各国无产者联合起来 ! PROLETAIRES DE TOUS PAYS UNISSEZ-VOUS !

各国无产者联合起来 ! PROLETAIRES DE TOUS PAYS UNISSEZ-VOUS !

dimanche 20 janvier 2002

EN QUEL SENS LA MORALITE SUPPOSE-T-ELLE UNE MAÎTRISE DE NOS EMOTIONS ?

    De nos jours la passion doit faire partie de toute expérience individuelle réussie, dans les loisirs, dans la profession, dans la vie amoureuse, etc. Cette quête de la sensation forte va de pair avec une tendance à valoriser l’intériorité psychique contre l’extériorité sociale. C’est pourquoi les règles morales prescrivent à l’individu des devoirs à l’égard d’autrui, à commencer par celui de rester raisonnable, c’est-à-dire d’éviter tout débordement émotionnel inconvenant. Or toute émotion doit-elle nécessairement réfrénée par la morale ? Doit-on, au nom de la morale, s’interdire d’être révolté par la corruption d’un banquier, ou d’être enthousiasmé par l’arrestation d’un dictateur ? De plus, n’est-ce pas la morale elle-même qui engendre certaines émotions comme la honte ou le mépris ? Bref, en quel sens la moralisté suppose-t-elle une maîtrise des émotions ?


I - A première vue, la maîtrise des passions est la condition de la moralité.

    A - l’état de passion est un état narcissique.

  
   Dans la littérature classique, l’émotion se manifeste soit par une impatiente agitation physique (ex : dans le Rouge et le Noir, Mme de Rênal dont la jalousie la pousse à dénoncer son amant Julien Sorel dont la soif de vengeance le pousse à une tentative de meurtre sur son amante), soit au contraire par un intense bouillonnement psychique qui ne laisse que peu ou pas de traces physiques (ex : dans Madame Bovary, Emma Bovary dont les fantasmes affectifs et sensuels tranchent sur la tranquillité de sa vie bourgeoise). En tout cas, on parle de passion pour qualifier un état de tension qui a tendance à mobiliser toute l’énergie du sujet dans le présent : “le passionné apparaît d’abord comme l’homme qui préfère le présent immédiat au futur de sa vie” (Alquié, le Désir d’Eternité, ii). Or il va de soi que ce présent est déterminé d’une manière ou d’une autre par le passé personnel de chacun. En particulier, si “toute notre activité psychique a pour but de nous procurer du plaisir et de nous faire éviter la douleur”(Freud, Interprétation des Rêves, IV), l’essentiel de nos états psychiques réside en ce que Freud appelle des pulsions. Et si celles-ci sont refoulées, “le processus n’est pas pour autant achevé, car [...] comme la voie de la satisfaction normale est barrée, [...] elle se fraye un autre accès vers une satisfaction substitutive qui apparaît sous la forme d’un symptôme”(Freud, Moïse et le Monothéisme). Or la passion est précisément un symptôme de ce type de satisfaction symbolique, détournée de son but initial.

    Soient deux exemples de passions, d’états actuels de tension affective liés au passé du sujet : “l’avarice a souvent pour cause quelque crainte infantile de mourir de faim ; l’ambition prend souvent sa source dans le désir de compenser une ancienne humiliation, une vexation de jeunesse ; mais ces souvenirs n’étant pas conscients et tirés au clair, il faut sans cesse recommencer les actes qui pourraient les apaiser” (Alquié, le Désir d’Eternité, ii). Toute passion peut s’expliquer comme ce que Freud appelle “le retour du refoulé” : elle est le symptome d’une satisfaction symbolique qui, pour cela, se déplace de l’objet censuré vers un objet de substitution. Donc l’objet réel de la passion est cet objet censuré du passé du sujet, déplacement dont l’objet actuel n’est que le prétexte. Or, comme le sujet n’a pas conscience de son déplacement, il prend l’objet actuel pour l’objet réel. “Ainsi le passionné aime-t-il, non l’être réel [...] mais ce qu’il symbolise”(le Désir d’Eternité, v) : comme limite de la passion, il y a l’amour passion qui est un amour du passé de l’amant et le but apparent consistant à vouloir le bien de l’être aimé est pure illusion. En d’autres termes, “en aimant le passé, nous n’aimons que notre propre passé [...] tout amour passion [...] est donc illusion d’amour et, en fait, amour de soi-même”(-id-). Bref, l’amour passion est en réalité un amour narcissique dans lequel “la personne se comporte comme si elle était amoureuse d’elle-même” (Freud, Totem et Tabou, III, 3). Il semble donc que la passion soit la plus puissante des motivations présentes tournées vers la conservation de l’être, c’est-à-dire le passé de l’individu. Pourquoi alors vouloir lutter contre elle ?

    B - la moralité consiste à lutter contre la violence et l’inconstance des passions.

    “La passion est un ébranlement de l’âme opposé à la droite raison et contre nature”(Cicéron, Tusculanes) : la passion est la maladie par excellence de l’être raisonnable. En effet, l’être passionné se caractérise pas un manque total de contrôle de soi  : “par quel trouble me vois-je emporté loin de moi ?”(Racine, Phèdre, II, 2) dit Hippolyte à Aricie en comparant son amour pour elle à un torrent irrésistible. La passion est donc essentiellement violente et “la violence de la passion vient de ce que sa source est l’égoïsme”(Alquié, le Désir d’Eternité, v), l’égoïsme c’est-à-dire le narcissisme. De plus, si la passion semble être un des ressorts essentiels de la poésie et de la musique, notamment dans leur période dite “romantique”, le problème est que, dans la réalité, l’être passionné échappe le plus souvent à la rationalité commune et, en particulier, devient imprévisible pour autrui  “dans vos brusques chagrins, je ne puis vous comprendre” (Molière, le Misanthrope, I, 1) dit Philinte à son ami Alceste dont les colères sont imprévisibles. La passion est donc essentiellement inconstante et “l’inconstance de la passion vient de ce que l’objet [...] n’est jamais que symbolique”(Alquié, le Désir d’Eternité, v), c’est-à-dire le prétexte, le moyen, et non le but de la passion. Etant égoïste et symbolique, la passion comme repli narcissique sur soi-même va évidemment poser un problème moral.

    “Le principal effet de toutes les passions est qu’elles incitent et disposent l’âme à vouloir les choses auxquelles elles préparent le corps, en sorte que le sentiment de la peur incite à vouloir fuir, celui de la hardiesse à vouloir combattre, et ainsi de suite”(Descartes, Traité des Passions, art.40). La passion et, plus généralement, toutes les émotions peuvent se comprendre comme des états affectifs associés à des comportements moteurs dont ils contribuent à maximiser l’efficacité : le sentiment de peur augmente l’efficacité du comportement de fuite, celui de hardiesse augmente l’efficacité du comportement agressif, etc. En d’autres termes, il existe une causalité émotionnelle consistant à faciliter les comportements adaptatifs : “si une figure fort effroyable a beaucoup de rapport avec les choses qui ont été auparavant nuisibles au corps, [...] cela rend le cerveau tellement disposé que les esprits animaux vont se rendre  pour  partie dans les nerfs qui servent à tourner le dos et remuer les jambes [...] et pour partie dans ceux qui élargissent ou rétrécissent les orifices du coeur qui envoie des esprits au cerveau pour entretenir et fortifier la passion de la peur" (-id-, art.36). Donc ce pourquoi les passions posent à l’homme un problème moral, c’est qu’elles sont des stimulations mécaniques destinées au seul corps biologique. Elles sont donc des vestiges en l’homme de la nécessité animale d’assurer la survie individuelle. Or si “ce n’est pas seulement en vue de vivre, mais plutôt en vue de bien vivre que les hommes s’assemblent en une Cité”(Aristote, Politique, III, 1280a) et si “alors que le cri animal est le signe du douloureux et de l’agréable [...] le langage existe afin de manifester l’avantageux et le nuisible ”(Politique, I, 1253a), alors toute forme de repli sur soi, en particulier passionnel, va tendre à éloigner l’individu de la Cité. C’est pourquoi l’éducation morale va viser la maîtrise des passions car “chaque mouvement [...] ayant été joint par la nature à chacune de nous pensées [...], on les peut toutefois joindre à d’autres par habitude”(
Descartes, Traité des Passions, art.50). Au point que la plus haute vertu morale (la générosité) va consister à “être entièrement maître de ses passions”(-id-, art.156). Comment la morale va-t-elle pouvoir lutter contre les passions ?
 

II - Prétendre lutter contre des événements psychiques rend la morale inopérante.

    A - les émotions humaines n’ont pas d’effet causal sur les comportements humains.


     Supposons que l’émotion de peur soit la cause d'un acte d’agression. Qu’est-ce que cela signifie ? “Une cause est un objet antérieur et contigu à un autre et tellement uni à ce dernier que l’idée de l’un détermine l’esprit à former l’idée de l’autre, ou l’impression de l’un à former de l’autre une idée plus vive”(Hume, Traité de la Nature Humaine, I, iii, 14). Autrement dit, A est la cause de B si et seulement si “la proposition selon laquelle votre action a telle ou telle cause est une hypothèse ; celle-ci sera bien fondée si l’on a un certain nombre d’expériences qui en gros s’accordent pour démontrer que votre action est la suite régulière des causes de l’action”(Wittgenstein, the Blue Book, 15). Bref, pour que A soit dite la cause de B, deux conditions sont nécessaires : la possibilité de l’expérimentation et la régularité.

    Or, premièrement, on ne peut pas expérimenter une passion attribuée à des êtres humains. Cela est possible chez les animaux, c’est-à-dire des êtres qui vivent à l’état de nature. Car alors l’enjeu est la survie, et la passion est un mécanisme causal. En effet, à l’état de nature, lorsque c’est la survie de l’individu qui est en jeu, le chemin causal qui va de A (la peur) à B (l’agression) peut être observé, c’est-à-dire que l’on peut décrire A comme série d’événements biologiques expérimentables. Or si la nécessité de survivre n’est plus l’enjeu de l’émotion, celle-ci n’a plus de conditions expérimentales : la peur de mourir dévoré par un prédateur possède de telles conditions, mais que dire de la peur de manquer d’argent à la fin du mois ou de la peur de perdre une partie d’échecs ? Dans ces conditions, dire que la peur de perdre la partie est la cause de mon agression, c’est jouer un jeu de langage qui n’a plus rien de scientifique. Dans la phrase “j’ai eu peur de perdre ma partie”, le mot “peur” n’a pas les mêmes règles grammaticales que dans la phrase “le chien a eu peur et a mordu”. En d’autres termes, nous passons subrepticement d’un jeu de langage scientifique à un jeu de langage moral en utilisant le mot “peur” dans le second comme nous l’aurions utilisé dans le premier : c’est comme si nous bougions les pions au jeu d’échec de la manière dont nous les bougeons au jeu de dames sous prétexte que nous utilisons le même terme dans les deux jeux !

    Mais alors, le comportement B ne sera pas non plus l’effet de A. Supposons que A soit la tristesse et B mon abattement : si la tristesse doit être la cause de mon attitude, alors mon attitude est l’effet nécessaire de cette cause au sens où les mêmes causes produisent nécessairement les mêmes effets. Or “qu’un étranger paraisse soudain et je relèverai la tête, je reprendrai mon allure vive et allante, que restera-t-il de ma tristesse ?”(Sartre, l'Etre et le Néant, I, ii, 2). Bref, ce que j’appelle “tristesse”, ce n’est pas une cause mécanique, c’est la situation dans laquelle je décide de me mettre à l’égard d’autrui qui s’attend à me voir triste. La preuve en est que face à celui qui ne s’y attend pas, “je lui donne [à ma tristesse] complaisamment rendez-vous tout à l’heure, après le départ du visiteur”(-id-). Donc la même tristesse n’est pas une cause de l’abattement puisqu’elle ne le produit pas nécessairement. “Soit, dira-t-on. Mais se donner l’être de la tristesse, n’est-ce pas malgré tout recevoir cet être ”(-id-). En d’autres termes, si je décide de me faire triste, si, au lieu de dire “je ne peux pas ne pas être abattu”, je dis “je ne veux pas ne pas être abattu”, mon abattement n’est-il pas l’effet de ma volonté qui en est la cause ? Non, car “l’être-triste n’est pas un être tout fait que je me donne, comme je puis donner ce livre à un ami”(-id-) : la volonté d’être triste n’est pas un objet doté de propriétés causales mais une attitude consciente et délibérée. Il reste donc à conclure que “si je me fais triste, c’est que je ne suis pas triste”(-id-) : se faire triste n’est pas une cause et “ce regard terne que je jette sur le monde, ces épaules voûtées, de cette tête que je baisse, cette mollesse de tout mon corps”(-id-), n’est pas l’effet d’une cause appelée “tristesse”, mais la tristesse elle-même comme conduite consciente et délibérée. Pourquoi alors prétendre rendre nos émotions responsables de nos actes ?

    B - le mythe bourgeois de l’intériorité psychique est une incitation à la mauvaise foi.

    Lorsque je me fais triste, “c’est la conscience qui s’affecte elle-même de tristesse comme recours magique à une situation trop urgente”(-id-) : celle-ci est la situation angoissante d’avoir à me justifier en risquant une condamnation sociale. En effet, “appeler quelque chose ‘cause’ c’est comme dire ‘c’est de sa faute’, nous éloignons instinctivement la cause lorsque nous ne voulons pas de l’effet”(Wittgenstein, Cause et Raison), à savoir la condamnation. Dire que la tristesse est la cause de mon comportement, c’est dire que je mets en accusation un événement irrésistible au sens où on peut échapper à une sanction pénale si on est “atteint au moment des faits d’un trouble ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes”(Code Pénal, art.122-1), ou à une sanction civile lorsque “par suite d’une force majeure, on a été empêché de donner ou de faire ce à quoi on était obligé”(Code Civil, art.1148). Bref, on imagine des causes exonératoires de responsabilité morale comme il existe des causes exonératoires de responsabilité juridique. C’est de la mauvaise foi au sens où “tout homme qui invente un déterminisme est de mauvaise foi”(Sartre, l'Existentialisme est un Humanisme), car un déterminisme est un remède contre l’angoisse et que “nous fuyons l’angoisse dans la mauvaise foi” (Sartre, l'Etre et le Néant, IV, i, 3). En rendant nos émotions responsables de nos actes, nous passons subrepticement du jeu de langage moral au jeu de langage juridique qui, lui, nécessite l’existence de causes objectives. 
 
     Or on considère plutôt les règles morales comme prescrivant à l'homme privé comment s’accorder intérieurement avec autrui, alors que les règles juridiques prescrivent au citoyen public comment s’accorder extérieurement avec autrui. De sorte que si la morale a pour fonction d’accorder des consciences intérieures, alors nécessairement elle va tenter en tout premier lieu de lutter contre ce puissant facteur de repli sur soi que constitue la passion. Mais si “ce n’est pas l’homme comme citoyen mais l’homme comme bourgeois qui est pris pour l’homme proprement dit, pour l’homme vrai”(Marx, la Question Juive), bref si on considère “l’homme réel comme monade isolée repliée sur elle-même”(-id-), alors, la tendance de chacun à détourner les règles morales à son profit en étant de mauvaise foi est inéluctable. En effet, si la conscience privée est accessible seulement en première personne, chacun va chercher à fuir la condamnation morale en prétendant que la passion a causalement déterminé un acte irrésistible dont il prend le modèle dans les circonstances atténuantes objectivement reconnues par le droit. Commment éviter dès lors qu’“un jaloux par exemple tire sur son rival parce qu’il croit qu’il est dans son droit”(Sartre, Théâtre Epique et Théâtre Dramatique), faisant ainsi de la jalousie “un torrent dévastateur qui conduit fatalement l’homme à certains actes et qui, par conséquent, est une excuse”(l'Existentialisme est un Humanisme) ?  La morale comme lutte intérieure de la conscience contre les passions est donc vouée à l’échec en ce qu’elle incite à la mauvaise foi, c’est-à-dire à inventer un déterminisme passionnel qui autorise à la transgresser, déterminisme aussi irrésistible qu’inaccessible puisque caché au fond de la conscience privée. Il faut donc abandonner l’idée que la morale doit lutter contre des maladies appelées passions dans le cadre d’une intériorité psychique. Est-ce à dire que la maîtrise des émotions n’est pas du ressort de la morale ?
 
 
III - La moralité suppose une maîtrise des émotions comme attitudes sociales.

    A - certaines émotions sont les garanties nécessaires de la moralité des actions.

    Dans l’Etranger de Camus, Meursault comparaît pour avoir commis un meurtre apparemment sans mobile. Dans son réquisitoire, le procureur essaie de montrer que cette absence de mobile n’enlève rien à l’horreur du crime. En effet, “pas une seule fois au cours de l’instruction, cet homme n’a paru ému de son abominable forfait” (II, 4). De plus “le lendemain de la mort de sa mère, cet homme prenait des bains, commençait une liaison irrégulière et allait rire devant un film comique” (II, 3). Conclusion du procureur : “j’accuse cet homme d’avoir enterré une mère avec un coeur de criminel” (II, 3).  Le raisonnement du procureur est, semble-t-il, le suivant : à l’enterrement de sa mère puis au cours de son procès, Meursault aurait dû manifester certaines émotions (chagrin, remords) ; or il ne les a pas manifestées ; donc il pèse sur lui de fortes présomptions d’amoralisme ; et s’il est amoral, il est aussi asocial, ce qui en fait potentiellement une machine à tuer, même sans mobile apparent. Il y a donc des émotions nécessaires au vu des circonstances, c’est-à-dire qui doivent normalement être en corrélation (non causale) avec des actions : l’action de signer une pétition doit être accompagnée d’indignation ; l’action d’enterrer une personne proche doit être accompagnée de chagrin ; etc. La morale ne prescrit donc pas seulement les actions nécessaires (on peut me reprocher de n’avoir pas porté secours à une personne en danger) mais également les émotions qui motivent ces actions (on me reprochera certainement d’avoir porté assistance si je manifeste de l’ambition plutôt que de la compassion). Les émotions sont donc régies par des normes.

    L’importance de ces normes est telle que l’on possède toute une gamme d’émotions nécessaires pour approuver ou désapprouver non seulement des actes mais aussi la émotions qui accompagnent ceux-ci. Par exemple dans le Cid ou bien Don Rodrigue tue Don Gormas (le père de Chimène) et il suscite la colère de Chimène, ou bien il ne tue pas Don Gormas (qui a offensé son père) et il suscite le mépris de Chimène : “j’attire en me vengeant sa haine et sa colère ; j’attire ses mépris en ne me vengeant pas”(I, 6). Bref Rodrigue a le choix entre d’une part l’acte de vengeance lié à son propre sentiment d’honneur, mais aussi de colère de la part de Chimène, et donc de culpabilité pour lui, d’autre part l’acte de pardon lié à son propre sentiment d’amour pour Chimène, mais aussi de mépris de la part de celle-ci, et donc de honte pour lui. D’où le fameux dilemme entre “le sentiment de culpabilité et la honte qui sont l’un comme l’autre amenés par des choses qui présagent que les autres vont mal vous traiter”(Gibbard, Wise Choices, Apt Feelings, §7) : Rodrigue a le choix entre deux maux. On sait qu’il préférera la culpabilité à la honte, donc la colère au mépris car la règle morale à laquelle se réfère Rodrigue est que “la colère est punitive, alors que le mépris conduit principalement à l’indifférence et au manque d’attention”(id-). Ce qui veut dire que l’émotion manifestée à l’occasion de l’accomplissement d’un acte est utilisé comme indice de normalité morale de cet acte : le sentiment de chagrin est indice de normalité de l’acte d’enterrement, les sentiments d’honneur, de colère et de culpabilité sont indices de normalité de l’acte de vengeance, etc. La moralité n’est pas l’ensemble des règles privées garantissant la pureté d’une conscience en la préservant de la contagion des émotions. Tout au contraire, “la moralité, c’est simplement la rationalité pratique”(Wise Choices ..., §3), c’est-à-dire l’ensemble des règles publiques implicites qui rendent possible la coordination sociale des actes individuels, et qui, pour cela, doivent pouvoir servir de justification rationnelle à ces actes. Est-ce  à dire que les émotions se rapportent à nos actions non pas comme des causes mais comme des raisons ?

    B - les émotions sont des raisons et non des causes de nos comportements.

 
    Les émotions sont, à l’état de nature, des causes dont l’effet est le repli de l’individu sur soi pour maximiser ses propres chances de survie. Or l’espèce humaine est la seule espèce vivante dont les individus n’ont pas à maximiser leurs chances de survie. C’est pourquoi la corrélation naturelle entre les émotions et les actes demeure mais elle perd sa fonction d’adaptation biologique pour acquérir une fonction de coordination morale. Dès lors, la moralité ne consiste pas pour l’homme à lutter contre l’animalité des émotions, mais à donner à autrui des gages de la rationalité de ses actes. C’est pourquoi “une personne incapable de manifester ses sentiments sera socialement inadaptée [...] les capacités à coordonner ses sentiments font partie de l’équipement normal dont l’homme est doté”(Wise Choices ..., §15). Et si on reproche à Meursault une absence de tristesse c’est qu’il aurait dû savoir qu’il faut corréler tristesse et comportement de deuil. Mais “il n’est pas plus naturel ou moins conventionnel de crier dans la colère ou d’embrasser dans l’amour que d’appeler ‘table’ une table : les sentiments et les passions sont inventés comme les mots”(Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, I, vi), ce qui veut dire que l’éducation morale d’un individu suppose l’apprentissage des émotions dont l’absence fait peser un soupçon d’étrangeté. 

    L’éducabilité de l’émotion fait de celle-ci un événement social et non pas psychique : “qu’en serait-il si les hommes n’extériorisaient pas leurs douleurs, ne gémissaient pas, n’avaient pas le visage crispé, etc. ? dans ce cas on ne pourrait pas enseigner à un enfant l’usage de l’expression ‘douleur’”(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §257). Autrement dit, “on voit l’émotion [...], on décrit immédiatement un visage comme triste, rayonnant de joie ou plein d’ennui”(Wittgenstein, Fiches, §55), c’est pour cela qu’il est accessible à l’apprentissage : “un enfant s’est blessé, il crie, et maintenant les adultes lui parlent et lui enseignent des exclamations et, plus tard, des phrases : ils apprennent à l’enfant une nouvelle manière de se comporter”(
Recherches Philosophiques, §244). Il s’ensuit que la relation entre l’émotion et l’action n’est évidemment pas celle de cause à effet mais de raison à conséquence. La différence est que “une raison n’est pas une explication conforme à l’expérience mais simplement une explication acceptée”(Leçons sur l'Esthétique, II, 39). De sorte que l’absence d’émotion nécessaire n’entraîne pas, comme dans l’état de nature, un risque vital mais une gêne morale : “la gêne suggère une raison, non une cause ; l’expression de la gêne prend la forme d’une critique [...] cette forme pourrait être de se demander, en regardant quelque chose, ce qui ne va pas là-dedans” (Leçons sur l’Esthétique, §19). Et en effet, en regardant Meursault ne pas manifester de chagrin à l’enterrement de sa mère, on est gêné, on se demande ce qui ne va pas. Si l’on voyait Rodrigue accorder son pardon à Don Gormas malgré sa propre honte et le mépris de Chimène, on serait gêné, on se demanderait ce qui ne va pas. Bref, en disant que j’ai fait l’acte B parce que j’éprouvais le sentiment A, je ne veux pas dire que A est la cause de B mais que A est la raison ou le motif de B : c’est une manière d’interpréter une action qui est exigée par le contexte culturel (la manière de voir) dans lequel elle est accomplie. Il y a avantage à ce que le motif ou la raison de l’action soit une émotion dans la mesure où celle-ci est immédiatement repérable par une certaine attitude caractéristique qui donne immédiatement aux observateurs une garantie de moralité de l’action, ce qui explique la gêne, le malaise qui s’ensuit de l’absence de cette garantie. La moralité n’est donc pas affaire d’intériorité psychique mais encore une fois d’extériorité sociale : “le corps humain est la meilleure image de l’âme humaine”(Recherches Philosophiques, II), “lorsqu’on voit son comportement, on voit son âme”(Recherches Philosophiques, I, §357).

 
Conclusion.

    L’état de passion est la réactivation symbolique d’un état affectif déjà refoulé au nom du principe de réalité et, à ce titre, est nécessairement un état narcissique qui doit être encadré par des normes morales. Pour autant, la lutte morale contre les débordements passionnels n’est pas une lutte contre les causes d’une maladie privée accessible seulement en première personne et qui, pour cela, inciterait le sujet à la mauvaise foi. En effet, les exemples de Meursault et de Rodrigue montrent qu’il existe des émotions nécessaires qu’autrui peut toujours nous reprocher de ne pas manifester au vu des circonstances. Ce qui implique que les émotions ne sont pas des états psychiques mais des critères publics de normalité dont l’apprentissage conduit à en faire des aspects indissociables de la moralité de nos actions.

mercredi 16 janvier 2002

QUE GAGNE-T-ON A SUPPOSER L'EXISTENCE D'UN INCONSCIENT PSYCHIQUE ?

    Dans le film de Fritz Lang, M le Maudit, on voit un tueur en série étrangler des enfants comme sous l’effet d’une force qui le dépasse. De fait, une fois arrêté, l’étrangleur plaide l’irresponsabilité, prétend n’être pas lui-même dans l’accomplissement de ses meurtres et, au moment d’être lynché par la foule, exige d’être soigné. En admettant que cet homme soit réellement inconscient au moment où il accomplit les faits qui lui sont reprochés, doit-on dire pour autant qu’il est gouverné par un inconscient ? Du fait que quelqu’un soit inconscient de quelque chose, doit-on inférer que ce qu’il fait dépend d’une force psychique nommée inconscient ? Bref, que gagne-t-on à supposer l’existence d’un inconscient psychique ?


I - L’inconscient psychique semble être le régulateur de la vie sociale.

    A - une personne consciente et soucieuse de son bonheur est une nécessité sociale.

    “A l’origine, l’âme est une table rase, vide de tout caractère”(Locke, Essay ..., II, i, 2) : toute représentation est acquise par l’expérience, il n’y a pas d’idée innée. En particulier l’idée de moi-même. Or, dans cette idée, il y a l’idée d’un même, c’est-à-dire de quelque chose qui, malgré ses changements, conserve ses propriétés essentielles. Mais comment savoir ce qui est essentiel à propos d’un chose unique, un individu, dont on n’acquiert, rigoureusement parlant, que des représentations diverses et changeantes ? Il va nécessairement falloir lui attribuer une marque indélébile, un signe de reconnaissance qui soit plus résistante aux changements que les propriétés sensibles qu’on va lui attribuer. Lorsque ces propriétés sont celles d’un individu humain, elles vont être subsumées sous un même nom propre et assorties d’une valeur qui indique le jugement social porté sur elles. L’individu devient alors une personne, ce qui est “un terme du langage judiciaire qui assigne la propriété des actes et de leur valeur”(Essay ..., II, xxvii, 26). La personne est donc avant tout un agent, ses propriétés sont des actes en ce qu’il doit s’approprier subjectivement ce qu’autrui aura objectivement jugé digne d’être subsumé sous son nom propre. Voilà pourquoi le terme de personne “n’appartient qu’à des agents doués d’intelligence, susceptibles de reconnaître une loi et d’éprouver bonheur et malheur”(Essay ..., II, xxvii, 26), c’est-à-dire capables de s’auto-attribuer rétrospectivement les imputations objectives qui lui auront été faites en y reconnaissant l’application des règles sociales destinées à affecter la personne de bonheur ou de malheur.

    Mais pour éprouver bonheur ou malheur, pour se trouver affecté rétrospectivement et subjectivement par une imputation, la personne doit être consciente. Car “c’est uniquement par la ‘conscience’ que cette personnalité s’étend soi-même au passé par-delà l’existence présente : par là elle devient soucieuse et comptable des actions passées, elle les avoue et les impute à ‘soi-même’ au même titre et pour les mêmes motifs que les actes présents”(Essay ..., II, xxvii, 26). La conscience est donc cette faculté de récapitulation subjective des imputations objectives qui auront été faites au nom de la même personne. Celle-ci se reconnaît alors responsable de ses actes, elle s’en rend compte à elle-même et éprouve, rétrospectivement le bonheur ou le malheur qui l’avait déjà affectée lors de l’imputation. Pour cette raison, la personne consciente est également soucieuse, c’est-à-dire préoccupée par son avenir social dont elle ne sait s’il sera plutôt heureux ou malheureux : “tout ceci repose sur le fait qu’un souci pour son propre bonheur accompagne inévitablement la conscience, ce qui est conscient du plaisir ou de la douleur désirant toujours aussi le bonheur du soi qui précisément est conscient”(-id-). Autrement dit, le souci caractéristique de la personne consciente contrarie la tendance de l’individu à maximiser son plaisir immédiat en l’obligeant à tenir compte de la valeur sociale à long terme de ses actes. C’est donc ce souci conscient qui est meilleure garantie de la stabilité sociale, garantie assurée par la supériorité à long terme du bonheur public sur le plaisir privé et du malheur public sur la douleur privée, car si la personne “ne pouvait, par la conscience, confier ou approprier à ce ‘soi’ actuel des actes passés, il ne pourrait pas plus s’en soucier que s’ils n’avaient jamais été accomplis”(Essay ..., II, xxvii, 26). Le moi ne va-t-il donc pas être tenté d’atténuer sa responsabilité consciente pour maximiser son bonheur ?

    B - l’inconscient psychique permet de diminuer la responsabilité de la conscience.

    “Notre expérience quotidienne nous met en présence d’idées qui nous viennent sans que nous en connaissions l’origine et de résultats de pensée dont l’élaboration nous demeure cachée” (Freud, Métapsychologie). Au sens de Locke, rien d’étonnant à cela car la personne consciente est censée ne se souvenir que de l’origine des représentations des actes et de leurs valeurs qui lui auront préalablement été imputées. Aussi, parmi ces représentations dont l’origine nous est inconnue, la plupart ne nous posent pas le moindre problème et, en fait, nous n’y faisons à peine attention. D’autres en revanche nous laissent perplexes : telles le rêve ou les actes manqués, c’est-à-dire des actes dont l’intention consciente est manquée (ex. du lapsus dans lequel le locuteur prononce un mot qu’il ne voulait consciemment prononcer, manquant ainsi son but). D’autres enfin entraînent de véritables souffrances chez le sujet conscient : telles les névroses telles que l’hystérie (symptômes cliniques sans lésion organique), la phobie (peur irraisonnée), l’obsession (idée fixe), etc. Toutes ces représentations à première vue incompréhensibles ont en commun de n’avoir pas de cause physique assignable. Voilà pourquoi, selon lui, “l’hypothèse de l’inconscient est nécessaire”(-id-) afin, d’une part assigner à l’inconscient la cause de ces représentations inexplicables autrement, d’autre part essayer de guérir les individus qui disent en souffrir. Le problème est que l’inconscient est une entité inaccessible, à la fois subjectivement (car inconscient) et objectivement (car psychique). Il va donc falloir justifier son existence au moyen d’une construction théorique convaincante. Pour cela, Freud constate d’abord que “l’ensemble de notre activité psychique a pour but de nous procurer du plaisir et de nous faire éviter la douleur [...], elle est régie automatiquement par le principe de plaisir” (Introduction à la Psychanalyse, III). Or tout individu est le jouet de pulsions qui sont “le représentant psychique des excitations issues de l’intérieur du corps”(Métapsychologie), c’est-à-dire de désirs privés dont la satisfaction est sanctionnée par un plaisir privé. C’est pourquoi les règles sociales interdisent à l’individu de n’être gouverné que par le seul principe de plaisir, c’est-à-dire par un processus de satisfaction immédiate de n’importe quelle pulsion. Est en particulier interdite par la censure sociale la satisfaction de certaines pulsions (inceste, meurtre) et réglementée la satisfaction des autres pulsions sexuelles ou agressives. Dès lors, “le principe de plaisir cède la place au principe de réalité qui fait que, sans renoncer au but final que constitue le plaisir, nous consentons à en différer la réalisation” (Essais de Psychanalyse, I), c’est-à-dire consentir à satisfaire certaines de ses pulsions de manière non-immédiate. 

    Or le passage au principe de réalité est douloureux en ce que tout individu dont la conscience se représente une pulsion censurée en conçoit de la honte. De sorte que la douleur morale de la honte s’ajoute à la douleur physique de l’insatisfaction. Une telle douleur serait de nature à gravement perturber la personnalité s’il n’existait pas, dit Freud, un mécanisme qui mette les pulsions honteuses hors d’atteinte de la conscience. Freud dit qu’elles sont mécaniquement refoulées dans l’inconscient psychique par le surmoi : “le surmoi est ce qui représente pour nous toutes les limitations morales, l’avocat de l’aspiration au perfectionnement”(Nouvelles Conférences, xxxi). La fonction du surmoi est, dans un premier temps, de censurer les pulsions du sujet afin, soit de les laisser apparaître à la conscience, soit de les refouler dans l’inconscient. Puis, dans un second temps, d’essayer de trouver un mode de satisfaction symbolique des pulsions refoulées afin à la fois de faire cesser la douleur physique de l’insatisfaction et d’éviter la douleur morale de la honte. On peut alors expliquer l’origine du rêve en disant que “il y a chez tout homme des désirs qu’il ne voudrait pas communiquer aux autres et des désirs qu’il ne voudrait même pas s’avouer à lui-même [...], la déformation par le rêve nous apparaît nettement comme le fait de la censure”(l’Interprétation des Rêves , IV). Le rêve est un mécanisme par lequel le surmoi limite la souffrance d’une conscience soucieuse de s’éviter le malheur social que constitue la honte de soi-même. Cela dit, peut-on admettre que tout cela ne soit qu’un mécanisme causal ?


II - Supposer l’inconscient doté d’un mécanisme causal, c’est de la mauvaise foi.

    A - nous échappons à l’angoisse de notre indétermination consciente par la mauvaise foi.
   
    Pour qu’un mécanisme causal de préservation du moi-même soit envisageable, il faudrait évidemment que ce moi-même soit une substance, fût-ce une substance pensante au sens de Descartes : “ce moi, c’est-à-dire mon âme par laquelle je suis ce que je suis”(Descartes, Discours de la Méthode, IV). Or si l’on admet avec Locke que “à l’origine, l’âme est une table rase, vide de tout caractère”(Essay ..., II, i, 2) et que la conscience est cette activité de récapitulation soucieuse des jugements de valeur portés par autrui à l’égard d’une personne qui doit objectivement être considérée et subjectivement se considérer comme la même, en toute rigueur le moi ne peut jamais être une substance. Plus précisément, le moi est “ce sujet que j’ai à être et que je ne suis point [...] cela signifie que je ne puis l’être qu’en représentation” (Sartre, l'Être et le Néant, I, ii, 2). En effet, le moi est l’ensemble des propriétés que j‘ai le souci d’assumer consciemment. Et si j’ai ce souci, c’est que le moi va être constitué des actes que je vais choisir d’accomplir en fonction du bonheur ou du malheur que mes imputations passées m’ont jadis occasionné. Soit par exemple un garçon de café, son moi a l’air d’être bien défini, il se comporte “comme l’acteur est Hamlet, en faisant mécaniquement les gestes typiques de son état, en se visant comme garçon de café imaginaire” (E.N., I, ii, 2). C’est-à-dire que bien qu’il se comporte avec un certain automatisme, sa conscience ne lit pas une sorte de programme immuable le faisant agir mécaniquement comme un garçon de café, mais imagine par avance ce qui, dans le choix de ses actes, a quelques chances d’être, si possible, approuvé par autrui. Bref, cette personne joue un rôle (étymologie de persona) dont le jugement par autrui conditionne son bonheur ou son malheur.

    C’est pour cela que tout souci conscient est, pour le moi, un souci de rendre acceptables pour autrui ses actes et leurs valeurs. Ce souci, que Sartre nomme angoisse, “se distingue de la peur par ceci que la peur est peur des êtres du monde, tandis que l’angoisse est angoisse devant moi” (E.N., I, i, 5) : l’angoisse, le souci, est donc une inquiétude face à l’indétermination de notre moi pour l’avenir. Or, en général, “nous fuyons l’angoisse dans la mauvaise foi” (E.N., IV, i, 3). En d’autres termes notre conscience nous fait assumer les rôles sociaux que nous jouons mais a tendance à oublier que notre rôle social a beau être déterminé par les normes sociales, il ne l’est pas de manière causale, c’est-à-dire à la façon d’un mécanisme irrésistible sur lequel nous n’aurions aucune prise. Car alors, nous ne serions pas angoissés par l’avenir du moi qui serait tout tracé. Or nous sommes angoissés par la responsabilité que nous endossons en choisissant nos actes. Cette angoisse est évidemment une souffrance que nous atténuons en étant de mauvaise foi, c’est-à-dire en préférant croire, comme le garçon de café, que notre moi est définitivement établi : nous nous dissimulons notre choix conscient et l’angoisse qui l’accompagne. Bref, être de mauvaise foi, c’est accepter les règles du jeu social en se forçant d’oublier que c’est un jeu dont on doit préalablement assumer les règles. Est-ce à dire que la supposition de l’existence d’un mécanisme psychique inconscient permettant de soulager notre conscience serait une supposition de mauvaise foi ?

    B - l’argument d’une causalité psychique inconsciente est un argument de mauvaise foi.

    Soit une représentation obsessionnelle qui est source de trouble pour le sujet conscient. A cet égard, il y a deux manières d’être de mauvaise foi : celle consistant à justifier la représentation par des causes externe, en disant “je ne peux pas ne pas y penser” et celle consistant à justifier la représentation par une cause interne en disant “je ne veux pas ne pas y penser”. Les deux catégories ont ceci de commun que l’on affirme à l’instant to qu’une certaine représentation est l’effet mécanique d’un événement qui a eu lieu en t-1. Ainsi donc je suis de mauvaise foi chaque fois que je feins de considérer qu’une représentation consciente est mécaniquement causée par un événement irrésistible antérieur à l’acte. Je nie ainsi que la matière sensible de la représentation (visuelle, auditive, etc.) qui est évidemment l’effet causal d’une détermination physique, a besoin d’un choix conscient qui tienne compte non seulement des normes sociales mais aussi  de la tendance du moi à maximiser son bonheur. C’est ce choix conscient qui “revient en arrière, sur les positions que j’occupais, pour les éclairer, les lier et les modifier”(E.N., II, ii, 1), c’est-à-dire finalement pour décider rétrospectivement de considérer ou non cette représentation comme une propriété significative du moi en assumant le bonheur ou le malheur qui s’ensuit. Donc même si l’événement a eu lieu en t-1, comme le moi n’est pas une substance définitive, cet événement ne peut pas mécaniquement affecter le moi, c’est-à-dire sans que la conscience en ait fait le choix. Or la théorie freudienne de l’inconscient concilie les deux catégories de mauvaise foi. En disant que telle représentation obsessionnelle est causée par le surmoi qui a d’abord refoulé une pulsion honteuse dans l’inconscient pour ensuite la faire apparaître à la conscience de manière déguisée, d’un côté je ne peux pas faire autrement que d’y penser, puisqu’il s’agit là d’une causalité aveugle et irrésistible, d’un autre côté, c’est une causalité interne au psychisme, c’est une sorte de volonté inconsciente, et donc je ne veux pas ne pas y penser.

    Pourtant Freud remarque que le surmoi ne se comporte pas réellement comme un mécanisme inconscient. Preuve en est qu’il ne se laisse pas découvrir facilement lors de la psychanalyse : “il n’est pas exact que le ça se présente comme une chose [...] car Freud signale des résistances lorsque le thérapeute approche de la vérité”(E.N., I, ii, 1). Car lors de la cure psychanalytique destinée à guérir le patient de sa souffrance, l’inconscient n’est pas passif, il réagit comme s’il avait honte de ce que le psychanalyste est en train de mettre à jour. Mais le surmoi se défend non comme se défendrait un virus qui réagirait mécaniquement à des substances chimiques, mais plutôt comme un moi qui réagit consciemment à des paroles. Donc, le surmoi, le censeur de la conscience, le représentant psychique des normes sociales, “pour appliquer son activité avec discernement, doit connaître ce qu’il refoule, [...] doit choisir, et pour choisir, se représenter”(-id-). Donc le surmoi se comporte typiquement comme une conscience qui éprouve du bonheur ou du malheur en s’auto-attribuant ce qu’autrui lui impute. D’où la résistance que le surmoi oppose au thérapeute lorsque celui-ci impute au patient des actes et leurs valeurs qui ne font pas le bonheur de la personne. Mais alors, à quoi sert de dire que c’est le surmoi qui résiste, pourquoi ne pas dire directement que c’est la conscience qui éprouve de la honte ? L’introduction d’un agent inconscient (le surmoi) qui jugerait à l’insu de l’agent conscient (le moi) est donc une manifestation de mauvaise foi.  Bref, “la psychanalyse ne nous fait rien gagner puisqu’elle établit entre la conscience et l’inconscient une conscience autonome et de mauvaise foi”(-id-) : le surmoi n’est que l’autre nom de la conscience de mauvaise foi qui choisit ses représentations et qui choisit d’oublier qu’elle a choisi en prétendant être déterminée par la causalité mécanique. Bref il n’est pas nécessaire d’avoir recours à la supposition de l’inconscient pour expliquer une représentation troublante. Il suffit de dire que, conscient de la contradiction entre le caractère honteux d’une pulsion impérieuse et le souci de son bonheur social, la conscience préfère interpréter un rêve troublant et agréable comme l’indice d’une satisfaction symbolique de sa pulsion. Or le caractère mécanique et non pas intentionnel de ce processus est une prémisse nécessaire de ce raisonnement. Est-ce à dire que la supposition de l’existence d’un inconscient psychique est condamnable ? 


III - L’inconscient doit être considéré comme une raison et non comme une cause.

    A - à première vue la théorie de Freud est condamnable.

    La supposition de l’existence d’un inconscient psychique est une supposition de mauvaise foi. Or la mauvaise foi est une forme de mensonge à soi-même en ce que la conscience se cache se que pourtant elle sait afin de maximiser son bonheur, attitude caractéristique du mensonge. Et un mensonge est nécessairement irrationnel, car “est rationnel l’argument dont je peux exiger que tout le monde l’accepte en révélant mes motifs sans pour autant séduire ou terroriser mon auditoire”(Gibbard, Wise Choices, Apt Feelings, ..., §10). Dire que mon argument est rationnel, c’est dire que chacun devrait l’adopter indépendamment du plaisir ou de la douleur qu’il pourrait entraîner sur celui qui l’adopte. Si ce n’est pas le cas, c’est que l’argument est irrationnel. Or peut-on imaginer que chacun admette en toute clarté qu’il doit être de mauvaise foi indépendamment du bonheur individuel qu’il essaie de maximiser ? Evidemment non, puisque ce subterfuge a précisément été inventé pour cela. Donc, comme pour le mensonge en général, la mauvaise foi n’est possible que si son choix n’est pas révélé, ce qui prouve que ce choix est irrationnel.

    De plus la supposition de l’existence d’un inconscient psychique est une supposition immorale. En effet, cette supposition a clairement pour fonction de faire cesser la souffrance qui serait celle de la conscience si celle-ci était placée devant l’alternative soit de se refuser un plaisir psychique, soit de s’interdire un bonheur social. En se faisant croire par mauvaise foi qu’elle ne choisit pas mais qu’elle est causalement déterminée à ne se représenter la satisfaction d’une pulsion honteuse que sous forme symbolique, la conscience atténue ainsi l’angoisse indissociable de sa responsabilité lorsqu’elle choisit. En d’autre terme, la conscience joue un rôle social mais se prend au sérieux en refusant d’admettre qu’elle joue. Et “ceux qui se cacheront, par l’esprit de sérieux ou par des excuses déterministes, leur liberté totale, je les appellerai des lâches”(Sartre, l'Existentialisme est un Humanisme) : refuser d’admettre que l’on joue un rôle, se prendre au sérieux en prétendant que c’est une soi-disant détermination causale qui produit nos représentations, c’est être lâche. Bref, être de mauvaise foi en faisant porter à un soi-disant inconscient psychique la responsabilité de son choix conscient, consiste pour le moi à faire preuve de lâcheté, donc d’immoralité.

    Enfin la supposition de l’existence d’un inconscient psychique est une supposition idéologique. En effet, “le langage ordinaire imprègne notre vie toute entière”(Wittgenstein, the Blue Book, 59), au point que nous sommes conditionnés à voir le monde à travers les exigences sociales du langage ordinaire tel qu’il nous a été enseigné et tel qu’il est assumé par notre moi conscient. En particulier, “dans notre langage est déposée toute une mythologie”(Wittgenstein, Remarques sur le Rameau d’Or de Frazer), le langage remplit la conscience de mythes dont la fonction sociale est la maximisation du consensus. En ce sens, l’attitude de mauvaise foi consistant à se prétendre déterminé mécaniquement par un inconscient psychique, possède une fonction idéologique de perpétuation de l’ordre établi. Ce qui nous empêche de voir “qu’avec le langage, nous pouvons faire des choses que nous n’avons jamais apprises”(Wittgenstein, Leçon sur la Philosophie de la Psychologie), par exemple faire un usage critique (philosophique) du langage. La théorie freudienne doit-elle alors être abandonnée ?

    B - la psychanalyse est un jeu dont l’existence de l’inconscient est la règle principale.

    Ce qui rend condamnable la croyance de mauvaise foi dans une soi-disant détermination causale par un inconscient psychique, c’est une double confusion. Freud commence par remarquer qu’il y a en chacun de nous des pensées inconscientes, des représentations dont nous ne sommes pas conscients de l’origine. Alors il infère qu’il doit exister une chose comme “l’inconscient psychique”. C’est comme si l’on disait : il y a des objets rouges, il existe donc une chose nommé “le rouge”. Mais le rouge n’existe pas indépendamment du sang, des tomates mûres, des couchers de soleil, etc. “Le rouge” n’est pas doté de pouvoir causal à l’égard des objets qu’il subsume, puisque ce n’est qu’un concept. De même il se pourrait très bien qu’il existe des pensées inconscientes, subsumées sous le concept d’inconscient, sans qu’il existe une chose nommée “inconscient” : “Nous avons affaire là à l’une des grandes sources de l’égarement philosophique : un substantif nous pousse à chercher une chose qui lui corresponde”(Wittgenstein, the Blue Book, 1).

    Dès lors, “une autre confusion s’installe ici entre raison et cause, à laquelle on est conduit par l’utilisation ambiguë du mot pourquoi”(the Blue Book, 15). Et en effet, je peux être tenté de poser la question : “mais pourquoi ai-je cette représentation ?”. Or ce “pourquoi” engendre deux types de réponses bien distinctes selon que je parle d’une hallucination ou d’une obsession. Dans le premier cas je cherche la cause d’un état physique, dans le second cas je demande simplement une raison qui serait susceptible de faire cesser mon trouble. “La proposition selon laquelle votre action a telle ou telle cause est une hypothèse qui est bien fondée si vous avez un certain nombre d’expériences qui, grosso modo, s’accordent à montrer que votre action est la conséquence régulière d’un certain nombre de conditions appelées causes de l’action”(-id-). Bref, dans le premier cas, on peut parler de causes car on se trouve dans le domaine expérimentable des faits. “Mais s’il s’agit de savoir la raison, il n’est plus nécessaire d’avoir un certain nombre d’expériences concordantes, et l’énoncé de votre raison n’est plus une hypothèse [...] mais un énoncé grammatical”(-id-). L’explication consistant à répondre “parce que c’est l’inconscient qui s’est manifesté” n’est plus une hypothèse vérifiable par des faits. C’est une simple supposition qui sera valide si elle est acceptée et elle le sera, bien qu’il n’y ait rien à observer, si elle respecte les règles d’un jeu de langage. L’une d’elles pourrait être “le surmoi soustrait certaines représentations honteuses du champ de la conscience”. Cette phrase est un énoncé grammatical, le simple énoncé d’une règle, comme lorsque je dis “c’est Dieu qui a créé l’univers” ou “le fou se déplace en diagonale” : on ne fait qu’énoncer la règle d’emploi des termes “Dieu”, “fou” ou “surmoi” sans qu’il existe de chose réelle correspondant à ces termes. De sorte que, en religion, au jeu d’échec ou en psychanalyse, on explique des situations en donnant des raisons, c’est-à-dire en répétant des règles grammaticales préalablement apprises et acceptées. C’est pourquoi “il y a de nombreuses personnes qui, à un moment de leur vie, éprouvent des troubles si sérieux qu’ils peuvent conduire à des idées de suicide, [...] et qui peuvent ressentir un immense soulagement si on est ne mesure de leur montrer que leur vie a l’allure d’une tragédie”(-id-). Bref, comme l’admettent Freud et Sartre, il est primordial pour la personne troublée par des représentations d’origine inconnue, de mettre en scène sa propre vie dans un jeu de langage dans lequel elle joue le rôle du héros antique et l’inconscient celui du destin. Et si la mise en scène est satisfaisante, si le public se montre intéressé, “nous pouvons dire que le trouble, une fois interprété, cesse d’être troublant”(-id-). Donc, en un certain sens, le patient est guéri en ce qu’il est persuadé d’avoir une réponse satisfaisante à la question qui le préoccupait.

   
Conclusion.

    La conscience est une construction sociale reposant sur la nécessité d’imputer à l’individu la propriété de ses actes et de leur valeur ainsi que sur le souci personnel d’assumer la responsabilité de ces imputations. La censure sociale s’exerçant sur certains actes engendrerait des effets psychiques douloureux s’il n’existait pas apparemment un mécanisme inconscient de refoulement et de satisfaction symbolique. Ce qui est un prétexte de mauvaise foi pour une conscience angoissée qui refuse d’assumer la pleine responsabilité de ses actes. Dès lors, l’explication psychanalytique est à la fois irrationnelle en tant que mensonge conscient, immorale en tant que manifestation de lâcheté de la conscience à l’égard, et idéologique en tant qu’elle maximise le consensus social. Il reste que l’existence de l’inconscient n’est pas une cause mais une raison des représentations troublantes, c’est-à-dire l’énoncé d’une règle acceptable dans un certain jeu de langage.

dimanche 13 janvier 2002

EST-CE LA CONSCIENCE QUI DETERMINE L'EXISTENCE OU LE CONTRAIRE ?

    De quelqu’un qui ne prend pas le temps de la réflexion nous disons qu’il est inconscient pour dire qu’il sera nécessairement le jouet des circonstances, bonnes ou mauvaises. Et inversement, de quelqu’un qui a mûrement réfléchi une décision, longuement pesé le pour et le contre, nous dirons qu’il agit en pleine conscience pour dire qu’il semble parfaitement maîtriser les enjeux de sa décision. Or, en admettant que les êtres humains sont capables, contrairement aux animaux, de déterminer consciemment leur existence, peut-on être sûr que cette faculté consciente n’est pas préalablement déterminée par les conditions concrètes de l’existence des êtres humains ? Mais alors quelle serait la fonction d’une conscience qui déterminerait l’existence avoir été déterminée par elle ? Bref, est-ce la conscience qui détermine l’existence ou l’inverse ?
 

I - La pensée consciente n’est pas déterminée par la nécessité de survivre.

    A - l’induction animale est l’association des perceptions nécessaires à la survie.

    L’animal semble posséder la capacité d’accorder à ses expériences passées d’autant plus de pertinence que celles-ci auront eu pour lui une importance vitale et qu’elles auront été constituées de perceptions en conjonction constante. En effet, il ne serait pas pertinent de mémoriser toute expérience passée, fût-elle vitale. Car cela demanderait un effort de mémorisation puis un effort de traitement de l’information incompatible avec l’urgence vitale des problèmes à résoudre. Le comportement adaptatif idéal consiste donc pour l’animal à faire comme si l’avenir sera, grosso modo, semblable au passé. Sur la base de ce pari, l’animal s’attend à un événement futur (le but) dès qu’il en a l’indice dans le présent (la perception). Ce qui suppose que, dans le passé, deux impressions d’importance vitale ont été souvent conjointes (p.ex. la sensation de faim et le comportement de prédation) de telle sorte que désormais la présence de l’une induit l’organisme à s’attendre à l’autre. L’animal possède donc une disposition à inférer ce qui n’est pas encore donné (le but) à partir de ce qui est déjà donné (la perception). Cette inférence consiste ainsi à étendre au futur une association d’expériences vitales passées : c’est une inférence inductive.

    Or “les qualités qui sont à l’origine de cette association et qui conduisent d’une [représentation] à une autre sont [...] la ressemblance, la contiguïté dans le temps ou dans l’espace et la relation de cause à effet”(Hume, Traité de la Nature Humaine, I, iv) : la ressemblance, ou le fait pour deux images perceptives différentes d’avoir des traits pertinents communs, c’est-à-dire des aspects instinctivement reconnaissables par l’individu (la vitesse de déplacement par ex.) dans des contextes instinctivement attractifs pour lui (nourriture, accouplement, etc.) ; la contiguïté, ou le fait que les différents aspects des images perceptives ressemblantes sont suffisamment proches dans le temps ou dans l’espace pour être spontanément mémorisées ;  la causalité, ou le fait que plusieurs impressions ressemblantes et contiguës se succèdent toujours dans le même ordre de sorte que la représentation de la première entraîne immédiatement celle de toutes les autres. “Dans tous les cas [...] l’animal infère un fait qui dépasse ce qui frappe immédiatement ses sens, [...] cette inférence se fonde entièrement sur l’expérience passée pour autant que la créature attend de l’objet présent le mêmes conséquences qui [...] résultèrent d’objets semblables”(Hume, Enquête sur l'Entendement Humain, IX). 

Bref, l’inférence inductive de l’animal se fonde sur des relations naturelles de ressemblance, de contiguïté et de causalité existant entre des informations perceptives mémorisées par l’individu sur l’état de son biotope. Pourtant, “il est impossible que cette inférence animale puisse se fonder sur aucune démarche d’argumentation et de raisonnement”(E.E.H., IX), car précisément l’enjeu de cette inférence est l’adaptation individuelle de l’organisme qui en est l’auteur dans un biotope où la survie dépend de la rapidité de la réaction et où donc la sanction de l’erreur est, dans le meilleur des cas la douleur, dans le pire des cas la mort. C’est donc un avantage pour la survie d’une espèce que d’autoriser les individus à faire un apprentissage inductif qui le rende capable d’anticipations vitales. Etre capable pour un être vivant de se représenter des buts permet à l’individu doué de cette capacité d’agir en fonction de ces représentations et donc d’anticiper une situation vitale, ce qui est un avantage adaptatif considérable par rapport à l’animal qui est incapable d’anticiper la survenance d’événements vitaux mais seulement y réagir avec retard. En ce sens, “il est évident que les animaux aussi bien que les hommes apprennent beaucoup de l’expérience et infèrent que les mêmes événements suivront toujours des mêmes causes”(E.E.H., IX). Les animaux, comme les hommes sont manifestement capables de tirer de l’expérience de leur milieu de vie des règles implicites de comportement qui dépassent la perception et la mémoire. Tout cela suffit-il à faire des anticipations inductives animales une forme de pensée consciente ?

    B - la pensée consciente est l’expression du loisir.


    L’adaptation à l’urgence vitale est optimisée par une faculté instinctive à faire des inférences inductives à partir d’une association d’impressions sensibles ressemblantes, contiguës et causalement reliées. Face à un tel mécanisme inductif qui maximise les chances de survie de l’individu et par conséquent de l’espèce, on doit conclure que c’est la pression sélective qui détermine causalement la nécessité de faire de telles anticipations inductives. A l’inverse, on est en droit de supposer que moins la pression sélective se fera sentir, moins l’induction sera utile à la survie des membres de cette espèce. Or, c’est précisément le cas de l’homme, car “ce n’est pas seulement en vue de vivre, mais plutôt en vue de bien vivre que les hommes s’assemblent en une Cité”(Aristote, Politique, III, 1280a). Ce qui veut dire que les hommes ont la capacité de s’affranchir de l’esclavage de la nécessité vitale, la preuve en est qu’ils ont une organisation politique tournée vers le bien vivre. Là où la faim, la soif, le besoin de protection et de reproduction tenaillent l’animal dans l’urgence en rendant nécessaire son adaptation inductive, l’homme, dans la mesure où il est vraiment homme et non pas une bête traquée, vit dans une Cité dont l’organisation sociale assume la satisfaction de tels besoins et libère donc partiellement l’homme d’un tel souci.

    En d’autre termes, “l’homme est un animal politique”(Politique, I, 1253a), il possède des fonctions qui autorisent le loisir, c’est-à-dire des activités non commandées par la nécessité vitale : “la vie se divise en loisir et en labeur, en guerre et en paix, en ce qui est une nécessité et en ce qui est un bien”(Politique, VII, 1333a). Aux animaux la vie de labeur, la guerre, la nécessité. Aux hommes la vie de loisir, la paix et le bien. Ce qui veut dire que ce qui caractérise l’homme, c’est le loisir, c’est le temps débarrassé de l’urgence vitale le contraignant à s’adapter par inférences inductives. Voilà pourquoi “le but principal de l’éducation est de devenir apte à mener une vie de loisir”(Politique, VIII, 1337b), c’est-à-dire une vie d’homme débarrassé de la nécessité de survivre (étymologie de “école”). A cette fin “alors que le cri animal est le signe du douloureux et de l’agréable [...] le langage existe afin de manifester l’avantageux et le nuisible ”(Politique, I, 1253a) : l’homme utilise ses capacités perceptives et phonatoires, non pas comme l’animal dont le signal n’a de pertinence qu’en liaison causale avec des événements vitaux, mais pour signifier par le langage ce dont l’enjeu n’est pas la survie immédiate de l’individu, mais le mieux-être collectif en relation avec des jugements de valeur partagés. Donc, il y a continuité entre l’animal et l’homme dans le sens où l’apprentissage est chez l’un comme chez l’autre une affaire d’habitude. Mais cette habitude est vitale chez l’un, "loisible" ou "scolaire" chez l’autre. Ce qui détermine une association perceptive uniquement fondée sur des images dont la pertinence est vitale chez l’un, devient expérience scolaire du langage tournée vers l’aménagement d’un mieux-être commun. Dès lors l’inférence humaine ressemble à l’inférence animale, commence comme elle (l’habitude), utilise les mêmes voies qu’elle (les sens), mais en fin de compte est un aboutissement évolutif spécifiquement humain. Et c’est à cette forme spécifique d’inférences autorisées par le loisir via le langage et le langage qu’on appelle la pensée consciente. Celle-ci se confond-elle alors avec le langage ?
 

II- La pensée consciente détermine le comportement à travers l’usage du langage.

    A - la pensée consciente se confond avec l’usage public du langage.

    “A première vue, ce qui caractérise la pensée, c’est qu’il s’agit d’une suite d’états mentaux dont le processus se déroule dans l’esprit”(Wittgenstein, the Blue Book, 5). En effet, délivré de l’urgence biologique d’avoir à s’adapter à son biotope, l’homme a le loisir de penser, c’est-à-dire de parler sans être pressé par la nécessité. On pourrait croire que chaque homme est capable de s’abstraire de son environnement au point de s’isoler dans un milieu privé accessible à lui seul. Or, “supposons que vous vouliez enseigner à un enfant à faire une multiplication dans sa tête : lorsque vous lui demandez de multiplier, vous lui demandez d’abord de parler à voix haute, puis de murmurer, enfin de ne même plus murmurer”(Wittgenstein, Leçons sur la Philosophie de la Psychologie). Pour apprendre à un enfant à calculer mentalement, il faut lui montrer, par le langage ce qu’il faut faire, lui donner la possibilité de vous montrer, par le langage, qu’il a compris et ensuite seulement, lui demander d’anticiper l’enchaînement des paroles constituant le discours en s’interdisant de les prononcer réellement. A quoi voit-on que ce qu’il pense dans sa tête est correct ? “Il fournit la réponse et il est capable de dire ce qu’il a fait”(-id-). Avant l’apprentissage de la pensée mentale, il y a donc l’usage public et socialement contrôlé d’un jeu de langage et, après un usage intériorisé, il y a toujours la sanction du langage public. Bref, “c’est seulement à qui a appris à calculer par écrit ou oralement que l’on peut, à l’aide du concept de calcul, rendre compréhensible ce que c’est que calculer de tête”(Recherches Philosophiques, II).

    Il n’est donc pas exclu que l’usage public puisse être intériorisé, que nous puissions penser seul sans personne pour nous écouter ou nous répondre, seulement “l’on ne peut apprendre à penser seul qu’après avoir appris à penser publiquement : on ne peut apprendre à calculer de tête qu’en apprenant à calculer”(-id-). Ce qui veut d’abord dire que la signification première du terme “penser” est celle d’une activité qui se confond avec l’usage public et externe du langage, et la pensée au sens d’une soi-disant activité mentale indépendante de cet usage n’est qu’une signification seconde car “on ne peut pas faire de tête ce que l’on ne peut pas faire de façon perceptible”(Remarques sur la Philosophie de la Psychologie). Ce qui implique ensuite que la pensée muette n’est qu’une manière instinctive d’économiser ses gestes en anticipant inductivement l’enchaînement des paroles dans le discours. La pensée muette n’est que la survivance dans la pensée consciente de l’instinct animal d’association inductive, étant entendu que ce qui est anticipé ici, ce sont des paroles scolaires et non des images vitales. Mais “la pensée est essentiellement l’activité qui consiste à opérer avec des signes, par la main lorsque nous écrivons, par la bouche et le larynx quand nous parlons”(the Blue Book, 6), ou par le geste, le toucher, etc. Voilà pourquoi “un animal, comme une machine est incapable de penser, nous ne pouvons l’affirmer que de l’homme et de ce qui lui ressemble”(Recherches ..., §360). L’attribution anthropomorphique de pensées aux animaux ou aux machines n’est donc qu’un usage second du terme “penser”, au même titre que l’attribution des pensées muettes aux hommes. Mais alors la pensée consciente n’est-elle pas déterminée par l’existence sociale  ?

    B -  la fonction du langage est l’uniformisation sociale des formes de vie.


    D’un côté, la pensée consciente s’oppose radicalement à l’association inductive en ce qu’elle manifeste de la part de l’être conscient une indépendance à l’égard de la nécessité vitale. C’est pour cela que son expression par le langage se distingue de celle de l’association perceptive par le signal animal qui est liée de manière causale aux conditions vitales. Tandis que “ce qui est remarquable avec le langage, c’est que nous pouvons faire des choses que nous n’avons jamais apprises”(Leçons sur la Philosophie de la Psychologie) : c’est parce que le langage est une activité "scolaire" (au sens d'Aristote) sans relation causale avec une situation vitale qu’il possède cette souplesse d’utilisation caractéristique de la pensée consciente. Mais d’un autre côté, la pensée consciente n’est pas si éloignée que cela de l’association inductive en ce qu’elles supposent toutes deux un apprentissage dans des conditions matérielles bien déterminées. Ainsi “le phénomène du langage repose sur la régularité, sur la concordance dans l’action”(Remarques sur les Fondements des Mathématiques) : il n’y aurait pas en effet de langage et donc de pensée consciente sans une certaine régularité dans la correspondance entre ce qui est dit et ce qui est perçu, bref, sans une certaine stabilité de l’usage des mots, puisque “l’on enseigne le sens par l’usage”(Recherches ..., II). Dès lors, tout comme l’induction animale exprimée par le signal, la conscience humaine exprimée par le langage est un puissant facteur de coordination sociale dans le comportement des individus à l’égard de leur milieu. Et dans un cas comme dans l’autre, l’important “ce n’est pas une conformité d’opinion, mais de forme de vie”(
Recherches ..., I, §241), c’est-à-dire que l’accord qu’exige le langage humain, ou le signal animal, ne vise pas la représentation en tant que telle, mais l’acte, le comportement et finalement une forme de vie tout entière.

    En ce sens, on doit dire que “dans le langage est déposée toute une mythologie”(Remarques sur le Rameau d’Or de Frazer), c’est-à-dire que tout un ensemble de représentations inconditionnellement partagées, de croyances inquestionnables nécessaires pour assurer la cohésion d’un groupe social, se trouve qu’on le veuille ou non cristallisé dans le langage. La conscience, à travers le langage est, à ce titre, le miroir de notre milieu social au même titre que les associations perceptives des animaux sont le miroir de leur biotope naturel. En particulier, la pensée consciente va se trouver constituée de toute une ontologie qui contraint le locuteur de voir le monde et de s’y comporter à travers le langage qu’il emploie. Wittgenstein note par exemple que “s’il est exact de dire que sous l’Allemagne nazie l’humour a été anéanti, ce qui a disparu n’est pas simplement un sentiment de bonne humeur mais quelque chose de beaucoup plus profond : l’humour n’est pas un état d’âme mais une façon de parler, c’est-à-dire une façon de voir le monde”(Remarques Mêlées) : la disparition de l’humour, c’est la transformation d’une forme de vie. Pour autant, même s’il y a une détermination entre la pensée consciente et les actes des sujets conscients via le langage, ce n’est jamais une détermination causale. En effet, “aucune manière d’agir ne peut être déterminée causalement par les règles du langage, car si toute manière d’agir peut se conformer à une règle, elle peut tout aussi bien la contredire”(
Recherches ..., I, §201). Ce qui ne pourrait être le cas si la vie du locuteur était en jeu et si le langage se réduisait à un ensemble de signaux. A l’inverse, “nous aurions tendance à dire que toute action suivant une règle du langage fait suite à une interprétation”(-id-), c’est-à-dire une réflexion consciente qui “substitue une formulation claire de la règle à une autre plus obscure”(-id-). Cela dit, de quelle manière la pensée consciente peut-elle déterminer notre comportement ?
 

III - La pensée consciente justifie idéologiquement les relations sociales établies.

    A - la pensée consciente est le miroir des relations économiques.

    Si, comme le souligne Aristote, c’est la vie bonne et non pas la vie tout court qui constitue la préoccupation naturelle de l’homme, c’est que le stade des besoins liés à la survie est toujours déjà supposé avoir été dépassé. Or, comme l’homme est une espèce biologique, le dépassement de ce stade suppose la satisfaction des conditions de sa survie biologique dans le passé, mais aussi l’optimisation de ses conditions de survie pour l’avenir. Ce n’est qu’à cette double condition que l’être humain pourra être supposé délivré de l’urgence vitale. Si l’on veut comprendre comment la pensée consciente est capable de déterminer le comportement des êtres humains, c’est donc à ces deux conditions de possibilité qu’il faut s’intéresser. En réalité, ce par quoi les hommes “se distinguent des animaux, ce n’est pas qu’ils pensent, mais qu’ils se mettent à produire leurs moyens d’existence”(Marx, l'Idéologie Allemande), bref, qu’ils créent les conditions de l’émergence d’une pensée consciente dont la survie n’est plus la préoccupation première. En d’autres termes, ce sont les conditions historiques de l’émergence de toute pensée consciente qui importent et “la première présupposition de toute histoire humaine, c’est naturellement l’existence d’individus humains vivants : le premier état de fait à constater, c’est donc l’organisation corporelle de ces individus et la relation qui en résulte pour eux avec le reste de la nature”(
l'Idéologie Allemande). Ce sont les relations que les hommes vont tisser entre eux et celles qu’ils vont établir entre eux et leur biotope afin de se mettre  à l’abri de la nécessité de survivre, qui vont déterminer l’émergence de la pensée consciente.

    Et c’est cela qui est proprement humain : l’invention d’une infrastructure stable qui permette de subvenir par avance aux besoins vitaux, là où les animaux sont condamnés à réagir toujours dans l’urgence. Aussi, “le premier acte historique, c’est la création des moyens pour satisfaire ces besoins”(
l'Idéologie Allemande). Le problème est que, contrairement à l’animal qui est informé immédiatement de la réussite ou de l’échec du processus de satisfaction de ses besoins, une infrastructure n’est jamais pleinement satisfaisante, son efficacité peut toujours être améliorée, de sorte que “une fois satisfait le premier besoin lui-même, le geste de le satisfaire et l’instrument créé à cette fin conduisent à de nouveaux besoins”(l'Idéologie Allemande). Parallèlement au surgissement de nouveaux besoins destinés à optimiser la satisfaction des besoins vitaux, le besoin de reproduction se fait sentir, non pas tant comme un aveugle instinct animal de perpétuation de l’espèce, mais plutôt comme le projet de fonder une structure humaine qui rende la vie plus facile. Ainsi, “les hommes, tout en renouvelant quotidiennement leur propre vie, commencent à créer d’autres hommes, à se reproduire, c’est la relation entre l’homme et la femme, entre parents et enfants, c’est la famille”(l'Idéologie Allemande). Il apparaît donc clairement que les hommes ne réussissent à se mettre à l’abri de l’urgence vitale qu’en créant des des infrastructures stables dans lesquelles ils sont impliqués par des relations humaines et matérielles bien déterminées : “il en résulte qu’un mode de production est toujours lié à un mode déterminé de coopération, de sorte que l’histoire de l’humanité doit être étudiée et traitée en relation avec l’histoire de l’industrie et du commerce”(l'Idéologie Allemande). Les conditions d’émergence de la pensée consciente vont donc être des conditions économiques, c’est-à-dire un ensemble de relations humaines et matérielles de base (infrastructure) visant à optimiser à long terme la satisfaction des besoins. Or l’optimisation des processus économiques de production exige que soit garantie la pérennité de ces infrastructures : celles-ci réclament donc des superstructures, c’est-à-dire des structures souples permettant de les maintenir et de les réguler. C’est donc le besoin de faciliter les échanges matériels entre les hommes dans le cadre d’infrastructures durables qui engendre le besoin de superstructures ayant pour base commune la conscience, c’est-à-dire le langage : “le langage est aussi vieux que la conscience, il est la conscience réelle, il naît du seul besoin de la nécessité du commerce avec d’autres hommes”(l'Idéologie Allemande). Mais en quoi va consister l’efficacité de la superstructure consciente à l’égard de l’infrastructure économique ?

    B - la pensée consciente dissimule idéologiquement les rapports de force économiques.

    La conscience est primordialement “une conscience purement animale de la nature, mais aussi la conscience de la nécessité d’entrer en communication avec d’autres individus alentour”(
l'Idéologie Allemande), c’est-à-dire d’abord la conscience d’une double nécessité : celle de se dresser contre une nature extérieure en la domestiquant à satisfaire un certain nombre de besoins, et celle de coopérer avec autrui pour maximiser les chances de réussite d’une telle entreprise. Bref, la conscience est d’abord conscience de la nécessité de réitérer un certain nombre d’efforts de satisfaction des besoins déjà couronnés de succès puisque l’être humain ayant le loisir de penser, c’est qu’il n’est plus dans une situation d’urgence vitale. Donc la pensée consciente renforce l’infrastructure économique existante en justifiant a posteriori l’ensemble des relations matérielles et humaines qui la constituent, c’est-à-dire en la faisant apparaître comme nécessaire. “Dès cet instant, la conscience peut vraiment s’imaginer qu’elle est autre chose que la conscience pratique établie, la conscience est capable de s’émanciper du monde et de passer à la formation de la théorie pure, théologie, philosophie, morale, etc.”(l'Idéologie Allemande). Une fois cette tâche accomplie, la pensée consciente a le loisir de se présenter comme autonome par rapport à cette infrastructure en prétendant la déterminer, ce qui est crédible puisque les infrastructures économiques et la superstructure consciente se complètent, se renforcent et donc se justifient mutuellement. Par cette apparence d’autonomie, la conscience apparaît donc comme l’arbitre impartial qui convainc le sujet conscient de la nécessité des infrastructures existantes.

    Apartir de là, l’apparence d’autonomie de la conscience est d’autant plus perverse  qu’elle convainc de la nécessité d’un ordre social fondé sur la domination et sur la reproduction de cette domination. La domination car, “à toute époque, les idées de la classe dominante sont les idées dominantes : les pensées dominantes ne sont rien d’autre que l’expression en idées des conditions matérielles dominantes”(
l'Idéologie Allemande), à savoir les conditions réelles d’une production économique qui peut être efficace, mais dont les relations humaines sont, de fait, des relations de domination engendrées par la division sociale du travail. De sorte que “l’activité spirituelle et l’activité matérielle, la jouissance et le travail, la production et la consommation échoient à des individus différents”(l'Idéologie Allemande) : certains individus qui sont le plus à l’abri de l’urgence vitale, ceux donc qui ont le plus de loisir, qui ont le plus tendance à user du langage pour justifier la nécessité des infrastructures qui les ont placés en position dominante, sont ceux qui, comme par hasard, tirent le plus grand profit de ces infrastructures. De là l’utilité et l’efficacité de tout discours tendant à rendre nécessaire un certain ordre social inégalitaire dans le but de le reproduire à l’identique. L’exemple limite est celui du discours religieux : “peu à peu, tout rapport dominant fut proclamé rapport religieux et changé en culte, culte du droit, culte de l’Etat, etc. . partout on n’avait plus affaire qu’à des dogmes et à des croyances en des dogmes”(l'Idéologie Allemande). En sacralisant un certain type de rapport de domination, en le déclarant conforme à une volonté divine, le discours religieux convainc, fait croire à la domination absolue de la conscience (volonté divine) sur les relations matérielles et humaines, et assure la reproduction des privilèges de la caste d’intellectuels oisifs que constituent les prêtres. C’est la fonction idéologique de la pensée consciente qui consiste à dissimuler les rapports sociaux en les inversant : “dans toute idéologie, les hommes et leurs conditions apparaissent sens dessus dessous”(l'Idéologie Allemande). Telle est la contribution idéologique de la superstructure consciente au renforcement de l’infrastructure économique : la nécessité de celle-ci est présentée comme résultant d’une volonté, alors qu’en réalité l’infrastructure n’est que le fruit de tâtonnements historiques aléatoires qui ont créé un ordre social que certains ont simplement intérêt à voir se perpétuer et qu’ils entendent exploiter à leur profit. En ce sens, “ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, c’est la vie qui détermine la conscience”(l'Idéologie Allemande).
 
Conclusion.

    Ce qui distingue l’induction perceptive animale et la pensée consciente humaine, c’est que la première est toujours au service d’une adaptation biologique à une situation d’urgence vitale, tandis que la seconde manifeste le loisir dont jouit l’être qui est capable de parler sans que sa survie soit en jeu. En ce sens, la pensée consciente est indissociable du langage public comme activité destinée à harmoniser les formes de vie dans la perspective d’un mieux-être en pré-déterminant la manière dont les membres d’un groupe social doivent voir un monde commun. Ce sont donc les structures économiques de base destinées à mettre les hommes à l’abri du besoin qui déterminent la pensée consciente en lui faisant prendre pour une nécessité absolue un ensemble de relations matérielles et humaines qui n’est que l’effet d’un développement historique.