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samedi 22 novembre 2008

SPINOZA, BACH ET L'ART.

Il est manifeste que la plupart des philosophes du XVII° siècle ont négligé, voire méprisé les beaux-arts en tant que tels. La raison en est probablement le regain d'intérêt pour la philosophie antique et, plus particulièrement pour le néo-platonisme, lequel s'inspire de Platon sur deux idées essentielles : vanité de l'activité artistique ; divinité du beau.

Vanité de l'activité artistique. Donnons quelques aperçus du peu d'estime dans laquelle les grands philosophes contemporains de Spinoza tiennent l'art en général :
"Les plaisirs mêmes des sens se réduisent à des plaisirs intellectuels confusément connus. La musique même nous charme quoique sa beauté ne consiste qu'en les convenances des nombres et dans le compte dont nous ne nous apercevons pas et que l'âme ne cesse pas de faire, des battements et des vibrations des corps sonnants qui se rencontrent par certains intervalles. Les plaisirs que la vue trouve dans les proportions est de même nature ; et ceux que causent les autres sens reviendront à quelque chose de semblable, quoique nous ne puissions pas l’expliquer si distinctement"(Leibniz, Principes de la Nature et de la Grâce, xvii).
"Pour votre question, savoir s'il est possible d'établir la raison du beau, c'est tout de même ce que vous demandiez auparavant, pourquoi un son est plus agréable qu'un autre. [...] Mais généralement, ni le beau, ni l'agréable ne signifient rien qu'un rapport de notre jugement à l'objet. Et parce que les jugements des hommes sont si différents, on ne peut dire que le beau ni l'agréable n'aient aucune mesure déterminée. [...] Mais ce qui plaira à plus de gens pourra être nommé simplement le plus beau"(Descartes, Lettre à Mersenne, 18 mars 1630).
"Tous les grands divertissements sont dan­gereux pour la vie chrétienne ; mais entre tous ceux que le monde a inven­tés, il n’y en a point qui soit plus à craindre que la comédie. C’est une représentation si naturelle et si délicate des passions, qu’elle les émeut et les fait naître dans notre cœur, et surtout celle de l’amour ; principalement lorsqu’on le représente fort chaste et fort honnête. Car plus il paraît innocent aux âmes innocentes, plus elles sont capables d’en être touchées ; sa violence plaît à notre amour-propre, qui forme un désir de causer les mêmes effets, que l’on voit si bien représentés ; et l’on se fait en même temps une conscience fondée sur l’hon­nêteté des sentiments qu’on y voit, qui ôtent la crainte des âmes pures, qui s’ima­ginent que ce n’est pas blesser la pureté, d’aimer d’un amour qui leur semble si sage. Ainsi l’on s’en va de la comédie le cœur si rempli de toutes les beautés et de toutes les douceurs de l’amour, et l’âme et l’esprit si persuadés de son innocence, qu’on est tout préparé à recevoir ses premières impressions, ou plutôt à chercher l’occasion de les faire naître dans le cœur de quel­qu’un, pour recevoir les mêmes plaisirs et les mêmes sacrifices que l’on a vus si bien dépeints dans la comédie"(Pascal, Pen­sées, B11).
"Quand on a pris les soins nécessaires pour conserver au corps sa force et sa vigueur, pour le mettre en état d'obéir aux ordres de l'âme, l'affaire principale est ensuite de bien élever l'âme elle-même, afin que, en toute occasion, elle ne donne son consentement qu'à ce qui est conforme à l'excellence et à la dignité d'une créature raisonnable"(Locke, quelques Pensées sur l'Education, II, 31).

En résumé, pour Leibniz, la musique n'est que de la mathématique confuse ; pour Descartes, le beau est ce qui plaît au plus grand nombre ; pour Pascal, le théâtre n'est propre qu'à flatter le péché de narcissisme ; pour Locke, l'art est implicitement un élément parmi d'autres de l'éducation d'un gentleman. Apparemment, Spinoza n'est nullement dissonant avec son époque lorsqu'il écrit que "ces notions [de valeur, de beauté, etc.] ne sont pas formées de la même façon par tout le monde ; elles varient pour chacun, suivant ce qui dans les images a le plus souvent affecté son corps, et suivant ce que l’âme imagine ou rappelle avec plus de facilité"(Spinoza, Éthique, II, 40).

Toutefois, s'il est exact que la notion de beauté, par exemple, n'indique pas, chez Spinoza, une qualité réelle mais une qualité imaginée, en revanche, il serait erroné de conclure que cette notion est subjective comme semblent le penser la plupart de ses contemporains. Pour la raison que chacun d'entre nous est déterminé à imaginer ceci ou cela par ce qui nous affecte le plus souvent et avec le plus d'intensité et que, partant, nous avons le plus de facilité à nous rappeler. Or, à moins d'être un anachorète, c'est la société des hommes qui m'affecte le plus souvent et avec le plus d'intensité. D'où, comme le dira Kant plus tard, cette tendance irrépressible du jugement esthétique à valoir universellement, c'est-à-dire à manifester l'influence d'une société étendue à l'humanité toute entière. Et même si le philosophe des Lumières a eu historiquement tort de proclamer aussi tôt le triomphe de la Raison en enterrant un peu vite les particularismes culturels, il n'en reste pas moins que la notion de beauté, par exemple, ne peut dépendre, pour Spinoza, de la seule fantaisie individuelle. En effet, "l’effort par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n’est rien de plus que l’essence actuelle de cette chose. [...] L’essence d’un être quelconque étant donnée, il en résulte nécessairement certaines choses ; et tout être ne peut rien de plus que ce qui suit nécessairement de sa nature déterminée [...]. Par conséquent, la puissance d’une chose quelconque, ou l’effort par lequel elle agit ou tend à agir, seule ou avec d’autres choses, en d’autres termes [...], la puissance d’une chose, ou l’effort par lequel elle tend à persévérer dans son être, n’est rien de plus que l’essence donnée ou actuelle de cette chose"(Spinoza, Éthique, III, 7).

Dès lors, tout ce qui contribue à entretenir, a fortiori à accroître, la puissance d'être d'une chose, fait ipso facto partie de l'essence ou de la nature de cette chose. Et comme "l'âme s’efforce, autant qu’il est en elle, d’imaginer les choses qui augmentent ou favorisent la puissance d’agir du corps"(Spinoza, Éthique, III, 12), on peut dire que l'imagination ne contrarie en rien l'essence ou la nature de l'homme aussi longtemps que, encore une fois, celui qui imagine sait qu'il imagine, c'est-à-dire, par exemple sait que cette beauté, qu'il prétend appartenir à l'objet aimé, n'existe pas en soi. Pour prendre un autre exemple cher à Spinoza, si j'imagine (si j'ai l'impression que) le soleil est à 600 pieds devant moi, mais que j'ai en même temps l'idée qui exclut que le soleil soit réellement à 600 pieds devant moi, alors tout va bien. Ce qui porterait atteinte en revanche à l'essence ou à la nature de l'homme, ce seraient les illusions dans lesquelles je tomberais en prenant ces imaginations pour des connaissances.  Auquel cas, on pourrait effectivement parler d'opinions fantaisistes ou subjectives (ce que Spinoza cantonne dans ce qu'il nomme "connaissance du 1° genre ou opinion"). Mais tel n'est pas le cas lorsque j'affirme que quelque chose est beau.  D'abord parce qu'il y a indiscutablement, pour Spinoza, deux enjeux à l'objectivité de la beauté artistique un enjeu social et un enjeu ontologique. Il y a  en effet, pour Spinoza, un enjeu social à aimer (à trouver beau) ce que la culture d'une époque ou d'une civilisation nous pousse à aimer (à trouver beau) : créer du lien social entre des hommes qui, par nature, sont ce qu'il y a de plus utile aux uns et aux autres pour conserver, voire accroître leur puissance d'exister. "Si nous venons à imaginer qu’une personne aime, désire ou hait quelque objet que nous-mêmes nous aimons, désirons ou haïssons, nous l’en aimerons, etc., d’une façon d’autant plus ferme ; si nous pensons au contraire qu’elle a de l’aversion pour un objet que nous aimons, ou réciproquement, nous éprouverons une fluctuation intérieure"(Spinoza, Éthique, III, 31). Certes, la beauté est bien une notion relative en ce qu'elle dépend de l'état du corps de l'amant et non pas de celui de la chose aimée. En revanche, elle n'est nullement subjective, mais plutôt, comme on le dira bien après Spinoza, intersubjective dans la mesure où les êtres sociaux que nous sommes sont, en permanence, co-affectés par la nécessité de la société de persévérer en son être en faisant partager par ses membres des affects communs : "l’homme, en effet, dans l’ordre social comme dans l’ordre naturel, agit d’après les lois de sa nature et cherche son intérêt ; la principale différence, c’est que dans l’ordre social tous craignent les mêmes maux et il y a pour tous un seul et même principe de sécurité, une seule et même manière de vivre"(Spinoza, Traité Politique, III, 3).

Cela dit, je voudrais montrer maintenant que, pour Spinoza, l'enjeu essentiel de la beauté artistique est un enjeu ontologique et que, ce que nous appelons "beauté", "harmonie", etc., ne sont en fait que des synonymes de "perfection". Auquel cas, comme "par réalité et perfection, j'entends la même chose" (Spinoza, Éthique, II, déf. 6), dire qu'une chose est belle, ce serait dire qu'une chose est parfaite, ou encore que cette chose est éminemment réelle. Or, comme pour Spinoza, seul(e) Dieu ou la Nature est parfaitement réel(le), il s'ensuivrait que nous utiliserions le terme de "beauté" en quelque sorte par hyperbole, pour vouloir signifier que, ce que nous qualifions de "beau" (cette femme, ce tableau, cet édifice, ce coucher de soleil, etc.) nous donne un avant-goût de la divine réalité éternelle et infinie. C'est en ce sens que les néo-platoniciens (Plotin par exemple), qui, soit dit en passant, étaient fort influents au XVII° siècle, entendaient la beauté. Influence qui se retrouve peut-être dans cette remarque de Spinoza : "la perfection des choses doit se mesurer sur leur seule nature et leur puissance, et les choses n'en sont ni plus ni moins parfaites pour charmer les désirs des hommes ou pour leur déplaire, pour être utiles à la nature humaine ou pour lui être nuisibles"(Spinoza, Éthique, I, app.).

Par où l'on voit que Spinoza, en considérant le beau en général comme l'affect passif par lequel nous imaginons ce qui est propre à nous procurer une joie contingente déterminée par la nécessité du corps social de se conserver, fait, somme toute, une bonne synthèse de ses contemporains ! En tout cas, le fait que les uns et les autres considèrent les beaux-arts, au mieux comme un divertissement pour l'âme, au pire comme un dévoiement de l'âme n'est rien d'autre qu'une vieille réminiscence d'une condamnation platonicienne des artistes dont le manifeste se trouve dans le livre III de la République au nom de l'analogie selon laquelle l'artiste fabrique de l'illusion épistémique au même titre que le rhéteur fabrique de l'illusion politique. Or, le même Platon, s'il déconsidère les arts en tant qu'entachés de matérialité et de sensualité, divinise le beau dans un texte célèbre :
"Celui qui veut s'y prendre comme il convient doit, dès son jeune âge, commencer par rechercher les beaux corps. D'abord, s'il est bien dirigé, il doit n'en aimer qu'un seul, et là concevoir et enfanter de beaux discours. Ensuite il doit reconnaître que la beauté qui réside dans un corps est sœur de la beauté qui réside dans les autres. Et s'il est juste de rechercher ce qui est beau en général, notre homme serait bien peu sensé de ne point envisager la beauté de tous les corps comme une seule et même chose. Une fois pénétré de cette pensée, il doit faire profession d'aimer tous les beaux corps, et dépouiller toute passion exclusive, qu'il doit dédaigner et regarder comme une petitesse. Après cela il doit considérer la beauté de l'âme comme bien plus relevée que celle du corps, de sorte qu'une âme belle, d'ailleurs accompagnée de peu d'agréments extérieurs, suffise pour attirer son amour et ses soins, et pour qu'il se plaise à y enfanter les discours qui sont les plus propres à rendre la jeunesse meilleure. Par là il sera amené à considérer le beau dans les actions des hommes et dans les lois, et à voir que la beauté morale est partout de la même nature ; alors il apprendra à regarder la beauté physique comme peu de chose. De la sphère de l'action il devra passer à celle de l'intelligence et contempler la beauté des sciences ; ainsi arrivé à une vue plus étendue de la beauté, libre de l'esclavage et des étroites pensées du servile amant de la beauté de tel jeune garçon ou de tel homme oit de telle action particulière, lancé sur l'océan de la beauté, et tout entier à ce spectacle, il enfante avec une inépuisable fécondité les pensées et les discours les plus magnifiques et les plus sublimes de la philosophie. Jusqu'à ce que, grandi et affermi dans ces régions supérieures, il n'aperçoive plus qu'une science, celle du beau, dont il me reste à parler.[...] Quand de ces beautés inférieures on s'est élevé, par un amour bien entendu des jeunes gens, jusqu'à la beauté parfaite, et qu'on commence à l'entrevoir, on n'est pas loin du but de l'amour. En effet, le vrai chemin de l'amour, qu'on l'ait trouvé soi-même ou qu'on y soit guidé par un autre, c'est de commencer par les beautés d'ici-bas, et les yeux attachés sur la beauté suprême, de s'y élever sans cesse en passant pour ainsi dire par tous les degrés de l'échelle, d'un seul beau corps à deux, de deux à tous les autres, des beaux corps aux beaux sentiments, des beaux sentiments aux belles connaissances, jusqu'à ce que, de connaissances en connaissances, on arrive à la connaissance par excellence, qui n'a d'autre objet que le beau lui-même, et qu'on finisse parle connaître tel qu'il est en soi. [...] Je le demande, quelle ne serait pas la destinée d'un mortel à qui il serait donné de contempler le beau sans mélange, dans sa pureté et sa simplicité, non plus revêtu de chairs et de couleurs humaines et de tous ces vains agréments condamnés à périr; à qui il serait donné de voir face à face, sous sa forme unique, la beauté divine ! Penses-tu qu'il eût à se plaindre de son partage celui qui, dirigeant ses regards sur un tel objet, s'attacherait à sa contemplation et à son commerce? Et n'est-ce pas seulement en contemplant la beauté éternelle, avec le seul organe par lequel elle soit visible, qu'il pourra y enfanter et y produire, non des images de vertus, parce que ce n'est pas à des images qu'il s'attache, mais des vertus réelles et vraies, parce que c'est la vérité seule qu'il aime ? Or c'est à celui qui enfante la véritable vertu et qui la nourrit, qu'il appartient d'être chéri de Dieu; c'est à lui plus qu'à tout autre homme qu'il appartient d'être immortel"(Platon, le Banquet, 210a-212b).

Mais c'est Plotin qui donnera son aura mystique à ce fameux discours de Diotime :
"Ramenée à l'intelligence, l'âme voit donc croître sa beauté : en effet, sa beauté propre, c'est l'intelligence avec ses idées; c'est quand elle est unie à l'intelligence que l'âme est véritablement isolée de tout le reste. Aussi dit-on avec raison que le bien et le beau pour l'âme, c'est de se rendre semblable à Dieu, parce qu'il est le principe de la Beauté st des essences ; ou plutôt l'Être est la Beauté, l'autre nature [le non-être, la matière] est la laideur. Celle-ci est le mal premier, le mal même, comme Celui-là [le Premier principe] est le Bien et le Beau : car il y a identité entre le Bien et la Beauté. Aussi est-ce par les mêmes moyens qu'on doit étudier la beauté et le bien, la laideur et le mal. Il faut assigner le premier rang à la Beauté, qui est identique avec le Bien et dont dérive l'Intelligence qui est belle par elle-même. L'âme est belle par l'Intelligence, puis les autres choses comme les actions, les études, sont belles par l'âme qui leur donne une forme. C'est encore l'âme qui rend beaux les corps auxquels on attribue cette perfection : étant une essence divine, et participant à la Beauté, quand elle s'empare d'un objet et le soumet à son empire, elle lui donne toute la beauté que la nature de cet objet le rend capable de recevoir. Il nous reste maintenant à remonter au Bien auquel toute âme aspire. Quiconque l'a vu, connaît ce qui me reste à dire, sait quelle est la beauté du Bien. En effet, le Bien est désirable par lui-même ; il est le but de nos désirs. Pour l'atteindre, il faut nous élever vers les régions supérieures , nous tourner vers elles et nous dépouiller du vêtement que nous avons revêtu en descendant ici-bas, comme, dans les mystères, ceux qui sont admis à pénétrer au fond du sanctuaire, après s'être purifiés, dépouillent tout vêtement, et s'avancent complètement nus. L'âme s'avance ainsi dans son ascension vers Dieu jusqu'à ce que, s'étant élevée au-dessus de tout ce qui lui est étranger, elle voie seule à seul, dans toute sa simplicité, dans toute sa pureté, Celui dont tout dépend, auquel tout aspire, duquel tout tient l'existence, la vie, la pensée : car il est le principe de l'existence, de la vie, de la pensée. Quels transports d'amour ne doit pas ressentir celui qui le voit, avec quelle ardeur ne doit-il pas souhaiter s'unir à lui, de quel ravissement ne doit-il pas être transporté ! Celui qui ne l'a pas encore vu le désire comme le Bien ; celui qui l'a vu l'admire comme la souveraine Beauté, est frappé à la fois de stupeur et de plaisir, ressent un saisissement qui n'a rien de douloureux, aime d'un véritable amour, d'une ardeur sans égale, se rit des autres amours, et dédaigne les choses qu'il appelait auparavant du nom de beautés. C'est ce qui arrive à ceux auxquels sont apparues les formes des dieux et des démons : ils ne regardent plus la beauté des autres corps. Que pensons-nous donc que doive éprouver celui qui voit le Beau même, le Beau pur, qui, en vertu de sa pureté même, est sans chair et sans corps, en dehors de la terre et du ciel ! Toutes ces choses en effet sont contingentes et composées; elles ne sont pas des principes; elles dérivent de Lui. Si l'on peut arriver à voir Celui qui donne à tous les êtres leur perfection tout en demeurant immobile en lui-même, sans rien recevoir, si l'on se repose dans sa contemplation et qu'on en jouisse, en lui devenant semblable, quelle beauté souhaitera-t-on voir encore? Étant la Beauté suprême, la Beauté première, Il rend beaux ceux qui l'aiment et par là ils deviennent eux-mêmes dignes d'amour. Voilà le grand but, le but suprême des âmes; voilà le but qui appelle tous leurs efforts si elles ne veulent pas être déshéritées de cette contemplation sublime dont la jouissance rend bienheureux, et dont la privation est la plus grande des infortunes. Car celui qui est malheureux, ce n'est pas celui qui ne possède ni de belles couleurs, ni de beaux corps, ni la puissance, ni la domination, ni la royauté; c'est celui-là seul qui se voit exclu uniquement de la possession de la Beauté, possession au prix de laquelle il faut dédaigner les royautés, la domination de la terre entière, de la mer, du ciel même, si l'on petit, en abandonnant et en méprisant tout cela, obtenir de contempler la Beauté face à face"(Plotin, Ennéades, I, 6).

Pour Platon comme pour Plotin, il n'y a de beauté qu'intelligible. Chez l'un, comme chez l'autre, la véritable beauté, en effet, est synonyme de perfection, d'affirmation absolue, d'infini. Ce qui, pour les néo-platoniciens, comme pour les monothéistes, comme aussi pour Spinoza qui a été influencé et par les néo-platoniciens, et par les monothéistes (au moins dans sa dimension judaïque, voire chrétienne), est la définition même de Dieu. Or, si on admet, comme l'a dit Hegel à propos de Spinoza que omnis determinatio est negatio, il s'ensuit nécessairement que la véritable beauté est ineffable, inexprimable, mystique. Ce qui, ipso facto, fait de la beauté sensible, soit une contradiction dans les termes s'il s'agit d'artefacts, soit, au mieux, un signe de LA beauté s'il s'agit des beaux corps ou des belles actions. Tel me semble être l'enjeu ontologique du beau artistique chez Spinoza : signifier Dieu, autrement dit l'indicible. Raison pour laquelle il me semble que la musique de Bach est une bonne illustration de la démarche spinozienne à l'égard de la beauté dans l'art. Car pour Spinoza, comme pour Bach, le problème est : comment manifester Dieu (de quelque façon qu'on le conçoive d'ailleurs) ou LE Beau sans la représenter, donc sans LE dénaturer, sans verser dans l'idolâtrie ou la superstition ? On connaît en revanche la réponse que la civilisation chrétienne (par la voix de Grégoire le Grand reprise par le second concile de Nicée en 787 qui a réglé le problèmes des icônes) a donné à cette aporie : Dieu se fait connaître par LE Livre ; or la plupart des hommes sont illettrés ; les belles oeuvres d'art seront donc aux illettrés ce que LE Livre est aux lettrés. Pour les "lettrés", on aura les Évangiles : "Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants. Certitude. Certitude. Sentiment, Joie, Paix. Dieu de Jésus-Christ, Deum meum et Deum vestrum. " Ton Dieu sera mon Dieu " Oubli du monde et de tout, hormis Dieu. Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l'Évangile. Grandeur de l'âme humaine. " Père juste, le monde ne t'a point connu, mais je t'ai connu ". Joie, Joie, Joie, pleurs de joie"(Pascal, Mémorial, 23 novembre 1654). Pour les "illettrés" on aura donc, par exemple, pour manifester la présence du divin, la musique de Johann Sebastian Bach : "[Jesus bleibet meine Freude, meines Herzens Trost und Saft, Jesus wehret allem Leide, er ist meines Lebens Kraft, meiner Augen Lust und Sonne, meiner Seele Schatz und Wonne. Darum laß ich Jesum nicht aus dem Herzen und Gesicht.] Jésus demeure ma joie, ma consolation et sève de mon coeur, Jésus s'oppose à toutes les souffrances, il est la force de ma vie, le plaisir et le soleil de mes yeux, le trésor et le délice de mon âme. C'est pourquoi je ne laisserai jamais Jésus hors de mon coeur et de ma vue" (Bach, Herz und Mund und Tat und Leben, Cantate BWV 147, Choral). N'est-ce pas Goethe qui qualifiait la musique de Bach et, je crois, la Passion selon Saint Matthieu d'"entretiens de Dieu avec lui-même juste avant la Création" ? Ce que Nietzsche commente de la manière suivante : "si nous n'écoutons pas la musique de Bach en parfaits et subtils connaisseurs du contrepoint et de toutes les variétés du style fugué, et devons par conséquent nous passer de la jouissance proprement artistique, nous aurons, à l'audition de sa musique, l'impression (pour le dire à la sublime manière de Goethe) d'être présents au moment même où Dieu créa le monde. Nous sentons, veux-je dire, que quelque chose de grand y est en gestation, mais n'existe pas encore"(Nietzsche, Humain, trop Humain, 149). Enfin, n'est-ce pas Cioran qui ajoutait que, s'il existe quelqu'un qui doit tout à Bach, c'est bien Dieu ?

En tout cas, avez-vous remarqué à quel point il est question de JOIE, lorsqu'il s'agit de communier avec Dieu, que ce soit à travers les Évangiles ou que ce soit à travers la musique de Bach ? Or, nous dit Spinoza,
"le corps humain est affecté d'un très grand nombre de façons par les corps extérieurs, et lui-même disposé à affecter les corps extérieurs d'un très grand nombre de façons. Et tout ce qui arrive dans le corps humain, l'esprit humain doit le percevoir. Donc l'esprit humain est apte à percevoir un très grand nombre de choses, et d'autant plus apte que son corps est disposé d'un plus grand nombre de façons. [Bref], l'esprit et le corps sont une seule et même chose conçue tantôt sous l'attribut de la pensée, tantôt sous l'attribut de l'étendue. Il s'ensuit que ni le corps ne peut déterminer l'esprit à penser, ni l'esprit ne peut déterminer le corps au mouvement ou au repos. [Aussi], de ce qui augmente ou diminue, aide ou contrarie la puissance d'agir de notre corps, l'idée augmente ou diminue, aide ou contrarie la puissance de penser de notre esprit. Par Joie, j'entendrai donc la passion par laquelle l'esprit passe à une perfection plus grande, par Tristesse, au contraire, la passion par laquelle il passe à une perfection moindre. [De sorte que] plus nous sommes affectés d'une plus grande joie, plus nous passons à une perfection plus grande, c'est-à-dire plus nous participons de la nature [de] cet être éternel et infini que nous appelons Dieu ou la Nature"(Spinoza, Éthique, passim).
Il existe donc des passions qui nous grandissent en ce qu'elles nous font passer à une perfection plus grande. Nul doute que ce soit le cas de la passion du Christ, du Dieu fait homme, telle que les évangélistes nous la font connaître, sentir et partager. Il est quand même tout à fait extraordinaire que les deux grands chefs-d'œuvre choraux de Bach soient la Passion selon Saint Matthieu et la Passion selon Saint Jean. Comment ne pas voir la musique de Bach de la même façon que Proust voyait les cathédrales : " le porche [de la cathédrale] d'Amiens [...] c'est "la Bible" en pierre. [...] Une cathédrale n'est pas seulement une beauté à sentir. Si même ce n'est plus pour vous un enseignement à suivre, c'est du moins, encore, un livre à comprendre"(Proust, en Mémoire des Églises Assassinées) ? Par analogie, on pourrait dire que la perfection baroque de Bach est une Bible en musique, une célébration inouïe de la Gloire divine et de la Joie humaine, afin, sinon d'égaler cette Gloire, du moins de tendre vers elle, ne fût-ce que le temps d'une extase esthétique : "ceci nous fait clairement comprendre en quoi consistent notre salut, notre béatitude, en d’autres termes notre liberté, savoir, dans un amour constant et éternel pour Dieu, ou si l’on veut, dans l’amour de Dieu pour nous. Les saintes Écritures donnent à cet amour, à cette béatitude, le nom de Gloire, et c’est avec raison"(Spinoza, Éthique, V, 36, scol.). Et ce n'est évidemment pas un hasard si Bach est le musicien "classique" le plus souvent "cité" (au sens musical du terme) par les musiciens de jazz : c'est que la spiritualité en oeuvre dans la composition baroque est une source inépuisable d'inspiration et d'improvisation pour cette autre grande forme musicale de la joie qu'est le jazz et dont il faut quand même se souvenir qu'il est l'héritier du gospel et du negro spiritual. Dans tous les cas, il s'agit bien de célébrer la communion de l'homme avec Dieu, communion qui ne saurait se réduire, ainsi que l'a trop longtemps conçu la philosophie occidentale, comme une simple abstraction intellectuelle réservée à quelques ascètes, mais qui a besoin, pour s'accomplir, d'un corps léger, d'un corps rendu léger par la musique. Car "ce qui est bon est léger, tout ce qui est divin court sur des pieds déliés"(Nietzsche, le Cas Wagner, i).

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