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vendredi 2 septembre 2022

LA NOTION DE VIE DANS LA PENSÉE CHINOISE.

L'une des propriétés de la pensée occidentale est d'avoir fait de la vie une énigme. Une énigme parce que, d'emblée, il faut lui donner un "sens" : d'où vient la vie ? pourquoi y a-t-il de la vie ? quelle est la finalité de la vie ? à quelle(s) condition(s) une vie vaut-elle la peine (!) d'être vécue ? À défaut de répondre à l'une de ces questions, le vivant serait censé se complaire dans l'absurde, au point même, lorsque ledit vivant est un être humain, de préférer, pourquoi pas, la mort à la vie ! N'est-ce pas d'ailleurs là le risque que fait peser l'énigme posée à Œdipe par la Sphinge ? L'absence de "sens" de la vie humaine n'entraîne d'ailleurs pas nécessairement sa suppression ipso facto mais, parfois aussi, sa mise entre parenthèses en attendant … une "autre vie" dans un "autre monde". Comment s'étonner alors que le suicide réel y soit souvent considéré comme un acte héroïque et le suicide différé (résignation, mortification) y soit devenu synonyme de "sagesse" ? De fait, rares sont les penseurs occidentaux qui, à l'instar d’un Épicure, d'un Spinoza, d'un Nietzsche ou d'un Bergson, ont, sans ambiguïté et à contre-courant dominant, fait l'apologie de la vie dans sa plus banale simplicité. Cependant, l'Occident n'ayant jamais été et étant moins que jamais le phare d'universalité éclairant le monde, il nous semble intéressant d'aller voir un peu du côté de cet "autre pôle de l'expérience humaine" comme le dit Simon Leys, en l'occurrence se tourner vers la Chine "la plus ancienne civilisation vivante de notre planète [et sa] vision du monde, [sa] façon de concevoir les rapports de l’homme avec l’univers"(Leys, Essais sur la Chine, pp. 739-576) afin d'y sonder, effectivement, une AUTRE conception de la vie.

Revenons un instant sur la conception occidentale de la vie qui est, non seulement problématique, mais aussi contradictoire. Contradictoire parce que balançant, depuis quatre siècles au moins, entre théologie judéo-chrétienne et scientisme technologique. Je donnerai juste un exemple significatif respectivement de conception théologique et de conception techno-scientiste de la vie. Pour le (la) chrétien(-ne), prétend-on, "la vie est fondée sur l’œuvre de Dieu manifestée par la nouvelle naissance, la justification, le don du Saint-Esprit, le pardon des péchés et l’union avec Christ. Le but de la vie chrétienne est de se conformer à l’image du Christ et, par conséquent, de participer au règne de Dieu sur la terre pour la gloire de celui-ci. En utilisant divers moyens de grâce, tels que les Écritures, la prière, l’Église et les ordonnances, Dieu rend le chrétien conforme à l’image du Christ par l’intermédiaire de l’Esprit. Une vie chrétienne saine s’exprime par la foi et l’obéissance, les bonnes œuvres, la vie et le don sacrificiel, ainsi que par la participation à la mission mondiale de l’Église. Il n'y a pas de meilleure vie que la vie chrétienne"(https://evangile21.thegospelcoalition.org/essais/la-vie-chretienne/). Nul doute que d'autres problématisations sont possibles et que celle-ci apparaîtra sans doute hérétique à plus d'un courant théologique chrétien. Mais il nous importe peu de rentrer dans ce genre de querelles byzantines car, quelle que soit la formulation retenue, on y trouvera toujours ces cinq éléments : la transcendance divine (Dieu seul donne la vie et la reprend), l'aspiration à la perfection christique (le Christ est le seul modèle de vie ayant de la valeur) et à la repentance morale (dès sa naissance biologique, la vie du-de la- chrétien-ne- est entachée d'un péché originel qu'il s'agit d'expier), la possibilité d'une gratification divine ultime et suprême (la résurrection d'entre les morts), enfin le sentiment d'appartenir à LA communauté religieuse élue par la divinité ("Il n'y a pas de meilleure vie que la vie chrétienne"). Longtemps hégémonique en Occident, la pensée théologique a dû progressivement faire face à une concurrence redoutable : celle de la pensée techno-scientiste, c'est-à-dire l'idée que "connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature"(Descartes, Discours de la Méthode, VI). Précisément, pour Descartes, "les fonctions [vitales] suivent [...] de la seule disposition de ces organes ni plus ni moins que font les mouvements d’une horloge ou autre automate"(Descartes, Traité de l’Homme). De telle sorte qu'il n'existe "aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose, sinon que les effets des machines ne dépendent que de l'agencement de certains tuyaux, ou ressorts, ou autres instruments, qui, devant avoir quelque proportion avec les mains de ceux qui les font, sont toujours si grands que leurs figures et mouvements se peuvent voir, au lieu que les tuyaux ou ressorts qui causent les effets des corps naturels sont ordinairement trop petits pour être aperçus de nos sens. Et il est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles, sont avec cela naturelles. Car, par exemple, lorsqu'une montre marque les heures par le moyen des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu'il est à un arbre de produire des fruits"(Descartes, Principes de la Philosophie, IV, art.203). Là encore, il existe tout un foisonnement de variantes techno-scientistes de la vie qui, toutes, auront ceci en commun : la nature est mécanisme immanent faisant pièce qui ne doit rien à la transcendance divine, bref, un atomisme matérialiste opposé au holisme spiritualiste de la théologie avec, comme corrélat, la disparition apparente de l'énigme de la nature de la vie au prix du surgissement d'une autre énigme, tout aussi redoutable :  de quelle valeur peut bien être revêtue une vie qui n'est plus réputée bonne ou mauvaise mais seulement plus ou moins effective selon que les "rouages" de la machine seront plus ou moins bien huilés ou grippés au point que la mort n'est plus qu'une mise au rebut définitive d'une mécanique hors d'usage ? En d'autres termes, que gagne la vie humaine à congédier le problème du bien moral au profit de celui de la vérité soi-disant scientifique ? Certes, cette présentation du clivage théologico-scientiste à propos de la conception occidentale de la vie est (volontairement) caricaturale mais qui osera prétendre, à la lumière des débats hystériques qui agitent actuellement l'Occident au sujet de l'avortement, de la procréation médicalement assistée, de l'euthanasie ou du mariage entre personnes de même sexe, qu'elle n'est pas pertinente ?

La question est à présent de savoir si la vie doit nécessairement être inféodée à l'alternative du bien ou du vrai. Le bien qui "a fait un idéal de l'opposition à l'instinct de conservation de la vie forte, [qui] a perverti la raison, en enseignant à ressentir les valeurs suprêmes de l'esprit comme entachées de péché, induisant en erreur, comme des tentations"(Nietzsche, l’Antéchrist). Le vrai au point que "sous l'influence de la vérité contemplée, l'homme ne perçoit plus maintenant de toutes parts que l'horrible et l'absurde de l'existence"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, vii). La question que pose Nietzsche est donc de savoir si la vie ne pourrait pas être envisagée comme ayant une valeur intrinsèque, voire même si la vie ne serait pas LA valeur par excellence, ce qui vaudrait au-delà de toute valeur parce que, justement, sans la vie, rien ne saurait avoir de valeur, rien ne saurait être dit "bon" ou "vrai". Il est clair que la réponse à une telle question est négative pour la théologie puisque la vie y est définie comme une grâce de Dieu sans le secours duquel, il n'est point de vie bonne ("misère de l'homme sans Dieu"). Et une telle question est absurde du point de vue techno-scientiste puisque, pour lui, la seule seule "vérité" de la vie réside dans l'arrangement fonctionnel efficient des divers rouages de la mécanique (cf. le statut des handicapés dans l'histoire de nos sociétés). Or, jusqu'au retour en grâce très récent des thèses théologiques ultra-conservatrices, ce point de vue sur la vie est devenu, en Occident, à peu près hégémonique : "science is the tool of the western mind and with it more doors can be opened than with bare hands. It is part and parcel of our knowledge and obscures our insight only when it holds that understanding given by it is the only kind there is. The East as taught us another, wider, more profond, and higher understanding, that is understanding through life. We know this way only vaguely, as a more shadowy sentiment culled from religious terminology, and therefore, we gladly dispose of eastern "wisdom" in quotation marks, and relegate into the obscure territory of faith and superstition"(Jung, in the Secret of Golden Flower, p.82). De sorte que, loin d'apporter à l'Occident des éléments de comparaison critique à l'égard de ses propres conceptions de la vie, l'existence de ces points de vue alternatifs ("the East") sont vite tournés en dérision et ne fait que renforcer l'arrogance occidentale (le scientisme/technicisme qui a présidé à la gestion de la crise dite "du Covid" est, à cet égard, significatif). Essayons donc de réhabiliter un peu ce "wider, more profond, and higher understanding" dont Jung fait état.

Disons tout de suite qu'il existe, en chinois, deux caractères pour parler de la vie : mìng  qui se traduit en général par vie mais aussi par sort, fortune, destin, ordre, commandement, attribution, etc. Et shēng, être né, naître, donner naissance, accoucher, existence, élève, croître,  pousser (grandir), etc. Apparemment, il y a d'un côté un nom et de l'autre un verbe. Sauf que la langue chinoise, qui est une langue très largement parataxique, "ne distingue pas, d'un point de vue morphologique, entre "vivre" et la "vie" […] : la vie y est prise moins comme un état (le vivant) que comme une activité de poussée et d'avènement"(Jullien, Chemin faisant, connaître la Chine, relancer la Philosophie, vii). Dans les deux cas, 命 ou , il s'agit, pour une conception proprement chinoise de la vie, "de saisir les lois de l'interaction et des renversements de situation, tandis qu'à l'inverse, la philosophie grecque et la tradition intellectuelle qui en est issue ont constamment cherché le permanent, l'immuable au-delà du mouvant, l'idée au-delà du sensible"(Billeter, Chine trois fois Muette, p.129). La vie, plus que toute autre réalité, est en effet, dans la tradition chinoise, une affaire de "devenir" et non une affaire d'"être". Notons que, s'agissant, en particulier, de la nature de la vie, un philosophe occidental en avait déjà parlé dans des termes très proches. C'est évidemment Bergson lorsqu'il dit que "pour un être vivant, exister consiste à changer, c’est-à-dire à se créer indéfiniment soi-même"(Bergson, l’Évolution Créatrice, i). Mieux encore, ne souligne-t-il pas malicieusement que "notre intelligence est incapable de se représenter la vraie nature de la vie, la signification profonde du mouvement évolutif"(Bergson, l’Évolution Créatrice, intro.), que "c’est donc la fixité que notre intelligence recherche : elle se demande où le mobile est, où le mobile sera, où le mobile passe"(Bergson, la Pensée et le Mouvant, i) ? Il est vrai que ce pauvre Bergson a immédiatement été condamnée avec mépris et sans autre forme de procès comme "vitaliste" par l'intelligentsia dominante.

Pour "orientale" qu'elle puisse paraître, la conception de la vie que défend Bergson serait néanmoins considérée, du point de vue chinois, comme incomplète et unilatérale. Ou plus exactement, elle correspondrait uniquement à ce que les Chinois entendent par 生 shēng. En effet, de ce point de vue, la vie est ce qu'en termes kantiens, on pourrait appeler un transcendantal dans le sens où 生 shēng est la condition de possibilité même de l'existence et ce, pour tous les êtres.  C'est, grosso modo, ce que Spinoza nomme le "conatus" : "toute chose s’oppose à tout ce qui peut supprimer son existence et s’efforce, autant qu’elle peut et selon son être propre, de persévérer dans son être [in suo esse perseverare conatur]. L’effort [conatus] par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n’est rien de plus que l’essence actuelle de cette chose"(Éthique, III, 6). D'ailleurs, en chinois, le sinogramme qui désigne la nature d'une chose (性 xìng), son essence donc, inclut, comme on le voit, le composant . Toujours est-il que la vie au sens de 生 shēng ne saurait être l'état d'un corps (inanimé) préalablement existant qu'il s'agirait de valoriser (d'animer), ni au sens de Descartes (un état de bon fonctionnement des pièces de la machine), ni au sens de la théologie monothéiste (un état de grâce spirituelle transitoire entre, potentiellement, deux néants). C'est pourquoi les Chinois ont beaucoup de mal à comprendre ce que les Occidentaux entendent par "bonheur" ou par "vie bonne". Car la vie, comme processus permanent de transformation, n'est pas un idéal à atteindre, mais ce par quoi il peut, éventuellement, y avoir des préférences, des idéaux, des buts : "l’idée du bonheur qui paraît la plus commune est en fait culturellement marquée. Le bonheur, c’est se poser des buts et donc opérer une construction ...convergeant vers une finalité suprême. C’est elle que l’on nomme le bonheur. Or, côté chinois, on se désintéresse de la finalité. Le sage vit dans le tao ‘comme un poisson dans l’eau’. Il ne tend vers rien, évoluant librement, au gré. Sa vie consiste à ‘flotter’. Il demeure toujours en mouvement, mais sans direction projetée, il est sans destination et même sans aspiration [...] Le bonheur né de la philosophie grecque, ne faisait pas partie des penseurs de l’antiquité chinoise qui valorisait la notion de ‘nourrir sa vie’"(Jullien, nourrir sa Vie à l’Écart du Bonheur). François Jullien fait ici allusion à Zhuāng Zǐ qui raconte comment un prince, fasciné par la virtuosité d'un de ses cuisiniers, aurait clamé son admiration en disant "Merveilleux ! Je viens enfin de saisir l'art de nourrir ma vie [生焉 dé yǎng shēng yān]"(Zhuāng Zǐ, iii). Voilà pourquoi, très précisément, "le but de tous les mouvements taoïstes est la longue vie [...]. Ce qui est sage, en conséquence, est d'éviter tout ce qui fait le jeu de la mort"(Marcel Conche, Lao Tseu : Tao Te King, intro.). Par quoi on voit que la valeur de la vie est inhérente à sa longueur : la vie bonne ou la vie vraie n'est rien d'autre que la vie longue, 长生 cháng shēng, celle qui s'entretient, qui se prolonge. Bref, la vie est à elle-même sa propre valeur. Aussi, les Chinois se souhaitent-ils volontiers la bonne santé par 万岁 wàn suì  ("encore mille ans") ou 长寿 cháng shòu ("encore de nombreux anniversaires"). C'est aussi pourquoi l'étudiant, l'écolier, en chinois, se dit-il 生 xué shēng, littéralement "celui qui apprend la vie", la maladie 生病 shēng bìng, littéralement, "défaut de la vie" et, naturellement, le médecin, c'est celui qui prend soin de la vie, 医生 yī shēng.

Cependant, avons-nous suggéré, il y a, en chinois, un autre caractère pour "vie" : c'est  命 mìng. Pour comprendre la différence d'avec 生 shēng, lisons à nouveau  Zhuāng Zǐ : "Confucius admirait les chutes de Lü-leang. L’eau tombait d’une hauteur de trois cents pieds et dévalait ensuite en écumant sur quarante lieues. Ni tortues ni crocodiles ne pouvaient se maintenir à cet endroit, mais Confucius aperçut un homme qui nageait là. Il crut que c’était un malheureux qui cherchait la mort et dit à ses disciples de longer la rive pour se porter à son secours. Mais quelques centaines de pas plus loin, l’homme sortit de l’eau et, les cheveux épars, se mit à se promener sur la berge en chantant. Confucius le rattrapa et l’interrogea : « Je vous ai pris pour un revenant mais, de près, vous m’avez l’air d’un vivant. Dites-moi : avez-vous une méthode pour surnager ainsi ? — Non, répondit l’homme, je n’en ai pas. Je suis parti du donné, j’ai développé un naturel et j’ai atteint la nécessité. Je me laisse happer par les tourbillons et remonter par le courant ascendant, je suis les mouvements de l’eau sans agir pour mon propre compte […]. Je suis né dans ces collines et je m’y suis senti chez moi : voilà le donné. J’ai grandi dans l’eau et je m’y suis peu à peu senti à l’aise : voilà le naturel. J’ignore pourquoi j’agis comme je le fais : voilà la nécessité"(Zhuāng Zǐ, xix). Voilà donc un homme (le "nageur") qui est né dans les collines. Non au bord d'une étendue d'eau. Il n'est pas "amphibie" par nature ou par tradition. Mais comme il a été (pour des raisons qu'on ignore) éduqué à évoluer dans cet élément, il s'y est adapté si harmonieusement que l'eau est devenue, pour lui, une seconde nature. De sorte qu'il n'est plus de circonstances aquatiques, y compris parmi les plus périlleuses, dont il ne puisse se tirer avec aisance. A tel point même que, tandis que la configuration physiologique des tortues et des crocodiles reste incompatible avec le maintien de la vie sous une cascade de trois cents pieds, la sienne est, en revanche, en parfait accord avec ces conditions extrêmes. Pourquoi ? Eh bien parce qu'il a pris conscience de la nécessité de ne pas faire d'effort inutile (par exemple, se débattre, ou encore, lutter contre le courant, ce qui l'épuiserait et l'entraînerait vers la mort) mais, au contraire, de se laisser glisser dans le torrent tumultueux sans se poser de questions. Il "ignore pourquoi [il] agi[t] ainsi". Tout ce qu'il sait, c'est qu'il agit par nécessité. L'idée de "nécessité" renvoie à celle de destin, de fatalité (Ἀνάγκη en grec). On retrouve encore une fois chez Spinoza une approche assez similaire lorsqu'il dit, parlant de l'être humain en particulier, que "la force par laquelle l’homme persévère dans son existence est limitée et surpassée infiniment par la puissance des causes extérieures, […] il s’ensuit que l’homme est nécessairement toujours soumis aux passions, c’est-à-dire qu’il suit l’ordre commun de la Nature, qu’il y obéit et qu’il s’y adapte autant que la nature des choses l’exige"(Éthique, IV, 4). On sait que, pas plus que Bergson, Spinoza n'a été pris au sérieux par une pensée occidentale plus préoccupée de se prosterner devant son idole de la "liberté" que de rendre hommage à ce que Spinoza lui-même appelle "la Nature" et que les Chinois nomment 道, dào. D'ailleurs, de même que, pour Spinoza, "est dite libre la chose qui existe d’après la seule nécessité de sa nature et est déterminée par soi seule à agir"(Éthique, I, déf.7), de même, les Chinois traduisent-ils par 自由 zì yóu, littéralement "de par l'action de sa propre cause" la notion occidentale (métaphysique) de liberté. Dans les deux cas, il s'agit en effet d'insister sur le déterminisme que la vie (et pas uniquement, cela va de soi, la vie "sociale" de l'homme) implique en ce que tout vivant, donc tout être, est nécessairement l'objet d'une myriade d'influences diverses et variées émanant des autres êtres. Donc le sens de 命, mìng est plutôt celui d'un ensemble de décrets implicites ou non qui pèsent nécessairement sur tout être, justement en tant que cet être exemplifie 生 shēng comme processus permanent d'auto-(re-)création. Ce que l'on retrouve dans les expressions 命官 mìng guān, mandarin, officiel (littéralement "fonctionnaire de commandement"), 从命 cóng mìng, obéir ("à partir du commandement") et, bien entendu, 革命 gé mìng révolution ("changement de commandement").

Que ce soit sous l'espèce 生 shēng ou sous l'espèce 命 mìng, la notion de vie dans la pensée chinoise ne peut être appréhendée sans le recours à quatre autres notions fondamentales : 道 dào气 阴 yīn阳 yáng. De toutes ces expressions, c'est la première qui est la plus difficile à traduire tant elle est étrangère à tout le schéma conceptuel de la pensée occidentale de la vie, qu'elle soit métaphysique (théologique) ou techno-scientiste. Car "c'est du côté du stable et de l'immuable que la [pensée occidentale] est allée chercher la vérité. [Tandis que] la Chine n'a conçu que le devenir ; mais alors, ce n'est plus exactement le "devenir" puisque ne sous-entendant plus l'être (défini précisément comme ce qui ne devient pas), mais la "voie", le tao, par laquelle le monde ne cesse de se renouveler, le réel d'être en procès"(Jullien, un Sage est sans Idée, ou l'Autre de la Philosophie, I, viii). N'avons-nous pas dit, en effet, que, pour les uns, c'est un Dieu immuable et éternel qui est la source et le garant de la vie au sens occidental, et pour les autres, ce sont les rouages pré-existants (in fine, des atomes) d'une mécanique, tant l'idée héraclitéenne d'un pur et simple devenir universel (Πάντα ῥεῖ pánta rheî) a toujours paru l'expression de la plus détestable paresse intellectuelle ? Ce "devenir" qui est au fondement de toute réalité, les Chinois l'appellent le 道, dào. Certes, c'est le terme de "Voie" qui a été, en général, choisi par défaut pour traduire ce terme, au motif qu'en chinois mandarin, 道 est aussi utilisé pour désigner une voie, une rue, un chemin, un circuit. Mais ne nous y trompons pas : dans une langue qui a poussé à l'extrême l'art de la conciliation des antonymes, le fameux Tao (道, dào) des "taoïstes" connote l'exact contraire d'une "voie" au sens d'un absolu qui serait, nous dit l'évangéliste, "le Chemin, la Vérité et la Vie" (Jean, 14, 6-14). D'ailleurs, n'est-on point prévenu, et ce, dès la première ligne du Classique du Tao et de l'Efficacité (道德 经 dào dé jīng) que "le tao exprimable n'est pas le Tao. Le nom énonçable n'est pas le nom"(Lǎozǐ, Dào Dé Jīng, §1). Car le 道, dào n'est en rien une divine plénitude mais plutôt ce "vide inébranlable à l'usage inépuisable"(Lǎozǐ, Dào Dé Jīng, §5). S'il est presque contradictoire de le nommer, c'est donc bien parce qu'il ne s'agit pas là d'un être mais d'un vide d'être, d'un non-être, non d'un espace réel mais de l'espace de tous les possibles. D'où son inextinguible productivité et, bien entendu, son lien avec la vie : "le Tao dissémine sans jamais se remplir. Insondable ancêtre de toutes choses ! Il arrondit les angles, insondable ancêtre de toutes choses ! Il arrondit les angles, dissipe la confusion, harmonise la lumière, unifie la poussière. Pure présence !"(Lǎozǐ, Dào Dé Jīng, §4). On comprend dès lors en quoi la vie est immanente à 道 dào : qu'il s'agisse d'immanence interne (生 shēng) ou d'immanence externe (命 mìng), la vie n'est pas plus un vulgaire mécanisme que l'expression d'une perfection transcendante.

En tant qu'il anime tout être réel, ce flux permanent de la vie, les Chinois le nomment 气 . Comme il est tout aussi difficile de définir en quoi consiste 气 , Zhuāng Zǐ fait une analogie en disant que "le grand souffle [qì] indéterminé de la nature est comme le vent [风 fēng]. Par lui-même, le vent n’a pas de son. Mais, quand il les émeut, tous les êtres deviennent pour lui comme un jeu d’anches"(Zhuāng Zǐ , Zhuāng Zǐ, iv). 气  est comme le vent : il n'existe pas en soi mais sa réalité consiste à é-mouvoir (mouvoir vers l'extérieur) les êtres, à produire chez eux des transformations, littéralement à les in-fluencer (leur insuffler un flux). L'image du vent est donc une bonne image du processus vivant d'actualisation des possibles : les feuilles de l'arbre ne s'é-meuvent, ne frissonnent que parce que le vent les agite, mais en même temps, le vent n'est rien d'autre que l'agitation de ces feuilles ; la flûte ne produit du son que parce que le souffle du flûtiste la parcourt, mais en même temps, le souffle du flûtiste n'est rien d'autre que ce qui fait vibrer les lamelles de la flûte. Le vent, le souffle est donc un bon paradigme du possible actualisé. Comment s'étonner alors que l'un des mots chinois correspondant à ce que nous appelons "influence" soit 风化 fēng huá, littéralement "transformation par le vent" (à noter que le même terme possède aussi le sens figuré de "charme, talent") ? C'est que "l'influence est de l'ordre […] de la prégnance. Sa marque propre, qui fait sa capacité, est d'être infiltrante, insinuante, pénétrant de toute part sans alerter, sans donc qu'on puisse la remarquer. [Contrairement à l'Occident qui en a fait une notion péjorative], la Chine a placé l'influence au cœur de son intelligence. L'influencement est, à ses yeux, le mode général d'avènement de toute réalité, de ce que nous appelons la "nature", comme aussi de la moralité"(Jullien, la Pensée Chinoise en vis-à-vis de la Philosophie, viii). Bref, il n'est pas d'animation possible, donc de vie, sans que se manifeste l'influence d'un souffle qui ne doit pas être considéré comme une cause indépendante d'un effet donné et de lui dissociable (qui serait d'abord 气 , ensuite 生 shēng ou 命 mìng) mais comme la présence même du mouvement de l'être animé. Ainsi "à condition qu’il n’y ait pas d’obstacle, l’œil voit, l’oreille entend, le nez sent, la bouche goûte, le cœur perçoit, l’esprit produit les actes convenables. Dans toute voie, l’essentiel est qu’il n’y ait pas d’obstruction. Toute obstruction produit étranglement, arrêt des fonctions, lésion de la vie. Pour leurs actes vitaux, les êtres dépendent du souffle. Si ce souffle [qì] n’est pas abondant dans un homme, la faute n’en est pas au ciel, qui jour et nuit l’en pénètre ; elle est en lui, qui obstrue ses voies, par des obstacles physiques ou moraux"( Zhuāng Zǐ , Zhuāng Zǐ, xxvi). Le 气 , que l'Occident traduit, faute de mieux, par "souffle", n'est donc rien d'autre que la libre circulation d'un influx qui nous fait dire qu'un être, humain ou non, biologique ou non, est énergique, dynamique, plein de vitalité … ou non.

De plus, cette circulation de  气,  se produit toujours, de façon polarisée, entre une limite 阴, yīn et une limite 阳, yáng. Ces deux termes, soi-disant bien connus de la pensée occidentale, ont donné lieu, en réalité, à de regrettables contre-sens. Il ne s'agit pas du tout de deux contraires au sens de la logique bivalente, mais plutôt les des deux aspects complémentaires de toute réalité. Rien n'est plus faux que de traduire ces deux termes respectivement par "pôle féminin" et par "pôle masculin" ou bien par "côté obscur" et "côté lumineux", en tout cas deux notions qui sont, par essence, exclusive l'une de l'autre. Car, "le grand procès de la nature est simple et aisé. [Aussi] le 阴 yīn et le 阳 yáng communiquent-ils spontanément entre eux et tous les existants sont spontanément à leur aise"(Ruan Ji, Traité sur la Musique in Jullien, Éloge de la Fadeur à partir de la Pensée et de l'Esthétique de la Chine, viii). Quoi de plus frappant, en effet, que de remarquer, dans la langue chinoise, le double sens du mot 易  qui désigne tout à la fois la transformation, le changement, la mutation et la facilité, l'aisance. Rappelons qu'à l'origine,  阴 yīn est le versant ombragé d'une montagne ou d'une colline (ubac), tandis que 阳 yáng désigne son versant ensoleillé (adret). Ce que rappelle d'ailleurs l'étymologie des deux mots : versant () lune ()  pour l'un, versant () soleil () pour l'autre. Or le voyageur qui traverse la montagne passe nécessairement d'un versant à l'autre. D'où la simplicité et l'évidence de la définition de 道 dào dans le Classique des Mutations (易 经yì jīng) : 一阴一阳之谓道 yī yīn yī yáng zhī wèi dào : un  yīn, un yáng, voilà ce qu'on appelle dào. Ce que Marcel Granet commente de la manière suivante : "d'abord le Yin, puis le Yang, c’est là le Dao. Ici le Yin, là le Yang, c’est là le Dao. Un temps Yin, un temps Yang, c’est là le Dao. Un côté Yin, un côté Yang, c’est là le Dao. Tout Yin, tout Yang, voilà le Dao"(in la Pensée Chinoise). Ce qu'il convient donc de retenir, c'est que cette transition de 阴 yīn à 阳 yáng ou inversement est LA nécessité de l'existence de toute chose, donc LA nécessité de la vie : "la voie de l'univers est tantôt Yin, tantôt Yang. Le système des sages est tantôt justice, tantôt humanité. La nature d'un être est tantôt dureté, tantôt mollesse. C'est ainsi que chacun suit sa nature sans échappatoire"(Liè Zǐ,  Liè Zǐ, i, iv).

Mais comme elle est en même temps facile car naturelle, cette nécessité, n'est en rien une tragédie, une fatalité au sens grec puis occidental du terme. En particulier, loin d'être cet "Être-vers-la-mort" (Sein zum Tode) que prophétise Heidegger, l'être humain, comme toute autre réalité est, de plein droit, un Être-pour-la-vie. Car ce qui importe, tout à l'opposé de la tradition occidentale, dans la conception chinoise de la vie, n'est pas le but, le terme de 道 dào, mais le cheminement, le flux par lui-même. D'abord parce que, avons-nous déjà dit, il n'y a pas de but, de terme à 道 dào, autrement dit à la combinaison infinie des possibles représentée de manière imagée par la circularité de 太极图 taì jí tú ("la figure du grand basculement"). Mais aussi parce que, corrélativement, la vie est isomorphe à cette circularité (cf. l'étymologie latine : circulus, "cercle") libre et facile entre les deux pôles, respectivement  阴, yīn et 阳, yáng de tout processus réel. Du coup, "si se maintient une telle circulation, de part en part, dans l'"entre" de notre situation-actualisation physique (, xíng), l'irriguant en la traversant de l'intérieur sans qu'elle rencontre d'obstacle ou que s'obstrue son passage, sans que la "voie" en soit barrée, ce qui débute avec la respiration […] notre vitalité demeurera alerte et ne saurait s'épuiser (thème chinois de la "longue vie", 万岁, wàn suì ou 长寿, cháng shòu) en lieu et place de l'immortalité"(Jullien, la Pensée Chinoise en vis-à-vis de la Philosophie, xvii). "Flux continu si on en prend soin et en use avec parcimonie"(Lǎozǐ, Dào Dé Jīng, §6), la vie, en effet, ne nécessite nulle intervention externe, qu'elle soit de nature divine ou de nature mécanique, pour qu'elle soit réputée "bonne" ou même "meilleure". La vie n'est ni un capital divin qu'il s'agit de faire fructifier (cf. ce que dit Max Weber au sujet des liens conceptuels que le christianisme entretient avec le capitalisme), ni un moteur qu'il convient de roder et d'entretenir afin de maximiser ses performances. La vie comme flux imprescriptible de création perpétuelle se suffit à elle-même. Dès lors, l'unique préoccupation du vivant doit être ... de vivre. D'où une conception chinoise de la médecine qui entend se préoccuper avant tout, non pas tant de thérapie que de prophylaxie. C'est en cela que consistent les pratiques traditionnelles de 推拿 tuī ná ("pousser saisir", massage), 针法 zhēn fǎ ("aiguille méthode", acupuncture), 风水 fēng shuǐ ("vent eau"), 气功 qì gōng ("énergie effort"), et, bien entendu, 健康食品 jiàn kāng shí pǐn ("bonne santé bien manger", diététique). Et, en cas de maladie (生病 shēng bìng, "défaut de la vie"), le fait de 吃药 chī yào, littéralement "manger un remède", vise non pas à intervenir pour réparer une machine qui dysfonctionne, mais à rétablir la circulation de  气  là où elle est provisoirement obstruée. Toute la conception de la santé et de la médecine chinoise repose sur ce principe, extrêmement simple et qui, comme l'a finement remarqué François Jullien, est aussi celui de la psychanalyse occidentale : "ce qui est grave n'est pas tant ce qui nous arrive que le fait qu'on s'y fixe. […] La cure ne tendrait-elle pas, en effet, si je le dis à la chinoise, à remettre de la viabilité là où il il y a eu coincement ou fixation ? […] Le mal (, ě) ou ce qu'on nomme le "non-bien" (不善, bù shàn) en Chine, n'est rien d'autre que l'obstruction de la voie et son barrage. […] Le paysan, dit Mencius, doit se garder de "tirer sur les pousses" pour obtenir la poussée, il doit se défendre de rechercher directement l'effet. […] En rétablissant du "jeu" ou de l'"entre" de ces façons diverses, la cure aménage les conditions pour que l'immanence progressivement revienne : que du processus se réengage de lui-même au sein de ce qui s'était figé"(Jullien, cinq Concepts proposés à la Psychanalyse). Bref, mieux que par "maladie", c'est par "névrose" qu'il faudrait traduire 生病 shēng bìng.

Or donc, "toutes les choses du monde naissent d'un germe qui se métamorphose incessamment. Leur commencement et leur fin sont comme un cercle dont l'ordre n'a pas de terme"(Zhuāng Zǐ, Zhuāng Zǐ, xxvii), ce que figure "la Grande Image" circulaire (taì jí tú 太极图) bien connue des occidentaux. Il suit de là, bien entendu, une conception franchement anti-occidentale, des relations que nous autres humains devons établir avec les autres vivants d'une part, et entre nous d'autre part. Plus de vingt siècles de judéo-christianisme ont fini par imposer comme fausse évidence que le monde, la nature sont donnés à l'homme comme des auxiliaires commodes à aménager sa propre vie. Soit que "l’Éternel Dieu prit l’homme, et le plaça dans le jardin d’Éden pour le cultiver et pour le garder. L’Éternel Dieu donna cet ordre à l’homme : Tu pourras manger de tous les arbres du jardin ; mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où tu en mangeras, tu mourras . L’Éternel Dieu dit : Il n’est pas bon que l’homme soit seul ; je lui ferai une aide semblable à lui. L’Éternel Dieu forma de la terre tous les animaux des champs et tous les oiseaux du ciel, et il les fit venir vers l’homme"(Genèse, ii, 15-19). Soit que la maîtrise technologique de la nature "n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices, qui feraient qu'on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé ; laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie"(Descartes, Discours de la Méthode, VI). Bref, dans un cas (version théologique) le vivant est un cadeau que Dieu fait à l'homme, dans l'autre (version technologique) un no man's land à la libre disposition du vivant le plus puissant, à savoir, de facto, l'homme. Dans les deux cas, la vie humaine est donc considérée comme le focus vers quoi la nature doit converger. Or, loin que soit niée par elle la spécificité de la vie humaine, car la pensée chinoise est tout autant que la pensée occidentale, fortement hiérarchisante et normative, la hiérarchie n'y est pas, en l'occurrence, verticale mais circulaire.

L'idée est toute simple : la vie extra-humaine n'est pas au service de l'humain, mais c'est l'humain qui est au service de la vie en général. La vie n'est pas une propriété (dans les deux sens, logique et juridique, du terme) humaine. C'est l'homme qui est une singularité vitale. Cette singularité, pour la pensée chinoise traditionnelle, consiste en ce que nous autres humains sommes 天地之间 tiān dì zhī jiān "intermédiaires entre le Ciel et la Terre". Cette spécificité nous confère donc, en quelque sorte, une responsabilité particulière dans la mesure où nous fermons le cercle perpétuel qui va du yīn vers le yáng, et réciproquement, ou encore qui va du Ciel vers la Terre, et réciproquement. Cette responsabilité consiste à observer un ordre qui "n'est pas introduit d'un dehors ni n'exprime un progrès : il est interne au déroulement et promeut celui-ci en procès du monde qui se poursuit sans s'épuiser […]. La médecine chinoise est à l'évidence une médecine de la régulation. […] La médecine occidentale se fie à  l'action impérieuse et décidant de ses effets, il suffit d'écouter son vocabulaire : on vous "opère", il s'agit d'une "intervention". Or la médecine chinoise, sait-on, ne vise pas tant à soigner la maladie qu'à entretenir la santé. Là encore, il s'agit stratégiquement d'intervenir en amont, au niveau des conditions. […] On ne "tombe" jamais malade. Mais une infime déviation (hors de la voie régulée de la santé) [生病 shēng bìng] a commencé de s'amorcer qui, si l'on n'y prend pas garde, continuera de faire son chemin"(Jullien, la Pensée Chinoise en vis-à-vis de la Philosophie, xii). Et ce qui vaut pour la médecine vaut tout autant pour la politique. Ainsi y a-t-il "le Tao du Ciel et le Tao de l'Homme. Ne pas agir mais s'imposer à tous, voilà le Tao du Ciel. Agir mais être lié par ses actes, voilà le Tao de l'Homme. Le prince s'identifie au Tao du Ciel, les sujets au Tao de l'Homme […]. C'est pourquoi il est dit : ne pas détruire le céleste par l'humain, ne pas détruire l'ordre naturel par l'action humaine"(Zhuāng Zǐ, Zhuāng Zǐ, xi-xvii). Autrement dit, non seulement l'humain est le chaînon qui ferme le cercle de la nature, mais, l'humanité elle-même est un cercle à la circonférence duquel le pouvoir politique (le "prince") joue le rôle de chaînon-clé (le caractère 王 wáng, "prince, roi, etc." montre bien le lien que le dirigeant politique établit entre ces trois étages que sont la terre, l'homme et le ciel). Or, en chinois 人 rén  "humanité, espèce humaine" est homophone à rén "bonté, bienveillance". Homophonie que n'a pas manqué d'exploiter la pensée tant confucianiste ("il est bon d'habiter là où règne l'humanité. Qui choisit d'habiter là où elle fait défaut manque de sagesse" Confucius, Entretiens, iv,1) que bouddhiste ("la conduite éthique est fondée sur la vaste conception d'amour universel et de compassion pour tous les êtres vivants, ce qui est à la base de l'enseignement du Bouddha" Walpola Rahula – l'Enseignement du Bouddha, v). Il s'ensuit que la vie humaine n'est pas structurée par des règles immuables, que celles-ci soient hygiéniques, diététiques, juridiques ou morales, mais par un devoir d'ajustement ponctuel et perpétuel. La pensée chinoise ne sépare pas la réflexion politique ou sociale de sa vision de la nature. Pour elle, la politique ou la médecine sont deux aspects du même devoir de régulation harmonieuse qui, en raison de son statut particulier, pèse sur l'homme en général et sur le pouvoir politique en particulier et qui s'oppose à la conception volontariste/interventionniste occidentale pour laquelle il s'agit toujours soit d'opérer (médecine), soit de légiférer (politique).  Là où le savant/puissant occidental se voit assigner pour tâche d'agir afin de résoudre les maux de l'humanité, pour les Chinois, au contraire, "le Sage travaille à non-agir [为无为, wéi wú wéi]"(Lǎozǐ, Dào Dé Jīng, §2). C'est en ce sens que la politique chinoise a toujours été essentiellement pragmatique, d'aucuns diront cynique, qui "libéralise mais aussi, périodiquement, réprime, tantôt accélère et tantôt freine, souffle tantôt le chaud, tantôt le froid, ouvre la main et la referme"(Jullien, la Pensée Chinoise en vis-à-vis de la Philosophie, xii), exactement de la même manière que la médecine traditionnelle chinoise (中医 zhōng yī) ici active l'énergie chaude de 阳 yáng, là favorise l'énergie froide de  阴 yīn, etc. au gré de la situation.

D'où, comme alternative aux règles morales et/ou juridiques dont l'Occident s'est fait une spécialité, l'importance capitale des rites (
礼, ) qui ne prescrivent explicitement et individuellement aucune conduite pré-déterminée mais "canalisent la conduite, c'est-à-dire la régulent comme un cours d'eau menaçant toujours de déborder, et d'autant plus efficaces, savons-nous, qu'elles opèrent à notre insu et sont plus profondément assimilées"(Jullien, la Pensée Chinoise en vis-à-vis de la Philosophie, xii). Tout particulièrement importants sont donc les rites. Non pas, comme en Occident, avec l'intention de forger une soi-disant "identité" culturelle ou communautaire qui soit, pour paraphraser Platon, une image mobile de l'immortalité. Car, pour la pensée chinoise, la mort n'a rien du châtiment divin judéo-chrétien : "le Seigneur Dieu déclara : […] ne permettons pas que l'homme avance la main, qu’il cueille aussi le fruit de l’arbre de vie, qu’il en mange et vive éternellement ! Alors le Seigneur Dieu le renvoya du jardin d’Éden, pour qu’il travaille la terre d’où il avait été tiré. Il expulsa l’homme, et il posta, à l’orient du jardin d’Éden, les Kéroubim, armés d’un glaive fulgurant, pour garder l’accès de l’arbre de vie"(Genèse, iii, 22-24). Non plus que de la panne définitive et la mise hors d'état de servir de la machine cartésienne. Et, dans les deux cas, la terreur du roseau pensant à l'idée d'un divorce entre l'infini du temps et la finitude de la vie : "qui se considérera de la sorte s'effraiera de soi-même, et, se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée, entre ces deux abîmes de l'infini et du néant, il tremblera dans la vue de ces merveilles? [...] Il ne faut pas avoir l’âme fort élevée pour comprendre qu’il n’y a point ici de satisfaction véritable et solide, que tous nos plaisirs ne sont que vanité, que nos maux sont infinis, et qu’enfin la mort, qui nous menace à chaque instant, doit infailliblement nous mettre dans l’horrible nécessité d’être éternellement ou anéantis ou malheureux. Il n’y a rien de plus réel que cela ni de plus terrible"(Pascal, Pensées, B72-194). De là, toute une logique du pari sur une tortueuse métaphysique de l'"immortalité de l'âme" à visée réconciliatrice.

Sauf que, comme l'a souligné l'un des plus "chinois" parmi les penseurs occidentaux, "l'immortalité de l'âme humaine, c'est à dire la survie éternelle après la mort, non seulement n'est en aucune manière assurée, mais encore et surtout n'apporte nullement ce qu'on a toujours voulu obtenir en en recevant la croyance"(Wittgenstein, Tractatus, 6.4312). Tout y est dit. "La crainte de la mort est le meilleur indice d’une vie fausse, c’est-à-dire mauvaise"(Wittgenstein, Carnets 1914-1916, 142). Ne pas craindre la mort, vivre pleinement sa vie, cela n'a rien d'une mystérieuse "force d'âme" hors du commun. Car, retournons la philosophie occidentale contre elle-même, Pascal a parfaitement raison de dire que "rien n'est si insupportable à l'homme que d'être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme l'ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir"(Pascal, Pensées, B131). Là est le génie de Pascal : une phénoménologie de l'ennui : du latin in-odio, "je prends en haine" (sous-entendu "ma vie"), en remède auquel, effectivement, rien ne vaut ce que Pascal appelle improprement le "divertissement" (di-verto "je change de direction"). Car, dans la pensée chinoise, il s'agit moins de changer de direction que de ne pas épuiser la direction que prend spontanément la vie, ne pas la dilapider en cherchant des chemins qui ne mènent nulle part. Dès lors, "si l’on entend par éternité non la durée infinie mais l’absence de durée [nicht unendliche Zeitdauer, sondern Unzeitlichkeit], alors il a la vie éternelle celui qui vit dans le présent. La mort n’est pas un événement de la vie ; notre vie n’a pas de fin comme notre champ de vision n’a pas de frontière"(Wittgenstein, Tractatus, 6.4311) : de même que l'invisible est ce qu'on ne voit pas car hors champ visuel, de même, la mort est ce qu'on ne vit pas car n'étant ni ici, ni maintenant. Or, les rites ont exactement cette fonction : célébrer l'être-ici-et-maintenant. Et, en particulier, éviter à cette "folle du logis", à ce "singe fou piqué par un scorpion", bref, à notre imagination, d'anticiper en la fantasmant un état qui n'est, au fond, qu'une absence de perception. En particulier, les rites qui contribuent au culte de la famille et des ancêtres : la famille, c'est le schéma macroscopique du cycle de la vie duquel les disparus ne sont nullement exclus mais sont simplement considérés comme passés de la partie perceptible de la nature à sa face imperceptible. Les morts ne sont plus (perceptibles) et pourtant ils sont toujours là, non pas seulement dans notre souvenir, mais aussi et surtout dans le cycle de la vie que les bouddhistes nomment 转轮, zhuàn lún, "roue des transformations". Cycle éternel s'il en est. Dans tous les cas de figure, il importe "que l'on prenne pour conduit principal le principe régulateur. Entretenir le corps, conserver la vie, nourrir l'intime et parachever les ans sont alors possibles"(Zhuāng Zǐ, Zhuāng Zǐ, iii). Bref, les rites, qu'ils soient individuels ou collectifs, et à condition qu'ils ne soient confondus, ni avec des obligations morales ("devoir de mémoire"), ni avec des distractions commerciales ("la fête de ceci, la fête de cela"), les unes et les autres également sclérosantes (fixation sur le passé ou fuite en avant, donc négation de la valeur du présent vécu) sont, effectivement, des "divertissements" au sens de Pascal.

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