou qu’on regarde en tournant la tête »(Conversations), voire même le néant, car « rien n’est plus réel que le rien »(Malone meurt) ; dans tous les cas, l’émotion s’inscrit dans « un jeu de langage qui fait partie d’une activité ou d’une forme de vie »(Recherches Philosophiques, §23), et « les termes que nous employons sont l’expression de nos intérêts »(Recherches Philosophiques, §570), plus précisément, celui de « l’ensemble des agents qui ont partie liée avec l’œuvre : artiste, public, critiques, collectionneurs, historiens, etc. »(Questions de Sociologie).
Quelle peut donc être la fonction sociale des divers aspects de la manifestation de compréhension de l’œuvre d’art ?
 
II – Tout comme comprendre un langage, comprendre une œuvre d’art, c’est adopter une posture de distinction sociale.

A – “pour la critique musicale, employez-vous d’ailleurs des adjectifs esthétiques ? Vous dites : « Faites attention à cette transition ! », ou « Ce passage n’est pas cohérent ! ». Ou bien, parlant d’un poème en critique, vous dites : « Son utilisation des images est précise ! ». Les mots que vous utilisez sont plus apparentés à “juste” ou “correct” qu’à “beau” ou “charmant”
Pour Wittgenstein, la musique est le paradigme de l’activité artistique, c’est-à-dire l’exemple idéal pour réfléchir à la nature de l’œuvre d’art ; en effet, « si un homme qui n’a jamais eu la moindre connaissance de la musique arrive parmi nous et entend jouer une pièce de Chopin, il se convaincra qu’il s’agit d’une langue dont on cherche à lui dissimuler le sens »(Leçons sur la Philosophie de la Psychologie, §888), et inversement, « ce que nous appelons “comprendre une phrase”, ressemble bien plus à la compréhension d’un thème musical qu’on ne l’imagine »(le Cahier Brun, 167) ; l’intérêt particulier de Wittgenstein pour la musique vient donc de ce que « on peut dire que comprendre une phrase musicale, c’est comprendre un langage »(Fiches, §172).
Et si « le langage existe afin de manifester l’avantageux et le nuisible »(Politique, 1253a), c’est que « ce n’est pas seulement en vue de vivre, mais plutôt en vue de vivre bien que les hommes s’assemblent en une Cité »(Politique, 1280a) : l’art est un langage, i.e. l’expression de la faculté humaine à se détacher des nécessités vitales, dont l’extase mystique platonicienne et le jugement désintéressé kantien ne sont que des expressions métaphoriques ; et si « l’art doit avant tout embellir la vie […] il modère et nous tient en brides, crée des formes de civilité, lie ceux dont l’éducation n’est pas faite à des lois de convenance, de propreté, de politesse, leur apprend à parler et à se taire au bon moment »(Humain, trop Humain) : comprendre une œuvre, c’est manifester son degré de maîtrise du jeu de langage approprié dont la limite est l’attitude critique.
Mais alors, quel est le rôle de l’œuvre d’art si ce sont des règles et non des objets que nous comprenons ?

B – “si je dis d’un morceau de Schubert qu’il est mélancolique, cela revient à lui donner un visage. Au lieu de cela, je pourrais tout aussi bien employer des gestes ou danser. En fait, si nous voulons être exacts, c’est bien un geste ou une mimique que nous employons
« On dit parfois que la musique nous transmet des sentiments, ce qui semble dire que la musique est la cause de ces sentiments »(le Cahier Brun, 179) : c’est ce que suppose l’attitude de contemplation où les spectateurs « portent leurs regards sur la scène, comme envoûtés »(Petit Organon pour le Théâtre, §26), envoûtés par un fétiche, i.e. « l’objet qui se substitue à l’objet sexuel normal avec lequel il est en relation »(trois Essais sur la Théorie de la Sexualité, i, 2) ; le rapport de contemplation est donc « un rapport social entre les hommes qui revêt la forme fétichisée d’un rapport avec des choses »(le Capital, I, i, 4) consistant à en faire l’objet illusoire du sentiment de beauté, lequel « n’est pas dans un ensemble d’images mais dans un rapport social entre des personnes »(la Société du Spectacle, §4) ; donc toute manifestation corporelle d’émotion esthétique « est le reflet des rapports sociaux réels »(le Capital, I, i, 4), e.g. la posture d’immobilité contemplative respectueuse et distante.
Soit e.g. le lied le Pâtre sur le Rocher, modèle d’expression romantique du sentiment de mélancolie ; or « la mélancolie est personnifiée dans le visage ; c’est là que va se lire l’émotion »(Fiches, §225) et se trouver l’appréciation correcte ; et comme « la mélancolie va souvent avec les pleurs, ou en tout cas, avec une voix lourde de sanglots »(Fiches, §488), on sait aussi « comment la poésie doit être lue »(Leçon sur l’Esthétique, i, 12) ; dès lors, si « ceux qui jugent autrement, on les blâme et on leur reproche de manquer de goût »(Critique de la Faculté de Juger, V, 213), c’est que la compréhension « doit l’essentiel de ses propriétés sociales au fait qu’elle ne peut être produite que par ceux qui maîtrisent les règles »(Langage et Pouvoir Symbolique, i, 2) ; mais si comprendre une œuvre d’art, c’est maîtriser un langage, c’est en manifestant « ce qui ne peut se dire mais seulement se montrer »(Tractatus, 5.62), en adoptant une sorte de chorégraphie, et non en saisissant un “message caché”.
Mais alors, ne va-t-on pas être socialement catalogué par la manière dont on apprécie une œuvre d’art donnée ?

C – “supposons quelqu’un qui admire une œuvre considérée comme bonne et qui y prenne plaisir, mais qui ne peut se souvenir des airs les plus simples, qui ne reconnaît pas la basse quand elle se fait entendre, etc. Nous disons que celui-ci n’a pas vu ce qu’il y a dans l’œuvre. « Cet homme a le sens de la musique » n’est pas une phrase que nous employons pour parler de quelqu’un qui fait « Oh ! » quand on lui joue un morceau de musique, non plus que nous le disons du chien qui frétille de la queue en entendant de la musique
Finalement, la compréhension de l’œuvre d’art ne se décide pas, car « il serait absurde de dire que nous choisissons la sensation que nous allons provoquer »(de la Certitude, §7), pour autant, « ce n’est pas une question de mécanisme causal mais de justification ou de raison d’agir »(Recherches Philosophiques, §217), en l’occurrence, « les justifications résident dans les gestes, les expressions du visage, le ton de la voix, etc. »(Cahier Brun, 103) qui correspondent aux habitus qui nous ont été inculqués et qui se sont incorporés ; donc, même si « tout ce qui ne choque pas n’est pas de l’art »(Conversations), i.e. que l’art doit provoquer une réaction corporelle caractéristique, celle-ci ne peut pas être mécanique mais seulement facultative.
En effet, ce qui fait de l’appréciation de l’œuvre d’art un redoutable marqueur social, c’est que, à travers « tout le corps qui répond par sa posture et sa réaction aux exigences du jeu, s’exprime tout le rapport au monde social »(Langage et Pouvoir Symbolique, i, 2) ; et la confirmation ou l’infirmation de sa propre position sociale se manifeste dans « l’écart par rapport aux usages les plus fréquents […] et qui déterminent, du point de vue des dominants, l’opposition entre distingué et vulgaire »(Langage et Pouvoir Symbolique, i, 1) ; et c’est la vulgarité se prenant pour de la distinction qui exclut socialement Mascarille, Trissotin, Bouvard, Pécuchet, Legrandin, l’Autodidacte, etc., notamment par « le bavardage qui, loin de combler l’écart entre les rangs sociaux, le maintient et l’aggrave »(Langage et Pouvoir Symbolique, i, 2) ; la fonction de la compréhension artistique est donc de « permettre de se distinguer en dehors même de toute recherche de distinction »(Raisons Pratiques, iii), dans la mesure où « seul le facultatif peut donner lieu à des effets de distinction »(Langage et Pouvoir Symbolique, I, 1), ce qui vient à la fois de son caractère social (non biologique) et d’un héritage social qui détermine un accès inégalitaire à l’éducation.

Conclusion.
Contrairement à ce que l'on a cru à l'époque romantique, comprendre une oeuvre d'art ne se réduit pas à porter un jugement de goût sur cette oeuvre mais à adopter une attitude posturale et gestuelle caractéristique dans laquelle s'intègre, en général, un commentaire linguistique. De telle sorte que la compréhension d'une oeuvre d'art trahit toujours, de la part du spectateur, une plus ou moins grande maîtrise des règles d'un jeu de langage socialement discriminant, compréhension qui va de la vulgarité à la connaissance experte en passant par le snobisme.