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mardi 19 juin 2012

BAC PHILO 2012 - ELEMENTS DE CORRIGE.

Nota : je n'ai pas la prétention de proposer là un corrigé complet mais juste un aperçu de ce que l'on pouvait (et non devait) faire dans la toute première phase, celle du sujet analysé (cf. III-a1-a2 de la méthodologie). Inutile, donc, d'ajouter que ces éléments de corrigé ne sont ni suffisants, ni même nécessaires pour obtenir un résultat satisfaisant à l'épreuve que vous avez passée.

SERIE L

 1° sujet : que gagne-t-on en travaillant ?

*A première vue, nous dirait Marx, ce que l'on gagne en travaillant, c'est de l'argent. En effet, notre seul et vrai besoin, dans le système capitaliste, c'est le besoin d'argent. Besoin comblé directement par le salaire (le prix de l'exploitation de la force de travail) lorsqu'on appartient à la classe des prolétaires, indirectement par le profit (la différence entre le produit de la vente d'un bien ou d'un service et le coût de production) qui provient de l'exploitation des forces de travail des travailleurs lorsqu'on appartient à celle des capitalistes.
*Mais ce n'est pas là l'enjeu principal du travail, dirait Pascal. Certes, nous sommes très contents d'être "récompensés" pour notre travail. Mais nous travaillerions aussi même si nous ne l'étions pas : le but de la chasse, c'est la chasse et non la prise. Travailler est un des meilleurs moyens, en effet, d'éviter l'ennui, c'est-à-dire la conscience claire et lucide de notre condition faible et mortelle. Ce que nous gagnons à travailler, c'est donc le divertissement, autrement dit, rien moins que l'oubli de la condition humaine.
*Bourdieu ajouterait qu'il n'y a pas contradiction mais complémentarité entre les deux premiers points de vue. Car, au fond, ce que nous gagnons en travaillant, c'est la reconnaissance sociale. Reconnaissance qui passe par le regard d'autrui très sensible, en effet, à la position sociale et donc aux apparences d'aisance et de richesse. Mais qui suppose aussi l'estime de soi-même, laquelle dépend, entre autres choses, du sentiment d'être socialement utile (exemple du bénévolat).

2° sujet : toute croyance est-elle contraire à la raison ?

*Il semblerait bien que toute croyance soit contraire à la raison. Platon montre que la croyance est le degré le plus faible de la connaissance dans la mesure où la croyance premièrement procède de l'expérience sensible, deuxièmement ne se remet jamais en question, troisièmement est instable et manipulable au gré des circonstances. Tandis que la raison est la forme de connaissance qui nous fait atteindre, par degré, le monde immuable et éternel des Idées et que, seuls, possèdent les mathématiciens et les philosophes.
*Le problème, aurait dit Pascal, c'est qu'il n'y a pas de raison sans croyances préalables. Même en mathématiques et en science, tout raisonnement doit obligatoirement se fonder sur des prémisses auxquelles on adhère, non parce qu'elles sont démontrées (exemple des postulats d'Euclide), mais parce qu'on y croit : ce sont les connaissances du coeur et de l'instinct qui sont "senties". Bref, toute croyance n'est pas contraire à la raison puisque certaines croyances sont nécessaires au fonctionnement de la raison.
*Wittgenstein terminerait en disant qu'il existe deux sortes de croyances. Les croyances qui se présentent comme des hypothèses théoriques et qui, à ce titre, peuvent s'avérer contraires à la raison dans la mesure où elles ne satisfont pas les exigences de la critique rationnelle (c'est le cas des croyances scientifiques). Et les croyances qui manifestent la foi de celui qui les énonce et qui ne peuvent pas être contraires à la raison puisqu'elles n'ont aucun contenu théorique mais font simplement partie d'un rituel (c'est le cas des croyances religieuses).

3° sujet : expliquer le texte suivant

"La fin de l’Etat n’est pas de faire passer les hommes de la condition d’êtres raisonnables à celle de bêtes brutes ou d’automates, mais au contraire il est institué pour que leur âme et leur corps s’acquittent en sûreté de toutes leurs fonctions, pour qu’eux-mêmes usent d’une raison libre, pour qu’ils ne luttent point de haine, de colère ou de ruse, pour qu’ils se supportent sans malveillance les uns les autres. La fin de l’Etat est donc en réalité la liberté. [Et], pour former l’Etat, une seule chose est nécessaire : que tout le pouvoir de décréter appartienne soit à tous collectivement, soit à quelques-uns, soit à un seul. Puisque, en effet, le libre jugement des hommes est extrêmement divers, que chacun pense être seul à tout savoir et qu’il est impossible que tous opinent pareillement et parlent d’une seule bouche, ils ne pourraient vivre en paix si l’individu n’avait renoncé à son droit d’agir suivant le seul décret de sa pensée. C’est donc seulement au droit d’agir par son propre décret qu’il a renoncé, non au droit de raisonner et de juger ; par suite nul à la vérité ne peut, sans danger pour le droit du souverain, agir contre son décret, mais il peut avec une entière liberté opiner et juger et en conséquence aussi parler, pourvu qu’il n’aille pas au-delà de la simple parole ou de l’enseignement, et qu’il défende son opinion par la raison seule, non par la ruse, la colère ou la haine."

 texte de Spinoza tiré du Traité Théologico-Politique.

[La fin de l'Etat ... liberté]
Paraphrase : la finalité de l'Etat n'est pas l'aliénation mais la libération.
Commentaire : sans Etat, les hommes se nuiraient mutuellement, leur sécurité et donc leur liberté ne serait pas assurée ; grâce à l'Etat, l'homme peut être un dieu pour l'homme.
Confrontation : pour Locke, au contraire, l'Etat a pour fonction de réduire la liberté naturelle qu'a chacun de jouir de toutes ses propriétés.
[Et pour former ... à un seul] 
Pr : le moyen d'action de l'Etat, c'est le monopole du pouvoir de légiférer.
Cm : le pouvoir de faire la loi peut émaner d'un seul (monarchie), de plusieurs (oligarchie), voire de tous (démocratie), mais pas de chacun (état de guerre).
Cf : pour Weber, le moyen d'action privilégié de l'Etat, c'est le monopole de la violence physique légitime, tout le reste est accessoire.
[Puisque, en effet ... de sa pensée]
Pr : le problème à résoudre, c'est l'incompatibilité des décisions individuelles en communauté.
Cm : les hommes, pris individuellement, sont confrontés à des circonstances diverses et variables qui les déterminent souvent à s'affronter.
Cf : Marx dirait que le problème que l'Etat doit résoudre, ce n'est pas l'affrontement individuel, mais l'affrontement de classe.
[C'est donc ... ou la haine]
Pr : le citoyen conserve donc la latitude de faire tout ce que la loi n'interdit pas.
Cmtout citoyen ne doit renoncer qu'à la partie de son droit de nature qui nuirait à la conservation du tout de la société, mais il conserve son droit d'avoir et même de partager des opinions personnelles.
Cf : Arendt ne partage pas cette conception négative de la liberté : pour elle, ce que permet l'espace public de l'Etat, c'est d'abord la prise d'initiative individuelle et innovante.


SERIE S

 1° sujet : avons-nous le devoir de chercher la vérité ?

*Apparemment, nous avons bien le devoir moral de chercher la vérité. Agir par devoir, nous dit Kant, c'est agir par simple respect pour la loi morale que nous prescrit a priori la raison. Cette loi morale s'exprime sous la forme de l'impératif catégorique qui nous incite à agir en prenant les personnes comme des fins en soi, ce que nous faisons lorsque nous recherchons la vérité inlassablement et de manière désintéressée. Car alors nous produisons la connaissance universelle et nécessaire qui, seule, peut conduire l'humanité vers les Lumières.
*Sauf que, objecterait Bourdieu, la recherche de la vérité n'est jamais désintéressée et ne peut donc pas être considérée comme un devoir. D'une part parce qu'une bonne partie des chercheurs sont des ingénieurs sociaux qui, à toute époque, fournissent à la classe dominante les vérité nécessaires pour justifier sa domination. D'autre part parce que la recherche de la vérité procède la plupart du temps de l'habitus professionnel du scientifique, de même que la recherche esthétique fera partie de l'habitus professionnel de l'artiste, par exemple.
*En fait, nous dirait Weber, il existe deux sortes de comportements dont l'un exige la vérité comme un devoir et l'autre pas. Lorsqu'on adopte une éthique de conviction, on a le devoir de chercher la vérité comme une valeur absolue, quelles que puissent en être les conséquences. Mais lorsqu'on se comporte selon l'éthique de responsabilité, on est, en revanche, sensible aux conséquences prévisibles de son acte. Auquel cas, on peut renoncer à la recherche de la vérité si le coût (humain, financier, etc.) de la recherche semble exorbitant.

2° sujet : serions-nous plus libres sans l'Etat ?


*Si l'on suit Locke, l'Etat est en quelque sorte un mal nécessaire. Il est nécessaire en ce que l'état de nature dans lequel chacun est parfaitement libre de disposer à sa guise de toutes ses propriétés est parfois violé par certains. Les hommes se mettent alors d'accord par contrat sur les formes que doit prendre l'intervention d'une force susceptible de rétablir cet état de nature. Mais cela demeure un mal parce que ce rétablissement est toujours partiel : sa seule existence mobilise des ressources dont les individus n'ont plus la libre jouissance.
*Le problème, fait remarquer Rousseau, c'est que l'état de nature ne peut pas être rétabli, même partiellement. Nous sommes indéfectiblement dans l'état civil qui se caractérise par une liberté qui n'est pas une liberté de faire ce que l'on veut mais une liberté de ne pas faire ce qu'exige le plus fort. D'où la nécessité d'établir, par contrat social, un Etat qui garantisse cette forme de liberté au moyen d'une égalité de tous les citoyens à l'égard de la loi comme expression de l'intérêt général et non des intérêts particuliers.
*Pour Spinoza, la question n'a pas de sens. Certes, dans l'absolu, nous serions plus libres sans Etat. Mais pour cela, il faudrait être Dieu ou la Nature, c'est-à-dire être seul dans l'univers. Mais nous les hommes, sommes des parties de la Nature. Et, à ce titre, nous sommes déterminés à exister et à agir par la nécessité de nous conserver au sein d'une société qui, elle aussi, comme partie de la Nature, s'efforce de persévérer dans son être en imposant ses lois à chacun de ses membres. Et c'est cette société humaine dotée de lois qu'on appelle l'Etat.

3° sujet : expliquer le texte suivant

"On façonne les plantes par la culture, et les hommes par l'éducation. Si l'homme naissait grand et fort, sa taille et sa force lui seraient inutiles jusqu'à ce qu'il eût appris à s'en servir ; elles lui seraient préjudiciables, en empêchant les autres de songer à l'assister ; et, abandonné à lui-même, il mourrait de misère avant d'avoir connu ses besoins. On se plaint de l'état de l'enfance ; on ne voit pas que la race humaine eût péri, si l'homme n'eût commencé par être enfant.
Nous naissons faibles, nous avons besoin de force ; nous naissons dépourvus de tout, nous avons besoin d'assistance ; nous naissons stupides, nous avons besoin de jugement. Tout ce que nous n'avons pas à notre naissance, et dont nous avons besoin étant grands, nous est donné par l'éducation.
Cette éducation nous vient de la nature, ou des hommes ou des choses. Le développement interne de nos facultés et de nos organes est l'éducation de la nature ; l'usage quon nous apprend à faire de ce développement est l'éducation des hommes ; et l'acquis de notre propre expérience sur les objets qui nous affectent est l'éducation des choses.
Chacun de nous est donc formé par trois sortes de maîtres. Le disciple dans lequel leurs diverses leçons se contrarient est mal élevé, et ne sera jamais d'accord avec lui-même ; celui dans lequel elles tombent toutes sur les mêmes points, et tendent aux mêmes fins, va seul à son but et vit conséquemment. Celui là seul est bien élevé
."

 texte de Rousseau tiré de Emile ou de l'Education.

[On façonne les plantes ... par être enfant]
Paraphrase :  l'éducation, c'est la culture de l'enfance.
Commentaire : de même que la culture est protection contre la faiblesse des jeunes plantes, de même l'éducation est protection contre la faiblesse des enfants ; et dans les deux cas, la protection fortifie.
Confrontation : pour Bourdieu, au contraire, l'éducation ne consiste pas à permettre à l'enfant de s'épanouir (comme une plante) mais à lui faire acquérir des habitus sociaux.
[Nous naissons ... par l'éducation] 
Pr : l'éducation a pour fonction de pallier notre indigence naturelle.
Cm : l'éducation doit donc être à la fois physique (force), morale (assistance) et intellectuelle (jugement).
Cf : Aristote objecterait que l'éducation ne compense pas une indigence naturelle mais permet à nos forces naturelles mais virtuelles de se réaliser (exemple de la main qui est potentiellement n'importe quel outil).
[Cette éducation ... éducation des choses]
Pr : c'est le substrat naturel de l'enfant qui est éduqué à la fois par les hommes et par les choses
Cm: l'éducation doit tenir compte du développement psycho-biologique de l'enfant lorsqu'il s'agit de lui faire acquérir des règles et de le confronter à certaines expériences.
Cf : il ne sert donc à rien d'appliquer le principe de Locke selon lequel il faut raisonner avec tous les enfants comme avec tous les hommes afin de les rendre conscients d'eux-mêmes.
[Chacun de nous ... bien élevé]
Pr : l'éducation doit donc combiner harmonieusement développement biologique, enseignement et expériences.
Cm : l'homme (parent ou professeur) n'est donc pas le seul maître de l'éducation de ses enfants ; en particulier, celui qui voudra contrarier la nature sera un mauvais éducateur.
Cf : pour Freud, en revanche, toute l'éducation consiste précisément à contrarier la nature, notamment le principe naturel de plaisir (satisfaction immédiate des pulsions).




SERIE ES

 1° sujet : peut-il exister des désirs naturels ?


*Tout désir, répondrait Spinoza, est naturel. En effet, toute partie de la Nature est en permanence soumise aux contraintes causales que les autres parties de la Nature exercent sur elle, qui l'affaiblissent et finissent par la détruire. Aussi doit-elle son existence aux forces de résistance qu'elle peut leur opposer. L'ensemble de ces forces, c'est le conatus. Et le conatus, chez l'être humain, prend le nom de désir. Le désir peut donc se définir comme l'ensemble des forces dont l'homme est naturellement doté pour persévérer dans son être.
*Freud est d'accord pour reconnaître à tout désir une origine naturelle : le désir ou pulsion est le représentant psychique d'une excitation corporelle. Mais, si certains désirs s'expriment tels qu'ils se manifestent au psychisme, d'autres, en revanche, qui posent des problèmes sociaux (désirs sexuels et désirs d'agression) sont parfois refoulés dans l'inconscient avant, soit de trouver une satisfaction symbolique (rêve, imagination, sublimation, acte manqué, etc.), soit de dégénérer en névrose. L'expression de tels désirs n'a donc plus rien de naturel.
*En fait, ajouterait Marcuse, dans notre société capitaliste de consommation, aucun désir n'est naturel. Il est vrai que certains désirs, comme Freud l'a montré, sont plus sévèrement réprimés que d'autres. Mais, même les désirs apparemment les plus naturels et les plus innocents (nourriture, logement, loisirs, etc.) sont détournés de leur finalité naturelle : il ne s'agit plus de satisfaire des besoins, mais les médias (notamment à travers la publicité) poussent à consommer ce qui est susceptible d'assurer des profits et de la cohésion sociale.


2° sujet : travailler, est-ce seulement être utile ?

*Pour Marx, tout travail a une utilité. En effet, l'homme étant le seul être à devoir produire ses moyens d'existence, il ne se contente pas de s'adapter à la nature, mais adapte la nature à lui. Or, dans la plupart des sociétés, le travail prend la forme d'une division inégalitaire des tâches et de leur produit. Le travail est donc utile non seulement à la transformation de la nature mais aussi à l'existence d'une infrastructure où les classes dominantes vivent du travail des classes dominées et celles-ci de leur statut de fournisseur de force de travail.
*Il existe, objecterait Kant, au moins une forme de travail dépourvue d'utilité économique : c'est le travail de création de l'artiste. D'abord, le propre du génie artistique, contrairement à l'habileté technique, c'est d'oeuvrer selon une inspiration de la nature et non selon des règles déterminées. Ensuite, ce qui plaît dans l'oeuvre d'art, ce qui la fait paraître belle, c'est la satisfaction que l'on tire en constatant son absence de finalité. La création artistique est donc désintéressée quant à son but, même si elle est intéressante quant à son effet.
*Bourdieu montre (exemple d'Arnoux dans l'Education Sentimentale) que l'aspect intéressant (au sens de Kant) du travail artistique engendre de l'utilité économique (au sens de Marx). Car celui qui commercialise le produit d'un travail prétendument désintéressé, vise d'une part vise une utilité matérielle directe en termes de profit, d'autre part une utilité symbolique indirecte en termes d'image. Bourdieu parle d'économie des échanges symboliques pour qualifier l'utilité économique de tout travail apparemment inutile.

3° sujetexpliquer le texte suivant

"En morale, les règles éternelles d'action ont la même vérité immuable et universelle que les propositions en géométrie. Ni les unes ni les autres ne dépendent des circonstances, ni des accidents, car elles sont vraies en tout temps et en tout lieu, sans limitation ni exception. Tu ne dois pas résister au pouvoir civil suprême est une règle qui n'est pas moins constante ni invariable pour tracer la conduite d'un sujet à l'égard du gouvernement, que multiplie la hauteur par la moitié de la base pour mesurer la surface d'un triangle. Et de même qu'on ne jugerait pas que cette règle mathématique perd de son universalité, parce quelle ne permet pas la mesure exacte d'un champ qui nest pas exactement un triangle, de même on ne doit pas juger comme un argument contraire à l'universalité de la règle qui prescrit l'obéissance passive, le fait qu'elle ne touche pas la conduite d'un homme toutes les fois qu'un gouvernement est renversé ou que le pouvoir suprême est disputé.
Il doit y avoir un triangle et vous devez vous servir de vos sens pour le connaître, avant qu'il y ait lieu d'appliquer votre règle mathématique. Et il doit y avoir un gouvernement civil, et vous devez savoir entre quelles mains il se trouve, avant qu'intervienne le précepte moral. Mais, quand nous savons où est certainement le pouvoir suprême, nous ne devons pas plus douter que nous devons nous y soumettre, que nous ne douterions du procédé pour mesurer une figure que nous savons être un triangle
."

texte de Berkeley tiré de de l'Obéissance Passive.

[En morale ... surface d'un triangle]
Paraphrase : il n'y a aucune différence de nature entre une règle morale et une règle mathématique.
Commentaire : les règles morales comme les règles mathématiques sont a priori (indépendantes des circonstances), nécessaires (indépendantes des accidents) et universelles (indépendantes de toute exception).
Confrontation : pour Aristote, en revanche, le propre des règles humaines, à l'inverse des règles scientifiques, c'est d'être obligées de tenir compte des circonstances.
[Et de même ... est disputé]
Pr : l'inapplicabilité apparente d'une règle n'est pas un argument contre sa validité.
Cm : une règle est une idée pensée par un esprit ; or les circonstances, les accidents et les exceptions sont des événements matériels ; donc ils ne peuvent remettre en question l'idée
Cf : Hume renverse le raisonnement : même les règles mathématiques n'ont qu'une validité probable en raison de notre incapacité sensible à vérifier, par exemple, que deux parallèles ne se rencontreront jamais.
[Il doit y avoir ... précepte moral]
Pr : une règle est toujours de la forme "tu dois ...".
Cm : il n'est pas nécessaire de supposer l'existence préalable d'un objet matériel conforme à la règle pour que la règle s'applique, c'est au contraire l'idée de l'application nécessaire de la règle qui nous fait croire à l'existence de son objet.
Cf : Kant dirait que si  la règle morale précède effectivement le fait matériel de son application, en revanche, c'est le contraire qui se passe en mathématiques et dans les sciences.
[Mais ... un triangle]
Pr : la règle ne laisse jamais aucune place au doute quant à l'existence de son objet.
Cm : la croyance à l'existence d'un objet de notre règle a la même force dans tous les cas, et s'apparente à la foi en l'existence de Dieu. Ce qui est, c'est ce qui est perçu comme collection d'idées (nul n'est besoin de supposer quelque substrat matériel que ce soit).
Cf : pour Wittgenstein, en revanche, il faut distinguer, d'une part la règle mathématique et la foi religieuse qui n'ont pas besoin d'objet pour être hors de doute, d'autre part la loi scientifique qui est hypothétique tant qu'elle n'a pas été confrontée à un objet matériel.




SERIES TECHNOLOGIQUES

 1° sujet : la recherche de la vérité peut-elle se passer du doute ?

 *Pour Descartes, la recherche de la vérité ne peut pas se passer du doute. Car, pour rechercher la vérité, il faut commencer par éliminer toute source d'illusion potentielle. Or ce sont les sens qui nous induisent le plus souvent en erreur. Il convient donc de prendre la ferme résolution de révoquer en doute le témoignage de nos sens pour n'accorder crédit qu'à notre seule intelligence pure et attentive et y déceler les semences de vérité qui y ont été déposées. Commencer par douter semble donc la seule méthode pour parvenir au vrai.
*Pour Spinoza, la vérité est son propre critère. Tandis que le doute est le corrélat de l'incertitude, qui est la situation où se trouve celui qui, isolé et ballotté au gré des circonstances, reçoit des informations contradictoires (1° mode de connaissance). Rechercher la vérité suppose plutôt de faire effort pour s'unir, par le corps ou l'esprit, à d'autres êtres afin de réduire le plus possible cette incertitude (2° mode de connaissance). A la limite, unis à la Nature toute entière, nous bannissons toute incertitude (3° mode de connaissance).
*En fait, nuance Pascal, le doute nous pousse bien à en savoir plus, mais à condition de ne pas commencer par cela. Car alors, nous n'atteindrons aucune vérité : si les prémisses d'un raisonnement sont douteuses, les conclusions le seront aussi et nous devrons suspendre notre jugement (nous nous comporterons en Pyrrhonien ou Sceptique). Le doute, qui est la conséquence de notre condition faible et mortelle, n'est utile qu'à condition de faire confiance aux certitudes de notre coeur qui sont les signes encourageants d'une perfection possible.


2° sujet : faut-il être cultivé pour apprécier une oeuvre d'art ?


*Kant dirait qu'il faut effectivement être cultivé pour apprécier une oeuvre d'art. Car, bien que l'oeuvre d'art s'adresse à nos sens, il ne suffit pas de la percevoir pour l'apprécier. Encore faut-il avoir du goût, c'est-à-dire être capable d'apprécier un objet qui semble dépourvu de toute utilité. Or le goût s'éduque. Lorsque nous jugeons une oeuvre d'art, nous ne voulons pas simplement dire qu'elle nous plaît ou nous déplaît mais nous attendons et exigeons qu'autrui soit en accord avec nous. Ce qui suppose nécessairement une culture commune.
*Cultivé oui, aurait ajouté Freud, mais pas forcément savant. Car la culture savante s'adresse à notre moi conscient. Tandis que l'oeuvre d'art, tout comme le rêve, satisfait symboliquement des désirs sexuels et/ou agressifs refoulés dans notre inconscient par notre éducation. Mais, contrairement au rêve, l'oeuvre d'art a un statut objectif et public. Tout comme le névrosé, l'artiste souffre et exprime sa souffrance. Mais, contrairement au névrosé, il trouve une forme d'expression sublimée qui satisfait aussi les désirs refoulés du public.
*Certes, mais, pour Wittgenstein, on ne saurait apprécier une oeuvre d'art sans être capable d'adopter consciemment à son égard, un certain comportement. Apprécier une oeuvre d'art ne se réduit pas à éprouver et à manifester telle ou telle émotion, sinon rien n'empêcherait de dresser un animal à apprécier une oeuvre d'art. Cela consiste plutôt à maîtriser un certain jeu de langage, c'est-à-dire un ensemble d'attitudes, notamment langagières, dont nous faisons l'apprentissage et que nous entretenons et cultivons auprès des connaisseurs.


3° sujet :  

"Qu’est-ce qu’une bonne loi ? Par bonne loi, je n’entends pas une loi juste, car aucune loi ne peut être injuste. La loi est faite par le pouvoir souverain, et tout ce qui est fait par ce pouvoir est sûr, et approuvé par tout un chacun parmi le peuple. Et ce que tout homme veut, nul ne saurait le dire injuste. Il en est des lois de la communauté politique comme des lois du jeu : ce sur quoi les joueurs se sont mis d’accord ne saurait être une injustice pour aucun d’eux. Une bonne loi est celle qui est à la fois nécessaire au bien du peuple et facile à comprendre. En effet, le rôle des lois, qui ne sont que des règles revêtues d’une autorité, n’est pas d’empêcher toute action volontaire, mais de diriger et de contenir les mouvements des gens, de manière qu’ils ne se nuisent pas à eux-mêmes par l’impétuosité* de leurs désirs, leur empressement ou leur aveuglement ; comme on dresse des haies, non pas pour arrêter les voyageurs, mais pour les maintenir sur le chemin. C’est pourquoi une loi qui n’est pas nécessaire, c’est-à-dire qui ne satisfait pas à ce à quoi vise une loi, n’est pas bonne."

texte de Hobbes tiré du Léviathan.

1° question : une bonne loi n'est pas une loi juste mais une loi facile à suivre qui entretient la paix sociale.
2° question
*a : la loi est une sorte de règle du jeu, c'est-à-dire une norme dont aucun joueur ne remet en question la pertinence, sauf à vouloir quitter le jeu
*b : une bonne loi est une norme sans laquelle la paix sociale serait menacée ; pour cela il faut bien entendu qu'elle soit respectée et donc comprise par le plus grand nombre
*c : la loi est au citoyen ce que la haie est au promeneur, elle n'est pas un obstacle à son cheminement mais au contraire un guide qui l'empêche de s'égarer.
3° question :
*Pour Hobbes, le rôle des lois est effectivement d'empêcher les hommes de se nuire mutuellement. Sans loi, en effet, il n'y aurait pas d'état civil, c'est-à-dire de société paisible. Ce serait au contraire l'état de nature, c'est-à-dire l'état de guerre de chacun contre chacun où "l'homme est un loup pour l'homme". Les lois jouent donc le rôle des règles d'un jeu en instaurant un climat de confiance mutuelle et en définissant les modalités de la coopération mutuelle des citoyens.
*Aristote dirait que cette fonction est trop ambitieuse. Car les lois de la Cité, contrairement aux règles des jeux, ne peuvent pas prévoir dans le détail toutes les circonstances dans lesquelles les citoyens risqueraient de se nuire. Elles ne peuvent définir qu'un cadre général à partir duquel le juge va statuer sur les cas particuliers, et c'est lui qui, éventuellement, empêchera les hommes de se nuire.
*Rousseau dirait au contraire que cette ambition est trop modeste. Car, après tout, le règlement d'une prison empêche aussi les prisonniers de se nuire. Or, une société n'est pas une prison et ses règles doivent être instituées non seulement pour maintenir la paix, mais aussi et surtout pour établir une égalité de pouvoir et de richesse sans laquelle certains citoyens pourraient, le plus paisiblement du monde, confisquer la liberté des autres.

dimanche 17 juin 2012

SENS ET DENOTATION DES NOMS PROPRES CHEZ FREGE.

(cf. aussi Frege et le Sens des Noms Propres)

Entre Port-Royal et Frege, il y aura eu deux siècles de philosophie au cours desquels la problématique de la référence aura peu évolué. Et même si un Locke, par exemple, dans son Philosophical Essay concerning Human Understanding (1690) va considérablement simplifier le modèle sémiologique post-cartésien en posant que le nom désigne la réalité substantielle de la chose (l'essence réelle) par la médiation de l'idée de la chose (l'essence nominale), il reste que la théorie de la signification demeurera une théorie de la représentation psychologique : l'idée est toujours un écran opaque qui s'interpose entre la pensée et l'objet final de la pensée et qui rend cet objet épistémologiquement d'autant plus problématique à connaître qu'il est noyé dans un univers ontologiquement inflationniste.

C'est cette conséquence désastreuse pour la crédibilité de la science, crédibilité encore plus récemment entamée par la diffusion des thèses psychologistes en logique et en mathématiques ainsi que par la naissance de la phénoménologie que Frege entend combattre. Son projet initial consiste à reprendre à son compte l'idéal de Leibniz : "il faut bien entendu faire en sorte que tout paralogisme ne soit qu'une erreur de calcul [...]. De ce fait, lorsque naîtront les controverses, deux philosophes n'auront pas besoin de discuter davantage que deux calculateurs. Il suffira, en effet, de prendre la plume en main, de se mettre face aux abaques et de se dire l'un à l'autre [...] « calculons !» [id scilicet efficiendum est, ut omnis paralogismus nihil aliud sit quam error calculi [...]. Quo facto, quando orientur controversiae, non magis disputatione opus erit inter duos philosophos, quam inter duos computistas. Sufficient enim calamos in manus sumere sedereque ad abacos, et sibi mutuo [...] dicere « calculemus !»]"1. Il s'agit bien en effet pour Frege, comme l'indique le sous-titre de la Begriffschrift de 18792, de construire "une langue de la pensée pure conçue à l'image des formules de l'arithmétique"3 afin de pouvoir rendre compte des contenus conceptuels constitutifs de "notre trésor commun de pensées" en termes platoniciens d'objets supra-sensibles plutôt qu'en termes milliens de représentations privées. De telle sorte que Frege n'aura de cesse, dans la totalité de son oeuvre, d'attirer l'attention sur la nécessité de distinguer les contenus conceptuels, non seulement des objets physiques dénotés par eux mais aussi et surtout des représentations psychologiques de ceux-ci.

Dans le premier chapitre de Varieties of Reference, Gareth Evans résume la démarche intellectuelle de Frege dans les termes suivants : "il prit comme point de départ l'idée selon laquelle la signification [significance] d'une phrase complète consistait à être vraie ou fausse. Il est aujourd'hui courant de penser que chaque expression linguistique douée de signification a ce qu'on pourrait appeler un pouvoir sémantique [semantic power] que, étant donné le pouvoir de départ de Frege, il est naturel de considérer comme le pouvoir d'affecter la valeur de vérité des phrases dans lesquelles elle apparaît"4. Et en effet, l'intuition fondatrice de Frege est, en tant qu'il s'agit pour lui de sauver la science et les mathématiques du danger psychologiste, qu'une phrase possédant un contenu informatif quelconque possède ipso facto une valeur de vérité. Toutefois, comme le souligne Evans, l'originalité de Frege consiste à poser la question non pas du fondement métaphysique de la vérité, mais plutôt de son fondement sémantique. Plus précisément, la question est de savoir en quoi les relations qu'entretiennent les parties d'une phrase informative contribuent à la vérité ou à la fausseté de l'information, ou, comme le dit Evans, en quoi les parties de la phrase ont le "pouvoir sémantique" (semantic power) d'affecter la "signification" (significance) de la phrase.

Aussi, dans l'introduction de ses Grundlagen der Arithmetik, Frege assigne-t-il à sa théorie de la signification la tâche d'appliquer les trois principes suivants : "il faut nettement séparer le psychologique du logique, le subjectif de l'objectif. On doit rechercher ce que les mots veulent dire [bedeuten] non pas isolément mais pris dans leur contexte. Il ne faut jamais perdre de vue la distinction entre concept [Begriff] et objet [Gegenstand]"5. Il n'est pas difficile de montrer que ces trois principes ont partie liée : c'est parce que l'on ne s'intéresse qu'à la représentation psychologique subjective supposée inséparable du fonctionnement du langage et qu'on oublie son contenu logique objectif que la distinction logique fondamentale entre concept et objet est généralement passée sous silence et que l'on se complaît dans l'illusion que les composants de la phrase (les "mots") ont une signification autonome consistant, comme par hasard, dans ladite représentation psychologique. Pour Frege, il est clair que celle-ci, quelque nom qu'on lui donne par ailleurs ("image mentale", "idée", "représentation", "signifié", etc.), ne peut pas compter pour signification de quoi que ce soit, non seulement à cause de son caractère naturellement privé mais aussi parce qu'une grande partie de notre connaissance objective n'est nullement associée à une représentation de ce type. "Même si la Terre n'est pas véritablement objet de représentation, c'est cependant une chose externe"6, autrement dit, pour Frege, il ressort au simple bon sens que la Terre a été dotée de propriétés objectives bien avant que des êtres eussent la capacité de se les représenter. Il s'agit donc de dissocier l'objectivité d'une connaissance de la nécessité pour des êtres pensants d'en avoir une intuition sensible, fût-elle a priori comme dans le kantisme et le néo-kantisme, par exemple. C'est ce qui rend nécessaire, en revanche, le recours à un langage formalisé, non pas dans le sens où ce langage serait dépourvu de contenu (langage formel), mais dans le sens où un langage de ce type, qui fonctionnerait sur le modèle, déjà existant, du langage arithmétique, nous débarrasserait justement de la tentation subreptice de mélanger à la connaissance objective des éléments de représentation subjective. En fait, "les images internes qui nous visitent n'ont pas besoin de correspondre aux éléments logiques du jugement. Il suffit qu'une proposition prise comme un tout ait un sens : ses parties reçoivent par là-même un contenu"7. Pour peu que l'on distingue donc le monde subjectif des représentations mentales du monde objectif du sens (ses "éléments logiques"), on se rend compte que le "pouvoir sémantique" des parties du discours informatif dépend de la signification du tout et non pas l'inverse.

On se souvient que, pour Leibniz et les logiciens de Port-Royal, le prédicat appartient nécessairement au sujet dans la mesure où un sujet n'est rien d'autre que l'expression grammaticale de l'idée d'une substance (la "monade" leibnizienne) qui comprend de toute éternité la totalité de ses attributs, totalité dont l'expression grammaticale est justement le prédicat (la "notion complète" leibnizienne). Ce qui, pour Frege, n'est qu'une façon psychologiste de concevoir la relation entre un objet et ses propriétés, puisque le sujet et le prédicat sont toujours conçus comme l'expression d'idées dont il s'agit toujours, in fine, de scruter introspectivement la compréhension pour l'un ou l'extension pour l'autre. Démarche caractéristique de la logique classique qui fait de l'âme de l'être pensant, que celui-ci soit humain ou qu'il soit divin, le dépositaire de toute connaissance. Contre ce qu'il considère comme l'obstacle psychologiste, Frege considère donc, dans une démarche très platonicienne, qu'il faut refonder l'objectivité de la connaissance en se passant de la notion d'être pensant.

Dans un article de 1891 intitulé Funktion und Begriff, Frege propose de substituer au schéma classique d'articulation des éléments de la phrase déclarative en sujet et prédicat, le schéma mathématique d'articulation en argument et en fonction et de "montrer que l'argument n'appartient pas à la fonction mais que fonction et argument, pris ensemble,constituent un tout complet. De la fonction prise séparément, on dira qu'elle est incomplète [...] ou encore insaturée"8. Prenons par exemple, nous dit Frege, l'expression mathématique 2x3+x. Pour qu'elle acquière une valeur numérique, il nous faut remplacer le signe de la variable x par un nombre, disons 1. L'expression prend alors la forme 2(1)3+1. On voit bien ainsi que l'argument (1) n'appartient pas à la fonction 2x3+x mais vient plutôt la compléter en occupant la place vide indiquée par le signe de la variable. Preuve que la fonction est essentiellement insaturée tandis que l'argument est au contraire essentiellement complet par soi-même, de même que la valeur que prend la fonction si l'on remplace la variable par l'argument. Supposons maintenant qu'au lieu de 2x3+x, nous prenions l'expression conquit les Gaules. En dépit des apparences, on a là une identité de forme puisque, tout comme 2x3+x, l'expression conquit les Gaules est essentiellement incomplète, elle comporte une place vide en attente d'être remplie. Par exemple par César. Et, de même que la fonction 2x3+x prend respectivement les valeurs 3 ou 18 selon que l'on substitue respectivement les nombres 1 ou 2 au signe de variable x, de même l'expression conquit les Gaules prend-elle les valeurs vrai ou faux lorsqu'on substitue César ou Néron à la place vide dans l'expression conquit les Gaules. Mais, pour Frege, il existe entre l'expression mathématique et l'expression linguistique plus qu'une analogie : l'expression complète César conquit les Gaules est tout à fait isomorphe à 2(1)3+1 et "César conquit les Gaules" est vraie à 2(1)3+1=3. Car dans les deux cas, nous constatons l'opposition irréductible entre, d'une part, une expression insaturée et, d'autre part une expression complète, un tout fermé sur lui-même. Et, dans les deux cas encore, la saturation de celle-là par celui-ci permet d'assigner une valeur à l'expression complète, valeur numérique dans le cas de l'expression mathématique, valeur de vérité dans le cas de l'expression linguistique. C'est à partir de cet isomorphisme entre l'équation mathématique 2(1)3+1=3 et la proposition affirmative "César conquit les Gaules" est vraie que Frege conclut que la structure logique réelle de César conquit les Gaules n'est pas, contrairement à ce que l'on a longtemps prétendu, la structure grammaticale apparente sujet ("César") / prédicat ("conquit les Gaules") mais la structure mathématique argument ("César") / fonction ("conquit les Gaules"). Plus précisément encore, "conquit les Gaules" n'est plus un attribut (ou un prédicat) faisant partie de la compréhension du sujet "César", et corrélativement, "César" n'est plus un sujet faisant partie de l'extension de l'attribut (ou prédicat) "conquit les Gaules". Frege dira que "César" fait partie du parcours de valeur de la fonction "conquit les Gaules" et ce, au même titre que "Gaïus Sextius Calvinus" ou que "Néron"9, par exemple, de même que tout nombre réel fera partie du parcours de valeur10 de la fonction 2x3+x ou que tout nombre réel non nul fera partie de celui de la fonction 1/x.

Alors, puisqu'il "ne faut jamais perdre de vue la distinction entre concept et objet", et que, nous dit Frege, "je pars de ce qu'on appelle fonction en mathématiques"11, comment Frege passe-t-il du dualisme mathématique de la fonction et de l'argument au dualisme logique du concept et de l'objet ? D'une part "l'on admet tout objet, sans restriction, comme argument d'une fonction [...]. Un objet est tout ce qui n’est pas fonction, c’est ce dont l’expression ne comporte aucune place vide"12. Ainsi les nombres, mais aussi les noms propres ("César") ainsi que ce que Russell appellera les descriptions définies ("le conquérant des Gaules") dénotent ou désignent des objets. L'objet n'est donc rien d'autre qu'une autre appellation pour l'argument d'une fonction. D'autre part, "un concept est une fonction dont la valeur est toujours une valeur de vérité"13. Autrement dit, la notion logique de concept n'est jamais qu'un cas particulier de la notion mathématique de fonction. Quant à la notion grammaticale canonique de prédicat, elle reste pertinente en ce qu'elle peut valoir comme synonyme de concept, mais à une condition : "le concept, à prendre le terme comme je l'entends, est prédicatif. A l'inverse, un nom d'objet, un nom propre, ne peut absolument pas être employé comme un prédicat grammatical"14. On voit par là que Frege ne nous suggère pas simplement de substituer l'appellation objet/concept à l'appellation sujet/prédicat. Car, contrairement aux logiciens de Port-Royal, par exemple, qui ne faisaient qu'une distinction grammaticale mais aucune distinction ontologique entre le sujet et le prédicat, un sujet pouvant devenir prédicat et inversement dans la mesure où l'un et l'autre sont des expressions linguistiques de la même res cogitans15 au sens cartésien du terme, Frege fonde son dualisme précisément sur l'hétérogénéité radicale du sujet comme expression linguistique d'un objet et du prédicat comme expression linguistique d'un concept.

La forme générale canonique "A est B" est donc doublement insatisfaisante pour le logicien. D'une part parce qu'elle laisse accroire que ce qui est signifié par les signes "A" et "B", c'est, in fine, une réalité psychique (l'idée A et l'idée B). D'autre part parce qu'elle fait de la copule "est" le signe universel de la convenance : l'idée A convient à l'idée B comme sujet, l'idée B convient à l'idée A comme attribut. Or, pour Frege, la première erreur, qu'on pourrait qualifier d'erreur ontologique, est la marque d'une confusion entre la sphère subjective des représentations et la sphère objective des pensées : "les pensées ne sont ni des choses du monde extérieur, ni des représentations. [...] On voit une chose, on a une représentation, on saisit ou on pense une pensée. Quand on saisit ou on pense une pensée, on ne la crée pas. On entre en rapport avec cette pensée qui existait déjà auparavant, et ce rapport diffère de la manière dont on voit une chose ou dont on a une représentation"16. Lorsque j'affirme que A est B, ce que j'affirme n'est ni une chose qui est déjà là, devant moi à la manière d'une entité que je perçois. Si penser consiste, de prime abord, à concevoir17, cela ne consiste pas pour autant à percevoir par introspection, en quelque sorte avec l'oeil de mon esprit18. Et comme penser ne peut pas consister non plus à avoir une représentation confuse et obscure (en plein accord, cette fois, avec les cartésiens), Frege en conclut que la pensée n'appartient ni à la sphère privée des représentations psychiques, ni à la sphère publique des choses perceptibles, mais à un troisième domaine, un domaine tout à la fois public quoique non accessible via la relation perceptive, le domaine du sens : "j'appelle pensée [Gedanke] ce dont on peut demander s'il est vrai ou faux [...] la pensée est le sens d'une proposition. [...] Nous disons que la proposition exprime une pensée"19. Ce que Pascal Engel commente de la façon suivante : "Frege semble dire ici que le sens d'une phrase réside dans la réalisation de ses conditions de vérité, c'est-à-dire dans le fait que cette phrase ait les conditions de vérité qu'elle a"20. Pour Frege, la proposition n'est donc plus le signe d'un contenu de conscience subjectif, mais le signe (l'expression) d'un sens objectif (la pensée en tant qu'expression des conditions de vérité de la proposition). Et, comme nous avons souligné supra que, pour Frege, le sens des termes d'une proposition est déterminé contextuellement par le sen de la proposition toute entière, il est facile de comprendre que le terme "est", si fréquent dans nos propositions21, ne va plus introduire une relation de convenance entre idées mais va introduire plutôt une relation d'allocation du sens général de la proposition, en d'autres termes, de ses conditions de vérité, vers ses parties composantes.

Pour Frege, il est clair que ce genre de confusion est la plus grave qu'aient commise les logiciens de Port-Royal : "ne peut-on pas dire que quelque chose est Alexandre le Grand, le nombre quatre, la planète Vénus, comme on dit que quelque chose est vert ou est un mammifère ? Une telle opinion néglige la distinction qui s'impose entre les emplois du terme « est ». Dans les deux derniers exemples, il a un rôle copulatif, ce « est » n'est rien d'autre qu'une forme lexicale de l'attribution. Dans cette fonction, on pourra parfois lui substituer un simple suffixe verbal marquant la personne. Comparons « cette feuille est verte » et « cette feuille verdoie ». Il est dit là que quelque chose tombe sous un concept et le prédicat grammatical dénote ce concept. A l'inverse, dans les trois premiers exemples, le « est » a le rôle du signe arithmétique d'égalité, il exprime une identité. Dans la proposition « l'étoile du matin est Vénus » figurent deux noms propres, « étoile du matin » et « Vénus », qui s'appliquent au même objet. Dans la proposition « l'étoile du matin est une planète » figurent un nom propre « l'étoile du matin » et un terme conceptuel « une planète ». Du point de vue de la langue, il est vrai, on a simplement substitué « une planète » à « Vénus », mais eu égard aux choses, on a modifié la relation entre les termes. Une identité est convertible ; en revanche, quand un objet tombe sous un concept, cette relation n'est pas convertible"22. Rappelons que pour Port-Royal, la forme générale de la proposition affirmative est A est B et de deux choses l'une : ou bien les idées signifiées par "A" et par "B" conviennent entre elles et la proposition est vraie, ou bien ce n'est pas le cas et la proposition est fausse. Or, fait remarquer Frege, la copule "est" introduit deux relations bien distinctes entre les termes : attribution ou identité.

Apparemment, la première relation se rapproche de la conception de Port-Royal. En effet dire A(sujet) est(attribution) B(prédicat), c'est dire que B est un attribut de A, autrement dit que le prédicat "B" fait partie de la compréhension du sujet "A", ou bien que le sujet "A" fait partie de l'extension du prédicat "B". Frege dirait que l'objet A tombe sous le concept (unter dem Begriff fällt) B. Par exemple, lorsqu'on dit l'étoile du matin est une planète, on est typiquement en présence d'un concept insaturé ("être une planète") et d'un objet complet en lui-même ("l'étoile du matin") en relation telle que l'étoile du matin tombe sous le concept planète. Oui mais, puisqu'il existe une dualité irréductible entre le concept et l'objet, dans le cas ou A est B signifie A est(attribution) B, il existe aussi une dissymétrie structurale entre les deux termes mis en relation par la copule et alors, comme le précise Frege, "quand un objet tombe sous un concept, cette relation n'est pas convertible". Or, pour les logiciens de Port-Royal, cette relation est bel et bien convertible : une planète est l'étoile du matin est soit fausse si l'on veut dire que toute planète est l'étoile du matin (puisque c'est la classe "des" étoile(s) du matin qui est incluse dans celle des planètes et non l'inverse), soit vraie si l'on veut dire que certaine planète est l'étoile du matin. Tandis que pour Frege, la première acception est un pur non-sens : un objet peut tomber ou ne pas tomber sous un concept mais on ne peut concevoir qu'un concept tombe ou ne tombe pas sous un objet. Et pourtant, objecterait-on, n'y a-t-il pas un sens à dire que quelque chose est l'étoile du matin (en mettant "étoile du matin" en position de prédicat) ? "Ne peut-on pas dire que quelque chose est Alexandre le Grand, le nombre quatre, la planète Vénus, comme on dit que quelque chose est vert ou est un mammifère ?". Le problème est que, en dépit d'une flagrante analogie grammaticale, "est" n'a justement pas le même sens dans les trois premier cas d'une part, dans les deux derniers d'autre part. Dans les deux derniers l'on demande par là s'il existe quelque chose (indéterminée, une inconnue, un x) qui soit vert ou qui soit un mammifère. Auxquels cas on demande plus banalement s'il existe des choses vertes ou des mammifères. Or, se demander existe-t-il un x tel que x est vert ?, etc, c'est typiquement se demander existe-t-il un x tel que f(x) ?.

Frege avait déjà abordé ce problème de l'existence, problème qui avait fait et continue à faire couler tant d'encre philosophique, dans les Grundlagen der Arithmetik : "l'existence a quelque analogie avec le nombre. Affirmer l'existence, ce n'est rien d'autre que nier le nombre zéro"23. Dire il existe un x tel que f(x), c'est affirmer que le parcours de valeur de f(x) n'est pas vide, donc que la fonction est satisfiable par au moins un argument. De même, dire il existe quelque chose qui soit vert, c'est affirmer que la fonction être vert (ou verdoyer) est vraie d'au moins un objet, donc que le concept n'est pas un concept vide. Bref, affirmer que quelque chose est vert, c'est effectivement, produire une assertion du type A(sujet) est(attribution) B(prédicat). Or, notre discussion montre bien que si "vert" est effectivement en position prédicative dans quelque chose est vert, on peut apparemment aussi mettre "vert" en position de sujet lorsqu'on dit, par exemple, être vert est une couleur ou être vert n'est pas un concept vide, violant de ce fait la dissymétrie objet/concept en rendant la relation d'attribution convertible. Pourtant, "bien que notre proposition n'ait pas le concept pour sujet, elle en énonce quelque chose. On peut l'entendre comme un énoncé disant qu'un concept tombe sous un concept supérieur"24. Donc, B(prédicat) est(attribution) C(prédicat) ne consiste pas à transformer un prédicat en sujet, le concept en objet, mais à subsumer un concept sous un autre concept. Dire être vert est une couleur, être vert est possible, etc., c'est satisfaire la fonction "être une couleur", "être possible", etc. par un argument qui n'est pas un objet mais un concept, c'est donc énoncer une propriété d'un concept. En particulier, "j'ai appelé l'existence : propriété d'un concept. [...] Dans la proposition « il y a au moins une racine carrée de 4 », il n'est rien dit du nombre 2 précisément, ni de -2, il est dit d'un concept, à savoir racine carrée de 4 qu'il n'est pas vide"25. En d'autres termes, non seulement la forme logique de B(prédicat) est(attribution) existant (B existe) n'est pas celle de B(sujet) est(attribution) C(prédicat) mais celle de B(prédicat) est(attribution) C(prédicat), ce qui confirme le critère d'inconvertibilité du concept en objet (ou du prédicat en sujet) énoncé par Frege. Mais il y a plus : dans la mesure où, dans notre modèle, "est existant (existe)" est une propriété du second ordre, une méta-propriété, si l'on veut, elle ne peut être prédiquée que d'un concept et non pas d'un objet26.

Donc, à la question "ne peut-on pas dire que quelque chose est Alexandre le Grand, le nombre quatre, la planète Vénus, comme on dit que quelque chose est vert ou est un mammifère ?", la seule réponse possible est : certainement pas. Certainement pas "comme" en tout cas. Si dire que quelque chose est vert, c'est dire qu'il existe quelque chose qui soit vert, on ne peut précisément pas dire que quelque chose est Alexandre le Grand dans le sens où il existe quelque chose qui soit Alexandre le Grand. Ce n'est même pas faux, c'est un pur non-sens : "je ne dirai pas qu'il est faux d'énoncer d'un objet ce qu'on a énoncé d'un concept, je dirai que c'est impossible, que c'est dépourvu de sens. La proposition « il existe Jules César » n'est ni vraie ni fausse, elle est dépourvue de sens bien que la proposition « il y a un homme dont le nom est Jules César » ait un sens. Mais ici nous derechef un concept comme l'atteste l'article indéfini"27. L'existence est, avons-nous dit, propriété d'un concept, non d'un objet. Dire Alexandre le Grand existe, c'est donc absurde dans le pire des cas (violation de la dissymétrie objet/concept), maladroit dans le meilleur. Maladroit en effet si ce que l'on entend par là est un certain homme nommé Alexandre le Grand existe. Car "(être) un certain homme nommé Alexandre le Grand" est le signe linguistique d'un concept, non d'un objet comme le serait "Alexandre le Grand". On est alors en présence d'un nouveau critère linguistique de distinction concept/objet après celui d'insaturation/saturation : "dès qu'un mot est employé avec l'article indéfini ou au pluriel sans article, c'est un terme conceptuel"28. Bref, "un homme nommé Alexandre le Grand" est un terme conceptuel (qui dénote un concept), tandis que "Alexandre le Grand" est un terme d'objet (qui dénote un objet). Dès lors, "en prenant « sujet » et « prédicat » dans leur sens linguistique : un concept est la dénotation d'un prédicat, un objet est ce qui ne peut pas être la dénotation totale d'un prédicat mais peut être la dénotation d'un sujet"29. Autrement dit, "Alexandre le Grand" peut apparaître soit à titre de sujet logique complet dont il sera prédiqué quelque propriété (par exemple "être un des plus grands conquérants de l'histoire" dans la proposition Alexandre le Grand est un des plus grands conquérants de l'histoire), soit à titre de partie incomplète d'un prédicat logique qui prédiquera une propriété du premier ordre (par exemple le fait d'être "un certain homme nommé Alexandre le Grand") d'un sujet logique complet (par exemple "le fils de Philippe II de Macédoine" dans la proposition le fils de Philippe II de Macédoine est un certain homme nommé Alexandre le Grand) ou bien dont il sera prédiqué une propriété du second ordre (par exemple "existe" dans la proposition un certain homme nommé Alexandre le Grand existe). Décidément, on ne peut pas dire le fils de Philippe II de Macédoine est Alexandre le Grand dans le même sens que le feuillage est vert, c'est-à-dire sur le modèle A(sujet) est(attribution) B(prédicat).

En revanche, lorsque l'on dit le fils de Philippe II de Macédoine est Alexandre le Grand, "le « est » a le rôle du signe arithmétique d'égalité, il exprime une identité". De sorte que la forme logique réelle de la proposition n'est plus ni A(sujet) est(attribution) B(prédicat), ni A(prédicat) est(attribution) B(prédicat), mais plutôt A(sujet) est(identité) B(sujet), en d'autres termes, A=B. Voilà l'erreur fondamentale de la logique de Port-Royal : l'identité n'est pas l'attribution, et réciproquement. Ne fût-ce que parce que, comme nous l'avons souligné supra, "une identité est convertible ; en revanche, quand un objet tombe sous un concept, cette relation n'est pas convertible" : a = b équivaut à b = a, tandis que F(x) n'équivaut pas, cela va de soi, à x(F). Le terme "est" est donc irréductiblement équivoque. Les conséquences métaphysiques de ce défaut d'univocité de l'être sont évidemment considérables. La principale, pour notre sujet, nous semble être la non-analyticité de la relation d'identité et, corrélativement, le fait qu'une affirmation du type A(sujet) est(identité) B(sujet) (A=B) n'est pas, au sens de Port-Royal, une explication du terme singulier "A", mais bel et bien une détermination de celui-ci. L'univocité de l'être pour les logiciens de Port-Royal peut s'entendre à la fois comme le fait que l'identité soit un cas particulier de l'attribution (l'identité à soi-même faisant nécessairement partie de la compréhension de tout sujet) et comme le fait que l'attribution soit un cas particulier de l'identité (en vertu de la règle praedicatum inest subjecto verae propositionis). Dès lors, toute proposition affirmative dont le sujet est un terme singulier est l'explication de ce terme singulier dans l'exacte mesure où tous ses prédicats lui sont attribuables a priori. Une proposition de ce type est donc une proposition d'identité et, en même temps, une proposition analytique.

Or, se demande Frege, en quoi consiste exactement l'identité ? "Est-ce une relation ? Une relation entre des objets ou entre des noms ou signes d'objets ? Cette dernière hypothèse fut la mienne dans la Begriffschrift30. Diverses raisons semblent parler en ce sens : a = a et a = b sont des propositions qui n'ont pas, la chose est évidente, la même valeur de connaissance : a = a est a priori et, selon Kant, analytique, tandis que les propositions de la forme a = b ont bien souvent un contenu fort précieux pour le progrès de la connaissance, et elles n'ont pas toujours un fondement a priori [...]. Or, si l'on voulait voir dans l'égalité une relation entre ce que dénotent respectivement les noms « a » et « b », a = b ne pourrait pas, semble-t-il différer de a = a, à supposer que la proposition a = b soit vraie […]. D'autre part, il semble que par a = b, on veuille dire que les signes ou les noms « a » et « b » dénotent la même chose et, dans ce cas, la proposition porterait sur les signes ; on affirmerait l'existence d'une relation entre ces signes. Toutefois cette relation existerait entre les noms ou signes dans la seule mesure où ils dénomment ou désignent quelque chose. Elle naîtrait de la liaison de chacun de ces deux signes avec la chose désignée. Or, une telle liaison est arbitraire ; on ne peut interdire à personne de prendre n'importe quel événement ou objet arbitrairement choisis pour désigner n'importe quoi. En conséquence, la proposition a = b ne concernerait plus la chose même, mais la manière dont nous la désignons ; nous n'y exprimerions aucune connaissance proprement dite. Telle est bien cependant le plus souvent notre intention [...]. Or, il est naturel d'associer à un signe (nom, groupe de mots, caractères), outre ce qu'il désigne et qu'on pourrait appeler sa dénotation (seine Bedeutung), ce que je voudrais appeler le sens (der Sinn) du signe, où est contenu le mode de donation (die Art des Gegebenseins) de l'objet"31. L'identité ou égalité, nous dit Frege, n'est pas une propriété mais une relation. Ce n'est pas une propriété parce qu'alors ce serait une propriété que toute chose possède nécessairement, l'identité à soi-même, et rien ne différencierait a = b de a = a. Ce qui est faux, car si a = a est nécessaire et a priori (analytique), en revanche la proposition a = b est toujours la conséquence d'une découverte : elle n'est donc jamais nécessaire même si elle peut, dans certains cas, demeurer a priori32. En d'autres termes, a = b possède une valeur de connaissance que n'a pas a = a. C'est même, précise Frege à de nombreuses reprises, la tâche essentielle de la science que de nous faire découvrir l'unité sous l'apparence de la diversité. L'identité ou égalité n'est donc pas une propriété mais une relation. Mais, derechef, ce n'est pas une relation entre des objets. Sinon, encore une fois, rien ne distinguerait a = b de a = a. Pour autant, ce n'est pas non plus une relation entre des signes d'objets. D'une part parce cela présuppose l'existence des objets dont "a" et "b" seraient les signes et alors les hypothèses scientifiques mathématisées sous la forme d'une équation n'auraient plus de signification puisque, précisément, l'existence de l'un au moins des objets dénotés par les deux membres de l'équation est hypothétique. D'autre part parce que n'importe quoi pouvant être arbitrairement pris pour le signe de n'importe quoi, nous serions ramenés à la sphère subjective de la représentation, ce qui contredirait le caractère objectif de la découverte scientifique. Alors, certes, nous dit Frege, "cette dernière hypothèse [celle de l'égalité comme relation entre des signes] fut la mienne dans la Begriffschrift". Mais il convient cependant d'en affiner la formulation en disant que ce ne sont pas les signes en tant que tels qui sont concernés par l'égalité, mais plutôt le mode de donation, le mode de présentation (die Art des Gegebenseins) de ces signes, ce que Frege appelle le sens (der Sinn). Bref, comme nous l'avons vu précédemment, la relation d'égalité ne se meut ni dans la sphère publique des objets matériels, ni dans la sphère privée des représentations psychiques, mais dans la sphère publique du sens.

Et comme, pour Frege, c'est le sens de la proposition toute entière (ce qu'il appelle "la pensée", der Gedanke) qui détermine le sens des composants propositionnels, on peut dire33 qu'une proposition telle que le fils de Philippe II de Macédoine est Alexandre le Grand nous indique que les contribution respectives des signes "le fils de Philippe II de Macédoine" et "Alexandre le Grand" aux conditions de vérité de la proposition toute entière (ce que Gareth Evans appelle le semantic power de ces signes) sont les mêmes, à savoir que l'on peut remplacer l'une par l'autre salva veritate34. Dire que a = b, que le fils de Philippe II de Macédoine est Alexandre le Grand, que l'étoile du soir est l'étoile du matin et autres choses de ce genre, n'est rien d'autre que d'affirmer le sens (la pensée) suivante : les signes "a" et "b" sont mutuellement substituables dans une proposition donnée sans rien modifier aux conditions de vérité de ladite proposition. Et, si tel est le cas, c'est effectivement parce que "a" et "b" sont les modes de présentation (der Arten des Gegebenseins) du même objet, les sens (der Sinne) de la même dénotation (die gleiche Bedeutung). "La dénotation d'un nom propre est l'objet même que nous désignons par ce nom ; la représentation que nous y joignons est entièrement subjective ; entre les deux gît le sens qui n'est pas subjectif comme l'est la représentation mais qui n'est pas non plus l'objet lui-même. La comparaison suivante éclairera peut-être ces rapports. On peut observer la lune au moyen d'un télescope. Je compare la lune elle-même à la dénotation ; c'est l'objet de l'observation dont dépendent l'image réelle produite dans la lunette par l'objectif et l'image rétinienne de l'observateur. Je compare la première image au sens, et la seconde à la représentation ou intuition"35. Et si l'on embarque le télescope à bord d'un satellite artificiel et que l'on couple un appareil photographique au télescope, on obtiendra des clichés différents de la même surface lunaire, ce qui, non seulement est instructif, mais est exactement l'effet recherché. Ce qui est bien la preuve que l'égalité entre deux modes de présentation du même objet ne peut être, contrairement à ce que prétendent Port-Royal ou Leibniz, ni subjective, ni a priori. Pour autant, la découverte de la co-référentialité des clichés en question va, a posteriori, fonctionner comme une norme a priori. Cette norme sera : malgré leurs différences intrinsèques, il convient désormais de tenir ces deux modes de présentation pour co-référentiels. Lorsqu'on a convenu que a = b, on donne quitus en quelque sorte à qui, dans une proposition, emploierait ad libitum l'un ou l'autre de ces deux signes. Ce qui, évidemment, n'est pas le cas aussi longtemps que cette norme n'a pas été explicitement établie : on ne peut affirmer, au choix, que Boris Vian est l'auteur de "j'irai cracher sur vos tombes" ou bien que Vernon Sullivan est l'auteur de "j'irai cracher sur vos tombes" tant qu'il n'a pas été admis que Boris Vian est Vernon Sullivan.

Ainsi, là où la logique de Port-Royal tend, pour des raisons essentiellement métaphysiques (ontologie mentaliste, arrière-plan théologique) à conceptualiser les termes singuliers, celle de Frege, en revanche, établit, dans une perspective sémantique de contribution aux conditions de vérité des propositions scientifiques, une stricte distinction entre les signes de concepts et les termes singuliers, c'est-à-dire les signes d'objets que Frege baptise indistinctement "les noms propres" (die Eigennamen) : "par « signes » et « noms », j'entends toute manière de désigner qui joue le rôle d'un nom propre : ce dont la dénotation est un objet déterminé (ce mot étant pris dans l'acception la plus large) mais ne saurait être un concept ni une relation […]. La désignation d'un objet singulier peut consister en plusieurs mots ou autres signes. À fin de brièveté, on appellera « nom propre » toute désignation de ce type"36. Le problème étant que, si l'on prend le mot "objet" dans son acception la plus large, comme le suggère Frege, autrement dit comme désignant toute entité saturée, close sur elle-même, dont l'existence ou l'inexistence participe de la vérité ou de la fausseté la proposition où elle figure, un objet sera tout aussi bien une chose empirique (Vénus dans Vénus est une planète du système solaire) qu'une extension de concept (en particulier un nombre37, par exemple deux dans deux est une racine carrée de quatre), mais aussi, comme le laisse à penser la lettre du 24 mai 1891 de Frege à Husserl38, les valeurs de vérité des propositions et jusqu'aux concepts eux-mêmes. En effet, Frege nous propose au moins deux critères d'objectualité : la saturation (versus l'insaturation conceptuelle) et l'article défini (versus l'article indéfini pour le concept39). Soit, par exemple, la proposition suivante : "  « le nombre 4 est le résultat de la liaison additive de 3 et de 1 » ; l'article défini est légitime au regard de la logique s'il est établi que : 1) il existe un tel résultat, 2) il n'y en a pas plus d'un. Ces conditions remplies, la séquence de mots désigne un objet et doit être interprétée comme un nom propre"40. Ces deux critères ne sont pas interchangeables : une expression peut être saturée, et donc réputée être un nom propre sans être introduite par un article défini, cela va de soi. C'est le cas, notamment, pour les noms propres des langues naturelles. Mais, ajoute, Frege, toutes les expressions de la forme "le tel et tel" (que Russell appellera "descriptions définies") doivent être regardées comme des noms propres logiques. Mais, dire que "l'article défini est légitime au regard de la logique s'il est établi que : 1) il existe un tel résultat, 2) il n'y en a pas plus d'un" n'engendre-t-il pas une confusion embarrassante avec les noms propres naturels ? La différence entre "Walter Scott" et "l'auteur de Waverley" n'est-elle pas précisément dans la présupposition d'existence et d'unicité (existence et unicité qui n'ont donc pas à être établies) qui caractérise la dénotation de la première expression mais nullement de la seconde comme le montre le fait que l'auteur de Waverley n'existe pas est une proposition pourvue de sens, contrairement à Walter Scott n'existe pas41?

Par ailleurs, outre ses implications sémantiques, dire que toute expression de la forme "le tel et tel" est un nom propre et dénote un objet a des implications ontologiques. Dans la lettre à Husserl mentionnée supra, Frege établit un parallélisme strict entre
- le nom propre (Eigenname), le sens du nom propre (Sinn des Eigennamens), la dénotation du nom propre (Bedeutung des Eigennamens) et l'objet dénoté (Gegenstand)
- la proposition (Satz), le sens de la proposition (Sinn des Satzes), la dénotation de la proposition (Bedeutung des Satzes) et la valeur de vérité de la proposition (Warheitswert des Satzes)
- l'expression conceptuelle (Begriffswort), le sens de l'expression conceptuelle (Sinn des Begriffswortes), la dénotation de l'expression conceptuelle (Bedeutung des Begriffswortes) et le concept lui-même (Begriff).
À considérer ce parallèle, il est difficile de résister à la tentation de l'analogie : la valeur de vérité est à la proposition ce que le concept est à l'expression conceptuelle et ce que l'objet est au nom propre. Autrement dit la proposition est le nom propre du vrai et du faux et l'expression conceptuelle est celui du concept. Ou encore, le vrai ou le faux sont l'objet (au sens frégéen que nous avons donné à ce terme) de la proposition42, de même que le concept est l'objet de l'expression conceptuelle. Ce que Frege admet volontiers : "une valeur de vérité ne peut pas plus être une pensée que ne saurait l'être le soleil ; car cette valeur n'est pas un sens, c'est un objet [...]. Si la valeur de vérité d'une proposition est sa dénotation, toutes les propositions vraies ont même dénotation et toutes les fausses également"43. Autrement dit le vrai et le faux ne sont pas de simples modes de présentation variables et contingents des propositions affirmatives directes, mais ce à quoi elles renvoient, sinon éternellement et immuablement, du moins indépendamment des langues et des structures mentales des hommes qui en font usage. Il en va de même pour les concepts : ceux-ci devant à tout prix être préservés du péril psychologiste, ils sont des entités qui, sans être à proprement parler des objets, sont dénotées avec le même degré d'objectualité qu'eux. Avec, pour conséquence générale, ce qu'on appelle parfois le platonisme de Frege : on se retrouve avec une ontologie foisonnante, voire potentiellement inflationniste, qui n'a rien à envier, de ce point de vue, à celle des logiciens de Port-Royal. Ce dont, d'ailleurs, Frege est parfaitement conscient : "on ne peut nier qu'on se heurte à une difficulté linguistique inévitable quand on dit : le concept cheval n'est pas un concept, bien que la ville de Berlin soit une ville et le volcan Vésuve soit un volcan [...] : on use d'une tournure nominale d'objet et l'on vise un concept"44. Difficulté qui, comme on sait, s'avérera bientôt engendrer une redoutable contradiction logique.


1Leibniz - Philosophischen Schriften, VII - p.200 - Berlin - Gerhardt - 1880. Il est remarquable, que, dans la lignée leibnizienne, cette Begriffschrift frégéenne ne soit pas seulement conçue comme un "calcul rationnel c'est-à-dire une technique pour raisonner infailliblement [calculus ratiocinator seu artificium facile et infallibiliter ratiocinandi]" (Leibniz - Opuscules et Fragments Inédits - Ed. L. Couturat - p.239 - Georg Olms Verlag - Hildesheim - 1988) qui n'aurait été qu'une sorte de langue formelle au sens de Carnap (c'est-à-dire dépourvue de contenu conceptuel) mais comme une véritable lingua characterica universalis. La Begriffschrift est donc une notation conceptuelle qui se veut à la fois formelle (à l'instar de l'algèbre de Boole) et conceptuelle (à l'instar de l'arithmétique de Peano). Raison pour laquelle on traduit généralement le terme "Begriffschrift" par "idéographie".
2Begriffschrift – Eine der arithmetischen nachgebildete Formelsprache des reinen Denkens. L'idée d'une notation formelle de la pensée appliquée, notamment, aux mathématiques sera reprise et développée par Frege en 1893 dans ses Grundgesetze der Arithmetik.
3Frege - Grundlagen der Arithmetik - p.20 - trad. Imbert - Paris - le Seuil - 1969
4Evans - the Varieties of Reference - p.8 - traduit par moi-même - Oxford - Oxford University Press - 1982
5Frege - Grundlagen der Arithmetik - p.122 - trad. Imbert - Paris - le Seuil - 1969
6Op. cit. - p.187
7Op. cit. - p.186-187
8Frege - Funktion und Begriff - in Ecrits Logiques et Philosophiques - p.84 - trad. Imbert - Paris - le Seuil - 1971
9Le premier, qui conquit les territoires Salyens à partir de 124 av. J.-C., donnerait la valeur vrai à la fonction, le second la valeur faux.
10Ce que Frege entend par "parcours de valeurs" (Wertverlauf) est sans difficulté : c'est toute expression qui permet à la fonction d'acquérir une valeur. Par exemple "2124" fait partie du parcours de valeur de la fonction 2x3+x, mais "César" n'en fait pas partie. Et inversement pour la fonction conquit les Gaules. Le parcours de valeur est donc ce qu'on appelle en mathématiques le domaine de définition ou l'ensemble de définition d'une fonction. Donc dire que la fonction 1/x n'acquiert aucune valeur si l'on remplace x par "0" ou par "César" (par la valeur O ou par la valeur César), c'est dire que ces dernières expressions n'appartiennent pas au parcours de valeur de la fonction.
11Frege - Funktion und Begriff - in Ecrits Logiques et Philosophiques - p.81 - trad. Imbert - Paris - le Seuil - 1971
12Op. cit. - p.92
13Op. cit. - p.90
14Frege - Begriff und Gegenstand - in Ecrits Logiques et Philosophiques - p.128 - trad. Imbert - Paris - le Seuil - 1971
15Cf. notes 12 et 13.
16Frege - der Gedanke - in Ecrits Logiques et Philosophiques - p.184 - trad. Imbert - Paris - le Seuil - 1971
17Cf. note 11.
18 "l’esprit, en concevant, se tourne en quelque façon vers soi-même et considère quelqu’une des idées qu’il a en soi ; mais en imaginant il se tourne vers le corps" (Descartes, Méditations Métaphysiques, VI, 4 - Paris - PUF - 1956). À quoi Frege, anticipant le paradoxe wittgeinsteinien du scarabée dans sa boîte, objecte : "dans ces conditions, toute contradiction entre deux savoirs est impossible ; il est proprement futile de se battre pour la vérité, tout aussi futile, sinon ridicule, que si deux hommes se battaient pour savoir si un billet de dix marks est authentique, l'un et l'autre ayant en vue le billet qu'il a lui-même dans la poche et comprenant le mot « authentique » dans un sens qui lui est propre" (Frege - der Gedanke - in Ecrits Logiques et Philosophiques - p.184 - trad. Imbert - Paris - le Seuil - 1971).
19Frege - der Gedanke - in Ecrits Logiques et Philosophiques - p.173 - trad. Imbert - Paris - le Seuil - 1971
20souligné par l'auteur - Pascal Engel - Identité et Référence - p.68 - Presses de l'ENS - Paris - 1985
21Même si dans certaines langues, comme le latin, le russe ou l'arabe, ce terme est souvent sous-entendu.
22Frege - Begriff und Gegenstand - in Ecrits Logiques et Philosophiques - p.129 - trad. Imbert - Paris - le Seuil - 1971
23Frege - Grundlagen der Arithmetik - p.180 - trad. Imbert - Paris - le Seuil - 1969
24Frege - Begriff und Gegenstand - in Ecrits Logiques et Philosophiques - p.135 - trad. Imbert - Paris - le Seuil - 1971
25Op. cit. - p.134
26En conséquence,
1° - "l'existence étant propriété du concept, la preuve ontologique de l'existence de Dieu n'atteint pas son but" (Frege - Grundlagen der Arithmetik - p.180 - trad. Imbert - Paris - le Seuil - 1969), ce qui sape les fondements théologiques de la logique de Port-Royal puisque l'existence de Dieu est, depuis Descartes, le paradigme de l'idée claire et distincte en même temps que la garantie de véracité du jugement
2° - "dans la proposition « tous les mammifères ont du sang rouge », la nature prédicative du concept n'est pas oblitérée. On pourrait en effet dire « tout ce qui est mammifère a du sang rouge » ou « si quelque être est mammifère, il a le sang rouge »" (Frege - Begriff und Gegenstand - in Ecrits Logiques et Philosophiques - p.133 - trad. Imbert - Paris - le Seuil – 1971), ce qui met à mal le paradigme syllogistique de la méthode du raisonnement (la troisième opération de l'esprit après la conception et le jugement) qui conduit inévitablement à attribuer à un objet une propriété du second ordre préalablement prédiquée d'un concept (c'est le cas, précisément, dans la preuve ontologique : un être parfait existe ; or Dieu est un être parfait ; donc Dieu existe).
27Op. cit. - p.136
28Frege - Grundlagen der Arithmetik - p.180 - trad. Imbert - Paris - le Seuil - 1969. La remarque de Frege ne vaut, bien entendu, que pour les langues qui possèdent cette nuance grammaticale.
29Frege - Begriff und Gegenstand - in Ecrits Logiques et Philosophiques - p.133 - trad. Imbert - Paris - le Seuil - 1971
30Cf. notes 43 et 44.
31Frege - über Sinn und Bedeutung - in Ecrits Logiques et Philosophiques - p.102-103 - trad. Imbert - Paris - le Seuil - 1971
32Nous ne discuterons pas ici le paradoxe d'une connaissance logiquement nécessaire quoique épistémiquement a posteriori. Nous le ferons dans le chapitre consacré à Kripke.
33Cf. note 62
34 Ce qui correspond d'ailleurs exactement à la définition leibnizienne de l'égalité du point de vue sémantique (conception qui peut donc, apparemment, sans dommage être déconnectée de ses attendus métaphysiques et de ses assomptions mentalistes) : "aequalia sunt quae mutuo sibi substitui possunt salva veritate" (Leibniz - Opuscules et Fragments Inédits - Ed. L. Couturat - p.546 - Georg Olms Verlag - Hildesheim - 1988).
35Frege - über Sinn und Bedeutung - in Ecrits Logiques et Philosophiques - p.106 - trad. Imbert - Paris - le Seuil - 1971
36Frege - über Sinn und Bedeutung - in Ecrits Logiques et Philosophiques - p.103-104 - trad. Imbert - Paris - le Seuil - 1971
37Au chapitre 68 des Grundlagen der Arithmetik, Frege a défini le nombre cardinal comme l'extension d'un concept : "le nombre qui appartient au concept F est l'extension du concept « équinumérique au concept F »" (Frege - Grundlagen der Arithmetik - p.194 - trad. Imbert - Paris - le Seuil - 1969).
38Frege - Wissenschaftliche Briefwechsel - in Pascal Engel - Identité et Référence - p.62 - Presses de l'ENS - Paris - 1985
39Cf. note 70
40Frege - Begriff und Gegenstand - in Ecrits Logiques et Philosophiques - p.139 - trad. Imbert - Paris - le Seuil - 1971
41Toutefois, il est correct de dire il existe un homme dont le nom est Walter Scott. Pourquoi ? La réponse de Frege est que "un homme dont le nom est Walter Scott" est une expression conceptuelle, tandis que "Walter Scott" ou même "l'homme dont le nom est Walter Scott" sont des noms propres (cf. note 69). Or, précisément, "l'homme dont le nom est Walter Scott" n'est-il pas, au sens de Frege, le mode de présentation (die Art des Gegebenseins) d'un objet possible doté des propriétés discriminantes d'être un homme et d'avoir "W. Scott" pour nom ? Ce problème nous semble à rapprocher du traitement que Frege réserve aux noms fictifs. Par exemple "Ulysse" dans l'Odyssée : "la proposition « Ulysse fut déposé sur le sol d'Ithaque dans un sommeil profond » a évidemment un sens, mais il est douteux que le nom « Ulysse » qui y figure ait une dénotation ; à partir de quoi il est également douteux que la proposition entière en ait une [...]. Mais pourquoi voulons-nous que tout nom propre ait une dénotation, en plus d'un sens ? Pourquoi la pensée ne nous suffit-elle pas ? C'est dans l'exacte mesure où nous importe sa valeur de vérité [...]. De là, vient qu'il importe peu de savoir si le nom « Ulysse », par exemple, a une dénotation, aussi longtemps que nous recevons le poème comme une oeuvre d'art" (Frege - über Sinn und Bedeutung - in Ecrits Logiques et Philosophiques - p.108-109 - trad. Imbert - Paris - le Seuil - 1971). Il est donc clair que, pour Frege, il existe des noms propres sans dénotation, dans la simple mesure où ces signes apparaissent dans des récits qui n'ont aucune prétention à la vérité (on remarquera que cette dichotomie des formes de récit recoupe exactement celle que fait Platon en République III, 393b-398b entre mimèsis et diégèsis). Dès lors, selon toute vraisemblance, il y aurait un sens à dire Ulysse n'existe pas, ce qui, en termes frégéens, serait une façon d'abréger il n'y a pas et il ne peut y avoir d'homme qui possède les propriétés que Homère attribue à Ulysse dans l'Odyssée, ou encore le concept d'ulysséité possédant les caractères suivants ... est un concept vide. Bref, « Ulysse » serait employé comme une façon commode de condenser une disjonction de modes de présentation du personnage et, en toute rigueur, plutôt que Ulysse fut déposé sur le sol d'Ithaque dans un sommeil profond, c'est « Ulysse » fut déposé sur le sol d'Ithaque dans un sommeil profond qu'il faudrait écrire. Mais on ne le fait pas car, nous dit Frege, "il importe peu de savoir si le nom « Ulysse », par exemple, a une dénotation, aussi longtemps que nous recevons le poème comme une oeuvre d'art". Toutefois, si c'était le cas, on aurait la preuve que, en dépit des apparences, « Ulysse » n'est pas un nom propre mais le sens d'un nom propre possible : "si on emploie les mots de la manière habituelle, c'est de leur dénotation que l'on parle. Mais il se peut que l'on veuille parler des mots eux-mêmes ou de leur sens. [En particulier] un mot entre guillemets ne peut donc pas être pris dans sa dénotation habituelle. [Auquel cas] il serait souhaitable d'avoir un expression particulière pour désigner les signes qui ont seulement un sens" (Op. cit. - p.104-105-109).
42Plus précisément, de la proposition affirmative au style direct. Car, au style indirect "la proposition subordonnée a pour dénotation une pensée et non une valeur de vérité ; son sens n'est pas une pensée, c'est le sens des mots « la pensée que ... »" (Op. cit. - p.112-113). Le mécanisme de l'oratio obliqua est donc le même que pour les mots entre guillemets en général (cf. supra) : lorsqu'il est fait mention d'un signe, sa dénotation n'est pas celle qu'il aurait eue dans l'oratio recta, mais le sens (la pensée) de celle-ci.
43Op. cit. - p.111
44Frege - Begriff und Gegenstand - in Ecrits Logiques et Philosophiques - p.131-140 - trad. Imbert - Paris - le Seuil - 1971