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vendredi 1 juin 2007

HANNAH ARENDT : LIBERTE ET RESPONSABILITE.

Pour Hannah Arendt, agir, c'est prendre, grâce à la parole, des initiatives originales qui auront pour effet d'aménager l'espace politique du monde commun. L'action a donc, chez elle, un contenu étroitement "politique" (au sens de la définition aristotélicienne de l'homme comme zôon politikon, comme "animal qui vit dans une Cité"). C'est pourquoi, dans la pensée libérale (dont Hannah Arendt est l'un des plus remarquables promoteurs), action et responsabilité sont indissolublement liés comme deux aspects de la même réalité : la liberté. Si être libre, c'est être libre d'agir et qu'être libre d'agir, c'est être libre d'entreprendre du nouveau (dans le sens le plus général, pas nécessairement économique), il faut bien que l'entreprise d'un individu donné soit soumise, au moins virtuellement, à l'appréciation des autres individus dont l'entreprise (quelle qu'elle soit, encore une fois) risque de modifier les conditions d'existence, et, par conséquent aussi, les conditions d'exercice de leur propre liberté. En d'autres termes, le principe de responsabilité est le corrélat nécessaire du principe de liberté (de libre entreprise, ou pour Hannah Arendt, de libre action). Cela dit, il me semble que Hannah Arendt se démarque de l'héritage libéral en donnant au principe de responsabilité un contenu original en l'attachant non pas à la mémoire individuelle mais à la mémoire collective.

Comme le fait remarquer Locke, le principe de responsabilité n’a de signification que pour un être qui a de la mémoire :
"Partout où un homme découvre ce qu’il appelle “lui-même”, un autre homme, ce me semble, pourra dire qu’il s’agit de la même personne. C’est un terme du langage judiciaire qui assigne la propriété des actes et de leur valeur, et comme tel n’appartient qu’à des agents doués d’intelligence, susceptibles de reconnaître une loi et d’éprouver bonheur et malheur. C’est uniquement par la conscience que cette personnalité s’étend soi-même au passé par delà l’existence présente : par là elle de­vient soucieuse et comptable des actions passées, elle les avoue et les impute à soi-même, au même titre et pour les mêmes motifs que les actes présents. Tout ceci repose sur le fait qu’un souci pour son propre bonheur accompagne inévitablement la conscience, ce qui est conscient du plaisir et de la douleur désirant toujours aussi le bonheur du soi qui précisément est conscient. C’est pourquoi, s’il ne pouvait, par la conscience, confier ou approprier à ce soi actuel des actes passés, il ne pour­rait pas plus s’en soucier que s’ils n’avaient jamais été accomplis." (Locke, Essai Philosophique concernant l’Entendement Hu­main, II, xxvii, 26)

C’est-à-dire que je suis responsable si et seulement si je suis conscient de moi-même, autrement dit si et seulement si je suis capable de récapituler en première personne les actes et la valeur de ces actes qu’autrui m’a imputés par le passé comme étant ma propriété et qui, par conséquent, ont déjà suscité en moi du bonheur ou du malheur. Etre responsable, c’est donc, pour Locke, se souvenir en toute lucidité de son passé en tant en tant que ce souvenir est à lui-même sa propre sanction : lorsque je me rappelle un acte digne d’éloge (de blâme), je me rappelle aussi l’approbation (la désapprobation) dont j’ai été, ou j'aurais dû être l’objet de la part d’autrui (la conscience intériorise la représentation judiciaire au point que, pour la personne éduquée, la présence physique d'autrui n'est plus nécessaire), et je me rappelle par conséquent l’effet agréable (désagréable) que cette approbation réelle ou virtuelle a déjà suscité en moi. La responsabilité donc, pour le libéralisme historique dont Locke est le fondateur et le meilleur représentant, est la sanction morale immanente à la mémoire-conscience que l'individu a de son travail passé. Car, pour Locke, agir et travailler sont synonymes : "le travail qui est le mien, sortant les choses de l’état de communauté où elles étaient, a fixé ma propriété sur elles [...]. La propriété est fondée sur le travail" (Locke, Second Traité du Gouvernement, §§28, 40), le travail étant pour lui toute modification consciente imposée par un individu au monde commun. 

Or Hannah Arendt ne peut être d'accord avec l'assimilation lockienne de l'action et du travail. D'abord parce qu'elle se souvient que "l’institution antique de l’esclavage [...] fut une tentative pour éliminer le travail de la condition humaine : ce que les hommes partagent avec les animaux, on ne le considérait pas comme humain" (Arendt, Condition de l’Homme Moderne, iii), preuve pour elle que, contrairement à ce qu'affirme Locke, il n'est nullement nécessaire d'être humain, donc conscient, donc responsable pour travailler à satisfaire des besoins. Ensuite, parce qu'elle se rend bien compte de "la dégradation des hommes en marchandises, dans une société qui ne juge pas les hommes en tant que personnes mais en tant que producteurs" (Arendt, Condition de l’Homme Moderne, iv), preuve encore que, contrairement à ce qu'affirme Locke, il n'est nullement nécessaire d'être humain, donc libre, donc propriétaire de soi-même, donc responsable pour travailler à produire. C'est que la lecture d'Aristote et de Marx ont occasionné chez Hannah Arendt, une véritable liquidation de l'héritage libéral historique qui fonde la responsabilité humaine sur le travail. Le travail étant une marque de nécessité (naturelle au sens d'Aristote et sociale au sens de Marx) et non de liberté, les hommes ne peuvent pas plus être responsables de leur travail qu'un animal ou qu'une machine ne sont responsables de ce qu'ils engendrent. Pour Hannah Arendt, qui a retenu la les leçons, tout à la fois d'Aristote et de Marx,
"la liberté [...] est réellement la condition qui fait que les hommes vivent ensemble dans une organisation politique. Sans elle, la vie politique comme telle serait dépourvue de sens. La raison d'être de la politique est la liberté, et son champ d'expérience est l'action. Cette liberté, que nous prenons pour allant de soi dans toute théorie politique [...] est l'opposé même de la "liberté intérieure", cet espace intérieur dans lequel les hommes peuvent échapper à la contrainte extérieure et se sentir libres [...]. La liberté, envisagée dans ses rapports avec la politique, n'est pas un phénomène de la volonté. Nous ne traitons pas ici du liberum arbitrium, liberté de choix qui décide entre deux données, l'une bonne, l'autre mauvaise, et dont le choix est prédéterminé par un motif qui n'a pas besoin d'être exprimé pour commencer d'opérer [...]. La liberté comme inhérente à l'action est peut-être illustrée le mieux par le concept machiavélien de virtù, l'excellence avec laquelle un homme répond aux occasions que le monde lui révèle sous la forme de la fortuna. Son sens est rendu de la meilleure façon par "virtuosité", c'est-à-dire la perfection que nous attribuons aux arts d'exécution (différents des arts créateurs de fabrication) où l'accomplissement consiste dans l'exécution-même et non dans un produit fini qui survit à l'activité qu'elle a amené à l'existence [...]. Comme toute action comprend un élément de virtuosité, et puisque la virutosité est la perfection que nous attribuons aux arts d'exécution, la politique a souvent été définie comme un art." (Arendt, la Crise de la Culture, iv, 1-2)
Donc, pour Hannah Arendt est libre non pas l'homme qui choisit en toute conscience de s'approprier une part du monde commun et qui en jouit en son for intérieur, mais tout au contraire l'homme qui, tel le musicien virtuose qui exécute une partition ou l'acteur virtuose qui interprète un rôle, ne laissera aucune de trace de son action que ... dans la mémoire de ses concitoyens qui auront vu là une interprétation ou une exécution ... mémorable. En effet, il est facile de comprendre que si "l'action [...], comme les Grecs ont été les premiers à s'en apercevoir, est en elle-même complètement fugace, elle ne laisse jamais un produit final derrière elle" (Arendt, la Crise de la Culture, ii, 1), la sanction d'une telle forme de liberté ne va pas résider, comme pour Locke, dans l'obtention ou la privation d'une satisfaction intérieure corrélative de l'imputation par autrui d'un résultat tangible en matière d'amélioration ou de détérioration des conditions de vie. Pour Hannah Arendt, ce type de sanction, qui existe effectivement, n'est que du dressage animal (cf. Aristote) ou de l'entretien de la force de travail (cf. Marx), et n'est donc en rien un apprentissage de la responsabilité humaine. Bien plutôt, celle-ci, comme sanction spécifique de la liberté spécifiquement humaine d'apporter de la nouveauté sur la scène politique, sera aussi fragile, évanescente et imprévisible que l'action elle-même :  "l'action, dans la mesure où elle se consacre à fonder et à maintenir des structures politiques, crée la condition du souvenir, c’est-à-dire de l’Histoire" (Arendt, Condition de l’Homme Moderne, i).

L'Histoire, avec un grand H, comme on le voit, que Hannah Arendt, considère, comme tous les libéraux, comme la somme des biographies particulières, autrement dit des souvenirs d'actions individuelles dignes de figurer dans la mémoire collective des poliètéïs (les membres de la Cité, les citoyens). Voilà donc en quoi réside, pour Hannah Arendt, le principe de responsabilité : être responsable, c'est répondre de ses actions devant la mémoire collective et y être sanctionné soit par de la gloire, soit par de l'infamie, soit encore par de l'oubli.