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lundi 1 juillet 2013

LES GRANDS THEMES DES "LECONS ET CONVERSATIONS" DE WITTGENSTEIN : L'ESTHETIQUE.


En quoi consiste le fait de juger en appliquant une règle, se demande ici Wittgenstein ? L'auteur répond que le jugement de correction n'est pas une activité théorique mais une activité pratique conditionnée par un apprentissage consistant à montrer plutôt qu'à dire quelque chose.

Un homme qui s'y connaît en vêtements bien coupés, que fait-il par exemple en cours d'essayage chez son tailleur ? "C'est la longueur correcte", "c'est trop court", "c'est trop étroit". Les mots d'approbation ne jouent aucun rôle, cependant que cet homme aura l'air satisfait si le vêtement lui va bien.

La certitude de s'y connaître n'est pas une question théorique mais une question pratique.

 Il appartient sans doute à Descartes d'avoir énoncé le lien canonique qui est censé exister entre jugement et certitude : "ne jamais recevoir aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle [...] et de ne comprendre rien de plus dans mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute"(Discours de la Méthode, II) ; "après cela, je considérai en général ce qui est requis à une proposition pour être vraie et certaine. [...] Je jugeai que je pouvais prendre pour règle générale que les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies"(Discours de la Méthode, IV). On ne peut être certain que de ce dont il n'y a plus de raison de douter, et, pour ôter le doute, il faut et il suffit de bien juger : "voici ce que me semble faire l’âme quand elle pense : rien d’autre que dialoguer, s’interrogeant elle-même et répondant, affirmant et niant ; et quand [...] elle parle d’une seule voix, sans être partagée, nous disons là que c’est son opinion"(Platon, Théétète, 189 e).

Pour Wittgenstein, en revanche, "la certitude n’est pas la présupposition non fondée, mais la manière non fondée de procéder [...]. Toute notre certitude s’apparente à une décision"(de la Certitude, §§ 110 ; 362). Autrement dit, la certitude procède de la pratique et non pas du jugement. En effet, "la certitude, la possibilité ou l'impossibilité d'une situation ne s'expriment pas au moyen d'une proposition, mais par ceci qu'une expression est une tautologie, une proposition pourvue de sens ou une contradiction"(Tractatus, 5.525). La certitude qualifie donc l'application inconditionnelle d'une règle. C'est pourquoi, ajoute Wittgenstein, "ma vie montre que je sais, que je suis sûr qu’il y a là un siège, une porte, je dis par exemple à un ami “prends ce siège“, “ferme la porte“, etc."(de la Certitude, §7). Quand on s'y connaît, on montre le degré de maîtrise que l'on a d'une règle donnée non pas, de prime abord, en se justifiant au moyen de cette règle, mais en la suivant sans hésiter. Car "ce qui peut être montré ne peut être dit"(Tractatus, 4.1212), c'est-à-dire que les expressions d'approbation ou de désapprobation ne résident pas, de prime abord, dans un jugement susceptible d'être vrai ou faux, mais dans la certitude d'une attitude qui se montre.

Dans ces conditions, à quoi peuvent bien servir alors de telles expressions ?

Au lieu de "c'est trop court", il aurait pu dire "mais voyez donc !" ou au lieu de "correct", il aurait pu dire "n'y touchez plus !" Un bon coupeur peut très bien ne pas employer de mots du tout, mais se contenter de faire une marque à la craie pour apporter la modification voulue par la suite. Comment est-ce que je montre mon approbation en ce qui concerne un vêtement ? Avant tout en le portant souvent, en l'appréciant lorsque je le vois, etc. [...].

Il existe un usage expressif et non-descriptif du langage et l'énonciation d'un jugement de valeur en fait partie.

Wittgenstein s'oppose tout à la fois à des philosophes comme Kant et comme Bergson. Pour Kant, l'on prouve que l'on a du goût en décrivant par un jugement réfléchissant (bien que non déterminant, c'est-à-dire non-conceptuel) l'effet qu'un certain objet ou qu'un certain événement produit sur notre sensibilité : "on pourrait donc définir le goût par la faculté de juger de ce qui rend universellement communicable, sans la médiation d’un concept, le sentiment que nous procure une représentation donnée"(Critique de la Faculté de Juger, §40). Un jugement de valeur consiste essentiellement à appliquer des normes d'appréciation en réfléchissant au type d'émotion que nous procure l'objet du jugement. À l'opposé, chez Bergson, "le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect le plus banal, s’insinue entre elle et nous [...]. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens"(le Rire, III, i). L'aspect inévitablement verbal du jugement de valeur n'est qu'un pis-aller, tandis l'attitude mystique (au sens de recueillement silencieux) est le paradigme de la participation à un monde des valeurs supposé ineffable, notamment celui de l'oeuvre d'art.

Depuis le Tractatus, lorsqu'il précise que "ce qui, dans les signes, ne parvient pas à l’expression, l’usage des signes le montre"(Tractatus, 3.262), Wittgenstein entend ni plus, ni moins, faire remarquer qu'il existe un certain usage, tout à fait courant et banal, des signes linguistiques qui consiste à parler sans rien dire (et non pas "pour ne rien dire" au sens péjoratif de cette expression) mais seulement en montrant ce dont il est question. Pour autant, même si Wittgenstein précise qu'"il y a assurément de l'indicible. Il se montre. C'est le mystique"(Tractatus, 6.522), "montrer" ne veut pas nécessairement dire "montrer du doigt en se taisant", mais, le plus souvent, simplement articuler une phrase affirmative sans, toutefois, que celle-ci soit une proposition vraie ou fausse. La fonction d'une telle attitude apparaîtra lorsqu'il se demandera : "comment apprendre la signification du mot ‘‘douleur’’ par exemple ? En voici une possibilité : […] un enfant s’est blessé, il crie ; alors des adultes lui parlent et lui apprennent […] une nouvelle manière de se comporter face à la douleur. De sorte que l’expression verbale de la douleur remplace le cri et ne décrit rien du tout"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §244). De même, donc, que "j'ai mal" n'est pas un jugement vrai ou faux qui décrit un soi-disant état interne de douleur mais ne fait que redoubler le comportement de douleur lui-même, de même "ceci est beau" n'est pas la description d'un soi-disant état interne d'approbation mais ne fait que manifester d'une autre manière un comportement général d'approbation. Ni jugement de goût kantien, ni mutisme bergsonien, donc.

Mais comment distingue-t-on alors l'usage correct et l'usage incorrect de ces expressions ?

En ce qui concerne le mot "correct", vous avez affaire à plusieurs cas, d'ailleurs connexes. D'abord le cas dans lequel vous apprenez les règles. Le coupeur apprend quelle longueur doit avoir le manteau, quelle largeur la manche, etc. Il apprend des règles (on l'y exerce), de même qu'en musique on vous exerce à l'harmonie et au contre-point. Supposons que je me prenne de goût pour le métier de tailleur et que d'abord j'apprenne toutes les règles. Je pourrais avoir au total deux sortes d'attitudes : 1° Lewy me dit "c'est trop court" et je réponds "non, c'est correct, c'est conforme aux règles".

La correction consiste primitivement en un conditionnement par des règles.

Une interprétation déterministe radicale du rôle des règles dans l'existence humaine consiste à dire que la règle nous contraint physiquement à la manière d'une cause mécanique. D'une manière générale, "il n'y a rien de contingent dans la Nature ; toutes choses au contraire sont déterminées par la nécessité de la nature divine à exister et à agir d'une manière donnée"(Spinoza, Éthique, I, 29). Il s'ensuit que "quand les hommes disent que telle ou telle action du Corps vient de l’Esprit et de l’empire qu’il a sur les organes, ils ne savent vraiment ce qu’ils disent, et ne font autre chose que confesser en termes flatteurs pour leur vanité qu’ils ignorent la véritable cause de cette action et en sont réduits à l’admirer"(Éthique, III, 2), dans le sens où la règle sociale n'est qu'un cas particulier de causalité, la société humaine n'étant elle-même qu'une partie du mécanisme infini et éternel qu'est Dieu ou la Nature. Un point de vue déterministe plus faible consiste à dire que la règle sociale produit un habitus et non un effet causal : "l’habitus est ce qui se fait ordinairement en vertu d’une disposition de l’agent"(Leibniz, Opuscules et Fragments Inédits) ; "l’habitus est le produit de l’incorporation des structures objectives de l’espace social"(Bourdieu, Langage et Pouvoir Symbolique, III, 5). Pour l'un comme pour l'autre, contrairement à Spinoza, la règle est "inclinante mais non nécessitante"(Leibniz, Écrits Philosophiques).

Wittgenstein distingue, d'une part les règles sociales qui induisent des raisons d'agir, d'autre part les lois de type scientifique qui décrivent des causes mécaniques. S'agissant du statut des expressions esthétiques, il semble donc plus proche de Leibniz ou Bourdieu que de Spinoza. Et même, plus nettement encore, en disant que "l’homme est un animal cérémoniel qui accomplit, entre autres, des actions que l’on pourrait nommer rituelles"(Wittgenstein, Remarques sur “le Rameau d’Or” de Frazer, 7), d'un Hume pour qui "la coutume agit avant que nous ayons eu le temps de réfléchir [...] elle peut produire une croyance sans qu’on y ait pensé"(Traité de la Nature Humaine, I, iii, 8) ou d'un Pascal chez qui "la coutume fait toute l’équité, par cette seule raison qu’elle est reçue "(Pensées, B294). Et, en effet, pour Wittgenstein, ""je décide spontanément", cela ne signifie naturellement pas "je réfléchis pour savoir [ce qui] serait ici sans doute le meilleur et me décide alors pour ...""(Remarques sur le Fondement des Mathématiques, §326). Tout au contraire, "on dirait qu’un système d’asservissement physique peut bien être défaillant ou agir de manière imprévue, mais non une règle : celle-ci serait pour ainsi dire le seul système d’asservissement fiable"(Fiches, §296). En fait, c'est le processus d'apprentissage des règles de nos jeux de langage comme formes de vie qui introduit de la nécessité, et donc une obligation de correction. Par exemple, "nous apprenons les mathématiques en nous exerçant à une impitoyable précision"(Remarques sur le Fondement des Mathématiques, §4). Et cette précision, cette correction, font l'objet, non seulement d'une application, mais aussi, souvent, d'un commentaire justificatif.

Mais en quoi la position de Wittgenstein est-elle alors non-déterministe ?

2° il se développe en moi un sentiment des règles, je les interprète [...], et dans ce dernier cas je porterais un jugement esthétique sur ce qui est conforme aux règles. Mais si je n'avais pas appris les règles, je ne serais pas en mesure de porter un jugement esthétique. À apprendre les règles, vous parvenez à un jugement toujours plus affiné. Apprendre les règles change effectivement votre jugement.

Il y a éventuellement, en plus du comportement proprement dit, un commentaire personnel (une interprétation) de la règle en fonction d'un "sentiment des règles".

"Aucune manière d’agir ne peut être déterminée causalement par les règles du langage, car si toute manière d’agir peut se conformer à une règle, elle peut tout aussi bien la contredire [...] ; d’un autre côté, il y a un penchant à dire : toute action qui procède selon la règle est une interprétation ; or nous ne devrions appeler interprétation que la substitution d’une expression de la règle à une autre"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §201). Une règle ne nous détermine pas à agir à la manière d'une cause mécanique, sinon les mêmes causes produiraient toujours les mêmes effets, ce qui n'est pas le cas pour la règle. À la limite, l'existence d'une règle donnée peut même être une raison de la transgresser intentionnellement. Pour autant, la conformité ou la non conformité d'un acte à une règle ne requiert pas non plus une interprétation stricto sensu, c'est-à-dire une sorte de paraphrase de la règle. Car alors, il faudrait, préalablement à l'action, acquérir une certitude théorique qui nous fournirait la motivation nécessaire. Or "il serait absurde de dire que nous savons ce que nous allons faire comme si nous choisissions la sensation que nous allons provoquer"(de la Certitude, §7). Car "suivre la règle est une pratique. Croire que l’on suit la règle n’est pas la suivre"(Recherches Philosophiques, §202). Donc, d'une part, "interpréter" est ici une action, pas une réflexion. Cela veut dire "appliquer une règle" et non pas "reformuler une règle". Il s'agit donc de l'interprétation au sens où on dit qu'un musicien interprète une partition : "toute action comprend un élément de virtuosité, et [...] la virtuosité est la perfection que nous attribuons aux arts d'exécution"(Arendt, la Crise de la Culture, IV, i-ii). Et, d'autre part, la pratique selon la règle s'accompagne effectivement d'un ressenti, mais celui-ci n'est ni l'effet de notre certitude, ni la cause de notre acte. Ce que Wittgenstein appelle "le sentiment des règles" constitue sans doute la raison du commentaire que nous en faisons dans le sens où c'est dans une situation conforme à des règles bien déterminées que l'on fait l'apprentissage d'un tel commentaire : "ce qu’il y a d’extrêmement important quand on enseigne [ces mots], ce sont les gestes et les mimiques exagérées. Le mot est enseigné comme le substitut d’une mimique ou d’un geste"(Leçons sur l’Esthétique, I). Bref, si le jugement sous forme d'un commentaire interprétatif de la règle n'est ni la cause, ni l'effet de ce que nous éprouvons à l'égard de l'oeuvre d'art, il en est la raison qui permet de justifier au mieux le comportement que nous adoptons et dont il est l'expression (la manifestation) et non pas la description.

La conception wittgensteinienne du jugement se rapproche de celle de Bourdieu qui considère que "l’action rituelle, que l’anthropologie objectiviste situe du côté de la logique et de l’algèbre, est beaucoup plus proche, en réalité, d’une gymnastique ou d’une danse tirant parti de toutes les possibilités offertes par la géométrie corporelle (droite/gauche, haut/bas, devant/derrière, dessus/dessous, etc.)"(Méditations Pascaliennes, ii). Pour lui non plus, porter un jugement n'est pas tirer des inférences démonstratives mais plutôt manifester l'état de son corps : "l’action que guide le "sens du jeu"a toutes les apparences de l’action rationnelle que dessinerait un observateur impartial [...], et pourtant, elle n’a pas la raison pour principe. Il suffit de penser à la décision instantanée du joueur de tennis qui monte au filet à contretemps pour comprendre qu’elle n’a rien de commun avec la construction savante que l’entraîneur, après analyse, élabore pour en rendre compte et pour en dégager des leçons communicables"(Choses Dites). Toutefois, il insiste beaucoup plus que Wittgenstein sur l'effet performatif du jugement qui ne consiste pas seulement à survenir sur une situation donnée mais, dans certains cas tout au moins, à assurer une fonction jurisprudentielle : "le jugement lorsqu’il est prononcé par un agent autorisé, substitue au dire un faire, car il sera, comme on dit, suivi d’effet"(Langage et Pouvoir Symbolique, i, 2). En ce sens, il est plus déterministe que Wittgenstein.

En somme, juger d'après une règle consiste à rendre manifeste la position que nous procure une situation donnée en accompagnant notre comportement corporel et gestuel à l'égard de ce comportement d'un commentaire qui se prévaut d'une règle pertinente en l'occurrence.


Wittgenstein se demande ici s'il suffit d'énoncer un jugement esthétique pour montrer que l'on s'y connaît en art. Sa réponse est que le jugement, tout en étant nécessaire, n'est pas suffisant, car c'est à la maîtrise globale d'un jeu de langage approprié qu'on remarque celui qui a du goût.

Dans ce que nous appelons les beaux-arts, quiconque est doté de jugement développe (ce qui ne veut pas dire qu'une personne, qui devant certaines choses, s'exclame "que c'est merveilleux !" soit dotée de jugement). Si nous parlons des jugements esthétiques, nous pensons entre mille autres choses aux beaux-arts. Quand nous portons un jugement esthétique sur quelque chose, nous ne nous contentons pas de rester bouche bée et de dire "oh, comme c'est merveilleux !"

Le jugement esthétique ne consiste pas dans l'attribution de la beauté à un objet.

Depuis Baumgarten, l'esthétique est typiquement une théorie du goût et, plus précisément, du beau artistique. C'est sans doute chez Kant qu'elle trouve son expression la plus achevée. En effet, si quelqu'un "affirme que quelque chose est beau, c’est qu’il attend des autres qu’ils éprouvent la même satisfaction : il ne juge pas pour lui seulement, mais pour tout le monde. et il parle alors de la beauté comme si c’était une propriété des choses"(Critique de la Faculté de Juger, V, 212). Dire "cet objet est beau" n'est pas dire "cet objet est agréable", car il y a, dans le premier jugement une prétention à l'universalité qui fait défaut au second. Ce n'est pas non plus comme dire "cet objet est carré", car "le goût nécessite l’adhésion de tous à une règle universelle impossible à énoncer"(Critique de la Faculté de Juger, V, 237), aussi le jugement de goût est-il réfléchissant dans la mesure où il ne détermine pas une connaissance. Enfin, ce n'est pas non plus comme dire "cette action est bonne" car le goût ne fait que "rend[re] possible le passage de l’attrait sensible à l’intérêt moral"(Critique de la Faculté de Juger, V, 292).

Tandis que, pour Wittgenstein, "si vous vous demandez comment un enfant apprend “ beau ”, “ magnifique ”, etc., vous trouverez qu’il les apprend en gros comme des interjections : en général, c’est d’abord à ce qu’il mange qu’un enfant applique un mot comme “ bon ”"(Leçons sur l’Esthétique, I). Il se rapproche donc plutôt de Freud lorsque celui-ci dit que "les œuvres d’art, sont des satisfactions imaginatives de désirs inconscients, tout comme les rêves avec lesquels elles ont en commun d’être un compromis destiné à éviter un conflit ouvert avec les puissances de refoulement"(ma Vie et la Psychanalyse) et de Bourdieu qui écrit que "tout peut être qualifié de beau pour peu que soit assuré un rapport distant au monde et aux autres, une grande liberté à l’égard des contraintes économiques"(la Distinction). Dans tous les cas, le jugement de valeur esthétique ("oh, comme c'est merveilleux !") n'est qu'une manière, certes distinguée, de réagir correctement à certaines situations impliquant la présence des oeuvres d'art mais ce n'est pas la seule, et ce n'est certainement pas non plus la plus significative : "l’origine et la forme primitive du jeu de langage est une réaction, les formes les plus complexes ne peuvent croître que sur celle-ci. La langue, veux-je dire, est un raffinement, au commencement était l’action"(Remarques Mêlées, 31).

Qu'est-ce qui permettra alors de montrer que l'on s'y connaît ?

Nous distinguons entre celui qui sait ce dont il parle et celui qui ne sait pas. Pour admirer la poésie anglaise, il faut savoir l'anglais. Supposez qu'un Russe qui ne sait pas l'anglais soit bouleversé par un sonnet considéré comme bon. Nous dirions qu'il ne sait absolument pas ce qu'il y a dans ce sonnet. De même, d'une personne qui ne connaît pas la métrique, mais qui est bouleversée, nous dirions qu'elle ne sait pas ce qu'il y a dans le poème.

Wittgenstein donne là des exemples de compétences, toutes linguistiques qui, selon lui, sont la marque de celui qui a du goût artistique.

"Qu’est-ce qui fait du mot une expression d’approbation ? C’est le jeu de langage dans lequel il apparaît […]. Il est remarquable que, dans la vie réelle, lorsqu’on émet des jugements esthétiques, les adjectifs tels que “ beau ”, “ magnifique ”, etc., ne jouent pratiquement aucun rôle"(Wittgenstein, Leçons sur l’Esthétique, I). Et, à supposer qu'ils en jouent un, ils ne peuvent constituer qu'une conclusion ou, mieux, un commentaire dans un jeu de langage approprié. Car "c’est dans le langage que les hommes s’accordent ; cet accord n’est pas un consensus d’opinion mais de forme de vie [...] ; je suis alors tenté de dire :"c'est justement ainsi que j'agis""(Recherches Philosophiques, §241). Il ne s'agit donc nullement de décrire l'effet qu'aurait sur notre sensibilité une oeuvre d'art quelconque, mais de pratiquer un jeu de langage qui a cours dans une forme de vie donnée. Aussi, "les mots que nous appelons expressions de jugement esthétique jouent un rôle très compliqué, mais aussi très défini, dans ce que nous appelons la culture d'une époque. [...] C'est une culture tout entière qui ressortit à un jeu de langage"(Leçons sur l’Esthétique, I). Et, de même que ce n'est pas seulement parce que quelqu'un dira "échec et mat" mais plutôt par sa pratique du jeu, lequel inclut, entre autres obligations, celle de faire usage d'un certain vocabulaire dans des circonstances précises, que l'on détectera un connaisseur du jeu d'échecs, de même celui qui veut montrer qu'il s'y connaît en poésie anglaise ou russe ne peut se contenter de dire "c'est merveilleux !" ou "ça m'a bouleversé !" mais devra montrer, notamment, qu'il maîtrise suffisamment la langue anglaise ou russe et qu'il a quelques notions de métrique.

Bourdieu va dans le même sens que Wittgenstein : "seul le facultatif peut donner lieu à des effets de distinction"(Langage et Pouvoir Symbolique, i, 1). De même encore qu'au jeu d'échecs, les coups sont, à de rares exceptions près, facultatifs (il y en a plusieurs possibles) et que c'est cette contingence qui permet d'établir une hiérarchie entre les joueurs, de même, face à une oeuvre d'art, les réactions possibles sont multiples et, presque toutes, facultatives. De telle sorte que "les habitus permettent de se distinguer en dehors même de toute recherche de distinction"(Raisons Pratiques, iii) dans le sens où nos conditionnements, à commencer par ceux qui ne sont nullement nécessaires, révèlent, souvent à notre insu, notre degré de maîtrise. Plus déterministe que Wittgenstein, Bourdieu ajoute que "les effets de distinction inclinent les uns à tenir leur rang, à garder leurs distances, et les autres à se tenir à leur place, à se contenter de ce qu’ils sont"(Langage et Pouvoir Symbolique, ii, 2).

Mais alors, comment faire la différence entre le vrai connaisseur et le "snob" qui joue au connaisseur ?

En musique, ce phénomène est encore plus prononcé. Supposons quelqu’un qui admire une œuvre considérée comme bonne, mais qui ne peut pas se souvenir des airs les plus simples, qui ne reconnaît pas la basse quand elle se fait entendre, etc. ; nous disons qu’il n’a pas vu ce qu’il y a dans l’œuvre.

Le connaisseur authentique , précise Wittgenstein, possède une mémoire spécifique.

Nul mieux que Proust n'a décrit avec autant de précision que de cruauté le snobisme mondain des "salons" Verdurin ou de Guermantes, notamment au sujet de la réception des oeuvres musicales : "pour faire partie du "petit noyau", du "petit groupe", du "petit clan" des Verdurin, une condition était suffisante mais elle était nécessaire : il fallait adhérer tacitement à un Credo dont un des articles était que le jeune pianiste, protégé par Mme Verdurin cette année-là et dont elle disait : "Ça ne devrait pas être permis de savoir jouer Wagner comme ça !","enfonçait"à la fois Planté et Rubinstein"(du Côté de chez Swann, II, 157). Il faut y dire ce qu'il est de bon ton de dire. Ou bien, "Ski s'était assis au piano, où personne ne lui avait demandé de se mettre, et se composant – avec un froncement souriant des sourcils, un regard lointain et une légère grimace de la bouche – ce qu'il croyait être un air artiste"(la Prisonnière, 1820). Il faut y montrer ce qu'il est de bon ton d'y afficher. Tout autre est la réaction, discrète mais profonde, de l'authentique connaisseur : "une mesure de la sonate me frappa, mesure que je connaissais bien pourtant, mais parfois l'attention éclaire différemment des choses connues pourtant depuis longtemps et où nous remarquons ce que nous n'avions jamais vu. En jouant cette mesure, [...] je ne pus m'empêcher de murmurer : « Tristan », avec le sourire qu'a l'ami d'une famille retrouvant quelque chose de l'aïeul dans une intonation, un geste du petit-fils qui ne l'a pas connu"(la Prisonnière, 1721). L'audition musicale réveille, chez le connaisseur, les souvenirs d'une culture de la même façon que les traits de l'enfant évoquent, chez le vieil ami de la famille, des airs de famille bien connus.

Si Wittgenstein a, quant à lui, accordé une telle place à la musique dans sa philosophie, ce n'est pas seulement en raison de sa culture familiale, mais aussi parce que "ce que nous appelons “comprendre une phrase”, ressemble bien plus à la compréhension d’un thème musical qu’on ne l’imagine"(le Cahier Brun, 167) et, inversement, "la compréhension d’une phrase musicale, c’est la compréhension d’un langage"(Fiches, §172). Or, de même que l'on ne montre pas que l'on a compris un langage en se contentant de répéter à l'envi ce qui a été entendu, ou que l'on ne fait pas preuve de la maîtrise du jeu d'échecs en jouant le même coup que l'adversaire, de même, on montre que l'on s'y connaît dans l'art musical en répondant, en continuant par soi-même, en fonction des expériences passées qu'évoquent l'énonciation présente, la phase de jeu ou le thème musical actuels. Aussi, "pour la critique musicale, employez-vous d’ailleurs des adjectifs esthétiques ? Vous dites : “ faites attention à cette transition ”, ou “ ce passage n’est pas cohérent ”. Ou bien, parlant d’un poème en critique, vous dites : “ son utilisation des images est précise ”. Les mots que vous utilisez sont plus apparentés à “ juste ” ou “ correct ” qu’à “ beau ” ou “ charmant ” […]. Si je dis d’un morceau de Schubert qu’il est mélancolique, cela revient à lui donner un visage. Au lieu de cela, je pourrais tout aussi bien employer des gestes ou danser"(Leçons sur l’Esthétique, I). Apprécier un morceau de Schubert, c'est s'accorder spontanément à sa physionomie et y réagir, de la même façon que l'on s'accorde spontanément et que l'on réagit aux traits d'un visage : "on voit l’émotion [...], on reconnaît immédiatement un visage comme triste, rayonnant de joie ou plein d’ennui"(Fiches, §55).

Est-ce à dire alors que le connaisseur est celui qui réagit plus ou moins mécaniquement à un conditionnement préalable ?

"Cet homme a le sens de la musique" n'est pas une phrase que nous employons pour parler de quelqu'un qui fait "ah !" quand on lui joue un morceau de musique, non plus que nous le disons du chien qui frétille de la queue en entendant de la musique (cf. une personne qui aime écouter de la musique, mais est absolument incapable d'en parler et ne se montre pas du tout intelligente à ce sujet).

Le conditionnement culturel sous-jacent à l'appréciation esthétique n'est pas une cause mais une raison de cette appréciation.

Wittgenstein s'en prend ici à la fois aux conceptions béhavioriste et psychologiste du conditionnement culturel. Pour Quine, quel que soit le jeu de langage dont il est fait l'apprentissage, "on présente simultanément à l’enfant des émissions du mot et des exemples d’objets rouges ; on applaudit aussi à son propre babillage lorsqu’il émet un son qui ressemble à ‘rouge’ en présence du rouge ; au bout du compte, l’enfant acquiert l’art d’utiliser le mot conformément au goût de la société"(le Domaine et le Langage de la Science, ii). Pour Freud, quelle que soit l'activité sociale valorisante et valorisée, "parmi les forces instinctives ainsi refoulées, les pulsions sexuelles jouent un rôle considérable : elles subissent une sublimation, c’est-à-dire qu’elles sont détournées de leur but sexuel et orientées vers des buts socialement supérieurs qui n’ont plus rien de sexuel"(Introduction à la Psychanalyse).

Pour Wittgenstein, en revanche, ces différentes sortes de conditionnements opérants, non seulement n'expliquent pas l'attitude du connaisseur, mais n'expliquent même pas celle du snob. "On dit parfois que la musique nous transmet des sentiments, ce qui semble dire que la musique est la cause de ces sentiments"(le Cahier Brun, 179). Certes, il n'est pas exclu que l'audition musicale ait un effet causal (par exemple relaxant, ou, au contraire, excitant), que ce soit au moment de la découverte ou à celui de la réécoute d'un morceau. Mais ce n'est pas là la fonction de la musique (et de l'art en général). Car, pour autant que nous le sachions, la découverte de molécules chimiques ayant le même effet (relaxant ou excitant) n'a pas conduit à l'obsolescence de l'art. Et puis que dire d'un chien qui aurait été conditionné à manifester son contentement lors de l'audition d'un morceau de musique en salivant ou en agitant sa queue ? Bien plutôt, la référence au contexte d'apprentissage ou à une quelconque expérience antérieure est une raison, et non une cause du comportement d'appréciation. De sorte que le connaisseur, contrairement au snob, éprouve bien quelque chose, mais ce n'est pas ce quelque chose qui lui dicte son comportement : "donner une raison de ce qu’on a fait ou dit, veut dire montrer un chemin qui conduit à cette action"(le Cahier Bleu, 14). Un chemin et non pas le chemin (causal) qui, d'après une règle susceptible d'être reconnue et approuvée, justifie ledit comportement. En généralisant au connaisseur en général ce que dit Proust de l'écrivain, "la vérité ne commencera qu'au moment où l'écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l'art à celui qu'est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires d'un beau style, ou même, ainsi que la vie, quand, en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence en les réunissant l'une et l'autre, pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore, et les enchaînera par le lien indescriptible d'une alliance de mots"(le Temps Retrouvé, 2280). S'y connaître, c'est mettre en relation, être intelligent.

Finalement, énoncer un jugement de valeur sur une oeuvre d'art n'est ni suffisant, ni même nécessaire pour montrer que l'on s'y connaît. L'indice infaillible consiste, en l'occurrence comme dans tous les jeux de langage, à faire preuve de justesse et d'inventivité verbale comme gestuelle.



Est-ce à la psychologie qu'il convient de rendre compte de l'expérience esthétique ? La réponse de Wittgenstein à cette question est que cette tâche n'est pas dévolue à quelque science que ce soit mais à la critique, notamment philosophique.

Nombre de gens vivent encore avec l’idée que la psychologie expliquera un jour tous nos jugements esthétiques [...]. C’est vraiment une drôle d’idée. Il ne me semble pas y avoir la moindre liaison entre ce dont s’occupent les psychologues et le jugement qui porte sur une œuvre d’art.

C'est une idée fort répandue qu'il appartient à la psychologie de lever le voile du mystère qui entoure la réception de l'oeuvre d'art.

Une version de cette conception a été formulée par Freud : "le royaume de l’imagination est une réserve organisée lors du passage douloureusement ressenti du principe de plaisir au principe de réalité, afin de permettre un substitut à la satisfaction des instincts à laquelle il faut renoncer dans la vie réelle. L’artiste, comme le névrosé, s’est retiré loin de la réalité insatisfaisante dans ce monde imaginaire; mais, à l’inverse du névrosé, il s’entend à trouver le chemin du retour et à reprendre pied dans la réalité. Ses créations, les œuvres d’art, [...] peuvent compter sur la sympathie des autres hommes, étant capables d’éveiller et de satisfaire chez eux les mêmes aspirations à sublimer des désirs inconscients"(ma Vie et la Psychanalyse). Expliquer la satisfaction que procure l'oeuvre d'art en termes de sublimation des désirs inconscients préalablement refoulés mais dont la modification symbolique permet de mettre en rapport une représentation imaginative évoquée par la matérialité de l'objet artistique, tel est, en résumé, le mécanisme méta-psychologique extrêmement subtil que nous propose la psychanalyse freudienne.

Wittgenstein pense que le point de vue pychologiste est proprement absurde. En effet, "que se passe-t-il exactement dans sa tête ? Cette question n’a pas de réponse à part des déclarations concernant sa pression sanguine, son pouls, etc."(Leçons sur la Philosophie de la Psychologie). Pour lui, le psychologue (ou le psychanalyste) commet déjà une erreur de catégorie en qualifiant de phénomène spécifiquement psychique une série de phénomènes complexes où l'interne et l'externe sont indissolublement liés. Et comme, "si un homme qui n’a jamais eu la moindre connaissance de la musique arrive parmi nous et entend jouer une pièce de Chopin, il se convaincra qu’il s’agit d’une langue dont on cherche à lui dissimuler le sens"(Leçons sur la Philosophie de la Psychologie, §888), on peut dire qu'à ce titre, "les processus internes qui accompagnent l’énonciation ou la compréhension d’une phrase ne nous intéressent pas"(Grammaire Philosophique, I, 6). Rousseau avait énoncé un argument du même genre en disant que "tant qu’on ne voudra considérer les sons que par l’ébranlement qu’ils excitent dans nos nerfs, on n’aura point de vrais principes de la musique et de son pouvoir sur les cœurs. Les sons, dans la mélodie, n’agissent pas seulement sur nous comme sons, mais comme signes de nos affections, de nos sentiments Pourquoi nos plus touchantes musiques ne sont-elles qu’un vain bruit à l’oreille d’un Caraïbe ? Ses nerfs sont-ils d’une autre nature que les nôtres ? Pourquoi ne sont-il ébranlés de même ? Ou pourquoi ces mêmes ébranlements affectent-ils tant les uns et si peu les autres ?"(Essai sur l’Origine des Langues).

Pourtant les réactions d'un public à une pratique artistique donnée ne sont-elles pas, dans une certaine mesure, prévisibles ?

Pourquoi ne pas examiner ce que pourrait bien être cette chose que nous appellerions explication d’un jugement esthétique ? Supposons qu’on ait constaté que tous nos jugements procèdent du cerveau. Des types particuliers de mécanismes y ont été découverts, des lois générales formulées, etc. On pourrait montrer que telle suite de notes produit telle réaction particulière, qu’elle fait sourire le sujet, qu’elle lui fait dire "c'est admirable !" A supposer que ceci soit acquis, nous pourrions être en mesure de prédire ce que chaque personne prise en particulier aimerait ou n'aimerait pas. Ce sont des choses que nous pourrions prévoir. Toute la question est de savoir si c'est là la sorte d'explication que nous aimerions avoir lorsque nous restons perplexe devant des impressions esthétiques.

L'explication du jugement esthétique n'est pas une description scientifique de la spécificité de l'émotion esthétique.

Il n'est pas question pour Wittgenstein de nier qu'il puisse exister quelque chose comme une description scientifique possible du phénomène de la réception esthétique, ni qu'une telle description puisse avoir une utilité prévisionnelle (en termes de marketing, par exemple). À défaut de descriptions psychologiques ou psychanalytiques crédibles, il existe aussi des approches sociologiques tout à fait convaincantes. Rien n'interdit d'admettre, en effet, que "les faits sociaux consistent en des manières d'agir, de penser, de sentir, extérieures à l'individu, et qui sont douées d'un pouvoir de coercition en vertu duquel ils s'imposent à lui. [...] Mais la statistique nous fournit le moyen de les isoler"(Durkheim, les Règles de la Méthode Sociologique). C'est ce que fait, en particulier quelqu'un comme Bourdieu, notamment lorsqu'il décrit le fait social de la pratique artistique en corrélation avec celle de la discrimination sociale : "tous les apprentissages confient au corps, traité comme une mémoire, leurs dépôts les plus précieux […] : mieux que les signes extérieurs, les signes incorporés, tout ce qu’on appelle les manières (manière de parler, manière de marcher, de se tenir, de manger, etc.) et le goût comme principe de production de toutes les pratiques destinées à signifier la position sociale, sont destinés à fonctionner comme autant de rappels à l’ordre à ceux qui oublieraient la place que leur assigne la société"(Langage et Pouvoir Symbolique, ii, 2).

Pour autant, Wittgenstein nous met en garde contre "cet énoncé, qui [faisant] référence à un mécanisme, n’est pas un énoncé informatif parce qu’il utilise l’analogie avec une machine, ce qui nous égare constamment [...]. Ce qu’il y a derrière la grammaire de cet énoncé est l’image trompeuse d’un mécanisme monté pour réagir d’une certaine manière : nous croyons que si nous voyions la machinerie, nous saurions ce que c’est qu’[apprécier la musique]"(Cours de Cambridge1932-1935). En d'autres termes, même si la description mécanique, en termes de statistiques prédictives, du phénomène de la réception esthétique est rigoureuse sur le plan scientifique, elle n'en utilise pas moins, comme toutes les sciences, des prémisses méthodologiques (ce que Wittgenstein appelle des "règles de grammaire"). L'une d'elles est, ici, l'analogie des fonctions sensori-motrices (celles qui sont en jeu dans la réception de l'oeuvre d'art) d'un individu donné, ou bien celles d'une société toute entière, avec une machine. Or, à supposer que l'analogie soit consciente et intentionnelle (ce qui est, manifestement, le cas pour Durkheim ou Bourdieu), "ce n'est pas seulement difficile de décrire en quoi consiste l'appréciation, c'est impossible. Pour décrire en quoi elle consiste, nous devrions décrire tout son environnement"(Leçons sur l'Esthétique, i), ce qui, on le conçoit, est particulièrement problématique.

Est-ce à dire que, si c'était possible, nous aurions là l'explication que nous recherchons ?

De toute évidence, ce à quoi nous aspirons, ce n'est pas ce dont nous venons de parler, c'est-à-dire un procès-verbal de réactions, mise à part l'impossibilité évidente de la chose [...]. L'explication que l'on cherche lorsqu'on reste perplexe devant une impression esthétique n'est pas une explication causale, n'est pas une explication corroborée par l'expérience ou par la statistique des manières que l'homme a de réagir, vous ne pouvez pas arriver à l'explication par l'expérimentation psychologique [...]. La perplexité esthétique suggère un "pourquoi ?", mais pas une cause.

L'explication esthétique que nous recherchons est l'explication d'une perplexité éthique.

Aristote fut le premier à proposer l'idée d'une fonction catharthique de l'art de la tragédie comme "imitation d'une action de caractère noble et complète [...], et qui, suscitant pitié et crainte, opère la purification [katharsis] propre à pareilles émotions"(Poétique, 1448b-1450a). Kant ira plus loin encore en suggérant que "le goût rend possible le passage de l’attrait sensible à l’intérêt moral [...]. On s’attache indirectement à la beauté, par l’intermédiaire d’un penchant pour la société : l’adhésion est en quelque sorte comme un devoir"(Critique de la Faculté de Juger, V, 205-292). Dans les deux cas, la pratique artistique est considérée comme susceptible de résoudre un problème éthique, souci dont tout porte à croire qu'il est partagé par l'ensemble des communautés humaines. Proust évoque ici un aspect important du rapport de l'éthique à l'esthétique : "peut-être n'est-ce que dans des vies réellement vicieuses que le problème moral peut se poser avec toute sa force d'anxiété. Et à ce problème l'artiste donne une solution non pas dans le plan de sa vie individuelle, mais de ce qui est pour lui sa vraie vie, une solution générale, littéraire. [...] Souvent les grands artistes tout en étant mauvais se servent de leurs vices pour arriver à concevoir la règle morale de tous"(à l'Ombre des Jeunes Filles en Fleur, I, 444). C'est pourquoi Oscar Wilde n'a sans doute pas tort d'affirmer que "la vie imite bien plus l'art que l'art n'imite la vie. Ceci ne résulte pas seulement de l'instinct imitatif de la vie, mais du fait que le but avoué de la vie est de trouver sa propre expression et que l'art lui offre certains moyens heureux de réaliser cet effort"(le Déclin du Mensonge).

Si, pour Wittgenstein, "la façon physiologique de considérer les choses ne fait qu'embrouiller les choses, [c'est] parce qu'elle nous détourne du problème logique, conceptuel"(Leçons sur la Philosophie de la Psychologie, §1038). En effet, le point de vue incriminé commet une faute conceptuelle en prenant pour une relation externe et contingente ce qui est, en réalité, une relation interne et nécessaire : "quelle est donc la caractéristique des propriétés internes ? Le fait que toujours, invariablement, elles se trouvent dans l'ensemble qu'elles déterminent, en quelque sorte indépendamment des événements extérieurs [...] employé[e] hors du temps (et cela montre que cette proposition n'exprime pas le résultat d'une expérience"(Remarques sur les Fondements des Mathématiques). En d'autres termes, et pour parler comme Kant, "le jugement de goût doit être fondé a priori parce qu’il proclame qu’il y a nécessité [...] d’apprécier la représentation d’un objet [...] ; ceux qui jugent autrement, on les blâme et on leur reproche de manquer de goût"(Critique de la Faculté de Juger, V, 213). La question "pourquoi réagit-on ainsi à l'oeuvre d'art ?" ne signifie par "par quel mécanisme contingent physiologique et/ou sociologique sommes-nous conduits à nous comporter ainsi ?" mais "quel problème éthique nécessaire (c'est-à-dire que l'on ne peut pas ne pas se poser) notre comportement esthétique évoque-t-il ?"

Cela dit, s'agit-il de résoudre ou bien simplement d'indiquer le problème ?

L'expression de la perplexité prend la forme d'une critique [...]. La forme qu'elle pourrait prendre, c'est de dire, en regardant un tableau : "qu'est-ce qui ne va pas dans ce tableau ?" .

La pratique artistique a une fonction essentiellement critique d'indication du problème.

Pour Platon ("n'est-ce pas seulement en contemplant la beauté éternelle [...] qu'il pourra y enfanter et y produire, non des images de vertus [...] mais des vertus réelles et vraies [...] ? Or c'est à celui qui enfante la véritable vertu et qui la nourrit, qu'il appartient d'être chéri de Dieu; c'est à lui plus qu'à tout autre homme qu'il appartient d'être immortel" - le Banquet, 210a-212b) , Plotin ("celui qui est malheureux, ce n'est pas celui qui ne possède ni de belles couleurs, ni de beaux corps, ni la puissance, ni la domination, ni la royauté ; c'est celui-là seul qui se voit exclu uniquement de la possession de la Beauté" - Ennéades, I, 6) ou Schopenhauer ("c’est par ce seul moyen que la musique, sans jamais nous causer de souffrance réelle, ne cesse de nous charmer jusque dans ses accords les plus douloureux, et nous prenons plaisir à entendre les mélodies même les plus plaintives" - le Monde comme Volonté et comme Représentation, 1193), il s'agit bien, à travers la pratique artistique qui nous soustrait à la conscience douloureuse de la mortalité, de résoudre le problème éthique de la souffrance qui peut se résumer dans la question : "pourquoi souffrons-nous ?".

En revanche, pour Wittgenstein, si "on dit parfois que la musique nous transmet des sentiments, ce qui semble dire que la musique est la cause de ces sentiments"(le Cahier Brun, 179), c'est parce qu'"une confusion s’installe ici entre raison et cause, à laquelle on est conduit par l’utilisation ambiguë du mot pourquoi"(le Cahier Bleu, 15). Or, la question "pourquoi souffrons-nous ?" peut, certes être résolue par l'identification et la neutralisation scientifiques des causes de la souffrance. Mais, en l'occurrence, la pharmacologie est, depuis toujours, bien mieux armée que l'art pour y parvenir. Tout autre est le "pourquoi" des problèmes éthiques ou esthétiques, car, "à supposer que toutes les questions théoriques possibles soient résolues, les problèmes de notre vie demeurent encore intacts"(Tractatus, 6.53-6.52). En ce sens, "l'éthique est transcendantale. (Ethique et esthétique sont une seule et même chose)"(Tractatus, 6.421). Le problème éthique ne peut être décrit par un inventaire exhaustif des causes objectives de notre souffrance, il ne peut être qu'indiqué par l'instauration intentionnelle, donc critique, d'une relation interne, autrement dit nécessaire, entre une représentation donnée et le problème en question. La pratique artistique, pour Wittgenstein, en ce qu'elle consiste à produire, interpréter ou recevoir l'oeuvre d'art, montre une telle relation : "l'expression d'un visage n'est pas un effet de ce visage [...]. Si je dis d'un morceau de Schubert qu'il est mélancolique, cela revient à lui donner un visage (je n'exprime là ni approbation, ni désapprobation). Au lieu de cela je pourrais aussi bien employer des gestes ou danser"(Leçons sur l'Esthétique, i). Certes, il y a toujours un sentiment sous-jacent, mais ce qui importe n'est pas la cause mais la signification de ce sentiment : "le sentiment prend la forme d’une critique et non pas d’un état de mon esprit"(Leçons sur l’Esthétique, I, 19). Voilà pourquoi "on peut remarquer l’étrange ressemblance d’une recherche philosophique avec une recherche esthétique"(Remarques Mêlées, 25). Dans les deux cas, un sentiment de malaise, de perplexité, incite à rendre manifeste l'interprétation d'une règle déjà connue et acceptée, mais sur un mode critique, c'est-à-dire inventif. "Pour lever nos perplexités esthétiques, ce que nous voulons en fait, ce sont des comparaisons, des groupements de certains cas. [Par exemple] la Création d'Adam, la fresque de Michel-Ange me vient à l'esprit. J'ai une idée curieuse qui pourrait être exprimée par : "il y a une philosophie prodigieuse derrière cette fresque""(Leçons sur l’Esthétique, ii). Dans les deux cas, quelque chose est montré qui ne peut être dit, notamment au moyen d'une description psychologique, physiologique ou sociologique.

Donc, si la psychologie, pas plus que la physiologie ou la sociologie, ne sont en mesure de répondre à la question "pourquoi avons-nous des pratiques artistiques", c'est parce qu'il ne s'agit pas, en l'occurrence, de décrire les causes de telles pratiques mais plutôt d'en indiquer les raisons éthiques à travers une activité critique qui ressemble indiscutablement à l'activité philosophique.