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lundi 25 septembre 2000

EXISTE-T-IL DES VERITES ILLOGIQUES ?

Dans la Vie est un Songe, Calderón met en scène le prince Sigismond que son père, le roi Basyle, a fait jeter en prison parce qu’un oracle lui avait prédit qu’il deviendrait un tyran sanguinaire. Toutefois, pris de remords, il décide d’accorder sa chance à son fils en le faisant installer dans le palais royal pour une journée, après quoi il le renvoie en prison car son comportement a été décevant. Sigismond, désabusé, se dit qu’il a dû rêver. Mais incapable de trouver les critères distinctifs du rêve et de la réalité, il conclut que la vie est “un délire, une illusion, une ombre, une fiction”(v.2288-2289). Cette conclusion, typiquement nihiliste, repose au fond sur le présupposé que toute vérité est illogique, indémontrable, incompréhensible. Du coup, faute de pouvoir fonder cette vérité, elle s’écroule d’elle-même et disparaît : tout n’est qu’illusion et rêve. Mais alors, si la notion de vérité illogique semble auto-contradictoire, comment expliquer le réalisme naïf entretenu par une certaine presse dite “à sensation” et dont les arguments se réduisent tous à la formule : “incroyable mais vrai” ? Comment ce qui est incroyable, inexplicable, sensationnel, peut-il être vrai ? Peut-on juger de la vérité ou de la fausseté d’une croyance indépendamment d’un jeu de langage duquel elle dérive logiquement ? D’où le problème de savoir s’il peut exister des vérités illogiques. L’enjeu étant de savoir quel peut être le pouvoir de nuisance des manipulations médiatiques aboutissant par exemple à nier l’holocauste juif au mépris des preuves et des justifications historiques.

I - La logique est à la fois le modèle et la méthode de la vérité.

A - toute phrase affirmative bénéficie d’une présomption de vérité.
Il n’est pas possible d’apporter dans les discussions les choses elle-mêmes [de sorte que] nous supposons que ce qui se passe dans les symboles se passe aussi dans les choses”(Aristote - Réfutations Sophistiques - 165a). Ce qui veut dire que, comme nous ne sommes pas physiquement capables de percevoir tous les faits qui sont pour nous pertinents, c’est-à-dire qui ont pour nous un intérêt cognitif, nous employons des marques simplificatrices du réel : des signes qui renvoient à une réalité signifiée mais non directement perceptible. Ainsi lorsque j’énonce une phrase p, il est en général inutile d’ajouter que p est vraie. Par exemple, “la phrase <<la neige est blanche>> est vraie si et seulement si la neige est blanche”(Logic Semantics, Metamathematics). Ce qui veut dire :
- que la vérité, et donc aussi la fausseté, ne sont pas des propriétés de phrases (si tel était le cas “p” serait différent de “p est vraie”, ce qui est contradictoire) mais sont la présupposition d’une correspondance entre la phrase et le fait qui est supposé la vérifier
- que la vérité de p est en général présumée, dans le sens où, si elle a l’air de s’insérer dans un certain jeu de langage, p est vraie par défaut, jusqu’à preuve du contraire
- que la vérité de p est implicitement contenue dans p, c’est comme s’il y avait dans p, en plus de ce qui y est dit, tout ce qui est montré dans le contexte et qui contribue à rendre p crédible.
Donc, si la vérité doit être la qualité présumée d’une énonciation (phrase plus contexte, ce qui est dit plus ce qui est montré) c’est parce qu’il existe, dans le contexte d’énonciation, des indices de véracité qui permettent de présumer que p est vraie. De même que, à partir de l’aspect physique de quelqu’un, il est possible de présumer sa bonne santé, et cela, sans vraiment en être certain, de même à partir de l’aspect physique d’une énonciation, il est possible de présumer sa vérité sans vraiment en être absolument certain. De sorte que si ces indices de véracité se retrouvent dans la majorité des propositions, cela justifiera que l’on puisse croire à la vérité de celle-ci.
Et c’est bien là tout le problème : c’est bien parce que nous nous empressons, par habitude sociale, de croire à la vérité d’une énonciation à partir de simples indices physiques qui accompagnent l’énonciation que nous nous trompons ou bien que nous sommes trompés. Prenons deux exemples :
- A : “quelle heure est-il ?” ; B regarde sa montre, constate qu’il est neuf heures, mais répond : “il est huit heures”
- A : “comment faire reculer la pauvreté dans le monde ?” ; B, qui est un économiste réputé, répond sans hésiter : “en cessant de réglementer les entreprises privées”.
Dans les deux cas la réponse peut très bien persuader A de sa vérité. Pourquoi ? Parce que A se contente des indices de véracité affichés par B : consultation de la montre, absence d’hésitation, réputation, etc. Bref, A infère la vérité des réponses à partir des indices contextuels de véracité qu’il perçoit et qui, normalement, s’accompagnent de vérité. Il est donc clair qu’il y a dans chaque énonciation ce qui est dit explicitement et ce qui est montré implicitement. De telle sorte que comprendre ce qui est dit, c’est toujours être capable d’ajouter ce qui est montré à ce qui est dit : “ce qui, dans les signes, ne parvient pas à l’expression, l’usage des signes le montre [du coup] on peut comprendre une phrase sans savoir si elle est vraie” (Tractatus, 3.262-4.024). Or n’y a-t-il pas un risque à se fier à ce qui est montré et donc n’est pas nécessairement vrai ?

B - la logique cherche à débarrasser l’énonciation de tout sophisme.
Platon n’a eu de cesse de dénoncer le danger que constituent les pratiques sophistiques qui consistent à abuser de la confiance de l’auditeur en le flattant et en l’étourdissant avec de pseudo-arguments propres à lui faire tenir n’importe quelle énonciation pour vraie : “le sophiste est un homme qui tire un profit pécuniaire d’une connaissance apparente mais non réelle”(Réfutations Sophistiques, 165a22). C’est pour cela que Socrate se contente souvent d’interroger son interlocuteur sophiste, et de l’amener, tout en discutant, à lui faire admettre la faiblesse du raisonnement qui appuie l’énonciation qu’il entend démontrer. Car, ce que cherche Socrate, c’est à savoir “si les vérités sont enchaînées les unes aux autres par des raisons de fer et de diamant”(Gorgias 508e), c’est-à-dire par des arguments solides. Or que sont de tels arguments sinon des arguments à valeur universelle, autrement dits tels qu’ils doivent recueillir l’assentiment de quiconque en a connaissance, et ce, quel que soit le contexte d’énonciation. Ce qui, on le conçoit, est une exigence très forte là où le sophisme, c’est-à-dire le raisonnement apparent, semblait de nature à détruire la confiance de chacun dans le discours, dans la raison, et au-delà, dans les hommes : “or, il n’est pire accident que de devenir ennemi de la raison, car la misologie vient comme la misanthropie [...] : on a naïvement accordé une entière confiance à quelqu’un [dont] peu à peu on découvre la perversité et la déloyauté [...] et on finit par prendre tous les hommes en haine”(Phédon, 89c). La haine des hommes à travers la haine de la raison : voilà l’enjeu politique de l’exigence de dérivabilité des arguments.
C’est pourquoi l’origine de la philosophie se confond à la fois avec la quête de la vérité et avec l’analyse logique :
- la recherche de la vérité parce que l’enjeu politique de l’utilisation du langage comme art social “exige que celui qui tient un discours dispose en pensée de la vérité sur les sujets qu’il se propose de traiter”(Phèdre, 259e), en pensée, c’est-à-dire de telle manière qu’il soit capable de donner de la cohérence à ses arguments, car ce qui est vrai pour l’un doit l’être nécessairement pour tous sans quoi il y aurait contradiction (un raisonnement ne peut donc pas être tantôt vrai, tantôt faux)
- l’analyse logique parce qu’il n’existe qu’une seule manière de ne pas oublier cette exigence, c’est “de procéder à un échange de questions et de réponses sans en profiter pour [...] esquiver les arguments et essayer de se justifier [...] jusqu’à ce que la plupart des auditeurs ait oublié l’objet de la question”(Protagoras, 336c), c’est-à-dire que l’analyse logique n’est rien d’autre qu’un dialogue où questions et réponses dérivent les unes des autres sans rien d’extérieur à ce qui est dit.
Bref, comme le dit Platon, la logique est “la seule méthode qui, rejetant les suppositions s’élève jusqu’au principe même pour établir solidement ses conclusions”(République VII, 533d).
Il s’ensuit que la logique est primordialement une exigence de cohérence, c’est-à-dire de non-contradiction car “si la chose contraire peut naître de la chose contraire, en revanche le contraire lui-même ne saurait jamais devenir son propre contraire”(Phédon, 103b). C’est-à-dire que si l’on peut admettre qu’une chose blanche devienne noire, on ne peut en revanche accepter qu’une chose blanche soit en même temps noire, qu’une phrase vraie soit en même temps fausse. On imagine sans peine dans quelle perplexité pouvait plonger Socrate ou Platon un paradoxe comme le fameux sophisme du menteur qui était utilisé par les sophistes comme un pseudo-argument pour conclure que la vérité n’existe pas. Soit l’énonciation je mens. Puisque toute énonciation doit être présumée vraie, celle-ci aussi : or, si je mens est vraie, c’est que je ne mens pas, donc elle est fausse. Conclusion des sophistes : ce qui est vrai est faux et inversement. C’est donc contre la fascination qu’exerce le sophisme que s’élèvent conjointement la philosophie et la logique. Cela dit, peut-il exister une méthode universelle pour repérer les sophismes ?

C - la logique est aussi une méthode de production d’énoncés démontrables.
Le reproche que l’on pourrait faire à la logique platonicienne (que Platon nomme dialectique ou art du dialogue), c’est qu’elle nécessite la présence d’un philosophe (Socrate par exemple) qui pose infatigablement les bonnes questions de nature à tester la cohérence et la dérivabilité d’un discours suspect. Or si le philosophe est le seul à posséder l’art de l’analyse logique, ne risque-t-il pas de profiter de sa situation de monopole ? A l’inverse, si la vérité doit être cohérente et dérivable, n’y a-t-il pas avantage à la faire contrôler et reconnaître par le plus grand nombre ? Car “la double tâche [de celui qui sait] consiste, l’une à pouvoir donner la raison des choses et l’autre à pouvoir la recevoir d’autrui”(Réfutations Sophistiques, 165a27). La recherche de la vérité et, au-delà, la communauté toute entière, a donc tout à gagner de l’instauration d’une méthode (É'organon) garantissant la logique d’une énonciation.
Soit la phrase suivante : “l’âme est spirituelle”. Comment essayer de justifier sa vérité ? “Je dirai bien, par exemple que l’âme est spirituelle parce que l’âme pense, mais je ne pourrai pas conclure si je ne conçois aucun rapport entre le terme ‘penser’ et le terme ‘spirituelle’ ; il faut donc que ‘penser’ soit comparé tant avec ‘âme’ qu’avec ‘spirituelle”(L.A.P., III, 1). Donc je ne puis affirmer avec vérité que l’âme est spirituelle que si je puis affirmer que l’âme pense et que tout ce qui pense est spirituel. Soit le raisonnement en trois étapes :
1 - tout ce qui pense est spirituel
2 - or l’âme pense
3 - donc l’âme est spirituelle.
Cette méthode est appelée par Aristote syllogisme (du grec sullogismoV, raisonnement), plus exactement “un raisonnement dans lequel certaines prémisses étant posées, une conclusion autre que ce qui a été posé s’ensuit nécessairement”(Réfutations Sophistiques 165a). D’une manière générale, justifier l’énonciation A est B suppose de pouvoir dire : tout C est B (cas général ou majeure), or A est C (cas spécifique ou mineure), donc A est B (cas particulier ou conclusion). Ce qui veut dire qu’il est impossible que notre conclusion (A est B) soit vraie si elle n’est pas justifiée par notre syllogisme. Pourquoi ?
Nos raisonnements sont fondés sur deux grands principes : le principe de contradiction en vertu duquel nous jugeons faux ce qui en enveloppe et vrai ce qui est opposé ; celui de la raison suffisante en vertu duquel nous considérons qu’aucun fait ne saurait se trouver existant, aucune énonciation vraie, sans qu’il y ait une raison suffisante pourquoi il en soit ainsi et pas autrement”(Monadologie, §31, 32). Autrement dit la méthode du syllogisme permet non seulement d’éliminer les contradictions formelles du raisonnement (cohérence) mais aussi de découvrir la raison suffisante d’attribuer le prédicat (B) au sujet (A) en disant que la relation entre A et B ne doit rien à ce qui est montré mais uniquement à ce qui est dit (dérivabilité). C’est si et seulement si tout C est B et tout A est C que “A est B” est vraie. Bref, on devrait dire que tout ce qui est vrai est démontrable et que tout ce qui est démontrable est vrai. Or la vérité d’une phrase se confond-elle nécessairement avec sa démontrabilité ?

II - La vérité matérielle des phrases est distincte de sa démontrabilité formelle.

A - la syllogisme ne peut démontrer que la possibilité, non pas l’existence d’une chose.
Kant remarque que “il y a quelque chose de si séduisant dans la possession de cet art précieux [la logique, que celle-ci est utilisée] pour en tirer, du moins en apparence, des assertions objectives”(Critique de la Raison Pure III, 80). Mais qu’entend-il par là ? Considérons à présent ces trois exemples donnés par Kant dans la C.R.P. :
1- un sujet est forcément une substance résistante aux changements
- or l’être pensant est nécessairement un sujet
- donc l’être pensant existe comme substance résistante aux changements (un moi).
2- lorsqu’une chose existe, c’est que toutes les conditions de son existence sont réunies
- or de nombreuses choses existent
- donc toutes les conditions d’existence de ces choses sont aussi réunies (l’univers).
3- un être parfait existe nécessairement, sinon il ne serait pas parfait
- or Dieu est, par définition, un être parfait
- donc Dieu existe nécessairement.
Ces trois raisonnement sont de véritables syllogismes dont les conclusions comportent un nécessité formelle : il n’y a pas de contradiction dans le raisonnement, lequel est une raison suffisante de justifier la conclusion. On doit donc admettre que la conclusion est démontrée. Le problème est que la conclusion porte chaque fois sur l’existence de quelque chose. Or une existence peut-elle être démontrable ? Si tel est le cas, c’est que “A existe nécessairement” est de la forme “A est existant nécessairement” ou encore “A est B nécessairement”. C’est donc que “existant” est un prédicat comme un autre, c’est une propriété que possède un objet. Soit à présent les phrases P1 : “cet objet est un carré rouge” et P2 : “cet objet est un carré rouge existant”. En quoi P1 est-elle différente de P2, en quoi le terme “existant” apporte-t-il une propriété supplémentaire au carré ? En fait, il en est de l’existence pour les sujets comme de la vérité pour les phrases : les deux termes ne disent rien de plus que ce qui est dit sans eux, ils ne font que montrer ce qui est effectivement le cas. Dire que P est vrai, c’est dire P ; dire que A existe, c’est dire que A possède certaines propriétés sensibles. Dire qu’un sujet existe, c’est dire que “à certaines choses de la nature [...] appartiennent les prédicats qu’on pense réunis dans le sujet”(Unique Fondement , A.K. II, 73). L’existence n’est donc pas un prédicat et on ne peut pas démontrer qu’une chose existe, on peut seulement démontrer qu’une chose doit posséder telle et telle propriété. Les objets mathématiques sont à cet égard exemplaire : on peut démontrer que la diagonale d’un carré d’1m de côté doit être égale à 1m x V2, mais non pas démontrer l’existence d’une longueur de V2m.
Or, l’histoire de la raison, est caractérisée, nous dit Kant par trois sortes d’illusions, qui, paradoxalement, ont toutes le syllogisme pour origine : la psychologie rationnelle, la cosmologie rationnelle, la théologie rationnelle. La psychologie rationnelle, qui a pour but d’affirmer en la justifiant, l’existence d’un moi. La cosmologie rationnelle vise quant à elle à affirmer et à justifier l’existence d’un univers. Enfin la théologie rationnelle entend démontrer l’existence de Dieu. Mais on voit bien en quoi les trois principaux objets de la raison humaine (ce que Kant appelle les idées transcendantales) que sont le moi, l’univers, et Dieu, sont démontrés dans ce qu’ils ont de nécessaire pas dans leur existence : on peut dire après nos trois syllogismes que ce n’est pas “le moi existe”, “l’univers existe”, “Dieu existe” qui sont vraies nécessairement mais “le moi peut exister à condition que ...”, “l’univers peut exister ...”, “Dieu peut exister ...”. Plus exactement, on a, par la logique, démontré que ce sont trois objets dont on peut parler sous certaines conditions, mais nullement que ce sont trois objets réels. Est-ce à dire que l’existence échappe à toute démonstration logique ?

B - il n’y a d’usage légitime du syllogisme qu’analytique et non synthétique.
Les trois illusions rationnelles de Kant ont pour effet de montrer qu’il ne faut pas confondre la démontrabilité d’une phrase et sa vérité. La démontrabilité découle de ce que le raisonnement fait apparaître la conclusion comme nécessaire, c’est-à-dire comme dérivant sans contradiction des prémisses. Tandis que la vérité dépend de quelque chose d’extérieur au raisonnement puisque le raisonnement démontre la possibilité d’un fait mais non pas son existence. Il s’ensuit que “le critère simplement logique de la vérité, à savoir l’accord d’une connaissance avec les lois universelles et formelles de l’entendement et de la raison, est donc bien la condition sine qua non et, par conséquent, négative, de toute vérité”(Critique de la Raison Pure III, 80). C’est-à-dire que si ce qui est dit dans le raisonnement n’est pas cohérent et dérivable, alors, nécessairement, la conclusion est fausse. Mais la réciproque n’est pas vraie : si la conclusion est démontrable, ce qu’elle prédit est donc possible mais on ne peut rien dire de la vérité de la conclusion, c’est-à-dire de l’existence de ce qu’elle prédit.
C’est pourquoi Kant souligne que “la simple forme logique de la connaissance [...] ne suffit pas, loin de là, pour décider de la vérité matérielle, ou objective de la connaissance”(Critique de la Raison Pure III, 80). Ce qu’il veut dire, c’est que la vérité matérielle, dépend de l’existence de quelque chose, c’est-à-dire d’une correspondance externe de la phrase avec quelque chose d’autre que le simple raisonnement. Alors que la démontrabilité formelle ne dépend de rien d’extérieur au raisonnement lui-même. Or, ajoute Kant, la correspondance externe appartient à “ce qui s’accorde avec les conditions matérielles de l’expérience, à savoir la sensation [tandis que] ce qui s’accorde avec les conditions formelles de l’expérience [...] n’est que possible”(Critique de la Raison Pure III, 185). Ce qui est ici fondamental, c’est que la vérité d’une phrase dépend de la possibilité formelle que lui procure la logique, mais aussi de l’existence matérielle qui ne peut être constatée que par les sens. Sans cette liaison de ce qui est possible avec ce qui existe, de la logique interne avec le contexte externe, il n’y a pas de vérité concevable. Alors que le possible ne dépend évidemment que de la logique interne. Lorsque nous disons que p est vraie, nous ne disons pas seulement que p est logiquement possible, c’est-à-dire démontrable formellement, nous ajoutons que p peut correspondre matériellement avec un fait existant en-dehors du raisonnement. Lorsque nous affirmons que p est vraie, nous opérons donc une synthèse matérielle entre p et un fait existant extérieur à p. Tandis que lorsque nous nous contentons de dire que p est démontrable, nous faisons une analyse formelle interne de p. La vérité est alors toujours synthétique puisqu’elle exige une relation externe de la phrase à notre sensibilité, là où la démontrabilité est toujours analytique dans la mesure où elle ne concerne que les relations internes de l’entendement avec lui-même. La démonstration suppose donc un usage purement analytique, alors que la vérité est le fruit de l’usage synthétique de l’entendement : “la logique en général fait abstraction de tout contenu de connaissance [...] et ne considère que la forme de la pensée en général”(C.R.P., A.K.III, 80). Est-ce à dire qu’il n’existe pas de logique de la vérité sensible et matérielle et donc que toute vérité est finalement extra-logique ?

III - La logique est la condition de possibilité de toute vérité.

A - il existe une logique du contenu de la vérité scientifique.
Il est clair que la critique kantienne de la logique avait pour but explicite de dénoncer et de condamner les abus que certains logiciens et philosophes avaient commis en en méconnaissant les limites. Il s’agissait d’éviter désormais que “ce qui est un canon [un modèle] pour le jugement devienne en quelque sorte un organon [une méthode] pour en tirer, du moins en apparence, des assertions objectives, ce qui est en fait un abus”(C.R.P., A.K.III, 80). Bref, il s’agissait de cantonner la logique à tester la vérité des phrases et non pas comme méthode pour en produire de nouvelles. Or l’abus consiste précisément à prétendre lui faire produire des vérités là où elle ne sait fabriquer que des démonstrations. Dès lors :
- ou bien on adopte le point de vue sceptique (comme Hume) consistant à dire que toutes les vérités, même scientifiques, sont découvertes par hasard et apprises par habitude et ne sont donc que probables (même si, évidemment, certaines phrases sont beaucoup plus probables que d’autres)
- ou bien on adopte un point de vue transcendantal (comme Kant) consistant à dire que tout au moins les vérités scientifiques, obéissent à des règles précises et contraignantes qui constituent leurs conditions de possibilités.
Or le point de vue sceptique comporte un risque de misologie qu’avaient su exploiter les sophistes et contre quoi la logique et la philosophie ont été inventées. Il est donc préférable d’admettre la nécessité d’une “logique transcendantale, [qui est] une logique de la vérité [en ce qu’] aucune connaissance ne peut la contredire sans perdre en même temps tout contenu [ ...] et par là toute vérité”(C.R.P., A.K.III, 82). Kant distingue donc soigneusement la logique transcendantale, qui est une logique du contenu scientifique strictement, de la logique formelle qui est une logique de la forme de toute phrase en général. Si seule la vérité scientifique mérite une logique transcendantale, c’est, dit Kant, parce que la vérité scientifique, bien que dépendante de notre sensibilité comme toute vérité, comporte néanmoins une nécessité à laquelle échappent les simples vérités empiriques. Cette logique transcendantale s’occupe donc spécifiquement de ce qui permet à une affirmation scientifique d’être vraie selon quatre catégories : le sujet (universel ou non) ; le prédicat (affirmé ou non) ; la relation entre les deux (catégorique ou non) ; le jugement dans sa totalité (nécessaire ou non). Or, on peut se demander s’il existe bien une telle différence de nature logique entre les énoncés scientifiques et les autres énoncés.

B - d’une manière générale “la logique est transcendantale”(Tractatus, 6.13).
On ne voit pas très bien en effet en quoi les jugements de perception ou les jugements de valeur échapperaient à la logique transcendantale des jugements de connaissance scientifique. Car cela voudrait dire que la logique est apprise tardivement par les individus, par exemple au moment où ils essaient de s’approprier une culture scientifique à l’école. Ce qui impliquerait que tous les individus (et au-delà, tous les peuples) qui n’acquièrent pas, ou pas suffisamment de culture scientifique sont plus ou moins étrangers à la logique de l’affirmation vraie. La conséquence étant que le langage de ces individus (ou de ces peuples) serait à ce point différent du nôtre que toute compréhension, tout échange et tout dialogue seraient impossibles. Ce que contredisent toutes les expérimentations sociales et anthropologiques.
Wittgenstein et Quine font remarquer que si le langage est, pour l’espèce humaine, un avantage évolutif certain sur les autres espèces animales, c’est parce qu’on parvient par ce moyen à une coordination communautaire plus efficace que si on s’en passait. C’est pourquoi, dire que p est vraie ou dire que p, cela revient au même puisque la vérité de p est présumée par défaut. La confiance dans la vérité du langage est nécessairement une donnée instinctive sans laquelle aucun apprentissage social n’est possible, à commencer par l’apprentissage du langage lui-même : “celui qui n’est certain de rien ne peut pas non plus être certain du sens de ses mots”(U.G., §114). Il faut donc, pour pouvoir intégrer un enfant dans une communauté humaine, respecter impérativement des règles de grammaire qui préservent au maximum la vérité des phrases prononcées en sa présence, c’est-à-dire la correspondance entre ce qui est dit publiquement et ce qui est montré publiquement :
- la règle de l’approbation, selon laquelle “ce qui est certain pour une communauté réclame l’approbation sans hésitation”(Philosophie de la Logique), cette approbation n’étant pas une récompense privée mais bel et bien un jugement public du genre “c’est vrai” ou “c’est faux”
- la règle de cohérence, selon laquelle si p est approuvé, non-p sera désapprouvé et inversement
- des règles de dérivation (la conjonction : “p et q” sera toujours fausse sauf si p et q sont vraies toutes les deux ; la disjonction : “p ou q” sera toujours vraie sauf si p et q sont fausses toutes les deux ; l’implication : “p implique q” sera toujours vraie sauf si p est vraie et q est fausse ; l’équivalence : “p c’est-à-dire q” sera vraie lorsque p et q seront vraies ou fausses toutes les deux)
- la règle de quantification selon que l’affirmation est universelle ("x), particulière ($x), singulière (ix).
Dès lors, on voit mal comment de telles règles de grammaire, qui commandent l’usage normal de tout le langage et qui, dès lors, sont nécessairement communes à tous les jeux de langage, pourraient être prises en défaut dans un jeu de langage quelconque : “on ne peut se poser la question de savoir si ces règles sont correctes ou non, car, sans ces règles, les mots n’ont plus de signification”(P.U., §547). Les distinctions kantiennes entre démontrabilité et vérité, entre logique formelle et logique transcendantale, ne sont donc pas correctes. Car en effet, c’est la même logique sous deux aspects :
- l’aspect analytique de démonstration formelle de ce qui est dit, qui vient de ce que la logique est tautologique (nécessairement vraie par définition), “c’est ce que nous faisons tous les jours quand nous essayons d’expliquer des phrases pour en écarter des ambiguïtés”(Word and Object §33)
- l’aspect synthétique de vérification matérielle en correspondance avec ce qui est montré, de sorte que “nos énoncés sur la réalité extérieure affrontent le tribunal de l’expérience non pas individuellement mais comme un corps organisé”(Methods of Logic, intro.).
C’est évidemment en ce sens que “la logique est transcendantale”(Tractatus, 6.13), au sens kantien, c’est-à-dire qu’elle réunit les conditions a priori (c’est-à-dire nécessaires) qui rendent compréhensible le contenu même de toutes les phrases et donc aussi leur vérité.

Conclusion.

C’est parce que la fonction la plus générale du langage affirmatif est de présumer l’accord de ce qui est dit avec une réalité extérieure que la logique est utile. Celle-ci vise en effet primitivement à débusquer les éventuelles contradictions dans les explications de celui qui parle lorsque la confrontation directe de la phrase et de la réalité est impossible. Dès lors, la logique est aussi une méthode de production d’énoncés non seulement dépourvus de contradiction interne mais également pourvu d’une raison interne suffisante pour faire admettre leur vérité en l’absence de faits qui les vérifient.
Or ce deuxième usage de la logique comme méthode de production d’énoncés nécessairement vrais peut être abusif, car le syllogisme ne peut conclure qu’à la possibilité, non à l’existence d’une chose, et celle-ci est pourtant nécessaire pour que l’on puisse parler de vérité. Dès lors, le seul usage légitime de la logique est un usage analytique, c’est-à-dire de démonstration formelle d’une phrase, et non pas synthétique, c’est-à-dire de production matérielle de la vérité d’une phrase.
Ce qui ne veut pas dire que toute vérité matérielle soit extra-logique, puisque la vérité scientifique ne doit son universalité qu’à une logique transcendantale qui définit a priori ses conditions de possibilité. A partir de là, on peut extrapoler et dire qu’aucune vérité n’est extra-logique dans la mesure où la logique n’est rien d’autre que la partie commune des règles de grammaire qui gouvernent tous les jeux de langage, de sorte que toute vérité, même la plus anodine, présuppose toujours une certaine logique.