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mardi 4 octobre 2022

PARADOXE, SCEPTICISME ET SIDÉRATION.

S'il est vrai que "la philosophie est un combat contre la fascination que des formes d’expression exercent sur nous"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 27), il est une forme d'expression qui nous fascine depuis toujours et qui, par conséquent, mérite certainement de susciter l'entreprise philosophique : c'est l'expression paradoxale. Admettons avec Julien Dutant que l'"on peut définir un paradoxe comme une conclusion apparemment inacceptable dérivée de manière apparemment valide de prémisses apparemment acceptables". Le cas des paradoxes sorites étant particulièrement intéressant, je voudrais développer à présent deux points qui me paraissent importants : d'abord l'idée que les paradoxes sorites ne sont pas une conséquence du caractère vague de certains prédicats mais plutôt du caractère inexistant des sujets auxquels on attribue ces prédicats, aussi précis soient-ils ; ensuite je montrerai que le paradoxe en général n'est rien d'autre que la forme d'une figure rhétorique au moyen de laquelle la connaissance savante entend clouer le bec de l'opinion et, partant, la décourager d'agir en produisant un discours exclusif sur ce qu'il convient de qualifier ou non de "réalité".


À première vue, il semblerait que le propre du paradoxe du sorite soit le caractère continu de l'addition ou de la soustraction des grains. Certes, la considération du continu pose, par hypothèse, le problème de l'arrêt, de la frontière qui ne sera jamais, par définition, naturelle, mais toujours arbitraire. C'est manifestement le cas si une règle pose, par exemple, que telle épreuve doit durer une heure : à partir de quelle durée en plus ou en moins un candidat malheureux est-il fondé à former un recours pour non-respect de la réglementation ? Mais la difficulté à définir les termes sorites, à réduire ce que Dutant appelle "la tolérance" inhérente au "vague" et qui, selon lui, est leur principale caractéristique ne tient pas seulement au caractère arbitraire (non-naturel) de la frontière. On admettra qu'un "tas" de sable, quelle que soit l'extension qu'on est prêt à lui accorder, est nécessairement composé de "grains" de sable, c'est-à-dire d'entités atomiques (au sens étymologique 
a-tomos = "indivisible"), in fine insécables. Tandis que le temps, comme le soulignait déjà Aristote, n'est pas composé d'"instants" atomiques, insécables. Comme l'explique Cantor, une durée a la puissance du continu. En d'autres termes, quelle que soit la durée considérée, l'ensemble des fractions de cette durée est équipotent à l'ensemble R des réels, c'est-à-dire qu'entre deux fractions successives t1 et t2, avec t1<t2 et t2-t1 tendant vers 0, on pourra toujours intercaler une fraction intermédiaire telle que t1<ti<t2. Il est à noter que la notion de continu était déjà connue des Grecs puisqu'il était présupposé par Zénon puis explicitement employé par Aristote lorsque celui-ci, dans le livre VI de laPhysique, déconstruit les fameux paradoxes de Zénon au moyen, précisément, de l'argument du continu. Soit, par exemple, le paradoxe d'Achille et de la tortue : Zénon prétend qu'Achille ne rattrapera jamais la tortue au motif que, quelle que soit la fraction de distance (Zénon prend 1/2, mais il est facile de montrer qu'on peut prendre n'importe quel rationnel non nul inférieur ou égal à 1) qui les sépare au départ, si on nie l'unité indivisible de l'espace, il existera une infinité de parties à parcourir (et entre deux parties contiguës, une infinité de sous-parties, etc.) avant d'accomplir ladite fraction de distance. Et comme, si on nie l'unité indivisible du temps, même la plus infime de ces parties requiert une certaine durée pour être parcourue, Achille, qui aurait donc besoin d'une durée infinie pour atteindre son but, ne l'atteindra jamais. Or, objecte Aristote, même si on nie l'unité indivisible de l'Être, ni la distance, ni la durée ne sont des quantités discrètes, c'est-à-dire composées par contiguïté, ou, si l'on préfère, par addition ou composition de parties. L'une et l'autre ont, comme le dirait Cantor, la puissance du continu dans le sens où, quelle que soit la partie du tout d'une durée ou d'une distance, la partie ne pré-existe pas à ce tout qui en serait la composition mais, à l'inverse, c'est ce tout qui pré-existe à la partie, laquelle n'en est qu'une division a posteriori. Ce qui n'est pas le cas pour un tas de sable. La quantité de ses grains est toujours équipotente à l'ensemble N des entiers naturels, autrement dit, la quantité de "grains" (aussi petits soient-ils, à la limite, réduits à des quanta de matière) d'un "tas" est non seulement mesurable mais aussi dénombrable. Bref, un tas de sable n'a pas la puissance du continu et ce n'est donc pas cela qui engendre le paradoxe du sorite.

Apparemment, comme le dit Julien Dutant, il n'y a de paradoxe sorite qu'en raison du caractère vague (pour la distinction du vague d'avec l'ambiguïté, la généralité et la relativité, cf. son cours sus-reférencé) de certains prédicats. Rappelons d'abord qu'un prédicat est, dans le métalangage de la logique (différent en cela de celui de la grammaire  naturelle) le corrélat d'un sujet logique auquel il attribue une propriété (cf. sur ce point, Sens et Dénotation de Frege). Par exemple, dans "César conquit les Gaules", "César" est le sujet et "… conquit les Gaules" est le prédicat (pour Frege, le couple sujet/prédicat est un cas particulier du couple x,y ou encore x, f(x) de l'analyse mathématique). En tout cas, tout couple sujet/prédicat est paraphrasable sous la forme "S est un P". On voit tout de suite où se situe le danger sorite : jusqu'où peut-on valablement dire que S est un P ? Comme le souligne Julien Dutant, dans le langage naturel, nombreux sont les prédicats vagues qui rendent difficile, voire interdisent de définir une frontière entre P et non-P et donc qui, en conséquence, prêtent le flanc à l'objection sceptique de l'arrêt. A contrario, en logique ou en mathématiques, la question est vite résolue : il faut et il suffit que S fasse partie du domaine de définition de P (on peut se demander si un triangle donné est isocèle ou non, mais pas si un ver de terre est isocèle ou non) pour, en consultant la définition de P, savoir si P est ou n'est pas une propriété de S. Dans de tels cas (idéaux), le risque de sorite est nul : je ne peux pas être dit "plus ou moins" électeur ; où je satisfais les conditions (c'est-à-dire les critères définitionnels du prédicat) pour être électeur, ou non. Tertium non datur. Apparemment, il devrait en aller de même avec les concepts scientifiques. L'on sait, en effet, depuis Kant et les Lumières qu'il ne peut y avoir de de prédicat scientifique (concept) que mathématisé. Or la précision du concept mathématisé devrait être de nature (sans doute est-ce même sa fonction) à garantir la bivalence d'un énoncé l'attribuant à un sujet appartenant à son domaine de définition : nécessairement tel corps résiste ou ne résiste pas à telles contraintes de température, d'humidité et de pression, telle molécule soigne ou ne soigne pas l'hypothyroïdie, etc. Dès lors, sous ces conditions, les deux réponses contradictoires "S est P" et "S n'est pas P" à la question "S est-il P ?" seront nécessairement l'une vraie et l'autre fausse. Ce qui est le propre du principe de bivalence (pour la distinction entre "contradiction", "tiers exclu" et "bivalence", cf. Discussion du Principe de Tiers Exclu sur Wikipedia). Donc si, comme le dit Julien Dutant, "les paradoxes sorites menacent surtout le principe de bivalence, c’est-à-dire nous poussent à considérer certains énoncés apparents comme n’étant ni vrais ni faux", on pourrait croire qu'à l'instar de ce qui se passe dans les mathématiques et dans la logique, en général, tout prédicat non-vague, en particulier, tout concept scientifique, est immunisé contre le risque de paradoxe sorite.

Et pourtant ce n'est pas le cas. On voit poindre ce risque, en effet, dès qu'il s'agit, non plus de répondre in abstracto, à la question "est-ce que S est P ?", mais in concreto en vue d'en déduire une maxime d'action, et cela, quand bien même P est un prédicat (concept) scientifique. C'est que, comme l'a remarqué Aristote, "l’intellect qui raisonne en vue d’un but [logizomenos] c’est-à-dire l’intellect pratique [praktikos] se distingue de l’intellect théorique [theoretikon] par sa fin [telei]. [...] Le terme final du raisonnement [sullogismos] est le point de départ de l’action" (Aristote, de Anima, 433a 13-16). Et de distinguer deux sortes de raisonnements ou syllogismes : le syllogisme théorique dont la forme la plus simple est "tous les Σ sont P, or S est Σ, donc S est P", et le syllogisme pratique. Exemples de syllogismes pratiques "j’ai besoin d’un manteau. Ce dont j’ai besoin, il faut que je le fasse. Je dois donc fabriquer un manteau" (Aristote, de Anima, 701a 17-19 ). La forme canonique du syllogisme pratique est "je vise S comme fin souhaitable (ex. : avoir un manteau) ; pour atteindre S, il me faut un moyen pratique P (ex. : fabriquer S) ; donc S doit être P (ex. : S doit être confectionné)". Rapporté à nos deux exemples précédents, cela va donner : "j'envisage de construire un pont ; cet alliage est réputé résistant aux contraintes mécaniques que le pont aura à subir ; donc le pont doit être construit au moyen de cet alliage" ; ou encore "il importe de soigner les insuffisances thyroïdiennes ; manifestement, telle molécule compense les insuffisances thyroïdiennes ; donc l'insuffisance thyroïdienne doit être soignée par telle molécule". Dans les deux derniers cas, on voit bien que "S doit être P" est la conclusion nécessaire du raisonnement pratique et que P n'est pas un prédicat vague mais, pour le dire avec des termes actuels, un prédicat (concept) scientifique. Il reste que "le terme final du raisonnement est le point de départ de l’action". Et c'est évidemment là que commencent les difficultés : quelle proportion d'alliage dois-je utiliser pour construire le pont, quelle quantité de molécule dois-je inclure dans le médicament, etc. ? On dira que la première question n'équivaut pas à "cet alliage est-il résistant ?" ni la deuxième à "cette molécule a-t-elle des vertus thérapeutiques ?". Or, de telle questions n'exemplifient la question théorique "S est-il P ?" (avec P concept scientifique) qu'à condition de supposer tout un ensemble de critères qui, par hypothèse, rendent P précis et non vague. Et parmi ces critères, il en est qui sont relatifs aux connexions de ce concept avec le monde réel : les "concepts" de centaure ou de pierre philosophale sont, certes, connectés avec des mondes possibles, mais non avec le monde réel, tandis que ceux d'"alliage résistant" ou de "molécule thérapeutique", eux, le sont. Or, justement, la connexion avec le monde réel ne réside pas dans la conclusion théorique du syllogisme (S est P) mais dans sa conclusion pratique (S doit être P). Il ne s'agit pas de savoir si tel alliage est résistant ou si telle molécule est efficace mais si, de facto, ils le seront. Le problème est donc, à présent, de savoir comment on passe de l'une à l'autre forme, c'est-à-dire comment ont fait pour que le concept pratique hérite, si possible, de la précision du concept théorique.

Il est, désormais, assez évident que la réponse à cette question n'a pas grand chose à voir avec la précision du prédicat (concept) scientifique de résistance aux contraintes ou de valeur thérapeutique puisqu'il s'agit d'appliquer ou non ledit concept à des choses futures, des choses qui n'existent pas encore au moment de la réflexion. Dans les termes de la métaphysique traditionnelle, on dira qu'on n'est plus dans le domaine de l'être (esse) mais dans celui du devoir-être (futurum esse). On oublie un peu vite (surtout depuis l'avènement de la morale kantienne) que le "devoir-être" renvoie, étymologiquement autant qu'ontologiquement, au futur. Autrement dit, tandis que dans une perspective théorique, toutes les conditions d'attribution du prédicat au sujet sont supposées actuellement réalisées et connues, ce n'est plus le cas dans une démarche pratique puisque "l’expérience nous montre, en effet, que les choses futures ont leur principe dans la délibération et dans l’action, et que, d’une manière générale, les choses qui n’existent pas toujours en acte renferment la puissance d’être ou de n’être pas, indifféremment ; ces choses-là peuvent aussi bien être que ne pas être, et par suite arriver ou ne pas arriver"(Aristote, de l’Interprétation, 19a) : la réalisation du pont, la santé du malade sont des sujets dont l'existence, dépendante de l'issue de mon action, n'est que potentielle et, pour cette raison, éminemment contingente. Pourtant, c'est bien de l'attribution du même prédicat P qu'il est question, tant dans le syllogisme théorique (S est P), que dans le syllogisme pratique (S doit être P). De sorte que, d'une part, l'alliage est (au présent) résistant, oui mais jusqu'à quand le demeurera-t-il (dans le futur) une fois appliqué à la construction que nous envisageons ; cette molécule soigne l'hypothyroïdie, oui mais jusqu'à quand soignera-t-elle (dans le futur) les malades atteints de cette pathologie ? Et, d'autre part, l'alliage est résistant (d'une manière générale et abstraite), oui mais le sera-t-il une fois appliqué à CE cas particulier et concret de la construction que nous envisageons ; cette molécule soigne l'hypothyroïdie (d'une manière générale et abstraite), oui mais dans quelle mesure sera-t-elle efficace une fois administrée à CES malades particuliers et concrets atteints de cette pathologie ? Par où l'on voit que le passage du raisonnement théorique fondé sur ce qui est au raisonnement pratique envisageant ce qui doit être se heurte à deux écueils : ce qui a toujours été jusqu'à l'instant t demeurera-t-il après t ? ; ce qui vaut in abstracto vaut-il encore in concreto ? On sait que Hume a été le premier à exposer ce problème avec clarté : "notre idée de nécessité et de causalité naît entièrement de l’observation d’une uniformité dans les opérations de la nature où des objets semblables sont constamment conjoints les uns avec les autres et l’esprit déterminé par accoutumance à inférer l’un de l’apparition de l’autre. Ces deux circonstances forment le tout de la nécessité que nous attribuons à la nature. En dehors de la constante conjonction d’objets semblables et de l’inférence qui en résulte, nous n’avons aucune notion d’aucune nécessité ou connexion [...]. Aussi, le principal usage de l’histoire est seulement de nous faire découvrir les principes constants et universels de la nature humaine en montrant les hommes dans toutes les diverses circonstances et situations, et, en nous fournissant des matériaux d’où nous pouvons former nos observations et nous familiariser avec les ressorts réguliers de l’action et de la conduite humaine [...]. Il ne faut certes pas attendre que l’uniformité des actions humaines soit portée à un tel point que tous les hommes, dans les mêmes circonstances, agissent précisément de la même manière, sans aucune considération de la variété des caractères, des préjugés et opinions. Mais on ne trouve dans aucune partie de la nature une telle uniformité sur tous les points"(Hume, Enquête sur l’Entendement Humain, VIII, 1). D'où la position humienne classiquement qualifiée de sceptique : bien que le "doit être" soit inféré de l'accoutumance à l'"être", une telle inférence n'est pas nécessaire dans le sens où on ne peut pas déduire un "doit être" d'un "être".

Voilà qui jette un nouvel éclairage sur le paradoxe sorite : j'ai beau connaître précisément la définition du prédicat "résistance à contraintes déterminées" ou "valeur thérapeutique déterminée", pour autant, la précision de l'affirmation "S est P" ne m'est que d'un secours tout relatif quant à l'application d'une telle affirmation à un cas particulier (la solidité de CE pont, la santé de CE malade) qui, non seulement n'existe pas encore dans la mesure où son existence dépend de mon action, mais encore dont l'importance tant qualitative que quantitative des propriétés concrètes sont imprévisibles et ont donc toutes les chances de relativiser le poids de ladite précision. Exactement de la même façon que je suis incapable de dire si ce tas de sable que j'ai sous les yeux en sera toujours un lorsque j'en aurai prélevé 1, 2, 3, … n grains, même à supposer que je sache avec précision ce qu'est "un tas", parce que j'ignore comment se comportera mon "tas" lorsque j'aurai effectué n prélèvements. A fortiori si, de plus, le concept de "tas" est, comme le souligne Julien Dutant, un concept vague, autrement dit un concept pour lequel nous pouvons, certes, avoir un schème mental tiré de l'accoutumance, mais aucun critère définitionnel. Bref, plutôt que de dire, à l'instar de Julien Dutant, que "les paradoxes sorites exploitent le caractère vague de certains prédicats (peut-être de tous les prédicats du langage ordinaire)", il faudrait dire plutôt que le paradoxe sorite surgit lorsque je me demande si un prédicat, aussi précis (et donc scientifique) soit-il, va pouvoir être valablement attribué à un sujet dont l'existence est conditionnée par mon action elle-même conditionnée par l'application que je vais faire dudit prédicat à des circonstances futures que je ne maîtrise pas. Après tout, il revient au même de se demander à partir de combien de grains retirés à un tas, le tas n'est plus tas, que de se demander à partir de combien ponts qui s'effondrent notre alliage résistant n'est plus résistant, ou à partir de combien de malades décédés après administration de la molécule thérapeutique, la molécule n'est plus thérapeutique. Du coup, on se rend compte que le paradoxe sorite ne contrevient nullement au principe de bivalence, comme le prétend Julien Dutant. Certes, "il est clair qu'il n'est pas nécessaire que, pour toute affirmation ou négation prise parmi des propositions opposées l'une soit vraie, l'autre fausse. Car ce n'est pas sur le modèle des choses qui sont que se comportent les choses qui, n'étant pas, sont en puissance d'être ou de ne pas être"(Aristote, de l'Interprétation, 19a). Or, le principe de bivalence, qui exclut qu'une affirmation telle "S est P" puisse être vraie et fausse en même temps, ne vaut que pour la conclusion du syllogisme théorique. Tandis que l'application de la conclusion du syllogisme pratique "S doit être P" peut tout aussi bien donner lieu, a posteriori, au constat que "S est P" est vraie qu'au constat inverse que "S est P" est fausse, lequel constat n'étant pas la conclusion d'un raisonnement théorique mais celle d'une évaluation de l'application d'un raisonnement pratique faisant intervenir non seulement des critères objectifs mais aussi la psychologie de l'évaluateur. On doit donc dire que c'est dans l'ignorance des circonstances futures de l'application pratique d'un prédicat à un sujet qui n'existe pas encore que semble prendre sa source le paradoxe sorite. Auquel cas, le vague n'est pas toujours inhérent à l'imprécision du langage ordinaire comme le prétend Julien Dutant, mais peut faire suite au caractère potentiel (non-actuel) de l'application d'un concept, aussi précis soit-il actuellement (comme c'est le cas, nous l'avons montré, des concepts scientifiques). Certes le vague de certains prédicats facilite le risque de paradoxe sorite mais il ne l'engendre pas.

Demandons-nous à présent quelle peut bien être la fonction d'un paradoxe en général. Certes, il existe plusieurs plusieurs sortes de paradoxes, antinomies contradictions (contrairement à ce que fait Quine dans the Ways of Paradox, nous n'établirons pas de distinctions entre ces catégories). Si les paradoxes de Zénon sont des paradoxes métaphysiques, il y a aussi des paradoxes géométriques (illusions d'optique, objets impossibles), des paradoxes épistémiques (par exemple, le paradoxe de Cantor, le paradoxe de Russell ou le paradoxe de Richard), et, comme le souligne Julien Dutant, des paradoxes sémantiques, catégorie dont fait partie le paradoxe du sorite et dont la version originale est attribuée (comme d'ailleurs le fameux paradoxe du menteur) à Eubulide de Milet, un logicien de l'école mégarique. Désormais, nous généraliserons ce que nous avons dit à propos du paradoxe du sorite, à savoir que, ce qui est paradoxal dans tout paradoxe, c'est qu'il est toujours de nature théorique lors même qu'il trouve son origine dans le domaine de l'action. Afin de montrer l'intrication du pratique et du théorique dans la genèse d'un paradoxe, examinons donc en détail celle d'un des paradoxes les plus célèbres du XX° siècle, le paradoxe logique qui fonde les théorèmes d'incomplétude de Gödel) parce que Gödel va utiliser de manière virtuose tous les ressorts de la paradoxalité. Gödel est un logicien autrichien de la première moitié du XX° siècle. Précision importante car, bien entendu, il connaît parfaitement les ambitions philosophiques des programmes logicistes de Frege, de Russell et du Cercle de Vienne, lesquels s'appuient sur les recherches techniques très poussées des mathématiciens Cantor, Hilbert, Zermelo, Fraenkel et Peano, entre autres. Tout cela pour dire que Gödel connaît parfaitement tous les "prodiges et vertiges" (pour parler comme JacquesBouveresse) de la logique et que sa méthode sera pleinement logiciste tout en portant portant sur un objet pleinement mathématique.

Le logicisme de Gödel va s'appuyer, dans son mémoire de 1931 (sur les Propositions Formellement Indécidables des Principia Mathematica et des Systèmes Apparentés), sur un métalangage. Rappelons qu'un métalangage est un langage d'ordre n, étant entendu qu'un langage d'ordre 1 est un langage d'objets ("la pomme est verte"), un langage d'ordre 2 est un langage qui parle du langage d'ordre 1 ("vert est une couleur"), un langage d'ordre 3 est un langage qui parle du langage d'ordre 2 ("couleur est un prédicat"), etc. Le langage "métamathématique" a donc pour fonction, précisément, de se distinguer du langage d'objets mathématiques proprement dit, en l'occurrence, les nombres entiers naturels tels que théorisés par l'arithmétique de Peano. Lequel métalangage ne sera d'ailleurs rien d'autre que la logique propositionnelle et la logiquedes prédicats du premier ordre qu'avaient employée avant Russell en montrant sa puissance herméneutique pour prouver la contradiction recélée par le système frégéen des Grundgesetze der Arithmetik dans une lettre de juin 1902. En particulier, Gödel va faire usage d'un accessoire logique dont Russell a montré la redoutable efficacité : le paradoxe (appelé aussi "antinomie" ou "contradiction") au point que Frege avouera dans l'appendice à l'ouvrage mentionné supra que "pour un écrivain scientifique, il est peu d’infortunes pires que de voir l’une des fondations de son travail s’effondrer alors que celui-ci s’achève. C’est dans cette situation inconfortable que m’a mis une lettre de M. Bertrand Russell, alors que le présent volume allait paraître".

Après quelques remarques liminaires sur l'usage de son métalangage, Gödel va s'attacher à démontrer l'incomplétude logique de l'arithmétique de Peano. La conclusion à laquelle il doit parvenir est donc la suivante : l'arithmétique de Peano, autrement dit le système logique le plus simple possible (réductible à cinq axiomes seulement) après le calcul des propositions et le calcul des prédicats du premier ordre (dont Gödel avait, préalablement, dans un autre mémoire, démontré la complétude) n'est pas complètement axiomatisable. Etant donné que la complétude logique au sens du métalangage dont nous avons fait état s'entend comme la propriété d'un système formel, décidable et consistant, Gödel va partir de l'arithmétique de Peano qui est, effectivement un système formel, décidable et consistant.

Qu'est-ce qu'un système formel, décidable et consistant ? Dans un langage "naturel" (humain ou non, peu importe), les règles 1) sont imposées par l'usage pragmatique qui en est fait et qui vise vers la survie de l'individu et la perpétuation de l'espèce ;  2) sont implicites dans le sens où elles se confondent avec la régularité de l'usage. Dans un langage "formel", c'est-à-dire un langage créé par des hommes afin de résoudre un type très spécialisé de problèmes (par opposition aux langages naturels qui sont polyvalents car tournés vers la vie en général), en revanche, les règles 1) déterminent l'usage et ne sont pas déterminées par lui, 2) sont arbitraires dans le sens où elles sont imposées par un tout petit nombre d'individus (un seul à la limite), donc, 3) sont explicites et, pour cela, formulées dans un métalangage, c'est-à-dire un langage supérieur qui organise et interprète l'usage qui doit être fait du langage de base, lequel métalangage est toujours exprimé dans un langage naturel dont on aura simplement détourné ou spécifié explicitement l'usage qui doit être fait de certains termes. A partir de quoi, un système formel est dit décidable (ou calculable) si et seulement s'il existe une procédure mécanique (un calcul) pour démontrer, en un nombre fini d'étapes, qu'une expression valide dans S est, soit un axiome, soit un théorème, c'est-à-dire une chaîne d'inférences qui commence par un axiome et qui progresse jusqu'à une conclusion en n'utilisant que les règles formelles déjà spécifiées. Et un tel système sera, de plus, réputé consistant dès lors que, pour toute expression e formellement démontrée, non-e est indémontrable. Autrement dit, un système formel est consistant si et seulement s'il est possible de démontrer soit la vérité d'une expression e soit la vérité de sa négation non-e mais pas les deux à la fois, parce qu'alors, de la conjonction des deux, nécessairement fausse, on pourrait déduire n'importe quoi ("ex falso quodlibet sequitur" disaient déjà les scolastiques). Pour finir, un tel système sera dit "complet" si et seulement si toute formule vraie y est une formule formellement démontrable et "incomplet" si ce n'est pas le cas.

L'arithmétique de Peano étant un bon exemple de système formel, décidable et consistant particulièrement simple à manipuler, afin de démontrer que ce système (appelons-le S) est "incomplet", Gödel va donc s'employer, comme jadis Russell l'avait fait à l'égard de Frege, à démontrer qu'il recèle une contradiction. Cette contradiction doit être la suivante : soit G, une proposition métamathématique qui énonce : G = "G est formellement indémontrable dans S". Insistons sur "doit". Insistons sur le fait que Gödel n'a pas "découvert" l'incomplétude de l'arithmétique. Il l'a "construite" en considérant la conclusion comme celle d'un raisonnement dont il fallait, régressivement, remonter les inférences jusqu'aux prémisses. C'est lui-même qui le dit : "nous allons maintenant construire une proposition indécidable du système [S], c'est-à-dire une proposition A pour laquelle on ne puisse démontrer ni A ni non-A" (Gödel, sur les Propositions formellement Indécidables des Principia Mathematica et des Systèmes Apparentés). Pour parvenir à ses fins, et c'est là sa trouvaille diabolique, Gödel va "arithmétiser" G, c'est-à-dire va faire correspondre à G un nombre (dit, justement, "nombre de Gödel", appelons-le n) atteignable par les étapes de la démonstration, elles-mêmes "arithmétisées" en ne suivant que les axiomes de Peano. En conséquence, Gödel, considérant que les étapes métamathématiques (c'est-à-dire, rappelons-le, logiques) de la démonstration sont parfaitement reflétées par les étapes mathématiques (c'est-à-dire arithmétiques au sens de Peano), ce nombre n n'étant atteint par aucun calcul, G sera réputée indémontrable dans S. Donc G est vraie puisque telle était l'hypothèse de départ : il doit être vrai que G soit indémontrable dans S. En conséquence de quoi G est à la fois vraie et indémontrable dans S le système formel décidable et consistant le plus simple qui soit après le calcul des propositions et le calcul des prédicats du premier ordre ! Le paradoxe est imparable ! D'où premier théorème de Gödel : il existe, dans l'arithmétique de Peano, au moins une formule G vraie mais indémontrable. Du coup, puisqu'il est établi depuis le début que S est consistant, on admet aussi que c'est justement parce que S est consistant qu'il a pu être établi que G est vraie (tout en étant indémontrable dans S). Or, si G mais pas non-G est vraie, c'est bien parce que S est consistant. Appelons à présent H la proposition : H = "si la consistance de S est démontrable dans S, alors celle de G l'est aussi". Mais, avons-nous dit, G est vraie mais non démontrable dans S. Conclusion : la consistance de S n'est pas démontrable non plus dans S. Et, deuxième théorème de Gödel : si l'arithmétique de Peano est consistante, alors cette consistance est indémontrable dans l'arithmétique de Peano. Deuxième paradoxe tout aussi imparable que le premier !

Gödel convient lui-même que "l'analogie qui existe entre [son] raisonnement et le paradoxe de Richard saute aux yeux , il est également étroitement apparenté au "menteur" puisque la proposition indécidable [G affirme que G] n'est pas démontrable. Nous sommes donc en présence d'une proposition qui affirme d'elle-même qu'elle n'est pas démontrable" (Gödel, sur les Propositions formellement Indécidables des Principia Mathematica et des Systèmes Apparentés). On voit clairement les deux ressorts principaux qu'utilise Gödel : d'une part, le recours théorique à un métalangage, d'autre part la visée pratique d'un effet de sidération. Examinons d'abord le rôle instrumental que joue le métalangage. Dans le premier théorème de Gödel, il ne s'agit pas tant de démontrer ou de ne pas démontrer une formule dans l'arithmétique de Peano, mais plutôt d'affirmer une proposition d'ordre n+1 à propos d'une proposition d'ordre n. Russell a été le premier (après la découverte de l'antinomie frégéenne) à se rendre compte de l'effet pervers que peut engendrer l'utilisation d'un métalangage : "Les paradoxes de la logique symbolique concernent diverses sortes d'objets : propositions, classes, nombres cardinaux et ordinaux, etc. Grâce à la théorie (expliquée plus loin) qui ramène les affirmations verbalement exprimées en termes de classes et relations à des affirmations exprimées en termes de fonctions propositionnelles, ces paradoxes sont ramenés aux paradoxes concernant les propositions et les fonctions  propositionnelles. Les paradoxes qui concernent les propositions sont du genre de l'Épiménide [paradoxe d'Epiménide le Crétois  aussi connu sous le nom de "paradoxe du Menteur"], et ils ne relèvent qu'indirectement de la mathématique. Les paradoxes qui intéressent plus directement le mathématicien se rapportent tous aux fonctions propositionnelles. Par "fonction propositionnelle" j'entends quelque chose qui contient une variable x et exprime une proposition chaque fois qu'une valeur est assignée à x. Autrement dit, elle diffère d'une proposition seulement par le fait qu'elle est ambiguë: elle contient une variable dont la valeur n'est pas assignée. Elle se rapproche des fonctions ordinaires des mathématiques en ce qu'elle contient une variable, dont la valeur n'est pas assignée ; elle en diffère par le fait que les valeurs de la fonction sont des propositions. C'est ainsi, par exemple, que "x est un homme" ou "sin x=1" est une fonction propositionnelle. Nous allons découvrir qu'on peut tomber dans le sophisme du cercle vicieux dès qu'on commence à admettre comme arguments possibles pour une fonction propositionnelle des termes qui présupposent la fonction même. Cette forme de sophisme est très instructive, et, comme nous allons le voir, on est conduit, si on veut l'éviter, à l'idée de la hiérarchie des types"(Russell, la Théorie des Types Logiques. Concrètement, pour Russell, la formule G n'affirme rien au sujet d'elle-même : la formule "G est indémontrable dans S" est une fonction propositionnelle qui pourrait être paraphrasée G (x) où x est la proposition "il n'existe pas de démonstration possible d'une certaine formule F de S" et où G est la fonction "ne pas être démontrable dans S". Dès lors, "G affirme d'elle-même qu'elle n'est pas démontrable dans S" doit être reformulée, dans la théorie russellienne de la hiérarchie des types logiques, comme une formule de type n+1 prédiquant quelque chose d'une certaine formule de type n. Le paradoxe naît évidemment de ce que la hiérarchie des types est violée par le fait que les deux formules, de type différent donc, ont exactement le même nom : G. L'ambiguïté, en logique comme ailleurs, provient de l'homonymie. Quine, dans the Ways of  Paradox, propose une autre façon de voir les choses. Aussi commence-t-il par paraphraser le paradoxe du Menteur de la manière suivante : << "Est faux lorsque prédiqué de sa propre citation" est faux lorsque prédiqué de sa propre citation >>. Appliqué au paradoxe qui découle du premier théorème de Gödel, cela donne : << "Est indémontrable lorsque prédiqué de sa propre citation" est indémontrable lorsque prédiqué de sa propre citation >>. Ces deux paraphrases ne sont évidemment pas les seules possibles pour les paradoxes en question mais elles ont toutes deux le mérite de mettre en évidence le rôle que joue le recours au métalangage dans leur genèse .

Voyons maintenant le deuxième ressort du paradoxe : l'effet de sidération intentionnellement visé par Gödel. Encore une fois, c'est lui qui le dit : "ainsi, la proposition qui, dans le système [S] est indécidable, pourrait pourtant être décidée par des considérations métamathématiques. L'analyse précise de cette étrange situation conduit à des résultats étonnants quant aux démonstrations de non-contradiction des systèmes formels" (Gödel, sur les Propositions formellement Indécidables des Principia Mathematica et des Systèmes Apparentés). Quels sont ces "résultats étonnants" ? Entre autres qu'"on soulève la question de savoir s'il est possible de construire une machine à calculer qui rivaliserait avec l'intelligence humaine dans le domaine des mathématiques [...]. Or, comme le montre le théorème d'incomplétude de Gödel, la théorie élémentaire des nombres contient un nombre infini de problèmes qui tombent hors de portée de la méthode axiomatique et que de telles machines sont capable de résoudre" (Nagel et Newman, Gödel's Proof, viii). Voilà donc ce qui est étonnant, ce qui doit nous étonner : les machines ne supplanteront peut-être pas l'humain du point de vue de l'intelligence, et tous les problèmes de mathématiques ne trouveront peut-être pas de solution ! Quelques grands invariants métaphysiques sont donc subrepticement convoqués : l'esprit, l'infini, la totalité, la vérité. À cet égard, Bergson fait une conjecture intéressante en disant que "la métaphysique date du jour où Zénon d’Élée signala les contradictions inhérentes au mouvement et au changement"(Bergson, la Pensée et le Mouvant, intro.). En effet, les paradoxes de Zénon étaient mis au service de la thèse parménidienne de l'unité indivisible de l'Être, qui est une thèse métaphysique puisqu'elle vise à discréditer l'appréhension spontanée du monde physique par les sens en "prouvant" que le mouvement ou la multiplicité sont inconcevables : plus exactement, il veut "montrer" que, si on admet les prémisses implicites qui sont celles de notre perception spontanée du monde physique, on arrive à une contradiction : on analyse ce qui est en jeu dans le mouvement et on "conclut" que, par là, le mouvement est impossible. Le problème est, comme l'a brillamment expliqué Aristote, que lesdites "prémisses" sont interpolées de manière tout à fait fantaisiste. Mais peu importe si nous sommes toujours, à y bien réfléchir, irrésistiblement entraînés vers une conclusion contre-intuitive dans un raisonnement dont, par ailleurs, nous acceptons sans discussion les prémisses. Et ainsi de suite : il existe des énoncés mathématiques vrais mais indémontrables alors même qu'il nous paraît évident que les mathématiques sont, par excellence, le domaine de la démonstration, Achille-aux-pieds-de-vent ne devrait pas rattraper la tortue alors que tout le monde sait qu'il va le faire en trois enjambées, l'escalier d'Escher nous ramène au rez-de-chaussée tout en continuant à monter indéfiniment, le barbier de Russell ne se rase lui-même que si et seulement s'il ne se rase pas lui-même, le tas de sable peut, si je le réduis grain par grain, ne plus comporter qu'un seul grain. Donc, même si l'enjeu de tout paradoxe n'est pas toujours explicitement de se mettre au service d'une thèse métaphysique, il s'agit toujours, en quelque façon, de conclure à l'impossibilité théorique de faire quelque chose. Chose qui a pourtant déjà fait la preuve de son évidente réalité, un peu comme Antisthène qui, contre Zénon, disait que la réalité du mouvement était établie chaque fois que l'un d'entre nous met un pied devant l'autre. Avec Bergson et Rosset, nous qualifierons désormais de "métaphysique", toute démarche intellectuelle visant à nier la self evidence du réel spontanément perçu : "comme toute manifestation oraculaire, la pensée métaphysique se fonde sur un refus comme instinctif, de l'immédiat"(Rosset, le Réel et son Double).

Bergson n'a donc certainement pas tort de considérer que "le principal effort des philosophes anciens et modernes a consisté à surmonter, par un travail intellectuel de plus en plus subtil, les difficultés soulevées par la représentation intellectuelle du mouvement et du changement"(Bergson, la Pensée et le Mouvant, intro.), en d'autres termes, que la philosophie s'est, d'emblée, assignée la tâche historique de faire de la métaphysique en niant l'existence du mouvement et du changement pour promouvoir une supposée stabilité éternelle et immuable des choses. D'où, en particulier, l'idée d'une infériorité ontologique de la pratique à l'égard de la théorie, l'idée que toute action est un affaiblissement de la pensée, thèmes fondateurs d'une certaine tradition philosophique puisque, comme le dit Platon, "il est dans la nature des philosophes de s’attacher à la connaissance qui peut leur dévoiler cette essence immuable, inaccessible aux vicissitudes de la génération et de la corruption"(Platon, République, VI, 485b). De fait, Bergson est tout à fait fondé à voir une forte corrélation entre l'inclination métaphysicienne qui est celle de la philosophie dès son origine et la pratique du raisonnement paradoxal, puisque c'est l'école mégarique (à laquelle appartient Eubulide de Milet) qui, en se réclamant des enseignements de Socrate et de Platon, a raffiné le raisonnement dialectique platonicien réputé être "la seule méthode qui, rejetant les suppositions, s'élève jusqu'au principe même pour établir solidement ses conclusions, et qui, vraiment, tire peu à peu l'œil de l'âme de la fange grossière où il est plongé et l'élève vers la région supérieure, en prenant comme auxiliaires et comme aides pour cette conversion les arts que nous avons énumérés"(Platon, République, VII, 533 b-d), et ce, jusqu'à en extraire une matrice formelle dont s'inspireront les éléates (dont Zénon) et les stoïciens et qui n'est rien d'autre que l'ancêtre de notre logique formelle. Revenons à Bergson qui voit dans le raisonnement paradoxal en général la manifestation d'un simple antagonisme de l'intelligence et de l'intuition : "l'intelligence part ordinairement de l'immobile [...], l'intuition part du mouvement, le pose ou plutôt l'aperçoit comme la réalité même. [...] Pour l'intuition, l'essentiel est le changement" (Bergson, la Pensée et le Mouvant, ii). Ce pourrait n'être qu'une variation parmi tant d'autres sur le thème dualiste, pour le coup terriblement métaphysicien, de la double nature de l'homme (ange et démon, corps et esprit, conscient et inconscient, etc.). Nous y voyons plus : la pratique du raisonnement paradoxal comme méthode éristique propre à engendrer scepticisme et sidération. Il serait d'ailleurs intéressant, mais nous ne le feront pas ici, d'analyser la curieuse coïncidence historique qui fait que la logique formelle naît, à peu près à la même époque (V° siècle avant l'ère commune) en Grèce avec les mégariques, mais aussi en Inde avec le Nyaya et le Vaisheshika, et en Chine avec l'école moïste (de Mò Zǐ), et que, précisément, dans les trois cas, c'est toujours la puissance éristique du métalangage logique qui est mise en avant pour faire naître des paradoxes.

Considérons à présent cet extrait de la pièce de Brecht intitulée la Vie de Galilée : "(Galilée, s'adressant au cardinal Barberini pendant son procès) Et si votre altesse apercevait maintenant ces étoiles impossibles aussi bien qu’inutiles ? - (un mathématicien) On pourrait être tenté de répondre que votre lunette faisant voir quelque chose qui ne peut pas être, doit être une lunette peut fiable, non ? - (Galilée) Que voulez-vous dire par là ? (le même mathématicien) Il serait bien plus profitable, monsieur Galilée, que vous nous donniez les raisons qui vous amènent à supposer que, dans la plus haute sphère du ciel immuable, des astres errant librement pourraient se mouvoir. - (un philosophe) Des raisons, monsieur Galilée, des raisons ! - (Galilée) Des raisons ? Quand un seul coup d’œil sur les astres eux-mêmes et sur mes relevés montrent le phénomène ?"(Brecht, la Vie de Galilée, sc.4). Voilà encore un fameux paradoxe : là où il suffirait d'un coup d’œil à la lunette astronomique pour constater la réalité du phénomène (l'existence des satellites de Jupiter), le mathématicien et le philosophe s'allient à l'éminence cléricale pour décréter l'irréalité de toute prétendue entité dont l'existence ne se conclurait pas d'un raisonnement ("Des raisons, monsieur Galilée, des raisons ! "). C'est ici que nous semble résider l'enjeu du paradoxe, de tout paradoxe : produire un raisonnement théorique concluant à ce que la doxa, l'opinion, c'est-à-dire l'adhésion spontanée d'un sujet humain au monde dans lequel il se meut et agi, adhésion qui n'est ni théorique ni pratique mais indissolublement les deux à la fois, n'est qu'une illusion. À l'inverse, "qui donc atteindrait le plus haut degré de pureté en la connaissance, sinon celui qui recourrait le plus possible à la seule pensée, sans conjoindre à cette activité la vue non plus qu’aucune autre sensation, sans en laisser traîner aucune avec le raisonnement"(Platon, Phédon, 66a). Au point même que, "les choses qui ne sont pas, personne, à coup sûr, ne les dit, car on en ferait déjà quelque chose ; mais toi, tu es d'accord pour dire qu'une chose qui n'est pas, il n'est possible à personne d'en faire une chose qui est. De sorte que, d’après ce que tu dis, personne ne peut mentir, et s’il est vrai que Dionysodore parle, il dit la vérité et ce qui est"(Platon, Euthydème, 284c6). En d'autres termes, si dire la vérité, c’est dire ce qui est, et si ce dire le faux, c'est dire aussi ce qui est (faux), alors dire ce qui est faux, c’est, d'une certaine manière, participer de la Vérité de l'Être. Magnifique paradoxe fondateur, comme on le sait, de la théorie métaphysique des Idées chez Platon !

Or, la science occidentale moderne est loin d'être exempte de métaphysique paradoxale, chez le physicien, par exemple, qui va "nous explique[r] que le plancher sur lequel nous tenons n’est pas solide, contrairement à ce que pense le sens commun, au motif que l’on a découvert que le bois est fait de particules qui remplissent l’espace de manière si ténue qu’on peut presque dire qu’il est vide"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 46). Vous croyez que le sol est solide, mais ce n'est là qu'une illusion qui fait suite à votre opinion ignorante : si vous possédiez une connaissance digne de ce nom, vous sauriez qu'il n'en est rien. Paradoxe. Selon la même démarche, si selon son opinion vulgaire, le pauvre et faible se croit exploité par le riche et puissant, conformément à la doxa qui a pignon sur rue, en revanche, le pauvre et faible est exploité par d'autres pauvres et faibles, plus pauvres et plus faibles que lui-même (les "assistés"). Paradoxe. Ou encore, si d'après l'opinion vulgaire de l'abstentionniste, le cirque électoral n'est que l'autre nom d'une campagne de communication et de désinformation pour faire supporter des décisions douloureuses et déjà prises, la métaphysique politique va s'attacher, au contraire, à démontrer que les élections sont l'essence même de la prise de décision démocratique. Paradoxe. Autre variante bien connue : contre l'opinion vulgaire du laïc d'après laquelle la mort est dissolution pure et simple dans le néant, la métaphysique théologique claironnera que c'est bien plutôt après la mort du corps que commence la vraie vie, celle de l'âme enfin libérée du pesant fardeau du corps. Paradoxe. En fait, il s'agit toujours, comme le suggère d'ailleurs l'étymologie de "paradoxe", d'aller para tèn doxan, "contre l'opinion", cette opinion qu'il faut détruire à tout prix au motif que "l'opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle s'interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l'opinion : il faut d'abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter"(Bachelard, la Formation de l'Esprit Scientifique, i). Si la science occidentale est si friande de paradoxes, c'est bien parce que son projet final vise, non seulement à décrédibiliser l'opinion en la vidant de toute valeur de vérité mais aussi à l'humilier en la vidant de toute valeur morale en jetant l'opprobre sur son porteur. N'en déplaise à Galilée, le point de vue de la science occidentale consiste à prétendre que participer du réel exige toujours des raisons de sorte qu'"un seul coup d’œil […] montre le phénomène" à condition que ledit coup d’œil s'inscrive, fût-ce a posteriori, dans "l'appareil des raisons". Du coup, se trouve inversé le vieil adage selon lequel negante evidentiam probatio incumbit, "la charge de la preuve appartient à celui qui nie l'évidence", puisque c'est maintenant au partisan de l'évidence (du mouvement, de la divisibilité, du néant, de la calculabilité, de l'inutilité des élections, etc.), que les Barberini de la métaphysique (autrement dit les "philosophes") réclament des "preuves" et s'évertuent à établir, notamment au moyen de l'usage éristique du paradoxe logique, que l'opinion n'a jamais de preuve, c'est-à-dire de raison, de ce qu'elle avance. D'où le double verdict, épistémique et moral, selon lequel l'opinion est ignorante et devrait avoir honte d'elle-même : "l’âme ne peut tirer aucun bénéfice des enseignements qui lui sont dispensés avant que l’examen critique ait amené celui qui en est l’objet à éprouver de la honte et l’ait débarrassé des opinions qui font obstacle aux enseignements"(Platon, le Sophiste, 231c).

Ainsi, la science occidentale a-t-elle, objectivement, partie liée avec la philosophie, la logique, la mathématique et la théologie dans l'exacte mesure où l'une et l'autre s'enivrent de paradoxes. C'est que, comme nous l'avons suggéré supra, le paradoxe engendre la perplexité théorique et la perplexité théorique l'embarras pratique dans la mesure où la pensée occidentale est, depuis toujours, structurée par la prééminence du Verbe sur l'agir. Cela dit toute perplexité, tout embarras ne sont pas nécessairement destructeurs. En fait, ils se situent quelque part entre deux pôles opposés : respectivement, le doute versus le scepticisme, l'étonnement versus la sidération. L'étonnement est ce que manifeste le chercheur lorsqu'il se rend compte que son plan d'action rencontre un obstacle inattendu. Dans ce cas, le paradoxe est découvert, c'est un accident (on pense au paradoxe de Russell, mais aussi à celui de Langevin ou à celui de Schrödinger) : aussi le chercheur problématise-t-il sa difficulté, c'est-à-dire qu'il élabore une stratégie afin d'éliminer l'obstacle même s'il conçoit quelque doute quant à l'issue de sa démarche. L'étonnement, comme le doute, supposent donc tout une armature méthodologique sur fond de laquelle se manifeste et se résout tout à la fois le problème. L'exemple paradigmatique de l'étonnement et du doute radicaux est celui d'un Descartes qui s'aperçoit qu'il lui est loisible de douter de l'existence de toute chose sauf de la sienne propre. Or, "remarquant que cette vérité : je pense, donc je suis était si ferme et si assurée que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n'étaient pas capables de l'ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir, sans scrupule, pour le premier principe de la philosophie que je cherchais"(Descartes, Discours de la Méthode, IV). Et de reconstruire patiemment l'édifice ontologique provisoirement ruiné par l'étonnement. L'étonnement et le doute sont donc des marques de confiance : ils n'entravent pas le besoin d'agir mais le stimulent au contraire. Tout autres sont la sidération et le scepticisme. La sidération, c'est le cas de force majeure non seulement imprévisible quant à sa survenance mais irrésistible dans ses effets : la sidération laisse démuni, béat, hébété sur l'instant, craintif, voire désespéré quant à la suite. Et la sidération fait toujours suite à l'abîme qui se fait jour entre ce à quoi on s'attend, conformément à une opinion ou adhésion spontanée à l'égard du réel et ce qui se prétend connaissance "vraie" dudit réel. Sauf que la sidération détermine non pas un doute confiant mais bien plutôt un scepticisme méfiant. C'est, typiquement, le cas de Bouvard et de Pécuchet qui "en regardant brûler la chandelle, [...] se demandaient si la lumière est dans l'objet ou dans leur œil […]. Et ils marchaient ainsi parallèlement […]. Dans cette méditation, des pensées avaient surgi […]. Et la métaphysique revenait […]. Pécuchet réfléchit, se croisa les bras : "mais nous allons tomber dans l'abîme effrayant du scepticisme !""(Flaubert, Bouvard et Pécuchet, viii). Résoudre un problème consiste à montrer en quoi la question posée, pour aporétique qu'elle soit, est néanmoins solutionnable dans la mesure même où il existe une méthode pour y répondre. Tandis qu'un paradoxe ne se résout pas. Tout au plus peut-il être dissous lorsqu'apparaissent les ressorts cachés à la façon dont on fait cesser l'enchantement d'un tour de "magie" en dévoilant le "truc" qui le rendait fascinant. Mais comment répondre à la "question" de savoir si la lumière est dans l'objet vu ou dans l’œil voyant, comment répondre à la "question" de savoir à partir de combien de grains enlevés au tas de sable le tas n'est plus un tas ? On ne peut pas y répondre parce que, précisément, ce ne sont pas là des questions : "le scepticisme […] est évidemment dépourvu de sens puisqu’il veut élever des doutes là où on ne peut se poser de questions. Car le doute ne peut subsister que là où subsiste une question, une question seulement où une réponse est possible"(Wittgenstein, Tractatus, 6.51). Ce ne sont des questions qu'en apparence, car en réalité, ce sont des exclamations de stupeur. Elles ont toujours la forme d'un "ah, ben ... ça alors !". Tel est bien, au fond, le paradoxe du paradoxe. À l'instar de Flaubert, de Wittgenstein et, peut-être aussi, de Bergson, appelons "métaphysique" cette propension de l'esprit humain à produire des paradoxes, autrement dit des pseudo-questions sans réponse. En ce sens, la métaphysique ne produit pas du doute et de l'étonnement, mais bel et bien de la sidération et du scepticisme. Si l'étonnement est provoqué par un problème qu'il s'agit de résoudre avec confiance, la sidération participe, au contraire, d'un abandon à l'égard d'un réel effrayant qui nous dépasse. Tandis que l'étonnement et le doute reposent sur la confiance, la sidération et le scepticisme, en revanche ouvrent la porte à la crainte superstitieuse. Comme le dit Wittgenstein, "la superstition […] provient de la peur et est une sorte de fausse science. [La foi] est une confiance"(Wittgenstein, Remarques Mêlées, 22).

L'enjeu de cette analyse du paradoxe en termes de technique rhétorique propre à engendrer scepticisme et sidération est clairement politique. Ce qui n'est pas nouveau : Platon, lorsqu'il prétend confier les rênes du pouvoir au philosophe ne dit pas autre chose. D'ailleurs, qu'est-ce qu'il conseille au philosophe-roi de dire aux citoyens une fois investi de sa fonction politique : "vous êtes tous frères dans la Cité, leur dirons-nous, [...] mais le dieu qui vous a formés a fait entrer de l’or dans la composition de ceux d’entre nous qui sont capables de commander, aussi sont-ils les plus précieux, de l’argent dans la composition des gardiens, du fer et de l’airain dans celle des laboureurs et des autres artisans"(Platon, République, III, 415a). Version métaphysique du fameux paradoxe orwellien selon lequel "nous sommes tous égaux mais d'aucuns sont plus égaux que d'autres" ! De fait, "si la connaissance se donne comme connaissance de la vérité, c’est qu’elle produit la vérité par le jeu d’une falsification première et toujours reconduite qui pose la distinction du vrai et du faux […]. Il s’agirait de savoir si la volonté de vérité n’exerce pas, par rapport au discours, un rôle d’exclusion analogue à celui que peut jouer l’opposition de la folie et de la raison, ou le système des interdits"(Foucault, Leçons sur la Volonté de Savoir). Autrement dit, si, comme y insiste Bachelard, connaître consiste toujours à réformer l'opinion, le savoir et le pouvoir sont nécessairement, jusqu'à un certain point, intriqués. Jusqu'à un certain point seulement, car il n'appartient nullement à l'essence de la connaissance savante d'engendrer sidération et scepticisme et, par conséquent, démission superstitieuse devant un réel effrayant. La science, par exemple, pourrait tout à fait (c'est le cas dans la plupart des "sagesses" traditionnelles dont, précisément, la science occidentale dénie le caractère "scientifique") se concevoir comme "le prolongement du sens commun […], nous posons l’existence d’objets au niveau atomique pour simplifier et rendre plus maniables les lois gouvernant les objets macroscopiques […] ; nous recherchons l’économie d’expression en cherchant à énoncer avec aisance et brièveté"(Quine, d’un Point de vue Logique, ii, 6). En d'autres termes, la connaissance scientifique rend évidemment service à l'opinion lorsqu'elle simplifie la compréhension des phénomènes météorologiques, par exemple, en les unifiant sous un petit nombre de problèmes solubles par un corpus de lois communes plutôt qu'en les attribuant aux caprices des dieux de l'Olympe. Mais tout est dans la manière de procéder : problématique ou paradoxale. Dans le premier cas, tout part de l'opinion et de son besoin d'agir et tout y revient à travers la satisfaction de ce besoin. Dans ce cas, dire que "le caractère de la réalité, c’est l’affaire de l’homme de science"(Quine, le Mot et la Chose, §6), c'est dire seulement que l'homme de science est un expert ès-objets physiques au sens où "conceptuellement, les objets physiques sont des intermédiaires commodes que nous nous imposons, […] comparables, du point de vue de leur statut théorique, aux dieux d’Homère. […] L’une et l’autre sorte d’entités ne trouvent leur place dans notre croyance que pour autant qu’elles sont culturellement postulées. Si le mythe des objets physiques est supérieur à la plupart des autres, du point de vue théorique, c’est qu’il s’est révélé être un instrument plus efficace que les autres mythes"(Quine, d’un Point de vue Logique, ii, 6). Il y a alors continuité entre la connaissance vulgaire et la connaissance savante : c'est, au fond, deux expressions, l'une analogique et spontanée, l'autre mathématisée et instrumentée de la même chose, un peu comme quand on dit que le soleil "se lève" ou "se couche" alors qu'on sait pertinemment que c'est la Terre qui tourne autour du Soleil et non l'inverse. Mais alors, "réel" s'oppose à "spontané" et non plus à "illusoire" :  spontanément, j'ai l'impression que le Soleil tourne autour de moi, mais ce n'est pas là une illusion, simplement le "scientifique" m'a convaincu que que si a tourne autour de b sans avoir d'autre point de repère que b, a aura naturellement l'impression que c'est b qui tourne et non a. Comme on le voit, il ne s'agit plus là de détruire l'opinion spontanée mais de la faire évoluer en lui montrant qu'elle est "myope", qu'elle manque de profondeur de champ dans son accommodation au réel. Tandis que the way of paradox que privilégient Platon ou Bachelard met l'accent sur la rupture, sur la discontinuité entre l'opinion et la connaissance. Selon cette conception, l'opinion n'a, par définition, jamais commerce avec la réalité : "le réel n'est jamais « ce qu'on pourrait croire » mais il est toujours ce qu'on aurait dû penser. La pensée empirique est claire, après coup, quand l'appareil des raisons a été mis au point. En revenant sur un passé d'erreurs, on trouve la vérité en un véritable repentir intellectuel"(Bachelard, la Formation de l’Esprit Scientifique, i).  : la relation épistémique opinion/connaissance recoupe la relation sémantique vrai/faux et la relation éthique bon/mauvais, voire, comme le souligne Foucault, la relation biologique santé/maladie. Ce qui peut se résumer à supériorité/infériorité ou, si l'on préfère, domination/soumission. En ce sens, tout discours concluant à la réalité de cela seul qui est "scientifiquement connu" et condamnant aux oubliettes de l'illusion tout ce qui est cru spontanément, n'est rien d'autre qu'un discours de pouvoir qui gagne à être le plus fascinant et, donc, le plus anesthésiant possible (on en a eu un exemple édifiant lors de "la crise du Covid", au cours de laquelle "science" a été le nom d'une matraque épistémique). Comme le dit aussi Wittgenstein, "pour s'étonner, il faut que l'homme -et peut-être les peuples- s'éveillent. La science est un moyen de les endormir"(Wittgenstein, Remarques Mêlées, 5). Et, mutatis mutandis, ce qui vaut pour la science vaut aussi pour la philosophie, la mathématique, la logique et la théologie. Toutes ces activités, et pas seulement la dernière nommée, dans la mesure où elle se sont enrôlées sous la commune bannière de la métaphysique paradoxale, peuvent faire office et, de facto, font office d'"opium du peuple".

Pour conclure, en règle générale, l'objet d'un paradoxe est non pas l'être mais le devoir-être, lequel, à travers une mystification métaphysique est frauduleusement replié non seulement sur l'être, mais encore sur l'Être réputé immuable et éternel. C'est typiquement le cas lorsque le paradoxe de Gödel nous conduit à admettre qu'il existe une infinité actuelle de problèmes mathématiques qui seront à jamais insolubles par des ordinateurs. En quoi nous autres, êtres finis, sommes-nous concernés par cette infinité éternelle ? Ne nous suffit-il pas de nous rendre compte avec une certaine satisfaction que nombre de problèmes de vie qui se posent concrètement à nous sont, de facto, calculables et solutionnables ? Tandis qu'à travers la pratique systématique du paradoxe, la honte, la peur et la superstition qui accompagnent la sidération et le scepticisme fonctionnent clairement comme des instruments d'aliénation. Peu importe, finalement, que ce soit la science, la philosophie, la logique, la mathématique ou la théologie qui assume cette fonction sédative de sidération ou de fascination. Le paradoxe n'est, au fond, que la forme la moins coûteuse en temps, en énergie, en infrastructures et en argent, du spectacle. Car "le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes [dans le sens où] il ne peut y avoir de révolte hors de l’activité, et dans le spectacle, toute activité est niée"(Debord, la Société du Spectacle, §§ 4-27). De ce point de vue, se demander à partir de quelle quantité de grains de sable un tas de sable mérite d'être qualifié de "tas", où si le plus grand nombre entier possible est le cardinal du plus grand ensemble possible ou bien le cardinal de l'ensemble de ses parties, tout cela participe pleinement de l'abrutissement des masses par la société du spectacle, tant il est vrai qu'"aux malheureux, retiens mon avis, c’est l’occupation qui manque, c’est pas la santé. Ce qu’ils veulent, c’est que tu les distrayes, les émoustilles, les intrigues avec leurs renvois… leurs gaz… leurs craquements… que tu leurs découvres des rapports… des fièvres… des gargouillages… des inédits" (Céline, Mort à Crédit). 

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