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samedi 15 mars 1997

QUELLE EST LA NATURE DE LA RHETORIQUE ?

(Platon, Gorgias, 449d - 461b)


Gorgias vient donc de donner une "démonstration" de son art de la rhétorique, de sa technique du langage efficace chez son ami Calliclès. Intervient alors Socrate qui, plutôt que d'assister à une nouvelle démonstration, souhaite discuter avec l'orateur pour lui poser quelques questions. Voilà qui devrait satisfaire à la fois :
- Socrate qui aime poser des questions
- Gorgias qui prétend avoir réponse à tout
- le cercle d'amis qui désire admirer encore les prouesses techniques de Gorgias.

La question de Socrate est la suivante : en quoi consiste l'art de Gorgias, à savoir l'art rhétorique ? Il ne s'agit pas de décrire cet art en lui attribuant, comme le fait spontanément Polos, telle ou telle qualité, mais de dire ce qu'il est. Socrate, on le voit, réfute par avance toute réponse faisant référence aux apparences de la rhétorique, ce qui l'intéresse, c'est son essence, sa nature. Et plus précisément, ce qui intéresse Socrate va être de savoir si l'art de l'orateur, dont Gorgias passe pour être le maître incontesté, est un pouvoir de conviction ou bien de persuasion. L'enjeu de cet entretien entre Socrate et Gorgias est donc de cerner exactement la nature du pouvoir des orateurs sur le public :
- ou bien ils s'emploient à convaincre, c'est-à-dire qu'ils essaient de déterminer une connaissance au moyen d'arguments rationnels
- ou bien ils s'emploient à persuader, c'est-à-dire qu'ils essaient de déterminer une croyance au moyen d'arguments passionnels.

Mais les étapes de la réponse de Gorgias montrent que cette question suscite de nombreuses difficultés. Ces étapes sont les suivantes :
- quel est l'objet de la rhétorique ?
- quelle est la valeur de la rhétorique ?
- quelle est l'effet de la rhétorique ?


1 - L'OBJET DE LA RHETORIQUE : SUR QUOI PORTE-T-ELLE ?

Gorgias prétend donc être un bon orateur et former de bons orateurs, autrement dit des spécialistes du maniement efficace du langage. Conscient de la difficulté qu'il y a à définir d'emblée la nature de cette spécialité, Socrate s'enquiert premièrement de l'objet de la rhétorique : sur quoi porte-t-elle exactement ?


Première réponse de Gorgias : son art porte sur les discours.

Mais immédiatement deux difficulté surgissent : la rhétorique porte sur les discours, soit, mais qu'est-ce qu'on entend exactement par "porter sur" ? En effet, le tissage porte sur les vêtements, la musique sur les chants, la médecine sur la santé, etc. Ces différents objets sont des destinations pour leurs arts respectifs. Et il est bien évident que le discours, s'il est un objet, n'est pas une destination finale puisqu'il doit porter lui-même sur d'autres objets. Le discours ne peut pas être une finalité en soi. Même le discours poétique n'est pas un objet fini : il doit viser une émotion esthétique. Certes le délire verbal ne vise rien, mais il n'est pas non plus une finalité (il n'est pas intentionnel) et puis est-ce encore du "discours" ? Ensuite, le discours, s'il est un objet, n'est pas la propriété exclusive de la seule rhétorique puisque tous les arts peuvent se servir d'un discours comme objet. Toutes les techniques en effet ont ceci de particulier qu'elles doivent pouvoir rendre raison de ce qu'il faut faire pour réaliser la destination finale (rappelons qu'en grec, "langage" et "raison" se rendent par le même terme logos). Et l'on voit précisément, par l'utilisation du discours que font les différentes techniques, que le discours est toujours un moyen vers autre chose. 


Donc de deux choses l'une :
- ou bien "porter sur" signifie "avoir pour destination" mais alors il est absurde de dire que la rhétorique porte sur le discours parce que le discours n'est jamais une destination
- ou bien "porter sur" signifie "utiliser comme moyen" et alors il est banal de dire que la rhétorique porte sur le discours parce que, dans ce cas, tous les arts ont la prétention d'utiliser le discours comme moyen de communiquer.

Ainsi le discours, pris comme objet de la rhétorique, n'est qu'un moyen,
non pas une destination. Oui mais le problème reste entier : comment cerner à
présent le discours comme moyen spécifique de la rhétorique ?

Deuxième réponse de Gorgias : son art porte sur les discours en tant qu'unique moyen de réalisation.

On voit d'abord que la première difficulté n'est qu'éludée, en rien résolue. C'est parce que Gorgias, pourtant spécialisé dans les réponses courtes et concises, a échoué à définir la destination de la rhétorique, que la conversation change de sujet pour s'intéresser au moyen spécifique. On se rend compte au passage de la mauvaise foi de Gorgias, qui plutôt que de remettre en question son savoir prétendu, essaie de sauver la valeur de la réponse par le moyen puéril bien connu : "mais ce n'est pas ce que je voulais dire ...". La rhétorique est donc à présent définie comme l'art qui a le discours comme unique moyen de réalisation. Mais là encore, Socrate n'a aucun mal à montrer que cette propriété n'est pas spécifique à la rhétorique puisque d'autres arts s'exercent aussi par le seul moyen du discours : par exemple, les mathématiques, l'astronomie ou les jeux de société. Rappelons en effet que le "discours" est la traduction de logos, à la fois "langage" et "raison". Et Socrate insiste même sur le fait que ces autres arts (mathématiques, astronomie, etc.) qui ont le discours comme unique moyen ont cependant une destination bien spécifique (les nombres, les astres, etc.), ce qui, rappelons-le, n'est pas le cas pour la rhétorique.

La seconde réponse de Gorgias n'est donc pas plus satisfaisante que la première. Gorgias doit lui-même en convenir ("oui", "c'est ainsi", "tu as raison", etc.). D'où une nouvelle parade de Gorgias qui consiste encore une fois à changer de sujet, mais de manière plus radicale cette fois : puisque de toute évidence la rhétorique n'a ni destination, ni moyen spécifiques, élevons le débat et cherchons sa particularité dans sa valeur, c'est-à-dire ici dans le jugement que l'on doit porter sur la rhétorique.


2 - LA VALEUR DE LA RHETORIQUE : COMMENT DOIT-ON LA JUGER ?

La transition entre la recherche de l'objet de la rhétorique et celle de sa valeur se fait subrepticement, par un artifice rhétorique dont Gorgias a le secret qui permet de changer de sujet sans en avoir l'air. A l'exhortation de Socrate à trouver enfin un objet précis à la rhétorique, Gorgias répond en effet que celle-ci porte sur "les plus importantes des choses humaines et les meilleures".

Apparemment, la réponse à la question est pertinente, elle semble même ramener le débat à sa clarté initiale : Gorgias semble vouloir dire que la rhétorique a pour objet en tant que destination finale "les choses les meilleures". Mais comme l'objet en question "les choses" ("les affaires", "les machins", en grec ta pragmata) est le plus vague, le plus général qui puisse exister, on n'est pas plus avancé et c'est sur la qualité, sur la valeur de ces "choses" qu'on doit faire porter son attention. Gorgias réalise donc une bonne opération :
- il répond apparemment à la question posée
- il change subrepticement de sujet
- il amène la conversation sur son terrain privilégié : la valeur éminente de ce qu'il enseigne.

Première définition de Gorgias : la rhétorique porte sur ce qu'il y a de meilleur.

L'objection de Socrate à cette définition a toujours la même forme : ce critère n'est pas suffisant. En effet, le médecin, l'entraîneur, l'homme d'affaires auraient pu en dire autant à propos de leurs arts respectifs : la médecine porte sur ce qu'il y a de meilleur, savoir la santé ; l'éducation physique porte sur ce qu'il y a de meilleur, savoir la beauté du corps ; l'activité commerciale porte sur ce qu'il y a de meilleur, savoir la richesse.


Socrate fait en réalité sous cette forme deux objections à Gorgias :
- il lui reproche son indifférentisme
- il lui reproche son inobjectivité.

Première objection : l'indifférentisme. On a vu que cela consiste à affirmer que "tout se vaut", "la valeur, c'est ce qui nous fait plaisir", "rien n'est absolu", etc. Or Gorgias, comme sophiste, est indifférentiste. Et Socrate profite de l'occasion qui lui est fournie pour montrer que cette position est incohérente. Le raisonnement est le suivant : "si tu te prétends indifférentiste, alors rien n'est préférable à rien ; or tu affirmes que ton art est préférable aux autres ; d'où contradiction". Il s'agit là de montrer que le fond d'opportunisme qui est à la base de tout relativisme est la porte ouverte à la violence : deux indifférentistes mis en présence l'un de l'autre, n'ont, s'ils sont en désaccord, pas d'autre moyen que la force pour régler leur différend.

Deuxième objection : l'inobjectivité de Gorgias. Par la comparaison avec d'autres arts (médecine, culture physique, etc.), Socrate montre donc que ces arts peuvent aussi prétendre à être les meilleurs, ce qui, on l'a vu n'a pas beaucoup de sens. Mais ils ont encore un avantage sur la rhétorique parce que, dans leur cas, il existe un objet qui peut servir de justification à leur valeur éminente : la médecine fonde son éminence sur la santé, la culture physique sur la beauté du corps, le sens des affaires sur la richesse. Et la rhétorique, sur quoi fonderait-elle sa supériorité puisqu'on ne lui a pas trouvé d'objet spécifique ? Socrate garde donc l'iniative du dialogue en proposant un angle de vue un peu différent pour examiner le problème : "l'art est la cause d'un bien". Autrement dit, le bien, cette valeur suprême que tout art prétend apparemment viser, est la conséquence de l'exercice de l'art. Or tout art, on l'a vu, produit une destination finale qui est elle aussi la conséquence de l'exercice de l'art. Faisons donc l'hypothèse que ce qui importe dans l'exercice d'un art, c'est au fond sa conséquence, qu'on la nomme "valeur" ou bien "destination". Demandons-nous donc à présent quelle est la conséquence de la rhétorique.


Deuxième définition de Gorgias : la rhétorique porte sur ce qu'il y a de meilleur, c'est-à-dire qu'elle est la cause du pouvoir de convaincre.

A défaut d'être concise, cette définition frappe de prime abord par le détail et la précision. Gorgias dit en effet les choses suivantes :
- la rhétorique cause le pouvoir d'être libre
- la rhétorique cause le pouvoir de commander
- la rhétorique cause le pouvoir de convaincre.

De toute évidence, pour Gorgias, ces notions sont équivalentes : être libre, c'est commander, et commander c'est convaincre. Cette analyse est loin d'être absurde. Dans un Etat démocratique en effet, toute proposition doit être présentée, discutée puis évaluée par des instances différentes. C'est là
en droit le principe de fonctionnement de la justice : l'avocat (défenseur), le parquet (accusateur), le jury (juge) doivent être indépendants l'un de l'autre. Or chacune de ces fonctions s'effectue par et dans le langage. Donc il est juste de dire que, en un sens, pour être un citoyen libre, il faut pouvoir agir politiquement ("commander") et pour pouvoir agir politiquement, il faut être convaincant, c'est-à-dire faire partager son intention.

On arrive ainsi à une définition de la rhétorique qui, pour une fois, semble dénuée d'opportunisme : ce dont la rhétorique est la cause, ce que la rhétorique produit, c'est de la conviction. Il semble que la conviction soit enfin la destination finale inlassablement traquée depuis le début de l'entretien. Si l'objet d'un art c'est ce que cet art produit, alors il est parfaitement légitime de dire que la conviction est l'objet de la rhétorique. Cependant Socrate soupçonne Gorgias de n'avoir pas tout dit. Ne vient-il pas d'ailleurs d'ajouter que cette conviction avait elle même le pouvoir de "tenir en esclavage" les convaincus. C'est donc que la conviction peut n'être qu'un moyen en vue d'autre chose. Mais alors en vue de quoi ? De même qu'on peut se demander de quelles sortes d'animaux le zôgraphôn est spécialiste, demandons-nous de quelles sortes de convictions l'orateur est spécialiste.Encore une fois Socrate va faire remarquer qu'en définissant un art comme ce qui cause le pouvoir de convaincre, on ne vise pas spécifiquement la rhétorique. En effet, enseigner c'est convaincre, or tout art s'enseigne, donc tout art peut, en droit, convaincre. De quoi donc prétend convaincre spécifiquement la rhétorique ?
 
Troisième définition de Gorgias : la rhétorique porte sur ce qu'il y a de meilleur, c'est-à-dire qu'elle cause le pouvoir de convaincre de ce qui est juste ou injuste.

Une fois de plus la définition de Gorgias a belle allure. Si la rhétorique enseigne le pouvoir de convaincre devant le Tribunal ou devant l'Assemblée, c'est qu'elle permet à l'orateur de faire partager son intention, son point de vue. Or qu'est-ce qui, dans l'expression de l'orateur, pourrait bien valoir comme l'agent le plus efficace pour emporter l'adhésion de l'auditoire, sinon la conviction que ce qu'il dit est juste ? Cependant, on peut de bonne foi être convaincu de la justesse d'une proposition et se trouver dans l'erreur. C'est dire que le sentiment de certitude que forge toute conviction est, comme tout sentiment, subjectif. Et cette certitude subjective peut parfaitement se trouver objectivement fausse (ex. de l'attitude "révisionniste") ou indécidable (ex. des croyances métaphysiques). Il n'est donc pas nécessaire que ce qui est subjectivement certain soit aussi objectivement vrai.

Or Platon nomme "opinion" ou "croyance" (doxa) tout sentiment de certitude subjective, d'intime conviction, mais qui est injustifiable par des raisons. Et il appelle "science" ou "connaissance" (epistêmê) le même sentiment qui est justifiable rationnellement. Il se pose évidemment la question de savoir si le sentiment de justice que détermine le discours de l'orateur efficace dans l'esprit du public est une connaissance ou une croyance. Autrement dit, et cela est l'enjeu éthique fondamental du dialogue, est-ce que l'orateur convaincant apprend quelque chose au juge ou bien est-ce qu'il se contente de le lui faire croire. Dans un cas l'orateur convainc en instruisant, dans l'autre cas il persuade en séduisant. 

On est donc au bout de notre seconde étape :
- on a d'abord échoué à définir la rhétorique par son objet, c'est-à-dire par ce sur quoi elle porte
- on échoue également à la définir par sa valeur, c'est-à-dire la manière dont il faut la juger
- on va tenter de la définir par son effet, c'est-à-dire conviction ou bien persuasion.


3 - L'EFFET DE LA RHETORIQUE : CONVICTION OU PERSUASION ?

Remarquons que cette phase finale de l'entretien entre Gorgias et Socrate est en même temps son aboutissement prévu. Socrate avait en effet pour intention de questionner son interlocuteur sur ce qu'est la rhétorique, sur sa nature, son essence, ("quel est l'art que tu connais ?"). Et même si les questions intermédiaires portant sur l'objet et sur la valeur n'ont pas réussi à définir la rhétorique, elles ont néanmoins servi de tremplin commode pour amener les deux interlocuteurs sur le terrain de prédilection de la philosophie : ce qui dépasse l'évidence sensible (la métaphysique ou l'ontologie).


La rhétorique détermine une conviction basée sur l'opinion.

Pour Gorgias, "il est bien évident que c'est une conviction qui tient à la croyance". Gorgias n'a aucun doute là-dessus, ne serait-ce que parce qu'en tant qu'indifférentiste, il prétend qu'il n'y a pas de connaissance absolue, donc au fond qu'il n'y a que de la croyance. Par ailleurs si la rhétorique ne se soucie que de la croyance, c'est essentiellement pour trois raisons :
- l'orateur n'a pas le temps d'instruire réellement toute la foule des jurés (rappelons qu'ils sont cinq cents au Tribunal et jusqu'à six mille à l'Assemblée), il faudrait pour cela prendre à part chaque individu pour lui tenir un discours adapté à ses facultés de compréhension, ce qui dépasse le pouvoir de l'orateur
- chaque membre du jury se satisfait tout à fait d'une information rapide, facile à saisir, imagée et donc facile à retenir, lumineuse et donc dont la conclusion n'est pas trop difficile à trouver (il est bien connu que les discours "simplistes" sont mieux reçus par le public)
- l'expérience montre que, pour ces raisons, l'orateur qui vise la croyance est plus efficace que celui qui vise la connaissance (cf. le fameux exemple de Gorgias : l'orateur qui parle de médecine est plus convaincant que le médecin qui parle de médecine).

Oui mais, en admettant que la rhétorique puisse se satisfaire d'inculquer des croyances plutôt que des connaissances, encore faut-il que ce soit des croyances justes, des opinions droites, car dans la plupart des cas, il en va du bien-être de la Cité. Car en effet lorsqu'il s'agit pour l'Assemblée de choisir le spécialiste le plus compétent dans tel ou tel domaine, il est important que le choix du public soit guidé par la recherche du bien public. Le raisonnement est le même, bien entendu, s'il s'agit de condamner ou d'amnistier. Or, si l'orateur ne prétend pas instruire le public, il devrait néanmoins s'assurer que l'opinion qu'il inculque soit au moins une opinion juste. Donc, si on comprend bien, la rhétorique vise la conviction publique de ce qui est juste par la croyance juste que l'orateur doit déterminer dans l'esprit du public qui juge. Mais cela implique évidemment que l'orateur ait au moins la croyance juste, sinon la connaissance de ce dont il parle (cf. Phèdre 259e-260e). Ce qui implique à son tour que son maître de rhétorique lui ait enseigné cette croyance juste ou cette connaissance. L'enseignant est donc premier responsable de l'utilisation qui va être faite de son art de convaincre. Tel n'est pas pourtant le raisonnement de Gorgias.


Le maître de rhétorique n'est pas responsable de l'utilisation que l'orateur fait de son pouvoir.

Le raisonnement de Gorgias est différent parce que, pour lui, la liberté se confond avec la force : le fort est libre comme le libre est fort. Donc de quelque manière que le maître de rhétorique s'y prenne avec son élève, celui-ci aura acquis un pouvoir de contraindre qui n'est rien d'autre qu'une force physique de d'action dont il est, par hypothèse, absolument libre de faire usage ou non. Les termes de Gorgias sont, à cet égard, sans aucune ambiguïté puisqu'il dit qu'"il faut se servir de la rhétorique comme de tout autre art de combat". De même donc que le maître d'escrime apprend à son élève à attaquer et à se défendre sans présumer de l'usage qui sera fait de cet art et en déclinant par avance toute responsabilité à ce sujet, le maître de rhétorique rend son élève capable d'attaque et de défense mais ignore si ce pouvoir sera actualisé à bon ou à mauvais escient. Mais bien entendu ce raisonnement n'est plus valable au stade suivant : si l'orateur prétend parler avec conviction de la justice, il va devoir nécessairement ajouter à sa force de contrainte, une croyance ou une connaissance de ce qui est juste. On aboutit donc au paradoxe suivant : s'il veut convaincre le public de ce qui est juste, l'orateur a besoin de force et de justice. Or de deux choses l'une :
- ou bien le maître de rhétorique est incompétent en matière de justice mais on est en contradiction avec l'affirmation de Gorgias selon laquelle il enseigne le pouvoir de convaincre de ce qui est juste ou injuste
- ou bien il est compétent à enseigner la justice en plus de la force de conviction et alors on est en contradiction avec une autre de ses affirmations d'après laquelle le maître de rhétorique n'est pas responsable de l'usage qui en est fait ultérieurement par son élève.


Donc la rhétorique n'est pas un moyen de convaincre.

Gorgias insite sur le fait que devant un public d'ignares, l'orateur paraîtra au moins aussi compétent, voire plus, que le véritable homme de l'art. S'il en est ainsi, c'est parce que, comme nous l'avons vu l'orateur et le technicien ne se battent pas à armes égales :
- les atouts de l'orateur sont la concision quant au contenu et l'emphase quant à la forme
- face à lui l'homme de l'art dispose d'une connaissance qui n'est ni concise ni emphatique.

Il est naturel que dans ces conditions qui sont, répétons-le, celles d'un auditoire, par hypothèse peu ou mal informé (autrement il n'aurait pas besoin d'un apport extérieur d'informations), l'orateur a toujours l'avantage sur le technicien. Et cet avantage est suffisant : il n'est pas nécessaire que l'orateur ait de ce dont il parle une connaissance ou une opinion droite. Ce serait inutile puisque, tout ignorant qu'il est, il domine déjà son adversaire compétent. Cet argument est évidemment un slogan publicitaire de choix pour le maître de rhétorique : "sachez séduire un auditoire en donnant l'illusion de savoir ce dont vous parlez sans vous être, au préalable, donné la peine de les apprendre".

Mais ceci est extrêmement grave, objecte Socrate. Dans le Phèdre Platon fait dire à Socrate la chose suivante : supposons qu'un orateur n'ayant jamais vu un cheval détermine un auditeur qui n'en a jamais vu non plus, d'acheter un cheval en lui vantant les qualités d'un animal qui en réalité est un âne. On imagine sans peine les conséquences pour celui qui aura acquis un âne en croyant acheter un cheval. De même, si un orateur qui ne connaît pas le bien détermine son auditeur à agir selon le bien en lui vantant en réalité les qualités du mal, on imagine facilement les conséquences qui vont s'ensuivre pour la Cité. L'irresponsabilité du maître de rhétorique est pour le moins inquiétante. De plus il s'avère que, d'une manière générale, tout maître enseigne à son élève ce qu'il sait. Si le bon maître sait, alors son élève saura aussi. En particulier, si le bon maître sait ce qui est juste (ou bien, ou vrai, etc.) alors son élève saura aussi ce qui est juste, bien, vrai, etc. a contrario si l'élève ne sait pas ces choses, c'est que son maître ne les lui a pas apprises. Mais alors c'est le maître qui est responsable de cette lacune. Le maître est en même temps responsable en droit mais se dit irresponsable en fait. Il y a donc une contradiction quelque part. Sauf à nier l'hypothèse de départ qui, rappelons-le était la suivante : la rhétorique est une technique (ou un art) qui vise à convaincre de ce qui est juste ou injuste. Or, si tel était le cas, le maître rhétorique serait responsable de l'usage juste ou injuste que l'orateur fait de sa force de conviction. Mais Gorgias prétend que ce n'est pas le cas. Donc la rhétorique n'est pas une technique qui vise la conviction par des arguments rationnels de nature à instruire l'auditoire, mais plutôt un procédé qui engendre la persuasion par une action physique de nature à séduire.


CONCLUSION.

Il est tout-à-fait clair que Platon nous met en garde dans ce passage contre l'extraordinaire puissance du langage dans un Etat démocratique. En effet si, par définition, les décisions importantes dans une démocratie supposent un consensus majoritaire, c'est que l'on fait confiance à la majorité, quelle qu'elle soit. C'est que l'on suppose que la majorité des citoyens ne peut pas se tromper. C'est donc que l'on suppose que la majorité possède, sur les sujets qui sont débattus, des connaissances suffisantes pour ne pas prendre ses décisions à la légère. C'est enfin que l'on suppose que les citoyens ont été, avant de décider, instruits et non pas séduits. C'est donc que l'on suppose que l'information nécessaire à tout citoyen préalablement à son vote repose sur la conviction et non pas la persuasion. Si tel était le cas, il serait à craindre que le pouvoir soit confisqué par ceux que Platon nomme "les frelons" de la Cité : "les plus ardents discourent et s'agitent, les autres, près de la tribune bourdonnent et ferment la bouche au contradicteur, de sorte que, dans un tel gouvernement, toutes les affaires sont réglées par eux" (République VIII - 564e).