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dimanche 21 décembre 2008

L'ETHIQUE (Spinoza)

(Extraits de la traduction Saisset revue et corrigée par Philippe Jovi
Edition et notes : Philippe Jovi) 

(Pour avoir le commentaire, cliquer sur §n).

§1 Il ne peut exister et on ne peut concevoir aucune autre substance que Dieu (Éthique, I, 14). Il n'y a rien de contingent dans la Nature ; toutes choses au contraire sont déterminées par la nécessité de la nature divine à exister et à agir d'une manière donnée (Éthique, I, 29).

Il ne peut exister aucune autre substance1 que Dieu2, et on n'en peut concevoir aucune autre, car si on pouvait la concevoir, on la concevrait nécessairement comme existante, ce qui est absurde [...]. Il suit de là très clairement : 1° Que Dieu est unique, c'est-à-dire qu'il n'existe dans la nature des choses qu'une seule substance, et qu'elle est absolument infinie [...]. 2° Que la chose étendue [res extensa] et la chose pensante [res cogitans] sont des attributs3 de Dieu, ou des affections des attributs de Dieu. Tout ce qui est, est en Dieu4. Or Dieu ne peut être appelé chose contingente, puisqu'il existe non pas d'une façon contingente, mais nécessairement. De même encore les modes5 de Dieu ont découlé de la nature divine, non pas d'une façon contingente, mais nécessairement [...]. Par conséquent, toutes choses sont déterminées par la nécessité de la nature divine, non seulement à exister, mais aussi à exister et à agir d'une manière donnée, et il n'y a rien de contingent6. Avant d'aller plus loin, je veux expliquer ici ou plutôt faire remarquer ce qu'il faut entendre par Nature naturante [Natura naturans] et par Nature naturée [Natura naturata]. Car je suppose qu'on a suffisamment reconnu par ce qui précède, que par Nature naturante, on doit entendre ce qui est en soi et est conçu par soi, ou bien les attributs de la substance qui expriment une essence éternelle et infinie, c'est-à-dire Dieu7, en tant qu'on le considère comme cause libre. J'entends, au contraire, par Nature naturée tout ce qui suit de la nécessité de la nature divine, ou de chacun des attributs de Dieu ; en d'autres termes, tous les modes des attributs de Dieu, en tant qu'on les considère comme des choses qui sont en Dieu et ne peuvent ni être ni être conçues sans Dieu.

[Praeter Deum nulla dari, neque concipi potest substantia (Ethica, I, 14). In rerum naturâ nullum datur contingens, sed omnia ex necessitate divinae naturae determinata sunt ad certo modo existendum, et operandum (Ethica, I, 29).

Nulla substantia extra Deum dari potest, et consequenter non etiam concipi. Nam si posset concipi, deberet necessariò concipi, ut existens ; atqui hoc est absurdum [...]. Ergo extra Deum nulla dari, neque concipi potest substantia. Hinc clarissimè sequitur I°. Deum esse unicum, hoc est in rerum naturâ non, nisi unam substantiam, dari, eamque absolutè infinitam esse [...] II°. rem extensam, et rem cogitantem, vel Dei attributa esse, vel affectiones attributorum Dei. Quicquid est, in Deo est. Deus autem non potest dici res contingens. Nam necessariò, non verò contingenter existit. Modi deinde divinae naturae ex eâdem etiam necessariò, non verò contingenter secuti sunt [...]. Quare omnia ex necessitate divinae naturae determinata sunt, non tantùm ad existendum, sed etiam ad certo modo existendum, et operandum, nullumque datur contingens. Antequam ulteriùs pergam, hîc, quid nobis per Naturam naturantem, et quid per Naturam naturatam intelligendum sit, explicare volo, vel potiùs monere. Nam ex antecedentibus jam constare existimo, nempe, quod per Naturam naturantem nobis intelligendum est id, quod in se est, et per se concipitur, sive talia substantiae attributa, quae aeternam, et infinitam essentiam exprimunt, hoc est, Deus, quatenus, ut causa libera, consideratur. Per naturatam autem intelligo id omne, quod ex necessitate Dei naturae, sivè uniuscujusque Dei attributorum sequitur, hoc est, omnes Dei attributorum modos, quatenus considerantur, ut res, quae in Deo sunt, et quae sine Deo nec esse, nec concipi possunt.]


§2 Il s'agit de faire voir que la Nature ne se propose aucun but dans ses opérations, et que toutes les causes finales ne sont rien que de purs préjugés [praejudicia] imaginés par les hommes (Éthique, I, appendice).

Les préjugés dont je veux parler ici dépendent tous de cet unique point, que les hommes supposent communément que tous les êtres de la Nature agissent comme eux pour une fin ; bien plus, ils tiennent pour certain que Dieu même, conduit toutes choses vers une certaine fin déterminée8. Dieu, disent-ils, a tout fait pour l'homme, et il a fait l'homme pour en être adoré. [...] Par exemple, supposez qu'une pierre tombe du toit d'une maison sur la tête d'un homme et lui donne la mort, ils diront que cette pierre est tombée tout exprès pour tuer cet homme. Comment, en effet, si Dieu ne l'avait fait tomber à cette fin, tant de circonstances y auraient-elles concouru (et il est vrai de dire que ces circonstances sont souvent en très-grand nombre) ? Vous répondrez peut-être que l'événement en question tient à ces deux causes : que le vent a soufflé et qu'un homme a passé par là. Mais ils vous presseront aussitôt de questions : Pourquoi le vent a-t-il soufflé à ce moment ? Pourquoi un homme a-t-il passé par là, précisément à ce même moment ? [...] Et ainsi ils ne cesseront de vous demander la cause de la cause, jusqu'à ce que vous recouriez à la volonté de Dieu, c'est-à-dire à l'asile de l'ignorance [ignorantiae asylum]. De même aussi, quand nos adversaires considèrent la structure du Corps humain, il tombent dans une admiration9 stupide, et comme ils ignorent les causes d'un produit si merveilleux, ils concluent que ce ne sont point des lois mécaniques, mais une industrie divine et surnaturelle qui a formé cet ouvrage et en a disposé les parties de façon qu'elles ne se nuisent point réciproquement. C'est pourquoi quiconque cherche les véritables causes des miracles, et s'efforce de comprendre les choses naturelles en homme savant, au lieu de les imaginer en homme stupide10, est tenu aussitôt pour hérétique et pour impie, et proclamé tel par les hommes que le vulgaire adore comme les interprètes de la Nature et de Dieu. Ils savent bien, en effet, que l'ignorance une fois disparue ferait disparaître l'admiration, c'est-à-dire l'unique base de tous leurs arguments, l'unique appui de leur autorité11.

[Ut jam autem ostendam, naturam finem nullum sibi praefixum habere, et omnes causas finales nihil, nisi humana esse figmenta, non opus est multis (Ethica, I, appendix).

Et quoniam omnia, quae hîc indicare suspicio, praejudicia pendent ab hoc uno, quòd scilicet communiter supponant homines, omnes res naturales, ut ipsos, propter finem agere ; imò, ipsum Deum omnia ad certum aliquem finem dirigere, pro certo statuant : dicunt enim, Deum omnia propter hominem fecisse, hominem autem, ut ipsum coleret [...]. Nam si ex. gr. ex culmine aliquo lapis in alicujus caput ceciderit, eumque interfecerit, hoc modo demonstrabunt, lapidem ad hominem interficiendum cecidisse. Ni enim eum in finem, Deo id volente, ceciderit, quomodò tot circumstanciae (saepe enim multae simul concurrunt) casu concurrere potuerunt ? Respondebis fortasse, id ex eo, quòd ventus flavit, et quòd homo illâc iter habebat, evenisse. At instabunt, cur ventus illo tempore flavit ? cur homo illo eodemque tempore illâc iter habebat ? [...] et sic porrò causarum causas rogare non cessabunt, donec ad Dei voluntatem, hoc est, ignorantiae asylum confugeris. Sic etiam, ubi corporis humani fabricam vident, stupescunt, et ex eo, quòd tantae artis causas ignorant, concludunt, eandem non mechanicâ, sed divinâ, vel supernaturali arte fabricari, talique modo constitui, ut una pars alteram non laedat. Atque hinc fit, ut qui miraculorum causas veras quaerit, quique res naturales, ut doctus, intelligere, non autem, ut stultus, admirari studet, passim pro haeretico, et impio habeatur, et proclametur ab iis, quos vulgus, tanquam naturae, Deorumque interpretes, adorat. Nam sciunt, quòd, sublatâ ignorantiâ, stupor, hoc est, unicum argumentandi, tuendaeque suae auctoritatis medium, quod habent, tollitur.]

§3 Lorsqu’un certain nombre de Corps de même grandeur ou de grandeur différente sont ainsi contraints [coercentur] qu’ils s’appuient les uns sur les autres, ou lorsque, se mouvant d’ailleurs avec des degrés semblables ou divers de rapidité, ils se communiquent leurs mouvements suivant des rapports déterminés, nous les dirons unis entre eux, et qu’ils constituent dans leur ensemble un seul Corps ou Individu, qui, par cette union même, se distingue de tous les autres (Éthique, II, 13).

Nous voyons comment un individu composé peut être affecté de bien des manières12, en conservant toujours sa nature13. Or jusqu’à ce moment nous n’avons conçu l’Individu que comme formé des Corps les plus simples, de ceux qui ne se distinguent les uns des autres que par le mouvement et le repos, par la lenteur et la vitesse. Que si nous venons maintenant à le concevoir comme composé de plusieurs Individus de nature diverse, nous trouverons qu’il peut être affecté de plusieurs autres façons en conservant toujours sa nature ; car puisque chacune de ses parties est composée de plusieurs Corps, elle pourra, sans que sa nature en soit altérée, se mouvoir tantôt avec plus de vitesse, tantôt avec plus de lenteur, et par suite communiquer plus lentement ou plus rapidement ses mouvements aux autres parties. Et maintenant si nous concevons un troisième genre d’Individus formé de ceux que nous venons de dire, nous trouverons qu’il peut recevoir une foule d’autres modifications, sans aucune altération de sa nature. Enfin, si nous poursuivons de la sorte à l’infini nous concevrons que toute la Nature est un seul Individu14 dont les parties, c’est-à-dire tous les Corps15, varient d’une infinité de façons, sans que l’Individu, dans sa totalité16 reçoive aucun changement.

[Cùm corpora aliquot ejusdem, aut diversae magnitudinis à reliquis ità coërcentur, ut invicem incumbant, vel si eodem, aut diversis celeritatis gradibus moventur, ut motûs suos invicem certâ quâdam ratione communicent, illa corpora invicem unita dicemus, et omnia simul unum corpus, sive Individuum componere, quod à reliquis per hanc corporum unionem distinguitur (Ethica, II, 13).

His itaque videmus, quâ ratione Individuum compositum possit multis modis affici, ejus nihilominùs naturâ fervatâ. Atque hucusque Individuum concepimus, quod non, nisi ex corporibus, quae solo motu, et quiete, celeritate, et tarditate inter se distinguuntur, hoc est, quod ex corporibus simplicissimis componitur. Quòd si jam aliud concipiamus, ex pluribus diversae naturae Individuis compositum, idem pluribus aliis modis posse affici, reperiemus, ipsius nihilominùs naturâ fervatâ. Nam quandoquidem ejus unaquaeque pars ex pluribus corporibus est composita, poterit ergo unaquaeque pars, absque ullâ ipsius naturae mutatione jam tardiùs, jam celeriùs moveri, et consequenter motûs suos citiùs, vel tardiùs reliquis communicare. Quòd si praeterea tertium Individuorum genus, ex his secundis compositum, concipiamus, idem multis aliis modis affici posse, reperiemus, absque ullâ ejus formae mutatione. Et si sic porrò in infinitum pergamus, facilè concipiemus, totam naturam unum esse Individuum, cujus partes, hoc est, omnia corpora infinitis modis variant, absque ullâ totius Individui mutatione.]

§4 Celui qui a une idée vraie sait, en même temps, qu’il a cette idée et ne peut douter de la vérité de la chose que cette idée représente (Éthique, II, 43).

Il n’est personne, en effet, qui, ayant une idée vraie, ignore qu’une idée vraie implique [involvit] la certitude ; car qu’est-ce qu’avoir une idée vraie ? C’est connaître une chose17 d'une manière parfaite. On ne peut donc nous contredire ici, à moins de s’imaginer qu’une idée est une chose muette et inanimée, comme une peinture, et non un mode de la pensée, et l’acte même de comprendre [intelligere]18. D’ailleurs, je le demande, qui peut savoir qu’il comprend une certaine chose, si déjà il ne l’a comprise ? En d’autres termes, si déjà vous n’êtes pas certain d’une chose, comment pouvez-vous savoir que vous en êtes certain ? Et puis, quelle règle de vérité trouvera-t-on plus claire et plus certaine qu’une idée vraie ? Certes, de même que la lumière se montre soi-même et avec soi montre les ténèbres, ainsi la vérité est à elle-même son propre critère et elle est aussi celui de l’erreur19. [Mais] d’où vient que les hommes ont des idées fausses20 ? Corrélativement, comment un homme saura-t-il qu’il a des idées qui sont en accord avec leurs objets ? Or, j’ai expliqué plus que suffisamment tout à l’heure que l’on devra savoir qu’on a une telle idée par cela seul qu’on aura cette même idée, la vérité étant d’elle-même son propre signe. Ajoutez à cela que notre Esprit [mens], en tant qu’il considère les choses suivant leur vraie nature, est une partie de l'Intellect infini de Dieu21 ; par conséquent, il est nécessaire que les idées claires et distinctes de notre Esprit soient vraies comme celles de Dieu même.

[Qui veram habet ideam, simul scit se veram habere ideam, nec de rei veritate potest dubitare (Ethica, II, 43).

Nam nemo, qui veram habet ideam, ignorat veram ideam summam certitudinem involvere ; veram namque habere ideam, nihil aliud significat, quàm perfectè, sive optimè rem cognoscere ; nec sanè aliquis de hâc re dubitare potest, nisi putet, ideam quid mutum instar picturae in tabulâ, et non modum cogitandi esse, nempe ipsum intelligere ; et quaeso, quis scire potest, se rem aliquam intelligere, nisi priùs rem intelligat ? hoc est, quis potest scire, se de aliquâ re certum esse, nisi priùs de eâ re certus sit ? Deinde quid ideâ verâ clarius, et certius dari potest, quod norma sit veritatis ? Sanè sicut lux seipsam, et tenebras manifestat, sic veritas norma sui, et falsi est. [...] Deinde unde fit, ut homines falsas habeant ideas ? [...] Quod denique ultimum attinet, nempe, undenam homo scire potest se habere ideam, quae cum suo ideato conveniat, id modò satis superque ostendi ex hoc solo oriri, quòd ideam habet, quae cum suo ideato convenit, sive quòd veritas sui sit norma. His adde, quòd Mens nostra, quatenus res verè percipit, pars est infiniti Dei intellectûs ; adeóque tam necesse est, ut Mentis clarae, et distinctae ideae verae sint, ac Dei ideae.]

§5 Ni le Corps ne peut déterminer l’Esprit à la pensée, ni l’Esprit le Corps au mouvement et au repos, ou a quoi que ce puisse être (Éthique, III, 2).

Notre propre expérience nous apprend encore qu’un grand nombre d’actions, comme parler et se taire, sont entièrement au pouvoir de l’Esprit, et par conséquent nous devons croire qu’elles dépendent de sa volonté22. [...] Certes, j’accorderai volontiers que les choses humaines iraient bien mieux, s’il était également au pouvoir de l’homme et de se taire et de parler ; mais l’expérience est là pour nous enseigner, malheureusement trop bien, qu’il n’y a rien que l’homme gouverne moins que sa langue, et que la chose dont il est le moins capable, c’est de modérer ses appétits23. [...] Ainsi donc, l’expérience tout autant que la Raison sont d’accord pour établir que les hommes ne se croient libres qu’à cause qu’ils ont conscience de leurs actions mais ne l’ont pas des causes qui les déterminent, et que les décisions de l’Esprit ne sont rien autre chose que ses appétits, lesquels varient par suite des dispositions variables du Corps24. Chacun, en effet, se conduit en toutes choses suivant la passion dont il est affecté25 : ceux qui sont livrés au conflit de plusieurs passions contraires ne savent pas trop ce qu’ils veulent ; et enfin, si nous ne sommes agités d’aucune passion, la moindre impulsion nous pousse çà et là en des directions diverses. Or, il résulte clairement de tous ces faits que la décision de l’Esprit et l’appétit ou détermination du Corps sont choses naturellement simultanées26, ou, pour mieux dire, sont une seule et même chose, que nous appelons libre décision27 quand nous la considérons sous le point de vue de la pensée et l’expliquons par cet attribut, et détermination contrainte quand nous la considérons sous le point de vue de l’étendue et l’expliquons par les lois du mouvement et du repos. [...] Si l'on ne veut pas délirer sur ce point, il faut donc nécessairement accorder que cette décision de l’Esprit, que nous croyons libre, n’est pas véritablement distincte de l’imagination ou de la mémoire, qu’elle n’est au fond que l’affirmation que toute idée, en tant qu’idée, implique nécessairement28. Par conséquent, ces décisions de l’Esprit naissent en lui avec la même nécessité que les idées des choses qui existent actuellement. Et tout ce que je puis dire à ceux qui croient qu’ils peuvent parler, se taire, en un mot, agir, en vertu d’une libre décision de l’Esprit, c’est qu’ils rêvent les yeux ouverts.

[Nec Corpus Mentem ad cogitandum, nec Mens Corpus ad motum, neque ad quietem, nec ad aliquid (si quid est) aliud determinare potest (Ethica, III, 2).

Deinde se experiri, in solâ Mentis potestate esse, tam loqui, quàm tacere, et alia multa, quae proinde à Mentis decreto pendêre credunt. [...] Quod porrò ad secundum attinet, sanè longè feliciùs sese res humanae haberent, si aequè in hominis potestate esset tam tacere, quàm loqui. At experientia satis superque docet, homines nihil minùs in potestate habere, quàm linguam, nec minùs posse, quàm appetitûs moderari suos [...] ; ità ut ipsa experientia non minùs clarè, quàm ratio doceat, quòd homines eâ solâ de causâ liberos se esse credant, quia suarum actionum sunt conscii, et causarum, à quibus determinantur, ignari ; et praeterea quòd Mentis decreta nihil sint praeter ipsos appetitûs, quae propterea varia sunt pro variâ Corporis dispositione. Nam unusquisque ex suo affectu omnia moderatur, et qui praeterea contrariis affectibus conflictantur, quid velint, nesciunt ; qui autem nullo, facili momento huc, atque illuc pelluntur. Quae omnia profectò clarè ostendunt, Mentis tam decretum, quàm appetitum, et Corporis determinationem simul esse naturâ, vel potiùs unam, eandemque rem, quam, quando sub Cogitationis attributo consideratur, et per ipsum explicatur, decretum appellamus, et quando sub Extensionis attributo consideratur, et ex legibus motûs, et quietis deducitur, determinationem vocamus [...]. Quòd si eò usque insanire non libet, necessariò concedendum est, hoc Mentis decretum, quod liberum esse creditur, ab ipsâ imaginatione, sive memoriâ non distingui, nec aliud esse praeter illam affirmationem, quam idea, quatenus idea est, necessariò involvit. Atque adeò haec Mentis decreta eâdem necessitate in Mente oriuntur, ac ideae rerum actu existentium. Qui igitur credunt, se ex libero Mentis decreto loqui, vel tacere, vel quicquam agere, oculis apertis somniant.]


§6 Si quelque chose augmente ou diminue, favorise ou empêche la puissance d’agir de notre Corps, l’idée de cette chose augmente ou diminue, favorise ou empêche la puissance de penser de notre Esprit (III, 11). L’Esprit s’efforce, selon sa puissance d'être, d’imaginer les choses qui augmentent ou favorisent la puissance d’agir du Corps (Éthique, III, 12).

Nous voyons que l’Esprit peut être l'objet d'un grand nombre de modifications, et passer tour à tour d’une certaine perfection à une perfection plus grande ou plus petite29 ; et ce sont ces divers affects30 qui nous expliquent ce que c’est que joie et que tristesse. J’entendrai donc par joie une passion par laquelle l’Esprit passe à une perfection plus grande ; par tristesse, au contraire, une passion par laquelle l’Esprit passe à une moindre perfection31. [...] Quant à la nature du désir, je l’ai [déjà] expliquée32, et j’avertis qu’à part ces trois passions, la joie [laetitia], la tristesse [tristitia] et le désir [cupiditas], je ne reconnais aucune autre passion primitive33 ; et je me réserve de prouver par la suite que toutes les passions naissent de ces trois passions élémentaires. [...] Tant que le Corps humain est affecté d’une modification qui implique la nature de quelque Corps étranger, l’Esprit humain considère ce Corps étranger comme présent34 ; et en conséquence, tant que l’Esprit humain considère quelque Corps étranger comme présent, ou en d’autres termes, tant qu’il l’imagine, le Corps humain est affecté d’une modification qui exprime la nature de ce Corps étranger35. Or, il suit de là que, tant que l’Esprit imagine des choses qui augmentent ou favorisent la puissance d’agir de notre Corps, notre Corps est affecté de modifications qui augmentent ou favorisent sa puissance d’agir ; et par conséquent, la puissance de penser de l’Esprit est augmentée ou favorisée ; et partant, l’Esprit s’efforce, autant que possible, d’imaginer36 ces sortes de choses.

[Quicquid Corporis nostri agendi potentiam auget, vel minuit, juvat, vel coërcet, ejusdem rei idea Mentis nostrae cogitandi potentiam auget, vel minuit, juvat, vel coërcet (Ethica, III, 11). Mens, quantùm potest, ea imaginari conatur, quae Corporis agendi potentiam augent, vel juvant (Ethica, III, 12).

Videmus itaque Mentem magnas posse pati mutationes, et jam ad majorem, jam autem ad minorem perfectionem transire, quae quidem passiones nobis explicant affectûs Laetitiae et Tristitiae. Per Laetitiam itaque in sequentibus intelligam passionem, quâ Mens ad majorem perfectionem transit. Per Tristitiam autem passionem, quâ ipsa ad minorem transit perfectionem. [...] Quid deinde Cupiditas sit, [eam jam] explicui, et praeter hos tres nullum alium agnosco affectum primarium ; nam reliquos ex his tribus oriri in seqq. ostendam. [...] Quamdiu humanum Corpus affectum est modo, qui naturam corporis alicujus externi involvit, tamdiu Mens humana idem corpus, ut praesens, contemplabitur, et consequenter quamdiu Mens humana aliquod externum corpus, ut praesens, contemplatur, hoc est, imaginatur, tamdiu humanum Corpus affectum est modo, qui naturam ejusdem corporis externi involvit ; atque adeò, quamdiu Mens ea imaginatur, quae corporis nostri agendi potentiam augent, vel juvant, tamdiu Corpus affectum est modis, qui ejusdem agendi potentiam augent, vel juvant, et consequenter tamdiu Mentis cogitandi potentia augetur, vel juvatur ; ac proinde Mens, quantùm potest, eadem imaginari conatur.]

§7 L’orgueil [superbia] consiste à penser de soi, par amour de soi-même, plus de bien qu’il ne faut (Éthique, III, 59, déf.28). La honte [abjectio] consiste à penser de soi moins de bien qu’il ne faut sous l’effet de la tristesse (Éthique, III, 59, déf.29).

On peut définir l’orgueil : l’amour de soi-même37 [...] en tant qu’il dispose l’homme à penser de soi plus de bien qu’il ne faut38. [Apparemment], cette passion n’a pas de contraire, car personne, par haine de soi, ne pense de soi moins de bien qu’il ne faut. Bien plus, il n’arrive à personne, en pensant qu’elle ne peut faire telle ou telle chose, de penser de soi moins de bien qu’il ne faut. Car toutes les fois que l’homme s’imagine qu’il est incapable de faire une chose, il est nécessaire qu’il imagine cette chose, et cela même le dispose de telle façon qu’il est effectivement incapable de la chose qu’il imagine39. [...] Et toutefois, si nous considérons les choses qui dépendent uniquement de l’opinion, il nous sera possible de concevoir comment il arrive qu’un homme pense de soi moins de bien qu’il ne faut40. [...] Nous pouvons donc opposer à l’orgueil la passion que je viens de décrire, et à laquelle je donnerai le nom de honte. [...] Nous distinguons cependant la timidité de la honte [comme la vanité de l'orgueil]. Nous appelons orgueilleux, en effet, celui qui se vante41 à l’excès, qui ne parle de soi que pour exalter sa vertu et des autres que pour dire leurs vices, qui veut être mis au-dessus de tous, enfin qui prend la démarche et imite la magnificence des personnes placées fort au dessus de lui. Nous appelons timide, au contraire, celui qui rougit souvent, convient de ses défauts et célèbre les vertus des autres, se met au-dessous de tout le monde, celui enfin dont la démarche est modeste et la mise sans aucun ornement. Cependant ces deux passions de la honte et de la timidité sont extrêmement rares : car la nature humaine, considérée en elle-même, lutte, selon sa puissance d'être, contre de telles passions42 ; et c’est pour cela que les hommes qui passent pour les plus timides sont la plupart du temps les plus ambitieux et les plus envieux de tous.

[Superbia est de se prae amore sui plùs justo sentire (Ethica, III, 59, def.28). Abjectio est de se prae Tristitiâ minùs justo sentire (Ethica, III, 59, def.29).

Superbia autem ad ipsum hominem, de se plùs justo sentientem, referatur. [Apparenter] huic affectui non datur contrarius. Nam nemo de se, prae odio sui, minùs justo sentit ; imò nemo de se minùs justo sentit, quatenus imaginatur, se hoc, vel illud non posse. Nam quicquid homo imaginatur se non posse, id necessariò imaginatur, et hâc imaginatione ita disponitur, ut id agere reverâ non possit, quod se non posse imaginatur. [...] Verumenimverò si ad illa attendamus, quae à solâ opinione pendent, concipere poterimus fieri posse, ut homo de se minùs justo sentiat. [...] Hunc igitur affectum possumus Superbiae opponere, quem Abjectionem vocabo, nam ut ex Acquiescentia in se ipso Superbia, sic ex Humilitate Abjectio oritur, quae proinde à nobis sic definitur. [...] Solemus namque illum superbum vocare, qui nimis gloriatur, qui non nisi virtutes suas, et aliorum non nisi vitia narrat, qui omnibus praeterri vult, et qui denique eâ gravitate et ornatu incedit, quo solent alii, qui longè supra ipsum sunt positi. Contrà illum humilem vocamus, qui saepius erubescit, qui sua vitia fatetur, et aliorum virtutes narrat, qui omnibus cedit, et qui denique submisso capite ambulat, et se ornare negligit. Caeterùm hi affectûs, nempe Humilitas, et Abjectio, rarissimi sunt. Nam natura humana, in se considerata, contra eosdem, quantùm potest, nititur ; et ideò, qui maximè creduntur abjecti, et humiles esse, maximè plerumque ambitiosi, et invidi sunt.]

§8 La force et l’accroissement de telle ou telle passion et le degré où elle persévère dans l’existence ne se mesurent point par la puissance avec laquelle nous faisons effort pour persévérer dans l’existence, mais par le rapport de la puissance de telle ou telle cause extérieure avec notre puissance propre (Éthique, IV, 5-6). Une passion ne peut être empêchée ou détruite que par une passion contraire et plus forte (Éthique, IV, 7).

L’essence de telle ou telle passion ne se peut expliquer par notre essence seule ; en d’autres termes, la puissance de cette passion ne se peut mesurer par la puissance avec laquelle nous faisons effort pour persévérer dans notre être ; mais elle doit nécessairement se mesurer par le rapport de la puissance de telle ou telle cause extérieure avec notre puissance propre43. [Dès lors], la force d’une passion ou d’un affect peut surpasser les actions ou la puissance de l’homme, de façon que cet affect s’attache obstinément à lui44. La force et l’accroissement des passions et le degré où elles persévèrent dans l’existence se mesurent par le rapport de la puissance des causes extérieures avec la nôtre, et par conséquent elles peuvent surpasser la puissance propre de l’homme45. [...] Une passion, en tant qu’elle se rapporte à l’Esprit, c’est une idée par laquelle l’Esprit affirme la force d’existence plus grande ou plus petite de son Corps46. Lors donc que l’Esprit est affecté par quelque passion, le Corps éprouve en même temps une modification qui augmente ou diminue sa puissance d’agir47. Or cette modification du Corps reçoit de sa cause la force de persévérer dans son être et cette force ne peut donc être empêchée ou détruite que par une cause corporelle, qui fasse éprouver au Corps une passion contraire à la première, et plus forte. Et par conséquent l’Esprit est affecté de l’idée d’une passion contraire à la première, et plus forte [...] qui exclut par conséquent ou détruit la première ; d’où il résulte finalement qu’une passion ne peut être empêchée ou détruite que par une passion contraire et plus forte48. Une passion, en tant qu’elle se rapporte à l’Esprit, ne peut donc être empêchée ou détruite que par l’idée d’un affect du Corps contraire à celui que nous éprouvons et plus fort49.

[Vis, et incrementum cujuscunque passionis, ejusque in existendo perseverantia non definitur potentiâ, quâ nos in existendo perseverare conamur, sed causae externae potentiâ cum nostrâ comparatâ (Ethica, IV, 5-6). Affectus nec coërceri, nec tolli potest, nisi per affectum contrarium, et fortiorem affectu coërcendo (Ethica, IV, 7).

Passionis essentia non potest per solam nostram essentiam explicari, hoc est, passionis potentia definiri nequit potentiâ, quâ in nostro esse perseverare conamur ; sed definiri necessariò debet potentiâ causae externae cum nostrâ comparatâ. Vis [igitur] alicujus passionis, seu affectûs reliquas hominis actiones, seu potentiam superare potest, ita ut affectus pertinaciter homini adhaereat. Vis, et incrementum cujuscunque passionis, ejusque in existendo perseverantia definitur potentià causae externae cum nostrà comparatà ; adeóque hominis potentiam superare potest. [...] Affectus, quatenus ad Mentem refertur, est idea, quà Mens majorem, vel minorem sui corporis existendi vim, quàm antea, affirmat. Cum igitur Mens aliquo affectu conflictatur, Corpus afficitur simul affectione, quà ejus agendi potentia augeretur, vel minuitur. Porrò haec Corporis affectio vim à suâ causâ accipit perseverandi in suo esse ; quae proinde nec coërciri, nec tolli potest, nisi à causâ corporeâ, quae Corpus afficiat affectione illi contrariâ, et fortiore ; atque adeò Mens afficietur ideà affectionis fortioris, et contrariae priori, [...] qui scilicet prioris existentiam secludet, vel tollet ; ac proinde affectus nec tolli, nec coërciri potest, nisi per affectum contrarium, et fortiorem. Affectus, quatenus ad Mentem refertur, nec coërciri, nec tolli potest, nisi per ideam Corporis affectionis contrariae, et fortioris affectione, quâ patimur.]

§9 Les hommes ne sont constamment et nécessairement en conformité de nature qu’en tant qu’ils vivent selon les conseils de la Raison (Éthique, IV, 35).

Les hommes, en tant qu’ils sont livrés au conflit des affects passifs50, peuvent être de nature différente51 et même contraire. Or, on ne peut dire des hommes qu’ils agissent52 qu’en tant qu’ils dirigent leur vie d’après la Raison, et par conséquent tout ce qui résulte de la nature humaine, en tant qu’on la considère comme raisonnable53, doit se concevoir par la nature humaine toute seule, comme par sa cause directe. Mais tout homme, par la loi de sa nature, désirant ce qui lui est utile, et s’efforçant d’écarter ce qu’il croit nuisible pour lui, et d’un autre côté, tout ce que nous jugeons bon ou mauvais d’après la décision de la Raison étant bon ou mauvais nécessairement, ce n’est donc qu’en tant que les hommes règlent leur vie d’après la Raison qu’ils accomplissent les choses qui sont nécessairement bonnes pour la nature humaine, et partant bonnes pour chaque homme en particulier ; en d’autres termes, les choses qui sont en conformité avec la nature de tous les hommes54. Donc les hommes en tant qu’ils vivent selon les lois de la Raison, sont toujours et nécessairement en conformité de nature et rien dans la nature des choses n’est plus utile à l’homme que l’homme lui-même, quand il vit selon la Raison. [Bref] l’homme est pour l’homme un Dieu55. Il est rare pourtant que les hommes dirigent leur vie d’après la Raison56, et la plupart s’envient les uns les autres et se font du mal. Cependant, ils peuvent à peine supporter la vie solitaire, et cette définition de l’homme leur plaît fort : l’homme est un animal sociable. La vérité est que la société a beaucoup plus d’avantages pour l’homme qu’elle n’entraîne d’inconvénients. Que les moralistes se moquent donc tant qu’il leur plaira des choses humaines ; que les théologiens les détestent à leur gré, que les nostalgiques vantent de leur mieux la vie grossière des champs, qu’ils méprisent les hommes et prennent les bêtes en admiration ; l’expérience dira toujours aux hommes que des secours mutuels leur donneront une facilité plus grande à se procurer les choses dont ils ont besoin, et que c’est seulement en réunissant leurs forces qu’ils éviteront les périls qui les menacent de toutes parts57.

[Quatenus homines ex ductu rationis vivunt, eatenus tantùm naturâ semper necessariò conveniunt (Ethica, IV, 35).

Quatenus homines affectibus, qui passiones sunt, conflictantur, possunt esse naturâ diversi, et invicem contrarii. Sed eatenus homines tantùm agere dicuntur, quatenus ex ductu rationis vivunt, atque adeò quicquid ex humanâ naturâ, quatenus ratione definitur, sequitur, id per solam humanam naturam, tanquam per proximam suam causam, debet intelligi. Sed quia unusquisque ex suae naturae legibus id appetit, quod bonum, et id amovere conatur, quod malum esse judicat ; et cùm praeterea id, quod ex dictamine rationis bonum, aut malum esse judicamus, necessariò bonum, aut malum sit. Ergo homines, quatenus ex ductu rationis vivunt, eatenus tantùm ea necessariò agunt, quae humanae naturae, et consequenter unicuique homini necessariò bona sunt, hoc est, quae cum naturâ uniuscujusque hominis conveniunt ; atque adeò homines etiam inter se, quatenus ex ductu rationis vivunt, necessariò semper conveniunt. [Sic] hominem homini Deum esse. Fit tamen rarò, ut homines ex ductu rationis vivant ; sed cum iis ità comparatum est, ut plerumque invidi, atque invicem molesti sint. At nihilominùs vitam solitariam vix transfingere queunt, ità ut plerisque illa definitio, quòd homo sit animal sociale, valdè arriserit ; et reverâ res ità se habet, ut ex hominum communi societate multò plura commoda oriantur, quàm damna. Rideant igitur, quantùm velint, res humanas Satyrici, easque detestentur Theologi, et laudent, quantùm possunt, Melancholici vitam incultam, et agrestem, hominesque contemnant, et admirentur bruta ; experientur tamen homines mutuo auxilio ea, quibus indigent, multò faciliùs sibi parare, et non nisi junctis viribus pericula, quae ubique imminent, vitare posse.]

§10 Le bien que désire pour lui-même tout homme qui pratique la vertu, il le désirera aussi pour les autres hommes, et avec d’autant plus de force qu’il aura une plus grande connaissance de Dieu (Éthique, IV, 37).

[...] Le bien58 que l’homme désire et aime pour lui, il l’aimera d’une façon plus ferme, s’il voit que les autres l’aiment aussi ; et par conséquent il fera effort pour que les autres l’aiment aussi ; et comme ce bien est commun à tous et que tous en peuvent jouir, il s’ensuit qu’il fera effort pour que tous en jouissent, et cela avec d’autant plus de force que lui-même jouira davantage de ce bien59. [...] Tout désir, toute action dont nous sommes nous-mêmes la cause en tant que nous avons l’idée de Dieu, je les rapporte à la religion60. J’appelle moralité [pietas] le désir de faire du bien dans un Esprit que la Raison conduit. Le désir de s’unir aux autres par les liens de l’amitié, quand il possède un Esprit qui se gouverne par la Raison, je le nomme honnêteté, et l’honnête est pour moi ce qui est l’objet des louanges des hommes que la Raison gouverne, comme le malhonnête est ce qui est contraire à la formation de l’amitié. [Pourtant] tout homme existe par le droit suprême de la Nature, et en conséquence, tout homme accomplit par ce même droit les actions qui résultent de la nécessité de sa nature61. [...] Or, comment pourra-t-il arriver que les hommes, qui sont nécessairement sujets aux passions, et par suite inconstants et variables, puissent s’inspirer une mutuelle sécurité, une confiance mutuelles ? C’est ce qu’on a clairement montré [en disant] qu’aucune passion ne peut être empêchée que par une passion contraire et plus forte, et que chacun s’abstient de faire du mal à autrui par crainte de recevoir un mal plus grand62. La société pourra donc se consolider à condition qu’elle dispose du droit primitif de chacun de se venger et de juger de ce qui est bien et de ce qui est mal, et qu’elle aura aussi le pouvoir de prescrire une manière commune de vivre, et de faire des lois, en leur donnant pour sanction, non pas la Raison, qui est incapable de contenir les appétits, mais la menace d’un châtiment63. Cette société, fondée sur les lois et sur le pouvoir qu’elle a de se conserver, c’est l’État ; et ceux qu’elle couvre de la protection de son droit, ce sont les Citoyens.

[Bonum, quod unusquisque, qui sectatur virtutem, sibi appetit, reliquis hominibus etiam cupiet, et eo magis, quo majorem Dei habuerit cognitionem (Ethica, IV, 37).

[...] Bonum, quod homo sibi appetit, et amat, constantiùs amabit, si viderit, alios idem amare ; atque adeò conabitur, ut reliqui idem ament ; et quia hoc bonum, omnibus commune est, eoque omnes gaudere possunt, conabitur ergo (per eandem rationem), ut omnes eodem gaudeant, et eò magis, quò hoc bono magis fruetur. [...] Porrò quicquid cupimus, et agimus, cujus causa sumus, quatenus Dei habemus ideam, sive quatenus Deum cognoscimus, ad Religionem refero. Cupiditatem autem bene faciendi, quae eo ingeneratur, quòd ex rationis ductu vivimus, Pietatem voco. Cupiditatem deinde, quâ homo, qui ex ductu rationis vivit, tenetur, ut reliquos sibi amicitiâ jungat, Honestatem voco, et id honestum, quod homines, qui ex ductu rationis vivunt, laudant, et id contrà turpe, quod conciliandae amicitiae repugnant. Existit [tamen] unusquisque summo naturae jure, et consequenter summo naturae jure unusquisque ea agit, quae ex suae naturae necessitate sequuntur. [...] Quâ autem ratione hoc fieri possit, ut scilicet homines, qui affectibus necessariò sunt obnoxii, atque inconstantes, et varii, possint se invicem securos reddere, et fidem invicem habere, patet ex [quo supra dixi]. Nempe quòd nullus affectus coërciri potest, nisi affectu fortiore, et contrario affectui coërcendo, et quòd unusquisque ab inferendo damno abstinet timore majoris damni. Hâc igitur lege Societas firmari poterit, si modò ipsa sibi vindicet jus, quod unusquisque habet, sese vindicandi, et de bono, et malo judicandi ; quaeque adeò potestatem habeat communem vivendi rationem praescribendi, legesque ferendi, easque non ratione, quae affectûs coërcere nequit, sed minis firmandi. Haec autem Societas, legibus, et potestate sese conservandi firmata, Civitas appellatur, et, qui ipsius jure defenduntur, Cives.]

§11 La chose du monde à laquelle un homme libre pense le moins, c’est la mort, et sa sagesse n’est point la méditation de la mort, mais de la vie (Éthique, IV, 67). L’homme qui se dirige d’après la Raison est plus libre dans l'État où il vit sous la loi commune, que dans la solitude où il n’obéit qu’à lui-même (Éthique, IV, 73).

L’homme libre, c’est-à-dire celui qui vit suivant les seuls conseils de la Raison64, n’est point dirigé dans sa conduite par la crainte65, mais il désire directement le bien, en d’autres termes, il désire agir, vivre, conserver son être d’après la règle de son intérêt véritable ; et par conséquent, il n’est rien à quoi il pense moins qu’à la mort66, et sa sagesse est la méditation de la vie67. [...] Toutes ces qualités de l’homme libre que nous venons d’exposer se rapportent au courage, c’est-à-dire à la fermeté et à la force d’Esprit68. Et je ne crois pas nécessaire d’expliquer l’une après l’autre toutes les propriétés du courage, bien moins encore de faire voir que l’homme courageux n’a pour personne ni haine, ni colère, ni envie, ni indignation, ni mépris, et qu’il ne se laisse point exalter par l’orgueil69. [...] Je veux dire que la haine doit être vaincue par l’amour70, et que tout homme que la Raison conduit désire pour les autres ce qu’il désire pour soi-même. Ajoutez que l’homme courageux, ainsi que nous l’avons déjà remarqué, [...] médite sans cesse ce principe, que toutes choses résultent de la nécessité de la nature divine, et en conséquence, que tout ce qu’il juge mauvais et désagréable [...] vient de ce qu’il conçoit les choses avec trouble et confusion, et par des idées mutilées71 ; et dans cette conviction, il s’efforce par-dessus tout de comprendre les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, et d’écarter les obstacles qui nuisent à la vraie connaissance, comme la haine, la colère, l’envie, la moquerie, l’orgueil, et autres mauvaises passions que nous avons expliquées plus haut. L’homme courageux s’efforce donc, par cela même, autant qu’il est possible, de bien agir et de vivre heureux72.

[Homo liber de nullâ re minùs, quàm de morte cogitat, et ejus sapientia non mortis, sed vitae meditatio est (Ethica, IV, 67).Homo qui ratione ducitur, magis in civitate, ubi ex communi decreto vivit, quàm in solitudine, ubi sibi soli obtemperat, liber est (Ethica, IV, 73).

Homo liber, hoc est, qui ex solo rationis dictamine vivit, mortis Metu non ducitur ; sed bonum directè cupit, hoc est, agere, vivere, suum esse conservare ex fundamento proprium utile quaerendi ; atque adeò nihil minùs, quàm de morte cogitat ; sed ejus sapientia vitae est meditatio. [...] Haec, et similia, quae de verâ hominis libertate ostendimus, ad Fortitudinem, hoc est ad Animositatem, et Generositatem referuntur. Nec operae pretium duco, omnes Fortitudinis proprietates hîc separatim demonstrare, et multò minùs, quòd vir fortis neminem odio habeat, nemini irascatur, invideat, indignetur, neminem despiciat, minimeque superbiat. [...] Ad quod accedit id, quod [supra] et aliis in locis notavimus, quòd scilicet vir fortis hoc apprimè consideret, nempe quòd omnia ex necessitate divinae naturae sequantur, ac proinde quicquid molestum, et malum esse cogitat, [...] ex eo oritur, quòd res ipsas perturbatè, mutilatè, et confusè concipit ; et hâc de causâ apprimè conatur res, ut in se sunt, concipere, et verae cognitionis impedimenta amovere, ut sunt Odium, Ira, Invidia, Irrisio, Superbia, et reliqua hujusmodi, quae in praecedentibus notavimus ; atque adeò, quantùm potest, conatur, uti diximus, benè agere, et laetari.]

§12 Plus une chose a de perfection, plus elle agit et moins elle pâtit, et réciproquement, plus elle agit, plus elle est parfaite (Éthique, V, 40). La béatitude [beatitudo] n’est pas le prix de la vertu, c’est la vertu elle-même, et ce n’est point parce que nous contenons nos passions excessives [libidines] que nous la possédons, c’est parce que nous la possédons que nous sommes capables de contenir nos passions excessives (Éthique, V, 42).

Plus une chose a de perfection, plus elle a de réalité, et en conséquence, plus elle agit et moins elle pâtit ; et en renversant l’ordre de cette démonstration, il en résulte qu’une chose est d’autant plus parfaite qu’elle agit davantage73. Il suit de cette Proposition que la partie de notre Esprit qui survit au Corps, si grande ou si petite qu’elle soit, est toujours plus parfaite que l’autre partie. Car la partie éternelle de l’Esprit74, c’est l'Intellect, par quoi seul nous agissons, et celle qui périt, c’est l’imagination, principe de toutes nos facultés passives ; d’où il suit que cette première partie de notre Esprit, si modeste qu’elle soit, est toujours plus parfaite que l'autre. [...] La béatitude consiste [donc] dans l’amour de Dieu75, et cet amour naît de la connaissance du troisième genre76, et en conséquence, elle doit être rapportée à l’Esprit, en tant qu’il agit. Cet amour est donc la vertu même77. Voilà le premier point. Dès lors, à mesure que l’Esprit jouit davantage de cet amour divin ou de la véritable béatitude, il exerce davantage son Intellect, c’est-à-dire, il a plus de puissance sur ses passions, et il a moins à pâtir des affects mauvais78 ; d’où il suit que l’Esprit, dès qu’il jouit de cet amour divin ou de la vraie béatitude, a le pouvoir de contenir ses mauvaises passions ; et comme la puissance dont l’homme dispose pour cela est tout entière dans l’Intellect, il faut conclure que personne ne jouit de la béatitude parce qu’il a contenu ses passions, mais que le pouvoir de contenir ses passions tire son origine de la béatitude elle-même79.

[Quò unaquaeque res plus perfectionis habet, eò magis agit, et minùs patitur, et contrà, quò magis agit, eò perfectior est (Ethica, V, 40). Beatitudo non est virtutis praemium, sed ipsa virtus ; nec eâdem gaudemus, quia libidines coërcemus ; sed contrà quia eâdem gaudemus, ideò libidines coërcere possumus (Ethica, V, 42).

Quò unaquaeque res perfectior est, eò plus habet realitatis, et consequenter eò magis agit, et minùs patitur ; quae quidem Demonstratio inverso ordine eodem modo procedit, ex quo sequitur, ut res contrà eò sit perfectior, quò magis agit. Hinc sequitur partem Mentis, quae remanet, quantacunque ea sit, perfectiorem esse reliquâ. Nam pars Mentis aeterna est intellectus, per quem solum nos agere dicimur ; illa autem, quam perire ostendimus, est ipsa imaginatio, per quam solam dicimur pati, atque adeò illa, quantacunque ea sit, hâc est perfectior. [...] Beatitudo [igitur] in Amore erga Deum constitit, qui quidem Amor ex tertio cognitionis genere oritur, atque adeò hic Amor ad Mentem, quatenus agit, referrit debet ; ac proinde ipsa virtus est, quod erat primum. Deinde quò Mens hoc Amore divino, seu beatitudine magis gaudet, eò plus intelligit, hoc est, eò majorem in affectûs habet potentiam, et eò minùs ab affectibus, qui mali sunt, patitur ; atque adeò ex eo, quòd Mens hoc Amore divino, seu beatitudine gaudet, potestatem habet libidines coërcendi ; et quia humana potentia ad coërcendos affectûs in solo intellectu consistit, ergo nemo beatitudine gaudet, quia affectûs coërcuit ; sed contrà potestas libidines coërcendi ex ipsâ beatitudine oritur.]


1"J'entends par substance ce qui est en soi et est conçu par soi, c'est-à-dire ce dont le concept peut être formé sans avoir besoin du concept d'une autre chose."(Spinoza, Éthique, I, déf.3).
2"J'entends par Dieu un être absolument infini, c'est-à-dire une substance constituée par une infinité d'attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie."(Spinoza, Éthique, I, déf.6).
3"J'entends par attribut ce que la Raison conçoit dans la substance comme constituant son essence."(Spinoza, Éthique, I, déf.4). Un attribut, c'est un point de vue qui permet de définir complètement une chose.
4"Tout ce qui est, est en Dieu, et rien ne peut être, ni être conçu sans Dieu."(Spinoza, Éthique, I, 15). Ceci est la définition du panthéisme (du grec pan, "tout" et théos, "dieu") : tout est Dieu et Dieu est tout. A noter que le panthéisme n'est ni un athéisme (puisque Dieu est puissance de création éternelle et infinie), ni un théisme (puisque Dieu n'est pas transcendant, c'est-à-dire extérieur à ses créatures comme le prétendent les religions monothéistes, mais il est immanent, c'est-à-dire dans ses créatures).
5"J'entends par mode les affections de la substance, ou ce qui est dans autre chose et est conçu par cette même chose."(Spinoza, Éthique, I, déf.5). Un mode est donc un processus demodification, de transformation d'une partie de la substance divine par une ou plusieurs autre(s) partie(s) de la substance divine.
6"Une chose est libre quand elle existe par la seule nécessité de sa nature et n'est déterminée à agir que par soi-même ; une chose est [...] contrainte quand elle est déterminée par une autre chose à exister et à agir suivant une certaine loi déterminée."(Spinoza, Éthique, I, déf.7). C'est le principe du déterminisme : qu'une chose soit libre (Dieu) ou contrainte (toute partie de la Nature), elle existe et agit de manière nécessaire et non contingente. La liberté n'est donc pas, pour un être, l'absence de détermination, mais une détermination qui vient de l'intérieur de cet être.
7"Cet être éternel et infini que l'on appelle Dieu ou bien la Nature agit avec la même nécessité qu'il existe."(Spinoza, Éthique, IV, préface). Dieu ou la Nature étant tout ce qui existe, a existé et existera, de quelque point de vue que nous nous placions (nous en avons vu deux dans la note 3 : l'étendue et la pensée). Nous dirions aujourd'hui que cet être éternel et infini, c'est l'Univers.
8"La volonté ne peut être appelée cause libre ; mais seulement cause nécessaire. [...] Il résulte de là : 1° que Dieu n'agit pas en vertu d'une volonté libre, 2° que la volonté et l'Intellect ont le même rapport à la nature de Dieu que le mouvement et le repos, et absolument parlant, que toutes les choses naturelles qui ont besoin, pour exister et pour agir d'une certaine façon, que Dieu les y détermine ; car la volonté, comme tout le reste, demande une cause qui la détermine à exister et à agir d'une manière donnée, et bien que, d'une volonté ou d'un Intellect donnés, il résulte une infinité de choses, on ne dit pas toutefois que Dieu agisse en vertu d'une libre volonté, pas plus qu'on ne dit que les choses (en nombre infini) qui résultent du mouvement et du repos agissent avec la liberté du mouvement et du repos."(Spinoza, Éthique, I, déf.7). Spinoza critique le finalisme, c'est-à-dire la conception selon laquelle il dépend d'une libre volonté (qu'elle soit humaine ou qu'elle soit divine) de poser une fin et de se donner les moyens de la réaliser.
9"Personne, en effet, n’a déterminé encore ce dont le Corps est capable. [...] D’où il suit que, quand les hommes disent que telle ou telle action du Corps vient de l’Esprit et de l’empire qu’elle a sur les organes, ils ne savent vraiment ce qu’ils disent, et ne font autre chose que confesser en termes flatteurs pour leur vanité qu’ils ignorent la véritable cause de cette action et en sont réduits à l’admirer."(Spinoza, Éthique, III, 2).
10"Si les hommes étaient capables de gouverner toute la conduite de leur vie par un dessein réglé, si la fortune leur était toujours favorable, leur Esprit serait libre de toute superstition. Mais comme ils sont souvent placés dans un si fâcheux état qu’ils ne peuvent prendre aucune résolution raisonnable, comme ils flottent presque toujours misérablement entre l’espoir et la crainte, pour des biens incertains qu’ils ne savent pas désirer avec mesure, leur Esprit s’ouvre alors à la plus extrême crédulité ; ils chancellent dans l’incertitude ; la moindre impulsion les jette en mille sens divers, et les agitations de l’espoir et de la crainte ajoutent encore à son inconstance. Du reste, observez-le en d’autres rencontres, vous le trouverez confiant dans l’avenir, plein de vantardise et d’orgueil."(Spinoza, Traité Théologico-Politique, préface).
11"Je dis qu’un homme en a un autre sous son pouvoir, quand il le tient enchaîné, ou quand il lui a ôté ses armes et les moyens de se défendre ou de s’évader, ou encore quand il le maîtrise par la crainte, ou enfin quand il se l’est à ce point attaché par ses bienfaits que celui-ci veut obéir aux volontés de son bienfaiteur. [De la sorte] on tient l’Esprit aussi bien que le Corps, mais seulement tant que dure la crainte ou l’espoir ; car, ces sentiments disparus, l’esclave redevient son maître."(Spinoza, Traité Politique, II, 10).
12"Si d’un Corps ou Individu composé de plusieurs Corps vous retranchez un certain nombre de parties, mais que ces parties soient remplacées simultanément par un nombre égal de parties de même nature, cet Individu conservera sa nature primitive, sans que sa forme ou essence en éprouve aucun changement. [...] Si les parties qui composent un Individu viennent à augmenter ou à diminuer, mais dans une telle proportion que le mouvement ou le repos de ces parties, considérées les unes à l’égard des autres, s’opèrent suivant les mêmes rapports, l’Individu conservera encore sa nature première, et son essence ne sera pas altérée. [...] Si un certain nombre de Corps composant un individu sont forcés de changer la direction de leur mouvement, de telle façon pourtant qu’ils puissent continuer ce mouvement et se le communiquer les uns aux autres suivant les mêmes rapports qu’auparavant, l’Individu conservera encore sa nature, sans que sa forme éprouve aucun changement. [...] L’Individu, ainsi composé, retiendra encore sa nature, qu’il se meuve dans toutes ses parties ou qu’il reste en repos, que son mouvement ait telle direction ou telle autre, pourvu que chaque partie garde son mouvement et le communique aux autres de la même façon qu’auparavant."(Spinoza, Éthique, II, 13).
13Ne pas confondre chez Spinoza la Nature en général (cf. §1) et la nature d'un être. S'agissant de la nature d'un être, Spinoza écrit : "aucune chose ne peut être détruite que par une cause extérieure. [...] Deux choses sont de nature contraire ou ne peuvent exister en un même sujet, quand l’une peut détruire l’autre."(Spinoza, Éthique, III, 4-5). D'où la nature d'une chose, son être (en latin esse, qui a donné "essence") consiste, lorsqu'elle existe, à pouvoir persévérer dans l'existence en luttant contre les causes externes qui sont susceptibles de la détruire. Donc être [esse] pour Spinoza, c'est pouvoir [posse], par conséquent la nature d'un être, son essence ou sa puissance sont une seule et même chose.
14Ceci explique que Dieu (ou la Nature) soit l'unique substance nécessairement éternelle et infinie (cf. §1). Et ceci implique la définition suivante : "réalité et perfection, c'est pour moi la même chose."(Spinoza, Éthique, II, déf.6). En d'autres termes, plus une chose (par exemple une société humaine) tendra à comprendre un grand nombre de parties mais compatibles avec sa nature (par exemple des hommes qui s'accordent au lieu de se nuire), et plus elle se perfectionnera en tendant vers Dieu ou la Nature comme réalité limite.
15"J'entends par Corps, un mode qui exprime d'une certaine façon déterminée l'essence de Dieu, en tant qu'on la considère comme chose étendue."(Spinoza, Éthique, II, déf.1). D'où il suit (cf. §1) : "l'étendue est un attribut de Dieu, en d'autres termes, Dieu est chose étendue."(Spinoza, Éthique, II, 2). Ce qui, pour les partisans d'une religion superstitieuse (cf. §2), est une affirmation sacrilège !
16Spinoza adopte donc une position holiste (du grec holos, "tout") : il part des propriétés conçues pour le Tout (Dieu ou la Nature), pour lui la seule réalité, afin d'en déduire les propriétés des parties de ce Tout qui, sans être irréelles, possèdent néanmoins moins de réalité (moins de perfection) que le Tout. En ce sens, Spinoza s'oppose aux atomistes qui, eux, partent des propriétés perçues empiriquement chez les multiples individus (en grec, atomos, "individu"), pour eux la seule réalité, afin d'en induire sans certitude les propriétés d'un ensemble sans réalité ! C'est pourquoi le titre latin originel de l' Éthique, c'est Ethica ordine geometrico demonstrata, c'est-à-dire "Éthique démontrée à la manière des géomètres", les "géomètres" étant au XVII° siècle, ce qu'on appelle aujourd'hui les "mathématiciens", lesquels procèdent déductivement (du général vers le particulier), et non inductivement (du particulier vers le général).
17Pour Spinoza, on peut tirer des connaissances "1° des choses particulières que les sens représentent d’une manière confuse, tronquée et sans aucun ordre ; et c’est pourquoi je nomme d’ordinaire les perceptions de cette espèce, connaissance fournie par l’expérience vague ; 2° des signes, comme, par exemple, des mots que nous aimons à entendre ou à lire, et qui nous rappellent certaines choses, dont nous formons alors des idées semblables à celles qui ont d’abord représenté ces choses à notre imagination ; j’appellerai dorénavant ces deux manières de considérer les choses, connaissance du premier genre, opinion ou imagination ; 3° enfin, des notions communes et des idées adéquates que nous avons des propriétés des choses. J’appellerai cette manière de considérer les choses, raisonnement [Raison] ou connaissance du second genre. Outre ces deux genres de connaissances, [...] il en existe un troisième, que j’appellerai science intuitive [Intellection]. Celui-ci va de l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu à la connaissance adéquate de l’essence des choses."(Spinoza, Éthique, II, 40). En gros, la connaissance par expérience vague (1° genre), c'est la connaissance empirique. La connaissance par opinion ou imagination (1°genre également), c'est la connaissance que nous acquérons par le langage. La connaissance par raisonnement ou Raison (2° genre), c'est la connaissance scientifique. Enfin, la connaissance par science intuitive ou Intellection (3°genre), c'est la sagesse [scientia] proprement dite. "La connaissance [...] du second et du troisième genre est nécessairement vraie."(Spinoza, Éthique, II, 18).
18"Par idée, j'entends un concept de l'Esprit, que l'Esprit forme à titre de chose pensante [res cogitans]. Explication : je dis concept plutôt que perception, parce que le nom de perception semble indiquer que l'Esprit reçoit de l'objet une impression passive, et que concept, au contraire, paraît exprimer l'action de l'Esprit."(Spinoza, Éthique, II, déf.3).
19"Une idée vraie doit s'accorder avec son objet, c'est-à-dire évidemment que ce qui est contenu objectivement dans l'Intellect doit exister dans la Nature. Or, dans la Nature il n'y a qu'une substance, savoir Dieu. [...] Donc, un Intellect fini ou infini en acte doit comprendre les attributs de Dieu et les modes de Dieu, et rien de plus."(Spinoza, Éthique, I, 30). Autrement dit, à la limite, il n'existe qu'une seule idée absolument vraie : l'idée éternelle et infinie de Dieu lui-même, c'est-à-dire de la Nature tout entière. Or, comme Dieu ou la Nature est un être éternel et infini (cf. §1), seul un Esprit éternel et infini (autrement dit Dieu ou la Nature) pourrait avoir une telle idée. Donc l'Intellect humain, qui est fini, ne pourra avoir que des idées plus ou moins vraies, selon que cet Intellect est en relation avec plus ou moins d'autres parties de la Nature : "plus nous comprenons les choses particulières, et plus nous comprenons Dieu."(Spinoza, Éthique, V, 24). La vérité réside donc un effort de compréhension et non pas dans un constat passif. La vérité est une notion dynamique et non pas statique. Voilà pourquoi il ne peut exister de critère extérieur de la vérité : est vraie l'idée qui procède d'un effort de compréhension de cette réalité dont on fait soi-même partie.
20"La connaissance du premier genre est l’unique cause de la fausseté des idées."(Spinoza, Éthique, II, 41).
21"Il suit de là que l'Esprit humain est une partie de l'Intellect infini de Dieu ; et par conséquent, lorsque nous disons que l'Esprit humain considère ceci ou cela, nous ne disons pas autre chose sinon que Dieu, non pas en tant qu'infini, mais en tant qu'il s'exprime par la nature de l'Esprit humain, ou bien en tant qu'il en constitue l'essence, a telle ou telle idée ; et lorsque nous disons que Dieu a telle ou telle idée, non plus seulement en tant qu'il constitue la nature de l'Esprit humain, mais en tant qu'il a en même temps l'idée d'une autre chose, nous disons alors que l'Esprit humain considère une chose d'une façon partielle ou inadéquate."(Spinoza, Éthique, II, 11). En effet, comme il n'existe, à la limite, qu'une seule idée absolument vraie (cf. note 19), absolument adéquate parce qu'absolument complète, l'idée de Dieu, c'est-à-dire l'idée du Tout, alors toute autre idée est relativement inadéquate parce que relativement incomplète. Donc, pour un Intellect fini comme celui de l'homme, avoir une idée vraie c'est avoir toute idée qui implique l'essence éternelle et infinie de Dieu, autrement dit, c'est toute idée qui est en cohérence avec l'ensemble des autres idées vraies. Spinoza adopte ainsi une conception de la vérité comme cohérence, ce qui est une conséquence de sa position holiste (cf. note 16).
22"La volonté et l'Intellect sont une seule et même chose."(Spinoza, Éthique, II, 18). Il ne s'agit en effet que de deux modifications déterminées de l'attribut pensée, le premier étant considéré du point de vue du mouvement, le second du repos. Cf. note 8.
23"Mais il est indubitable que rien n’empêcherait ces personnes de croire que nos actions sont toujours libres, si elles ne savaient pas par expérience qu’il nous arrive souvent de faire telle action dont nous nous repentons ensuite, et souvent aussi, quand nous sommes agités par des passions contraires, de voir le meilleur et de faire le pire. C’est ainsi que l’enfant s’imagine qu’il désire librement le lait qui le nourrit ; s’il s’irrite, il se croit libre de chercher la vengeance ; s’il a peur, libre de s’enfuir. C’est encore ainsi que l’homme ivre est persuadé qu’il prononce en pleine liberté d’Esprit ces mêmes paroles qu’il voudrait bien retirer ensuite, quand il est redevenu lui-même ; que l’homme en délire, le bavard, l’enfant et autres personnes de cette espèce sont convaincues qu’elles parlent d’après une libre décision de leur Esprit, tandis qu’il est certain qu’elles ne peuvent contenir l’élan de leur parole."(Spinoza, Éthique, III, 2).
24C'est pourquoi le terme "appétit" peut être compris en le rapprochant de termes plus modernes comme "pulsion" ou "habitus". 
25Dans le terme "passion", il y a chez Spinoza, mais aussi très souvent au XVII° siècle, l'idée de passivité (du latin patior, "je pâtis", "je subis"). C'est pourquoi on est affecté d'une passion en quelque sorte comme on est affecté d'une maladie : dans les deux cas, on succombe à une force extérieure qui nous dépasse. Mais Spinoza ajoute : "j’entends par affects ces affections de Corps qui augmentent ou diminuent, favorisent ou empêchent sa puissance d’agir, et j’entends aussi en même temps les idées de ces affections."(Spinoza, Éthique, III, déf.3). Autrement dit, il y a deux sortes d'affects : ceux qui augmentent la puissance d'être (actions) et ceux qui la diminuent (passions).
26"L'ordre et la connexion des idées est le même que l'ordre et la connexion des choses. [...] Il suit de là que la puissance de penser est égale en Dieu à sa puissance actuelle d'agir."(Spinoza, Éthique, II, 7). En particulier, "l’Esprit et le Corps sont une seule et même chose, qui est conçue tantôt sous l’attribut de la pensée, tantôt sous celui de l’étendue."(Spinoza, Éthique, III, 2). Cf. première phrase du §1. Spinoza affirme donc là son monisme substantiel : l'esprit n'est que l'idée du corps, et, conversement, le corps n'est que l'objet de l'esprit.
27"Nous ne pouvons rien faire par la décision de l’Esprit qu’à l’aide de la mémoire. Par exemple, nous ne pouvons prononcer une parole qu’à condition de nous en souvenir. Or, il ne dépend évidemment pas du libre pouvoir de l’Esprit de se souvenir d’une chose ou de l’oublier. Aussi pense-t-on que cela seulement est au pouvoir de notre Esprit, savoir, de nous taire ou de parler à volonté sur une chose que la mémoire nous rappelle. Mais, en vérité, quand nous rêvons que nous parlons, ne croyons-nous pas que nous prononçons certaines paroles en vertu d’une libre décision de l’Esprit ? Et cependant nous ne parlons effectivement pas ; ou, si nous parlons, c’est par un mouvement spontané de notre Corps. Nous rêvons aussi quelquefois que nous tenons certaines choses cachées en vertu d’une décision semblable à celle qui nous fait taire ces choses durant la veille. Enfin nous croyons en songe faire librement des actions qu’éveillés nous n’oserions pas accomplir ; et puisqu’il en est ainsi, je voudrais bien savoir s’il faut admettre dans l’Esprit deux espèces de décisions, savoir, les décisions fantastiques et les décisions libres."(Spinoza, Éthique, III, 2).
28"Il n’y a dans l’Esprit aucune autre volonté, c’est-à-dire aucune autre affirmation ou négation, que celle que l’idée, en tant qu’idée, implique. Il n’y a dans l’Esprit aucune faculté absolue de vouloir ou de ne pas vouloir, mais seulement des volontés particulières, c'est-à-dire telle ou telle affirmation, telle ou telle négation."(Spinoza, Éthique, II, 49). Cf. note 17.
29Cf. note 14.
30"Quand quelque chose arrive, en nous ou hors de nous, dont nous sommes la cause adéquate, c’est-à-dire quand quelque chose, en nous ou hors de nous, résulte de notre nature et se peut concevoir par elle clairement et distinctement, j’appelle cela agir. Quand, au contraire, quelque chose arrive en nous ou résulte de notre nature, dont nous ne sommes point cause, si ce n’est partiellement, j’appelle cela pâtir. J’entends par affects les modifications du Corps qui augmentent ou diminuent, favorisent ou empêchent sa puissance d’agir, et j’entends aussi en même temps les idées de ces modifications."(Spinoza, Éthique, III, déf.2). Bref, les affects sont, soit des actions, soit des passions, selon que la modification de notre être vient de l'intérieur ou de l'extérieur de nous-mêmes. Et les passions sont, soit des joies, soit des tristesses selon que nous sommes affectés de l'extérieur d'une augmentation ou d'une diminution de notre puissance d'exister. Quant au désir, qui semble venir de l'intérieur, il est en réalité une réaction à une ou plusieurs cause(s) extérieure(s), et il est donc une passion. Cette ambivalence du désir explique en tout cas pourquoi la plupart des hommes se croient libres d'agir lorsque leur désir ne recontre aucun obstacle, ignorants qu'ils sont en réalité contraints de subir les causes extérieures qui ont déterminé ce désir (cf. notes 6 et 29).
31Comme il n'existe qu'une seule substance réelle, Dieu ou la Nature (cf. §1), il résulte de la note précédente que, dans l'absolu, seul Dieu ou la Nature peut être dit agir réellement. A l'inverse, une partie de la Nature, quelle qu'elle soit, dans la mesure où elle ne peut se concevoir sans les autres, est nécessairement soumise aux passions. Dès lors, "il est donc impossible que l’homme n’éprouve d’autres modifications que celles dont il est la cause adéquate, [...] il suit de là que l’homme est nécessairement toujours soumis aux passions, qu’il suit l’ordre commun de la Nature et y obéit et s’y accommode, autant que la nature des choses l’exige."(Spinoza, Éthique, IV, 4). Mais, puisque tout homme peut, en fonction des influences exercées sur lui par les autres parties de la Nature, aller vers plus ou moins de réalité, c'est-à-dire plus ou moins de perfection, les passions joyeuses sont évidemment préférables aux passions tristes.
32"L’essence d’un être quelconque étant donnée, il en résulte nécessairement certaines conséquences et tout être ne peut rien de plus que ce qui suit nécessairement de sa nature déterminée. Par conséquent, la puissance d’une chose quelconque, ou l’effort par lequel elle agit ou tend à agir, seule ou avec d’autres choses, en d’autres termes, la puissance d’une chose, ou l’effort par lequel elle tend à persévérer dans son être, n’est rien de plus que l’essence donnée ou actuelle de cette chose. [...] L’effort [conatus] par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n’enveloppe aucun temps fini, mais un temps indéfini. Si, en effet, il enveloppait un temps limité, qui déterminât la durée de la chose, il s’ensuivrait de cette puissance même par laquelle la chose existe, qu’après un certain temps elle ne pourrait plus exister et devrait être détruite. Or, cela est absurde ; donc l’effort [conatus] par lequel une chose existe n’enveloppe aucun temps déterminé ; mais, au contraire, puisque cette chose, si elle n’est détruite par aucune cause extérieure, devra, par cette même puissance qui la fait être, toujours continuer d’être, il s’ensuit que l’effort dont nous parlons enveloppe un temps indéfini. [En particulier], l’essence de l’Esprit est constituée par des idées adéquates ou inadéquates, et conséquemment, l'Esprit tend à persévérer dans son être en tant qu’elle contient celles-ci aussi bien qu’en tant qu’elle contient celles-là ; et il y tend pour une durée indéfinie. Or, l’Esprit ayant, par les idées des modifications du Corps, conscience de lui-même, il s’ensuit que l’Esprit a conscience de son effort [conatus]. Cet effort [conatus], quand il se rapporte exclusivement à l’Esprit, s’appelle volonté ; mais quand il se rapporte à l’Esprit et au Corps tout ensemble, il se nomme appétit. L’appétit n’est donc que l’essence même de l’homme, de laquelle découlent nécessairement toutes les modifications qui servent à sa conservation, de telle sorte que l’homme est déterminé à les produire. On peut même dire qu'entre l’appétit et le désir il n’y a aucune différence, si ce n’est que le désir se rapporte la plupart du temps à l’homme, en tant qu’il a conscience de son appétit ; et c’est pourquoi on le peut définir de la sorte : le désir, c’est l’appétit avec conscience de lui-même. Il résulte de tout cela que ce qui fonde l’effort [conatus], le vouloir, l’appétit, le désir, ce n’est pas qu’on ait jugé qu’une chose est bonne ; mais, au contraire, on juge qu’une chose est bonne par cela même qu’on y tend par l’effort [conatus], le vouloir, l’appétit, le désir."(Spinoza, Éthique, III, 9).
33En effet, si un désir ou une joie peuvent, à certains égards, ressembler à des actions lorsqu'il en résulte une augmentation de notre puissance d'être (cf. note 44), une tristesse, en revanche, ne peut résulter que d'une contrainte extérieure subie et qui donc nous affaiblit. Or une simple combinaison de désir et de joie, autrement dit, un pur processus d'augmentation continuelle de notre puissance d'être est inconcevable, sinon nous serions immortels (cf. note 2). Il en résulte (cf. note 45) que les hommes sont toujours nécessairement soumis aux passions dans le sens où toute modification de notre être doit se concevoir comme combinaison de désir, de joie et de tristesse.
34Donc, tant qu'il imagine. "Imaginer, c’est avoir une idée par laquelle l’Esprit considère une chose comme présente ; et cette idée cependant marque plutôt la constitution du Corps humain que la nature de la chose extérieure."(Spinoza, Éthique, III, 2). "Si le Corps humain est affecté d’une modification qui exprime la nature d’un Corps étranger, l’Esprit humain considérera ce Corps étranger comme existant en acte ou comme lui étant présent, jusqu’à ce que le Corps humain reçoive une modification nouvelle qui exclue l’existence ou la présence de ce même Corps étranger. [Donc] l’Esprit pourra considérer comme présents les Corps extérieurs, quoiqu’ils n’existent pas ou ne soient pas présents, quand une fois le Corps humain en aura été affecté."(Spinoza, Éthique, II, 17). "Si le Corps humain a été affecté une fois par deux ou plusieurs Corps, dès que l’Esprit viendra ensuite à imaginer un de ces Corps, aussitôt elle se souviendra également des autres. [...] Ceci nous fait comprendre clairement en quoi consiste la mémoire. Elle n’est autre chose, en effet, qu’un certain enchaînement d’idées qui expriment la nature des choses qui existent hors du Corps humain, lequel enchaînement se produit dans l’Esprit suivant l’ordre et l’enchaînement des modifications du Corps humain."(Spinoza, Éthique, II, 18).
35"Car toutes les idées que nous avons des Corps marquent bien plutôt la constitution actuelle de notre propre Corps que celle des Corps extérieurs, et l’idée qui constitue l’essence de telle ou telle passion doit exprimer la constitution de notre Corps ou de quelqu’une de ses parties, en tant que sa puissance d’agir ou d’exister est augmentée ou diminuée, favorisée ou contrariée. Mais il est nécessaire de remarquer que quand je dis une puissance d’exister plus grande ou plus petite que celle qu’il avait auparavant, je n’entends pas dire que l’Esprit compare la constitution actuelle du Corps avec la précédente, mais seulement que l’idée qui constitue l’essence de telle ou telle passion affirme du Corps quelque chose qui implique plus ou moins de réalité que le Corps n’en avait auparavant. Or, comme l’essence de l’Esprit consiste en ce qu’il affirme l’existence actuelle de son Corps, et que par perfection d’une chose nous entendons son essence même, il s’ensuit que l’Esprit passe a une perfection plus grande ou plus petite quand il lui arrive d’affirmer de son Corps quelque chose qui implique une réalité plus grande ou plus petite que celle qu’il avait auparavant [...] car la supériorité des idées et la puissance actuelle de penser se mesurent à la supériorité des objets pensés."(Spinoza, Éthique, III, 59, déf. grale).
36Cf. §4, en particulier note 17.
37"L’orgueil diffère donc de l’estime, l’estime se rapportant à une personne étrangère, et l’orgueil à la personne même qui pense de soi plus de bien qu’il ne faut. Donc de même que l’estime est un effet ou une propriété de l’amour qu’on a pour autrui, l’orgueil est un effet de l’amour qu’on a pour soi-même."(Spinoza, Éthique, III, 59, déf.28).
38"Il arrive aisément qu’un homme pense de soi ou de ce qu’il aime plus de bien qu’il ne faut, et au contraire, moins de bien qu’il ne faut de ce qu’il hait. Quand cette pensée regarde la personne même qui pense de soi plus de bien qu’il ne faut, c’est l’orgueil, sorte de délire où l’homme, rêvant les yeux ouverts, se croit capable de toutes les perfections que son imagination lui peut représenter, et les considère dès lors comme des choses réelles, et s’exalte à les contempler, tant qu’il est incapable de se représenter ce qui en exclut l’existence et détermine en certaines limites sa puissance d’agir."(Spinoza, Éthique, III, 26). Cf. §5, notamment notes 22, 23. 
39Au point que ce n'est pas parce que quelque chose est difficile que nous ne désirons pas l'accomplir, mais au contraire parce que nous ne désirons pas l'accomplir qu'elle est difficile. Bref, le désir, comme conatus de l'homme accompagné de la conscience de cet effort, est l'essence de l'homme, c'est-à-dire que le désir définit clairement et distinctement la nature de l'homme.
40"Un homme, en effet, qui considère avec tristesse sa propre impuissance, peut s’imaginer qu’il est l’objet du mépris universel, même si personne ne songe à le mépriser. Un autre sera disposé à penser de soi moins de bien qu’il ne faut, s’il vient à nier présentement de soi-même quelque chose qui a en même temps une relation avec un avenir incertain, par exemple, s’il considère qu’il lui est impossible de rien concevoir avec certitude, de former d’autres désirs et d’accomplir d’autres actes que des actes et des désirs mauvais et honteux, etc. Enfin, nous pouvons dire qu’un homme pense de soi moins de bien qu’il ne faut quand nous le voyons par une fausse honte ne pas oser certaines choses que ses égaux n’hésitent pas à entreprendre."(Spinoza, Éthique, III, 59, déf.28).
41"L’amour n’est autre chose qu'une joie accompagnée de l’idée d’une cause extérieure, et la haine une tristesse accompagnée de l’idée d’une cause extérieure. [...] Mais quand l’amour et la haine se rapportent aux objets extérieurs, [...] la joie accompagnée de l’idée d’une cause intérieure, nous l’appellerons vanité, et la tristesse correspondante, timidité ; entendez par là la joie et la tristesse quand elles proviennent de ce qu’un homme se croit loué ou blâmé."(Spinoza, Éthique, III, 30).
42"L’Esprit ne s’efforce d’imaginer que les choses qui affirment ou posent sa puissance d’agir. L’effort de l’Esprit ou sa puissance, c’est l’essence même de l’Esprit. Or, l’essence de l’Esprit n’affirme que ce que l’Esprit est et ce qu’il peut, et non pas ce qu’il n’est pas et ce qu’il ne peut (cela est de soi évident). Par conséquent, l’Esprit ne s’efforce d’imaginer que les choses qui affirment ou qui posent sa puissance d’action."(Spinoza, Éthique, III, 54). Cf. §8, note 44. Mais il peut évidemment exister des causes extérieures, notamment sociales, qui contrarient cet effort (conatus) : "Lorsque l’Esprit se représente sa propre impuissance, elle est par là même attristée. L’essence de l’Esprit exprime seulement ce que l’Esprit est et ce qu’il peut : en d’autres termes, il est de la nature de l’Esprit de se représenter seulement les choses qui posent sa puissance de penser. Lors donc que nous disons que l’Esprit, en se considérant soi-même, se représente son impuissance, nous ne disons rien autre chose sinon que l’Esprit, quand il s’efforce de se représenter quelque chose qui pose sa puissance de penser, sent cet effort empêché ; en d’autres termes, il se sent attristé. [Et] si l’on se représente qu’on est l’objet du blâme d’autrui, cette tristesse en est de plus en plus accrue."(Spinoza, Éthique, III, 54).
43Cf. §6, en particulier note 31. 
44Cf. note 25.
45C'est même le cas le plus fréquent, car "il est impossible que l’homme ne soit pas une partie de la Nature, et qu’il ne puisse souffrir d’autres changements que ceux qui se peuvent concevoir par sa seule nature et dont il est la cause adéquate."(Spinoza, Éthique, IV, 4).
46Rappelons que "le désir, c’est l’essence même de l’homme, en tant qu’elle est conçue comme déterminée à quelque modification par un quelconque de ses affects."(Spinoza, Éthique, III, 59). Cf. §9.
47Qui l'augmente si c'est une passion joyeuse, qui la diminue si c'est une passion triste. Cf. §6.
48"Quand on lit la plupart des philosophes qui ont traité des passions et de la conduite des hommes, on dirait qu’il n’a pas été question pour eux de choses naturelles, réglées par les lois générales de l’univers, mais de choses placées hors du domaine de la Nature. Ils ont l’air de considérer l’homme dans la Nature comme un empire dans un autre empire. A les en croire, l’homme trouble l’ordre de l’univers bien plus qu’il n’en fait partie ; il a [soi disant] sur ses actions un pouvoir absolu et ses déterminations ne relèvent que de lui-même. S’il s’agit d’expliquer l’impuissance et l’inconstance de l’homme, ils n’en trouvent point la cause dans la puissance de la nature universelle, mais dans je ne sais quel vice de la nature humaine ; de là ces plaintes sur notre condition, ces moqueries, ces mépris, et plus souvent encore cette haine contre les hommes ; de là vient aussi que le plus habile ou le plus éloquent à confondre l’impuissance de l’Esprit humain passe pour un homme exceptionnel. Ce n’est pas à dire que des auteurs éminents (dont j’avoue que les travaux et la sagacité m’ont été très utiles) n’aient écrit un grand nombre de belles choses sur la manière de bien vivre, et n’aient donné aux hommes des conseils pleins de prudence ; mais personne que je sache n’a déterminé la véritable nature des passions, le pouvoir qu’elles ont sur l’Esprit et celui dont l’Esprit dispose à son tour pour les modérer."(Spinoza, Éthique, III, préface). Ce que dit là Spinoza est évidemment dirigé contre tous les dualistes, notamment les moralistes, dont le point commun est de croire que l'Esprit peut et doit gouverner le Corps et donc peut et doit maîtriser les passions.
49En conséquence, pour Spinoza, un problème moral ou un problème juridique sera toujours de la forme : "Comme nulle passion ne peut être contrariée que par une passion plus forte et opposée à la passion à contrarier, chacun s’abstiendra de faire un mal par crainte d’un mal plus grand et accomplira un bien par espoir d’un bien plus grand."(Spinoza, Éthique, IV, 37).
50"Les actions de l’Esprit ne proviennent que des idées adéquates, ses passions que des idées inadéquates. [En effet] les passions ne se rapportent à l’Esprit qu’en tant qu’il a en soi quelque chose qui implique une négation, qu’en tant qu’il est une partie de la Nature, qui, prise en soi et indépendamment des autres parties, ne peut se concevoir clairement et distinctement."(Spinoza, Éthique, III, 3). Cf. notes 19, 30.
51Cf. §3, particulièrement note 13.
52Cf. notes 30, 31.
53"Une vie humaine [...] ne se définit point par la circulation du sang et autres fonctions communes à tous les animaux, mais avant tout par la véritable vie de l’Esprit, par la Raison et la vertu."(Spinoza, Traité Politique, V, 5).
54 "Chacun désire ou repousse nécessairement, d’après les lois de sa nature, ce qu’il juge bon ou mauvais. La connaissance de ce qui est bon ou mauvais, c’est la passion même de la joie ou de la tristesse, en tant que nous en avons conscience, et conséquemment, chacun désire nécessairement ce qu’il juge bon, et repousse au contraire ce qu’il juge mauvais. Or, ce désir ou appétit, ce n’est autre chose que l’essence même de l’homme ou sa nature. [Cependant], en tant qu’une chose est réellement en conformité avec notre nature, elle nous est nécessairement bonne." (Spinoza, Éthique, IV, 19-31). Et comme c'est la Raison qui nous fait considérer les choses sous la forme de la nécessité (cf. §5), savoir ce qui nous est réellement utile, c'est être raisonnable. Il en résulte que le bien et le mal, le bon et le mauvais, etc., en général, tous les jugements de valeur, ne sont que des manières de parler de ce que nous ressentons confusément (par l'imagination) et non pas clairement (par la Raison) nous être utile ou nuisible : "La connaissance du bien ou du mal n’est pas autre chose que l'affection de joie ou de tristesse, en tant que nous en avons conscience."(Spinoza, Ethique, IV, 8).
55"La Raison ne demande rien de contraire à la Nature ; elle demande à chaque homme de s’aimer soi-même, c'est-à-dire de chercher ce qui lui est utile véritablement, de désirer tout ce qui le conduit réellement à une perfection plus grande, bref, de faire effort pour conserver son être selon sa puissance d'être. [...] Donc, la vertu ne consistant pour chacun en autre chose qu’à vivre selon les lois de sa nature propre, et personne ne s’efforçant de se conserver que d’après les lois de sa nature, il suit de là que le fondement de la vertu, c’est cet effort [conatus] même que fait l’homme pour conserver son être, et que la béatitude consiste à pouvoir le conserver effectivement. Il en résulte qu’il nous est à jamais impossible de faire que nous n’ayons besoin d’aucune chose extérieure pour conserver notre être, et que nous puissions vivre sans aucune relation avec les objets extérieurs. Si même nous considérons attentivement notre Esprit nous verrons que notre Intellect serait moins parfait si l’Esprit était isolé et ne comprenait rien que soi-même. Il y a donc hors de nous beaucoup de choses qui nous sont utiles, et par conséquent désirables. Entre ces choses, on n’en peut concevoir de meilleures que celles qui ont de la convenance avec notre nature. Car si deux Individus de même nature viennent à se joindre, ils composent par leur union un Individu deux fois plus puissant que chacun d’eux en particulier : c’est pourquoi rien n’est plus utile à l’homme que l’homme lui-même. Les hommes ne peuvent rien souhaiter de mieux, pour la conservation de leur être, que cet amour de tous en toutes choses, qui fait que tous les Esprits et tous les Corps ne forment, pour ainsi dire, qu’un seul Esprit et un seul Corps ; de telle façon que tous s’efforcent, selon leur puissance d'être, de conserver leur propre être et, en même temps, de chercher ce qui peut être utile à tous ; d’où il suit que les hommes que la Raison gouverne, c’est-à-dire les hommes qui cherchent ce qui leur est réellement utile, selon les conseils de la Raison, ne désirent rien pour eux-mêmes qu’ils ne désirent également pour tous les autres, et sont, par conséquent, des hommes justes, respectueux et honnêtes."(Spinoza, Ethique, IV, 18).
56En effet, le conatus des hommes se réduit trop souvent à la préservation de l'existence biologique, à un simple effort pour survivre dans l'urgence et la contingence. Rien d'étonant alors qu'ils soient contraints à imaginer ce qui, dans l'urgence et la contingence, leur est faussement utile, plutôt qu'à raisonner sur ce qui, dans l'intemporalité et la nécessité, leur serait vraiment utile. Rien d'étonnant aussi à ce qu'ils aient tendance à considérer les autres hommes comme des concurrents à éliminer dans la course à la survie, plutôt que des alter ego avec qui s'unir pour vivre le mieux possible. "C’est la seule imagination qui nous fait considérer les choses comme contingentes, au regard du passé comme de l’avenir. Comment en est-il ainsi ? [...] Nous avons vu plus haut que l’Esprit imagine toujours les choses comme lui étant présentes, alors même qu'elles n’existent pas, à moins que certaines causes ne viennent à agir, qui excluent leur existence présente. Nous avons montré, ensuite, que si le Corps humain a été une fois affecté simultanément par deux Corps extérieurs, aussitôt que l’Esprit vient à imaginer l’un d’entre eux, il se souvient aussitôt de l’autre, c’est-à-dire les considère tous deux comme lui étant présents, à moins que par l’action de certaines causes leur existence présente ne se trouve exclue. En outre, personne ne conteste que nous n’imaginions aussi le temps, par cela même que nous venons à imaginer que certains Corps se meuvent plus lentement ou plus rapidement les uns que les autres ou avec une égale rapidité. [En revanche] il est de la nature de la Raison de considérer les choses du point de vue de l’éternité. En effet, il est de la nature de la Raison de considérer les choses comme nécessaires et non comme contingentes. Or, cette nécessité des choses, la Raison la considère selon le vrai, c’est-à-dire telle qu’elle est en soi. Aussi cette nécessité des choses est la nécessité même de l’éternelle nature de Dieu. Il est donc de la nature de la Raison de considérer les choses sous la forme de l’éternité. Ajoutez à cela que les fondements de la Raison, ce sont ces notions qui contiennent ce qui est commun à toutes choses, et n’expliquent l’essence d’aucune chose particulière, notions qui, par conséquent, doivent être conçues hors de toute relation de temps et sous la forme de l’éternité."(Spinoza, Ethique, II, 44).
57"Toutes les actions qui résultent de cette sorte d'affect qui se rapporte à l’Esprit en tant qu’il pense, constituent la force d’Esprit. Il y a deux espèces de force d’Esprit, savoir : la fermeté et la générosité. J’entends par fermeté, ce désir qui porte chacun de nous à faire effort pour conserver son être en vertu des seuls commandements de la Raison. J’entends par générosité, ce désir qui porte chacun de nous, en vertu des seuls commandements de la Raison, à faire effort pour aider les autres hommes et se les attacher par les liens de l’amitié. Ainsi donc, ces actions qui ne tendent qu’à l’intérêt particulier de chacun, je les rapporte à la fermeté, et à la générosité celles qui tendent en outre à l’intérêt d’autrui. De cette façon, la tempérance, la sobriété, le courage, etc., sont des espèces particulières de fermeté ; la modestie, la clémence, etc., sont des espèces, de générosité."(Spinoza, Éthique, III, 59). Il existe donc pour Spinoza des affects rationnels, c'est-à-dire des affects qui, non seulement augmentent notre puissance d'être (en ce sens, ce sont des actions et non des passions), mais l'augmentent durablement en ce que ces actions (générosité, fermeté, tempérance, sobriété, courage, modestie, clémence, etc.) nous poussent à chercher ce qui nous est réellement utile, en l'occurrence être solidaires les uns des autres.
58"La perfection et l’imperfection ne sont véritablement que des façons de penser, des notions que nous sommes accoutumés à nous faire en comparant les uns aux autres les individus d’une même espèce ou d’un même genre, et c’est pour cela que j’ai dit plus haut [cf. notes 14 et 45] que réalités et perfection étaient pour moi la même chose. [...] Le bien et le mal ne marquent donc rien de réel dans les choses considérées en elles-mêmes. [...] Mais, bien qu’il en soit ainsi, ces mots de bien et de mal, nous devons les conserver. Désirant en effet nous former de l’homme une idée qui soit comme un modèle que nous puissions contempler, nous conserverons à ces mots le sens que nous venons de dire. J’entendrai donc par bien, tout ce qui est pour nous un moyen certain d’approcher de plus en plus du modèle que nous nous formons de la nature humaine ; par mal, au contraire, ce qui nous empêche de l’atteindre. Et nous dirons que les hommes sont plus ou moins parfaits, plus ou moins imparfaits suivant qu’ils se rapprochent ou s’éloignent plus ou moins de ce même modèle."(Spinoza, Éthique, IV, préface).
59 "L'expérience m'ayant appris à reconnaître que tous les événements ordinaires de la vie commune sont choses vaines et futiles, et que tous les objets de nos craintes n'ont rien en soi de bon ni de mauvais et ne prennent ce caractère qu'autant que l'âme en est touchée, j'ai pris enfin la résolution de rechercher s'il existe un bien véritable et capable de se communiquer aux hommes. "(Spinoza, Traité de la Réforme de l'Entendement, I, i). Pour Spinoza, ce "bien véritable et capable de se communiquer", c'est la Raison (cf. note 81). En effet, "les hommes, en tant qu’ils vivent sous la conduite de la Raison, sont réellement utiles l’un à l’autre. [...] Or le bien que désire pour lui-même celui qui vit suivant la Raison, c’est-à-dire celui qui pratique la vertu, c’est de comprendre. Donc ce même bien qu’il désire pour lui-même, il le désirera aussi pour les autres hommes. En outre, le désir, en tant qu’il se rapporte à l’Esprit, est l’essence même de l’Esprit ; or, l’essence de l’Esprit consiste dans la connaissance, laquelle enveloppe la connaissance de Dieu, et ne peut, sans la connaissance de Dieu, ni exister, ni être conçue. Par conséquent, à mesure que l’essence de l’Esprit enveloppe une plus grande connaissance de Dieu, l’homme vertueux désire avec plus de force pour les autres le bien qu’il désire pour lui-même. "(Spinoza, Éthique, IV, 37).
60Comme l'amour n'est que la joie accompagnée de l'idée de la cause de cette joie (cf. note 41), comme l'action n'est que le comportement dont nous sommes la cause réelle (cf. note 30), et comme la Raison est le genre de connaissance qui exprime ce qui nous est réellement utile (cf. note 85), on peut définir la religion comme l'amour actif et rationnel de Dieu ou de la Nature, c'est-à-dire l'effort de se lier d'amitié à autrui afin de constituer une société solidaire dont la perfection ou la réalité (cf. note 55) se rapproche de celle de Dieu ou de la Nature.
61"Par droit naturel et institution de la Nature, nous n’entendons pas autre chose que les lois de la Nature de chaque individu, selon lesquelles nous concevons que chacun d’eux est déterminé naturellement à exister et à agir d’une manière déterminée. Ainsi, par exemple, les poissons sont naturellement faits pour nager ; les plus grands d’entre eux sont faits pour manger les petits ; et conséquemment, en vertu du droit naturel, tous les poissons jouissent de l’eau et les plus grands mangent les petits. [...] Mais comme la puissance universelle de toute la Nature n’est autre chose que la puissance de tous les individus réunis, il en résulte que chaque individu a un droit sur tout ce qu’il peut embrasser, ou, en d’autres termes, que le droit de chacun s’étend jusqu’où s’étend sa puissance. Et comme c’est une loi générale de la Nature que chaque chose s’efforce de se conserver en son état autant qu’il est possible, et cela en ne tenant compte que d’elle-même et en n’ayant égard qu’à sa propre conservation, il s’ensuit que chaque individu a le droit absolu de se conserver, c’est-à-dire de vivre et d’agir selon qu’il y est déterminé par sa nature."(Spinoza, Traité Théologico-Politique, xvi). Le droit de Nature souverain de toute partie de la Nature n'est donc rien d'autre que sa propre puissance d'exister (cf. note 13), c'est-à-dire, pour un être humain, sa propre puissance d'agir ou de penser. En effet, Dieu ou la Nature étant pour Spinoza une seule et même chose (cf. note 7), de même que le Corps et l'Esprit (cf. note 26), de même que la réalité et la perfection (cf. note 14), le droit (valeur) et la puissance (fait) sont aussi confondus.
62Cf. §8.
63La fonction de l'État est donc d'éduquer les passions naturelles de tout individu humain : "Les hommes ne naissent pas propres ou impropres à la condition sociale, ils le deviennent. Remarquez d’ailleurs que les passions naturelles des hommes sont les mêmes partout [l'espoir et la crainte]. Si donc le mal a plus d’empire dans tel État, s’il s’y commet plus d’actes coupables que dans un autre, cela tient très certainement à ce que cet État n’a pas suffisamment pourvu à la concorde, à ce qu’il n’a pas institué des lois sages, et par suite à ce qu’il n’est pas entré en pleine possession du droit absolu de l’État."(Spinoza, Traité Politique, V, 2). On peut donc dire que l'État, comme expression du droit de Nature de la société à persévérer dans son existence, a pour tâche primordiale de combattre, par la force de la crainte, les passions excessives de ses membres là où la Raison, la moralité et même la religion sont impuissantes à le faire.
64Rappelons que, dans l'absolu, il n'y a que Dieu ou la Nature qui soit libre, c'est-à-dire qui n'agisse que par la seule nécessité de sa nature (cf. §1), tandis que les hommes ont tendance à s'imaginer libres parce qu'ils ne sont conscients que de la possibilité de réaliser leurs désirs mais non pas des causes de ceux-ci (cf. §5). Donc, dans l'absolu, tout homme est nécessairement soumis aux passions et, en conséquence, aucun homme n'est libre (cf. §6). Cependant, les hommes, en tant qu'ils sont affectés de joie, c'est-à-dire de la passion par laquelle leur puissance d'agir ou bien leur puissance de penser est augmentée, sont sur la voie de la Raison qui leur fait connaître ce qui leur est réellement utile (cf. §9). Donc, dans la mesure où ils sont guidés par la Raison et se rapprochent de la réalité ou perfection divine, les hommes ne sont pas libres mais PLUS libres.
65"L’espoir est une joie inconstante qui provient de l’idée d’une chose future ou passée dont l’événement nous laisse quelque doute. La crainte est une tristesse inconstante qui provient de l’idée d’une chose future ou passée dont l’événement nous laisse quelque doute. Il suit de ces définitions qu’il n’y a pas d’espoir sans crainte, ni de crainte sans espoir."(Spinoza, Éthique, III, 59, déf.12-13). D'où il suit que "les passions de l’espoir et de la crainte ne peuvent jamais être bonnes par elles-mêmes. [En effet], l’espoir et la crainte sont des passions inséparables de la tristesse. [...] De là vient que plus nous faisons effort pour vivre sous la conduite de la Raison, plus nous diminuons notre dépendance à l’égard de l’espoir et de la crainte, plus nous arrivons à maîtriser la fortune, et à diriger nos actions suivant une ligne régulière et raisonnable."(Spinoza, Éthique, IV, 47).
66"Toute chose [...] s’efforce de persévérer dans son être. En effet, les choses particulières sont des modes qui expriment les attributs de Dieu d’une certaine façon déterminée, c’est-à-dire des choses qui expriment d’une certaine façon déterminée la puissance divine par quoi Dieu est et agit. De sorte qu'aucune chose n’a en soi rien qui la puisse détruire, rien qui supprime son existence ; au contraire, elle est opposée à tout ce qui peut détruire son existence, et par conséquent, elle s’efforce, autant que possible, de persévérer dans son être."(Spinoza, Éthique, III, 6). Toute crainte est, au fond, crainte d'une mort violente, c'est-à-dire tristesse obscure et confuse du risque de mourir violemment.
67"L’homme qui se dirige d’après la Raison n’obéit point à la loi par crainte, mais en tant qu’il s’efforce de conserver son être suivant la Raison, c’est-à-dire de vivre libre, il désire se conformer à la règle de la vie et de l’utilité communes, et par conséquent, il désire vivre selon les lois communes de la Cité. Ainsi donc l’homme qui se dirige d’après la Raison désire, pour vivre plus libre, se conformer aux lois de l'État."(Spinoza, Éthique, IV, 67). Il apparaît donc clairement que l'existence de l'État ne repose sur aucune base rationnelle (cf. note 63) puisque "aucun acte auquel ni espoir de récompense ni crainte de châtiment ne saurait être ordonné par une législation afin de décider quelque individu que ce soit."(Spinoza, Traité Politique, III, 8). Mais, d'un autre côté, si la crainte est une tristesse, l'espoir, en revanche, en tant qu'il est une forme de joie, est une étape vers la rationalité. Or, d'une part, dans la mesure où il n'y a jamais d'espoir sans crainte ni de crainte sans espoir, le couple espoir/crainte est lui-même une étape vers la rationalité. D'autre part, dans la mesure où "l'homme agit toujours conformément aux lois de sa nature et songe à son intérêt propre, et il est amené par l'espoir et la crainte à réaliser certains actes et à n'en pas réaliser d'autres ; [sauf que] dans l'État les motifs d'espoir et de crainte seront les mêmes pour tous."(Spinoza, Traité Politique, III, 3), cet espoir ou cette crainte communs empêchent les hommes de se nuire mutuellement, ils permettent de vivre mieux, c'est-à-dire de mieux conserver leur être, ce qui est indiscutablement un pas important vers la rationalité et donc vers la liberté.
68Cf. §9, particulièrement note 57.
69Cf. § 7.
70Rappelons que la haine est une tristesse, tandis que l'amour est une joie (cf. note 41). Donc l'amour, contrairement à la haine, rapproche nécessairement de la rationalité et donc de la liberté.
71Dans la mesure où le courageux est doté d'une fermeté qui le détermine à conserver son être dans les conditions optimales, il manifeste par là qu'il est guidé par la Raison qui l'oriente vers les passions joyeuses et actives plutôt que vers les passions tristes et passives auxquelles incline l'imagination, à commencer par celle qui consiste à blâmer autrui. Cf. §5 et notes 56, 57, 58.
72"Celui qui a bien compris que toutes choses résultent de la nécessité de la nature divine, et se font suivant les lois et les règles éternelles de la Nature, ne rencontrera jamais rien qui soit digne de haine, de moquerie ou de mépris, et personne ne lui inspirera jamais de pitié ; il s’efforcera toujours au contraire, autant que le comporte l’humaine vertu, de bien agir et, comme on dit, de se tenir en joie."(Spinoza, Éthique, IV, 50). Bref, celui-là n'éprouvera jamais de passions tristes.
73Cf. notes 14 et 30.
74"[Tandis que] l’Esprit ne peut rien imaginer, ni se souvenir d’aucune chose passée, qu’à condition que le Corps continue d’exister [...] nous sentons, nous éprouvons que nous sommes éternels. L’Esprit en effet, ne sent pas moins les choses qu’il conçoit par l'Intellect que celles qu’il a dans la mémoire. Les yeux de l’Esprit, ces yeux qui lui font voir et observer les choses, ce sont les démonstrations."(Spinoza, Éthique, V, 21-23). Autrement dit l'Intellect n'est nullement une simple faculté calculatoire comme chez Descartes ou Locke, mais plutôt l'effort que fait l'être humain en tant qu'on le considère sous l'attribut de la pensée pour comprendre Dieu ou de la Nature (troisième genre de connaissance) en critiquant l'imagination et son sous-produit, la superstition. C'est pourquoi la vertu proprement humaine consiste à comprendre : "plus nous comprenons les choses particulières, et plus nous comprenons Dieu."(Spinoza, Éthique, V, 24). Et comprendre doit s'entendre dans les deux sens : le sens physique ("cet appartement comprend quatre pièces") et le sens mental ("cet enfant comprend tout ce qu'on lui dit"). En ces deux sens, plus nous comprenons, plus nous nous rapprochons de l'essence éternelle et infinie de Dieu ou de la Nature, bref, plus nous nous rendons nous-mêmes éternels et infinis. "Le premier et unique fondement de la vertu ou de la conduite légitime de la vie, c’est la recherche de ce qui est utile. Or, pour déterminer ce que la Raison déclare utile à l’homme, nous n’avons point tenu compte de l’éternité de l’Esprit, qui ne nous a été connue que dans cette cinquième partie. Ainsi donc, puisque alors même que nous ignorions que l’Esprit est éternel, nous considérions comme les premiers objets de la vie les vertus qui se rapportent à la fermeté et à la générosité de l’Esprit, il s’ensuit que si nous l’ignorions encore en ce moment, nous ne cesserions pas de maintenir les mêmes prescriptions de la Raison."(Spinoza, Éthique, V, 41). "L’Esprit humain ne peut entièrement périr avec le Corps ; il reste quelque chose de lui, quelque chose d’éternel."(Spinoza, Éthique, V, 23).
75Cf. notes 41 et 60. "Nous nous écartons ici, à ce qu’il semble, de la croyance vulgaire. Car la plupart des hommes pensent qu’ils ne sont libres qu’autant qu’il leur est permis d’obéir à leurs passions, et qu’ils cèdent sur leur droit tout ce qu’ils accordent aux commandements de la loi divine. La moralité, la religion et toutes les vertus qui se rapportent à la force d’Esprit sont donc à leurs yeux des fardeaux dont ils espèrent se débarrasser à la mort, en recevant le prix de leur esclavage, c’est-à-dire de leur soumission à la religion et à la moralité. Et ce n’est pas ce seul espoir qui les conduit ; la crainte des terribles supplices dont ils sont menacés dans l’autre monde est encore un motif puissant qui les détermine à vivre, autant que leur faiblesse et leur Esprit impuissant le permettent, selon les commandements de la loi divine. Si l’on ôtait aux hommes cet espoir et cette crainte, s’ils se persuadaient que les Esprits périssent avec le Corps et qu’il n’y a pas une seconde vie pour les malheureux qui ont porté le poids accablant de la moralité, il est certain qu’ils reviendraient à leur naturel primitif, réglant leur vie selon leurs passions et préférant obéir à leurs caprices qu’à eux-mêmes."(Spinoza, Éthique, V, 41).
76"Tout ce que nous connaissons d’une connaissance du troisième genre nous fait éprouver un sentiment de joie accompagné de l’idée de Dieu comme cause de notre joie. [...] Cette connaissance du troisième genre produit nécessairement l’amour intellectuel de Dieu ; car elle produit une joie accompagnée de l’idée de Dieu comme cause, c’est-à-dire l’amour de Dieu, non pas en tant que nous imaginons Dieu comme présent, mais en tant que nous le concevons comme éternel. Or cet amour est justement ce que j’appelle l’amour intellectuel de Dieu."(Spinoza, Éthique, V, 32). D'où l'on déduit, 1° que le premier genre de connaissance, en tant qu'il ne nous fournit pas d'idées adéquates, donc en tant qu'il n'exprime pas notre désir de chercher ce qui nous est réellement utile, sont des facteurs de tristesse (cf. §6) ; 2° que l'amour intellectuel de Dieu auquel nous donne accès le troisième genre de connaissance ne naît pas de l'imagination (1° genre), ni du raisonnement (2° genre), mais de l'Intellect qui nous fait comprendre (intellegere, "établir des liens -ou des lois-" en latin) en quoi consiste l'accroissement optimal de notre puissance d'être, et donc qui nos fournit la joie la plus haute qui se puisse concevoir.
77"Agir par vertu, ce n’est autre chose que suivre la Raison dans nos actions, dans notre vie, dans la conservation de notre être (trois choses qui n’en font qu’une), et tout cela d’après la règle de l’intérêt propre de chacun."(Spinoza, Éthique, IV, 24).
78"A mesure que l’Esprit connaît un plus grand nombre de choses d’une connaissance du second et du troisième genre, il est moins sujet à pâtir sous l’influence des affects mauvais, et il a moins de crainte de la mort."(Spinoza, Éthique, V, 38). Cf. §11.
79"Celui dont le Corps est propre à un grand nombre de fonctions a un Esprit dont la plus grande partie est éternelle. Celui-là est moins sujet que personne au conflit des passions excessives, c’est-à-dire des passions contraires à notre nature ; et par conséquent, il a le pouvoir d’ordonner et d’enchaîner les affects du Corps suivant la loi de l’Intellect, par conséquent encore de faire que tous les affects du Corps se rapportent à l’idée de Dieu. Il sera donc animé de l’amour de Dieu, lequel doit occuper ou constituer la plus grande partie de l’Esprit ; d’où il résulte enfin que la plus grande partie de son Esprit sera éternelle. [...] Et, en effet, à un Corps comme celui de l’enfant [...], qui n’est propre qu’à un petit nombre de fonctions et qui dépend principalement des causes extérieures, doit correspondre un Esprit qui n’a, considéré en soi, qu’une très faible conscience et de soi et de Dieu et des choses. Au contraire, un Corps propre à un grand nombre de fonctions est joint à un Esprit qui possède à un très haut degré, considéré en soi, la conscience de soi et de Dieu et des choses. C’est pourquoi notre principal effort dans cette vie, c’est de transformer le Corps de l’enfant, autant que sa nature le permet et y conduit, en un autre Corps qui soit propre à un grand nombre de fonctions et corresponde à un Esprit doué à un haut degré de la conscience de soi et de Dieu et des choses."(Spinoza, Éthique, V, 39). Bref, la véritable sagesse, pour Spinoza, n'est autre que "la conscience de soi, de Dieu et des choses", ou encore "l'amour intellectuel de Dieu", autrement dit la vraie satisfaction de soi [vera acquiescentia sui]. Cf. notes 55.