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mercredi 16 janvier 2019

NECESSITE DU DUALISME CORPS-ESPRIT.

D'après une légende, sur le fondement historique de laquelle nous ne saurions nous prononcer, le Concile de Mâcon de 585 aurait débattu de l'attribution ou non de l'âme aux être humains de sexe féminin1. En 1550-1551, l'objet de la controverse de Valladolid était l'attribution ou non de l'âme aux sauvages du Nouveau Monde. Plus près de nous, Alphonse de Lamartine, dans son poème Milly ou la Terre Natale, pose cette question : "objets inanimés, avez-vous donc une âme // qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ?". Aujourd'hui, on n'est plus très loin d'attribuer l'âme aux smart computers ("ordinateurs intelligents") et aux smart phones ("téléphones intelligents"), voire aux smart cars ("voitures intelligentes"). On peut faire la même analyse avec la notion d'esprit. Ainsi, lorsque le pape Innocent X condamne cinq propositions prétendument hérétiques de l'Augustinus de Cornelius Jansen2, il le fait au nom de l'esprit du texte incriminé et non de sa lettre. De même, si Montesquieu dit, en préface de son Esprit des Lois, ne point écrire "pour censurer ce qui est établi dans quelque pays que ce soit", c'est encore pour souligner qu'il ne s'intéresse pas aux corpus juridiques proprement dits mais bien à leur "esprit". De manière plus triviale, lorsqu'un champion déclare, pour justifier une contre-performance, qu'il avait le "physique" mais que le "mental" n'a pas suivi, il suppose clairement que, même en sport, le corps ne saurait tout expliquer. Enfin, en français, on dit souvent de quelqu'un qui manque d'esprit (ou qu'il n'est pas spirituel) que c'est une brute, sous-entendu, un corps brut, non raffiné. Ce qui est frappant, dans tous ces exemples, c'est que, si "x a un corps" semble évident pour tout le monde, en revanche, "x a une âme (ou un esprit, ou un mental, etc.3)" ne va pas de soi. Cela semble devoir trouver confirmation dans l'affirmation d'un Jean-Pierre Changeux déclarant que "plusieurs présupposés idéologiques, qui sont monnaie courante dans les sciences de l’homme, doivent être déconstruits. Première opposition réductrice : la dualité corps-esprit [...] distinction archaïque fondée sur une ignorance délibérée des progrès de la connaissance scientifique"(Changeux, du Beau, du Vrai, du Bien : une Nouvelle Approche Neuronale). Voilà qui jetterait le discrédit sur la remarque "idéologique" du sociologue Émile Durkheim selon laquelle "partout, l'homme s'est conçu comme formé de deux êtres radicalement hétérogènes : le corps, d'un côté, l'âme de l'autre"(Durkheim, le Dualisme de la Nature Humaine et ses Conditions Sociales), autrement dit, selon laquelle le dualisme corps-esprit serait un grand invariant anthropologique. Le but de cet article est de montrer qu'ils ont tort tous les deux : Changeux parce que nous verrons que, s'agissant des corps vivants et, tout particulièrement, des corps humains, le dualisme corps-esprit est inéliminable (accessoirement : l'"idéologie" n'est pas du côté qu'on croit) ; Durkheim parce que la nécessité du dualisme corps-esprit n'a aucun fondement ontologique, en d'autres termes, parce que le "corps" et l'"âme" ne sont pas deux "êtres hétérogènes" mais deux notions corrélatives l'une de l'autre comme le sont, par exemple, le haut et le bas ou bien la droite et la gauche.


Si l'on admet que la philosophie s'origine dans cette pratique de la dichotomie que Platon illustre à merveille dans son entreprise destinée piéger le sophiste accusé d'"assimiler l'être au non-être"(Platon, Sophiste, 241b), alors, en particulier l'idée d'une dichotomie entre l'âme et le corps est aussi vieille que la philosophie. Ainsi, pour Platon, le corps est avide, faible, ignorant, imprévisible, périssable, bref, mauvais : "le corps nous cause mille soucis par la nécessité où nous sommes de le nourrir, à cause des maladies qui surviennent, des innombrables sottises [qui] nous ôtent la possibilité de penser"(Platon, Phédon 66b-82e). Non seulement il est mauvais en soi, mais, pire que cela, il entrave la pensée, c'est-à-dire la fonction éminente de l'âme. En effet, nous dit Platon, si l'âme n'était pas liée à cet élément mauvais, elle pourrait librement se livrer à la contemplation de la vérité. Car telle est sa véritable nature : "lorsqu’elle examine quelque chose seule et par elle-même, elle se porte là-bas vers les choses pures, éternelles, immuables"(Platon, Phédon 66b-82e). D'où la célèbre analogie (qui sera reprise et exploitée par tous les monothéismes lorsqu'il s'agira de justifier l'idée que l'âme est immortelle) : "l’âme est véritablement enchaînée et soudée au corps et forcée de considérer les réalités à travers le corps comme à travers les barreaux d’un cachot"(Platon, Phédon, 66b-82e). Autrement dit, le corps est à l'âme ce que le cachot sombre et humide est au prisonnier, à savoir une abominable réclusion pour pour une entité qui, par nature, vocation à vivre libre4. Il faut voir dans cette allégorie l'origine historique de toute une tradition philosophique de dépréciation du corps au profit de l'esprit, notamment en matière d'accès à la vérité : "quand il s'agit de l'acquisition de la science, [...] la vue et l'ouïe offrent-ils quelque certitude ou [...] n'entendons-nous et ne voyons-nous jamais rien exactement ? [...] Qui donc atteindrait le plus haut degré de pureté en la connaissance, sinon celui qui recourrait le plus possible à la seule pensée, sans conjoindre à cette activité la vue non plus qu’aucune autre sensation"(Platon, Phédon, 65c-66a). Dès lors, "aussi longtemps que notre âme sera mêlée à cet élément mauvais, jamais nous ne pourrons posséder la vérité"(Platon, Phédon 66b-82e). Pour Platon, le vrai, c'est ce qui est éternel, immuable, tandis que le mauvais, c'est ce qui est périssable, changeant. Notons qu'en opposant le vrai (l'âme) au mauvais (le corps), Platon, d'une part établit une hiérarchie explicite entre la connaissance par l'âme et l'action par le corps5, d'autre part, il montre implicitement que l'âme et le corps sont deux entités dont les destinations sont hétérogènes, puisque l'une s'attache à la recherche active de la vérité (à l'opposé de la fausseté), tandis que l'autre se laisse spontanément aller au mal (opposé au bien). Toujours est-il que le platonisme est la première expression philosophique consistante du dualisme corps-esprit dont on voit que c'est un dualisme inessentiel ou accidentel dans la mesure où la rencontre du vrai avec le mal (plutôt que du vrai avec le faux ou du bien avec le mal) pourrait, logiquement, n'avoir jamais eu lieu, et ce, de la même façon (pour reprendre l'analogie du cachot) qu'une geôle peut très bien rester vide de prisonnier et un individu donné exempt d'enfermement. En tout cas, la mythologie grecque, à laquelle Platon fait souvent référence, notamment dans le mythe d'Er le Pamphylien au livre X de la République, confirme le caractère inessentiel de l'incarnation de l'âme6. À l'inverse, la tragédie grecque met parfois en scène des corps dépourvus d'âme : c'est le cas, par exemple, dans les accès de folie furieuse dont se rendent coupables Ajax (dans la pièce de Sophocle) ou Héraklès (chez Euripide) momentanément transformés en zombies, respectivement par Athèna et par Lyssa, déesse de la folie7.

Descartes va considérablement complexifier le dualisme platonicien. Il commence par établir que le corps, c'est ce qui est animal en nous, ce qui est mû par des passions, autrement dit ce qui pâtit : "ce qui me semble un très fort argument pour prouver que ce qui fait que les bêtes ne parlent point comme nous, est qu'elles n'ont aucune pensée, et non point que les organes leur manquent. Et on ne peut dire qu'elles parlent entre elles, mais que nous ne les entendons pas ; car, comme les chiens et quelques autres animaux nous expriment leurs passions, ils nous exprimeraient aussi bien leurs pensées, s'ils en avaient"(Descartes, Lettre au Marquis de Newcastle, 23 nov. 1646)8. L'argument de Descartes est : si les animaux avaient des pensées, ils nous les exprimeraient ; or ils ne nous expriment rien d'autre que des passions, c'est-à-dire des besoins de leur corps ; donc ils n'ont pas de pensées. Bref, ce qui est purement animal, y compris en nous autres humains, ne pense pas. Bien plus, ce qui est purement animal est mécanique puisque "les passions suivent [...] de la seule disposition des organes ni plus ni moins que font les mouvements d’une horloge ou autre automate : tous les objets tant des sens extérieurs que des appétits intérieurs excitent quelques mouvements en les nerfs, qui passent par leur moyen jusqu’au cerveau. [En tout cas], ce n’est pas notre âme qui les fait telles qu’elles sont"(Descartes, Traité des Passions, art.13-17). Pour Descartes, donc, le corps mécanique est le support des passions, ce qui lui permet d'inférer l'existence d'un support non-mécanique aux pensées, à savoir ce qui s'exprime par ce langage que ne possèdent pas les animaux-machines : "il n'y a aucune de nos actions extérieures qui puisse assurer ceux qui les examinent, que notre corps n'est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu'il y a aussi en lui une âme qui a des pensées, excepté les paroles, ou autres signes faits à propos des sujets qui se présentent, sans se rapporter à aucune passion"(Descartes, Lettre au Marquis de Newcastle, 23 nov. 1646)9. D'où on peut déduire que l'âme et le corps sont deux substances non seulement distinctes en fait, mais indépendantes en droit, dans le sens où "lorsque nous concevons la substance, nous concevons seulement une chose qui existe en telle façon qu'elle n'a besoin que de soi-même pour exister"(Descartes, Principes de la Philosophie, I, art.51). Par ailleurs, Descartes va beaucoup plus loin que Platon dans l'établissement d'une asymétrie entre l'âme et le corps au moyen de l'expérience de pensée selon laquelle je pourrais, à la limite, douter de l'existence de mon corps, mais quand bien même je ne posséderais point de corps, je ne cesserais d'être ce que je suis, à savoir une âme. En effet, Descartes, au terme de son entreprise de doute méthodique destiné à dégager des vérités qui, justement, seraient susceptibles de résister au doute, parvient à la première vérité métaphysique, la plus solide de toutes : "je ne suis donc précisément parlant qu’une chose qui pense, c’est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison [...], la pensée seule ne peut être détachée de moi"(Descartes, Méditations Métaphysiques, II, 9). A contrario, le corps peut être détaché de moi, puisqu'il est une machine animale automatique, et que, à ce titre, il ne dépend pas de moi. C'est bien pourquoi "ce moi, l'âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, [...] est plus aisée à connaître que lui, et qu'encore qu'il ne soit point, elle ne cesserait pas d'être tout ce qu'elle est"(Descartes, Discours de la Méthode). Bref, pour Descartes, il est absolument hors de doute, c'est une idée claire et distincte que je suis une âme (res cogitans, "chose pensante", substance spirituelle) et que je ne suis pas un corps (res extensa, "chose étendue", substance corporelle). Je possède un corps (le corps n'est pas moi, il est à moi, il est uni à l'âme que je suis). Car une substance est un être qui est complètement indépendant de tout autre être au point de continuer à exister par soi-même, même si rien d'autre n'existe. Bref, Descartes adopte un strict dualisme des substances : il pourrait n'exister que de la matière (des corps) ou que de la pensée (des âmes) de sorte que, si les deux substances s'unissent précisément en la personne humaine, ce n'est que par accident. À quoi on pourrait ajouter que, malgré cette obsession congénitale pour la pensée de l'être qui, avons-nous dit, le conduit à user et abuser de la dichotomie afin, prétend-il, de traquer l'imposture ontologique, le philosophe reste néanmoins suffisamment lucide pour reconnaître qu'"on doit se donner de la peine pour connaître, non ces natures simples, parce qu'elles sont assez connues par elles-mêmes, mais seulement pour les séparer les unes des autres et considérer à part intuitivement chacune d'elle en y appliquant sa pénétration intellectuelle"(Descartes, Règles pour la Direction de l'Esprit, XII). Bref, comme le dit François Jullien, le philosophe substantiellement dualiste sait très bien que ces entités "que nous isolons entre elles pour les concevoir distinctement […] n'ont jamais existé distinctes les unes des autres"(Jullien, l'Invention de l'Idéal, iii) et donc que si, tout bien considéré, elles ne sont pas des "natures simples connues par elles-mêmes", après tout, rien ne nous empêche, au fond, de les considérer comme telles. Ce qui revient à dire que le dualisme de Descartes est bien du même type que celui de Platon, à savoir un dualisme inessentiel ou accidentel qui pourrait tout aussi bien être interprété comme un monisme subtil.

Ce caractère, originellement interchangeable du dualisme et du monisme corps-esprit va, d'ailleurs, être confirmé par les diverses tentatives philosophiques monistes destinées, justement, à nier le dualisme. Par exemple chez Spinoza : "l'esprit et le corps sont une seule et même chose"(Spinoza, Éthique, III, 2). Plus précisément, "ni le corps ne peut déterminer l’esprit à penser, ni l’esprit ne peut déterminer le corps au mouvement ou au repos [...] le mouvement et le repos du corps doivent provenir d’un autre corps qui lui-même est déterminé par un autre corps au mouvement et au repos ; et, en un mot, tout ce qui se produit dans un corps a dû provenir de Dieu, en tant qu’affecté d’un certain mode de l’étendue [...] ; la décision de l’Esprit et l’appétit ou détermination du Corps sont choses naturellement simultanées, ou, pour mieux dire, sont une seule et même chose"(Spinoza, Éthique, III, 2). Ou chez Wittgenstein : "il pourrait sembler que nous avons deux types de mondes, construits avec des matériaux différents, [...] que le monde mental est aérien, ou plutôt éthéré. [Mais] l’idée d’“objets éthérés” est un subterfuge quand l’utilisation de certains mots nous laisse perplexes, et quand tout ce que nous savons, c’est qu’ils ne sont pas utilisés comme des noms d’objets matériels"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 47). Donc, à première vue, Spinoza et Wittgenstein semblent bien être monistes et, à ce titre, réfuter le dualisme. Mais regardons-y de plus près : "l'esprit et le corps sont une seule et même chose conçue tantôt sous l'attribut de la pensée [du point de vue de l'infinité dans l'espace et le temps]tantôt sous l'attribut de l'étendue [du point de vue de la limitation dans l'espace et le temps]"(Spinoza, Éthique, III, 2). Ou bien : "nous parlons d’‘esprit’, de ‘mental’ pour justifier que certains de nos jugements sont indéterminés, mais c’est cette indétermination qui explique l’utilisation de ces mots, et non l’inverse" (Wittgenstein, l’Intérieur et l’Extérieur). C'est-à-dire que pour l'un comme pour l'autre, on va appeler "corps" l'expression ou la manifestation d'un certain type de phénomène (parfaitement délimité, défini dans l'espace et le temps, "empirique", dira Wittgenstein). Et on appellera "âme" ou "esprit" celles d'un autre type de phénomène (beaucoup plus difficile à délimiter, à définir, "éthéré", dira Wittgenstein). En effet, pour Spinoza, si je considère mon ami du seul point de vue du corps, je le perçois du point de vue de ses propriétés physiques (âge, taille, poids, couleur de cheveux, etc.), donc de l'attribut corporel, tandis que si je le considère du point de vue de son âme, je le perçois du point de vue de propriétés illimitées dans l'espace et le temps (ses idées, son caractère, ses craintes, par exemple), donc de l'attribut mental. Or, dans les deux cas, c'est bien du même sujet (mon ami) qu'il s'agit. De même, pour Wittgenstein, lorsque Verlaine écrit "je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant d'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime"(Mon Rêve Familierin Poèmes Saturniens), le rêve est ce phénomène mystérieux et enivrant. Tandis que si je décris ce rêve comme le font le neuro-physiologiste ou le psychanalyste, je le considère du point de vue matériel, mécanique. Or, dans les deux cas, c'est toujours du même sujet (le rêve) qu'il s'agit. Donc Spinoza est bien, en un sens, moniste puisque, pour lui, il n'existe qu'une seule substance, Dieu ou la Nature. Et Wittgenstein aussi puisque pour lui, il n'y a pas deux mondes, l'un physique et l'autre métaphysique, mais un seul. Et pourtant, l'un et l'autre adoptent un dualisme des points de vue. Ils sont donc bien aussi, qu'ils le veuillent ou non, à leur manière, dualistes. En fait, ils sont monistes au point de vue ontologique, au point de vue de ce que Russell nomme "the ultimate furniture of the world", l'ameublement ultime du monde : l'univers (la Nature) est tissé(e) d'une seule et même étoffe10. Mais l'un et l'autre sont dualistes au point de vue lexical car, pour des raisons certes très différentes, l'un et l'autre ne remettent pas en question la pertinence d'un double lexique, l'un mentaliste (l'esprit) et l'autre physicaliste (le corps) pour, au moins, certains phénomènes (Wittgenstein), sinon pour tous (Spinoza).

Nous allons voir à présent que le débat entre dualisme et monisme change radicalement de statut à l'époque contemporaine (en gros, depuis le début des années cinquante) en devenant lui-même un problème philosophique, notamment dans le monde intellectuel de langue anglaise qui l'a baptisé "the mind-body problem". Cela commence par un article de Gilbert Ryle qui dénonce "la représentation de la personne humaine comme un fantôme ou un esprit mystérieusement niché dans une machine"(Ryle, the Concept of Mind) et, parallèlement, par les travaux d'Alan Turing sur la cybernétique, c'est-à-dire sur les systèmes physiques qui sont capables de faire des inférences logiques valides. Or, depuis Platon jusqu'à Russell en passant par Descartes, LA logique est considérée par la plupart des philosophes rationalistes comme le paradigme de l'excellence en matière de pensée. Du coup, l'intuition de Turing, qui est un logicien et un mathématicien, est la suivante : voyons si nous ne pourrions pas construire des systèmes mécaniques qui sont capables d'utiliser la logique propositionnelle et la logique des prédicats du premier ordre. Si c'est le cas, l'esprit ou, pour le moins, une de ses propriétés importantes, ne sera plus "the ghost in the machine" mais fera intégralement partie ce celle-ci. D'où la thèse de Turing qui affirme que "pour toute procédure, manipulation ou fonction d'entier que l'esprit humain peut exécuter ou calculer concrètement, effectivement, à la manière dont les mathématiciens depuis l'aube des temps appliquent des algorithmes […], il existe une machine (de Turing) capable d'exécuter cette procédure ou de calculer cette fonction"(Andler, Calcul et Représentations : les Sources, in Introduction aux Sciences Cognitives, intro.). Or, de fait, nous savons construire des machines qui, de l'information "si alors q" et de l'information "p", déduisent "q", de l'information "pour tout appartenant à D, il existe un tel que y=f(x)" et de l'information "x=aappartenant à D", infèrent "y=f(a)". Bref, il est tout à fait possible de construire des machines à calculer (en anglais, computers), "calculer" étant ici synonyme de "utiliser la logique propositionnelle et la logique des prédicats du premier ordre". C'est là la première étape (manifestement couronnée de succès) pour "défantômatiser" l'esprit, c'est-à-dire, au sens de Ryle, pour montrer que celui-ci désigne un ensemble de fonctions qui appartient à la "machine" humaine (on remarquera l'adoption par Ryle du paradigme cartésien du fonctionnement mécanique du corps biologique)De là, la naissance d'un courant de recherches universitaires particulièrement dynamique connu, depuis soixante-dix ans, sous les noms de neuro-sciences ou encore de sciences cognitives et que Michel Imbert définit comme "l'étude de l'intelligence, notamment de l'intelligence humaine, de sa structure formelle à son substratum biologique, en passant par sa modélisation, jusqu'à ses expressions psychologiques et anthropologiques"(Imbert, Neurosciences et Sciences Cognitives, in Introduction aux Sciences Cognitives, I, i). Or ce courant est triplement paradoxal : du point de vue de l'inconsistance de sa démarche pseudo-scientifique, en réalité scientiste, du point de vue du non-sens de son monisme réductionniste voire éliminativiste, et du point de vue de la naïveté de son représentationalisme cognitif.

D'abord parce que son positionnement est inconsistant. Il est manifeste que, bien que prétendant décloisonner la recherche sur le mind-body problem en en sollicitant le concours, tout à la fois, de la philosophie, de la psychologie, de l'anthropologie, de la physique, de la chimie, de la biologie et de la technologie, le sus-nommé courant fait la part belle aux sciences de la nature et à la technologie au détriment des sciences de l'homme et de la philosophie. Le propre de l'explication scientifique en général consiste, depuis la révolution des Lumières, à nous fournir des descriptions empiriquement quantifiables11 de phénomènes mécaniques, par exemple relatifs à une mécanique neuronale ou cérébrale. Dès lors, la tâche que s'auto-assignent les sciences du cerveau et du système nerveux, c'est celle de contribuer à quantifier un chemin causal qui conduirait l'observateur d'un tissu biologique (voire infra-biologique, physico-chimique en l'occurrence) jusqu'à un objet de conscience12, tâche que les philosophes de l'esprit connaissent sous le nom de "problème de Brentano"13 et qui peut s'énoncer ainsi : comment une entité non-physique (mentale) peut-elle entrer en relation avec une entité physique (biologique) ? Toute théorie neuro-scientifique présuppose donc deux "niveaux" d'observation empirique : un "niveau inférieur" (celui de la structure biologique ou neuronale) et un "niveau supérieur" (celui des états psychiques ou mentaux). Il lui faut donc décrire comment le "niveau inférieur" détermine causalement le "niveau supérieur" et comment celui-ci doit rétroagir, par feed back, sur le "niveau inférieur" en le mettant en mouvement. Or le problème semble se résoudre pour peu que l'on substitue le paradigme informatique au paradigme biologique. Car, alors, on est effectivement capable de montrer comment on passe du "niveau inférieur" physique (le hardware) au "niveau supérieur" symbolique (le software) lequel implémente à son tour le "niveau inférieur", etc. Dans un tel modèle, les interactions étant électroniques de bout en bout, dans le sens montant comme dans le sens descendant, on sait quantifier les modifications que va subir un logiciel à partir de la pression de telle ou telle touche sur un clavier et, inversement, on sait dans quelle mesure une telle modification va influencer la fonction de telle ou telle touche du clavier. Mais le problème de Brentano surgit à nouveau dès que l'on essaie d'appliquer le modèle informatique au paradigme biologique : tant que l'on reste au "niveau inférieur" de la structure biologique ou neuronale, tout va bien, mais lorsqu'on désire passer au "niveau supérieur" des états psychiques ou mentaux, on est obligé de faire un saut dans l'inobservable, dans le non-empirique. En clair, on pourra décrire très précisément et très rigoureusement le chemin causal qui mène, par exemple, de la réflexion d'un rayon lumineux sur un objet extérieur à un sujet percevant jusqu'à l'aire de la perception visuelle cérébrale dudit sujet, mais on est incapable d'expliquer comment l'activation de l'aire visuelle en question devient un objet de conscience pour ce même sujet. En d'autres termes encore, on peut toujours, en scannant le cerveau du sujet, savoir que ce sujet perçoit des informations visuelles, mais on ne peut pas savoir ce qu'il perçoit14Et, a fortiori, on peut encore moins décrire comment cette information visuelle va rétroagir sur le comportement prochain du sujet. Le "niveau supérieur" symbolique du vivant n'est pas, en effet, analysable en bits15 comme l'est celui de l'ordinateur. Notons que cette limitation ne concerne pas les seuls organismes humains, réputés les plus complexes dans le règne du vivant : Thomas Nagel a écrit un ouvrage intitulé what is it like to be a Bat ("quel effet ça fait d'être une chauve-souris") dans lequel il se demande en quoi consiste, pour une chauve-souris, l'expérience mentale ou psychique (qu'il appelle "le quale"16) de la perception d'un ultra-son. Question évidemment sans réponse empirique, donc scientifique possible. D'où l'alternative imposée à tous les spécialistes de neuro-sciences : pour éviter le hiatus de cette discontinuité causale manifeste entre les deux "niveaux" ("niveau inférieur"/"niveau supérieur"), ils en sont réduits, ou bien à constater cette dualité en renonçant à l'expliquer (position béhavioriste de Quine ou de Skinner), ou bien à supposer une continuité cachée en conjecturant un "niveau" intermédiaire destiné à rendre compte de l'interaction mécanique entre les deux niveaux. Cette dernière stratégie est celle des fonctionnalistes (Putnam, Fodor, etc.). Sauf que, 1) leurs "fonctions"17 sont postulées et non empiriquement observables, 2) la stratégie argumentative abductive18 qui justifie le recours aux paradigmes computationaliste, béhavioriste ou fonctionnaliste n'a aucune validité démonstrative. On est donc forcé de constater que, dans toutes ses versions, le cognitivisme modifie subrepticement la nature de son explication qui, d'empirique et donc de scientifique qu'elle prétendait être au départ, se fait subrepticement conceptuelle et donc philosophiqueComme le dit vigoureusement Bergson, "vous pouvez, sans doute, vous savant, soutenir cette thèse, comme le métaphysicien la soutient, mais ce n'est plus alors le savant en vous qui parle, c'est le métaphysicien"(Bergson, l'Âme et le Corps). Bref, les neuro-sciences tentent de jouer sur les deux tableaux : explication en apparence scientifique mais en réalité métaphysique, ce qui est typique de l'idéologie scientiste19.

Le deuxième paradoxe engendré par les prétentions cognitivistes ou neuro-scientifiques, c'est que le monisme officiellement affiché par leurs partisans pour se démarquer de ce qui est connu, depuis la parution de l'ouvrage éponyme d'Antonio Damasio, comme l'"erreur de Descartes", est un non-sens. D'un point de vue strictement ontologique, le cognitivisme est un monisme. C'est ce qu'exprime, par exemple, Michel Imbert lorsqu'il précise qu'"il est évident, et personne ne peut raisonnablement en douter que ces processus cognitifs sont représentés, incarnés dans le système nerveux ; qu'ils sont, en dernière instance, autant de manifestations et d'expressions du fonctionnement du cerveau"(Imbert, Neurosciences et Sciences Cognitives, in Introduction aux Sciences Cognitives, I, i). En effet, c'est "évident" du point de vue de ce qui existe, de ce qui est, de ce qui est réel. On ne voit pas très bien, au seuil du XXI° siècle20 comment on pourrait prendre en défaut une telle prémisse de fait. Autrement dit, si on excepte quelques illuminés, nul ne "peut raisonnablement douter" aujourd'hui que tout ce qui existe s'analyse, in fine, en matière et/ou énergie au sens où Poincaré et Einstein ont établi cette équivalence. Sauf que le niveau d'analyse qui est ici évoqué est celui de la conditio sine qua non (condition nécessaire), du soubassement ultime de l'émergence des phénomènes mentaux, comme d'ailleurs de tout phénomène, mais non pas celui d'une condition suffisante. La tendance à réduire les conditions suffisantes d'un phénomène à ses conditions nécessaires peut, à la rigueur, se justifier à l'époque des Lumières qui voient, à juste titre, dans la science (plus exactement, dans la méthode scientifiquela meilleure arme pour combattre l'obscurantisme, les superstitions et les privilèges y associés. Mais, aujourd'hui, ce réductionnisme, voire cet éliminativisme consistant à prétendre éliminer tout idiome mentaliste, est caractéristique, encore une fois, du scientisme. Plus précisément, en dehors des applications thérapeutiques qui ne peuvent qu'être favorisées par le constat diagnostique de l'absence d'une condition nécessaire à l'émergence d'une compétence intellectuelle donnée, un tel réductionnisme ne peut se comprendre qu'en relation avec un lobbying forcené de la part de ceux qui ont intérêt à promouvoir une interprétation étroitement et mécaniquement déterministe21 des théories scientifiques jusqu'au point où "la mécanique étant le paradigme des sciences, on imagine une psychologie ayant pour modèle une mécanique de l’âme"(Wittgenstein, Leçon sur l’Esthétique, IV, 1). C'est oublier un peu vite que, comme le souligne Wittgenstein, "à supposer que toutes les questions théoriques possibles soient résolues, les problèmes de notre vie demeurent encore intacts"(Wittgenstein, Tractatus, 6.52), voulant dire par là que ceux-ci ressortissent toujours, in fine, à l'agir, à commencer par ce qu'Habermas appelle "l'agir communicationnel" et à son incertitude pratique à l'égard de quoi le savoir assertorique des théories scientifiques n'a qu'une corrélation assez lâche. Bref, tout ce que le cognitivisme, à plus forte raison sous son aspect computationaliste, peut nous apprendre sur le mind-body problem, c'est que l'esprit "émerge" du corps, que le niveau mental "survient" sur le niveau neuronal. C'est, par exemple, la thèse dite du  monisme anomal défendue, entre autres, par Donald Davidson22 et qui consiste à refuser le réductionnisme du mental au neuronal en disant que le premier niveau est "survenant" par rapport au second. Cela veut dire qu'il ne saurait y avoir de différence entre deux états mentaux sans une différence corrélative d'états neuronaux mais non réciproquement dans le sens où il se pourrait bien que deux états neuronaux distincts correspondent au même état mental. En clair : lorsque je suis morose, mon système nerveux n'est certainement pas dans la même configuration que lorsque je suis enthousiaste, mais un certain état de mon système nerveux ne me garantit pas que je sois dans tel état d'esprit plutôt que dans tel autre. En d'autres termes, l'accablement peut, même pour un seul et même organisme biologique, correspondre à des états organiques successifs bien différents. En fait, nous dit Davidson, on constate, certes, une forte corrélation entre des types d'états mentaux et des types d'états neuronaux, mais il ne peut exister de lois scientifiques23 entre les deux "niveaux" qui relèvent du choix d'un certain paradigme descriptif en termes, justement, de types mentaux ou bien de types neuronaux. Ce qui permet de comprendre que le narrateur de la Recherche du Temps Perdu préfère évoquer le souvenir de sa grand-mère plutôt que de décrire les interactions neuro-physiologiques sous-jacentes qui rendent possible ledit "souvenir", tandis que le thermomètre médical mesurera "l'agitation moléculaire moyenne de mon organisme" plutôt que "ma température". Donc, d'une part on en revient à la propension culturelle donc tout-à-fait extra-scientifique, à adopter un paradigme plutôt qu'un autre, en l'occurrence, le paradigme moniste réductionniste ou bien le paradigme dualiste conservateur, d'autre part, on incline à penser que le premier des deux paradigmes est condamné à coller au second comme le sparadrap du capitaine Haddock. Le monisme ontologique (fût-il "anomal" comme chez Davidson) semble bien incapable de se défaire, en fait, du dualisme lexical. Bref, le monisme professé par le cognitivisme est, soit tautologique s'il se limite à l'ontologie, soit contradictoire s'il prend en compte la pratique (langagière). Voilà pourquoi il est, au sens de Wittgenstein, vide de sens24.

Le troisième paradoxe de cette approche cognitiviste ou neuro-scientifique des rapports du corps et de l'esprit procède de la naïveté affligeante de la conception selon laquelle le niveau supérieur que constitue le mental est censé posséder la fonction spécifique de représenter des informations au corps. Comme le dit Daniel Andler, "au niveau informationnel [donc supérieur], le système cognitif de l'homme (ainsi, sans doute que celui des autres mammifères supérieurs) est caractérisé par ses états internes ou mentaux et par les processus qui conduisent d'un état au suivant. Ces états sont représentationnels : ils sont dotés d'un contenu renvoyant à des entités externes"(Andler, Calcul et Représentations : les Sources, in Introduction aux Sciences Cognitives, intro.). Or, nous allons voir que l'idée d'"information" est, en effet, fondamentale pour la compréhension du rapport de l'esprit au corps mais à condition de justement ne pas en faire, comme c'est le cas pour le cognitivisme inféodé au paradigme computationaliste, le synonyme de "représentation d'entités externes". La définition de l'esprit en termes d'information-représentation pose, en effet, trois types de problèmes. Premièrement, si elle est pertinente lorsqu'il s'agit de décrire le fonctionnement d'un ordinateur (qu'on fabrique, précisément, dans le but de stocker des informations sur le monde afin de pouvoir les restituer sous forme de représentations -analogiques ou digitales, peu importe ici- en tant que de besoin), elle ne l'est plus dès lors que l'on applique analogiquement cette définition à un être humain. Le système informationnel-représentationnel de l'ordinateur est, en effet, au service de l'être humain qui, in fine, s'en sert comme d'un banal outil, dans une certaine intention, par exemple, celle de prendre une décision puis d'agir. Mais on ne peut évidemment pas dire que ledit système informationnel-représentationnel à la même fonction lorsqu'il s'agit, non pas de celui de la machine informatique, mais de celui de l'esprit humain. L'esprit humain, contrairement au logiciel informatique, n'est pas, "au service de l'homme", il n'est pas "un outil pour agir". Si tel était le cas, tout se passerait alors comme si l'homme "lisait" des informations dans son esprit comme il le fait sur un écran d'ordinateur afin de délibérer25. Or "comment regarde-t-on en soi-même et comment éprouve-t-on en soi-même un libre arbitre ?"(Wittgenstein, Cours sur la Liberté de la Volonté, 438). Ce problème, connu sous le nom de "sophisme de l'homoncule"26, suggère qu'il y a, en arrière-plan de la fonction informationnelle-représentationnelle supposée de l'esprit, un système qui veille et qui prend des décisions à l'intérieur de chacun d'entre nous. Or, comme le dit Jacques Bouveresse, "tout comme c’est moi et non pas ma main qui signe le chèque, des choses comme [l'information, la représentation, la décision, etc.] ne peuvent être rapportées qu’à la personne toute entière"(Bouveresse, Philosophie, Mythologie et Pseudo-science, ii). Ou bien, comme le souligne Vincent Descombes, "que le cerveau, nous disent-ils, soit l’organe de la pensée, le substrat de la conscience, des croyances et des émotions est une chose sur lequel on peut s’accorder. Ce n’est pas, pour paraphraser Aristote au sujet de l’âme (de Anima, I, 4) le cerveau qui pense, mais l’homme au moyen de son cerveau"(Descombes, la Denrée Mentale, viii, 3). Deuxièmement, à supposer que l'esprit se caractérise par des "états" informationnels-représentationnels afin de permettre au corps de prendre des décisions en fonction de la présence ou l'absence de certaines entités extérieures pertinentes, nous sommes renvoyés au problème précédemment évoqué de la nature, nécessairement causale ou mécanique de l'interaction entre la source et la destination de l'information-représentation, c'est-à-dire entre deux "niveaux" (inférieur-supérieur) posés d'emblée comme hétérogènes au point que l'on hésite sur le caractère physique ou non de l'un des deux. En tout cas, on a du mal à concevoir par quel mystère un simple "état mental", autrement dit une simple représentation de l'esprit pourrait, in fine, déterminer le corps à se mouvoir et agir. Troisièmement, Daniel Andler précise, à juste titre, que le niveau supérieur informationnel-représentationnel (le software, le logiciel) des "machines de Turing" devenues des ordinateurs, détermine mécaniquement le niveau inférieur proprement cybernétique (le hardware) par l'intermédiaire d'algorithmes qui sont des suites d'instructions analysables en bits, c'est-à-dire en séquences d'impulsions électriques. Or les humains, et probablement aussi d'autres familles d'êtres vivants, sont déterminés par des règles, autrement dit par des processus normatifs et non pas causaux. Comme le fait remarquer Vincent Descombes, "l'opérateur humain travaille sous l'autorité d'un autre opérateur humain qui veille à ce que les opérations se fassent comme les règles disent qu'elles doivent se faire (et ce "doit" est logique, normatif). L'opérateur mécanique est ingénieusement construit : les mouvements effectués doivent correspondre aux instructions données (et ce "doit" a la valeur d'une nécessité physique, pas logique)"(Descombes, la Denrée Mentale, vi, 3). Toutes ces difficultés conceptuelles viennent de ce que, sous des dehors de modernité scientifique, l'information véhiculée par l'esprit est traitée par les neuro-sciences comme une représentation dans le sens théâtral le plus traditionnel, c'est-à-dire le plus classiquement idéaliste, du terme. Celui que l'on retrouve, par exemple, chez Descartes ou chez Hume : "l'esprit est une sorte de théâtre où diverses perceptions font successivement leur apparition; elles passent, repassent, glissent sans arrêt et se mêlent en une infinie variété de conditions et de situations"(Hume, Traité de la Nature Humaine, §4)27. Or, nous verrons plus loin qu'il n'est nullement nécessaire de considérer une information comme une représentation. Nous allons donc, à présent, développer la thèse selon laquelle, comme le montrent, de facto, les incohérences du cognitivisme, le dualisme corps-esprit est une nécessité logique pour la raison qu'il consiste en un certain type d'information nécessaire du corps par quelque chose que, dans le cas particulier de l'être humain, nous nommons, faute de mieux, "l'esprit".

L'un des courants philosophiques qui a sans doute le plus fait pour recrédibiliser l'idée du caractère incontournable du dualisme corps-esprit28 est sans doute la phénoménologie dont le fondateur, Franz Brentano déclare, dans son ouvrage princeps, que "ce qui caractérise tout phénomène psychique, c’est ce que les scolastiques du Moyen Âge ont appelé l’in-existence29 intentionnelle (ou encore mentale) d’un objet et ce que nous pourrions appeler nous-mêmes — en usant d’expressions qui n’excluent pas toute équivoque verbale — la relation à un contenu, la direction vers un objet"(Brentano, Psychologie du point de vue Empirique). Pour Brentano et ses héritiers phénoménologues, l'esprit est donc posé, d'emblée, ni comme une substance, ni comme un milieu, ni comme une chose, ni comme une illusion, ni comme une fonction, mais comme la relation dynamique qu'un sujet conscient établit avec un objet intentionnel, c'est-à-dire à un objet qui est visé comme tel et non pas appréhendé de manière aléatoire comme c'est le cas, notamment, chez les empiristes. Si, donc, le propre du mental, de l'esprit, du psychisme ou encore de la conscience c'est, comme le supposait Descartes, de penser, alors toute pensée est nécessairement dotée de deux caractères : un contenu (l'objet intentionnel visé) et une direction (tension vers l'objet visé). Ce que Husserl résumera en disant que "tout cogito ou encore tout état de conscience vise quelque chose qu'il porte en lui-même en tant que visé (en tant qu'objet d'une intention), son cogitatum respectif"(Husserl, Méditations Cartésiennes, II, 14). En d'autres termes, "c'est l'intentionnalité qui caractérise la conscience au sens fort et qui autorise en même temps de traiter tout le flux du vécu comme un flux de conscience et comme l'unité d'une conscience"(Husserl, Idées Directrices pour une Phénoménologie, I, §84). Ce critère est donc, dès l'origine, le critère de distinction entre le corps et l'esprit : "cette in-existence intentionnelle appartient exclusivement aux phénomènes psychiques. Aucun phénomène physique ne présente rien de semblable"(Brentano, Psychologie du point de vue Empirique). On peut donc dire que, pour la phénoménologie, le dualisme corps-esprit est bien, pour des êtres conscients tels que les êtres humains, une nécessité irréductible dans la mesure où l'intentionnalité comme critère de l'esprit est conçue comme le flux relationnel unificateur30 par lequel un corps humain donné (ou, plus généralement, pour un corps doué de conscience) tente nécessairement (il ne peut pas faire autrement) d'atteindre son objet. Sans trop entrer dans le détail des multiples courants et des subtiles nuances qui ont agité et qui continuent d'agiter les cercles phénoménologiques, relevons néanmoins trois problèmes. Le premier problème concerne le statut ontologique des objets intentionnels. Si on peut admettre que, lorsque je pense à mon ami Pierre, c'est mon ami Pierre en chair et en os que je vise consciemment et, par conséquent, avec lequel j'établis une sorte de relation, en revanche, on peut s'interroger sur la nature de mon objet intentionnel lorsque c'est, par exemple, à l'Ulysse d'Homère que je songe. On pourrait dire que ledit objet est une entité linguistique, littéraire, poétique, culturelle, mythique, en gros, la disjonction de tous les énoncés réels ou possibles dont "Ulysse" serait le sujet. Or, pour Brentano, l'objet intentionnel est un phénomène spécifiquement psychique. Donc, si "nous pouvons donc définir les phénomènes psychiques en disant que ce sont des phénomènes qui contiennent intentionnellement un objet en eux"(Brentano, Psychologie du point de vue Empirique), en quoi consiste exactement un objet intentionnel tout à la fois psychique et inexistant (au sens, cette fois, de non-existant) ? Certes, Brentano a pris des précautions en précisant que "sans qu’il faille entendre par là une réalité, […] tout phénomène psychique contient en soi quelque chose à titre d’objet, mais chacun le contient à sa façon"(Brentano, Psychologie du point de vue Empirique). Que doit-on comprendre par "à titre d'objet", par "à sa façon" et par "quelque chose" ? Questions que Sartre ne contribue pas vraiment à éclairer lorsqu'il définit la conscience comme "un être pour lequel il est, dans son être, question du néant de son être"(Sartre, l’Être et le Néant, I, ii, 2), voulant dire par là que l'esprit se signale par son néant d'être par opposition à l'être positif du corps. Le statut ontologique des objets intentionnels de la phénoménologie est donc loin d'être clair et l'on doit, in fine, se contenter de l'affirmation de Husserl selon laquelle "tout état de conscience en général est, en lui-même conscience de quelque chose, quoi qu’il en soit de l’existence réelle de son objet"(Husserl, Méditations Cartésiennes, II, 14). Le deuxième problème réside dans l'idée selon laquelle le mode privilégié de manifestation de la réalité de l'esprit serait représentationnel31. Témoin cette remarque de Sartre : "je ne suis pas au sens où cet encrier est encrier, où le verre est verre […] ; c’est précisément ce sujet que j’ai à être et que je ne suis point [...] cela signifie que je ne puis l’être qu’en représentation32"(Sartre, l’Être et le Néant, I, ii, 2). La prégnance du paradigme représentationnaliste est encore plus nette dans  la phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty : "mon acte de perception m'occupe et m'occupe assez pour que je ne puisse pas, pendant que je perçois effectivement la table, m'apercevoir la percevant. Quand je veux le faire, je cesse pour ainsi dire de plonger dans la table par mon regard, je me retourne vers moi qui perçois et je m'avise alors que ma perception a dû traverser certaines apparences subjectives, interpréter certaines "sensations""(Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, II, i). À en croire Merleau-Ponty, percevoir consiste indiscutablement à interpréter synthétiquement des données sensorielles brutes, un peu à la manière d'un médecin qui interprète la radiographie d'un patient. Le paradigme représentationnaliste traditionnel auquel, nous l'avons vu, ont cédé même les très innovantes neuro-sciences, semble encore ici très vivace. Le troisième problème surgit dès lors qu'on comprend que l'accès auxdites représentations ne peut, pour la phénoménologie, même pas prétendre, comme le cognitivisme a tendance à le faire accroire, à un semblant d'objectivité puisque "les représentations […] ne sont perçues que dans la conscience intérieure, et sont des phénomènes partiels d’un phénomène unique, à savoir l’unité de la conscience"(Brentano, Psychologie du point de vue Empirique). Bien plutôt, "le monde objectif qui existe pour moi, qui a existé pour moi et qui existera pour moi, ce monde objectif avec tous ses objets puise en moi-même, ai-je dit plus haut, tout le sens et toute la valeur existentielle qu’il a pour moi ; il les puise dans mon moi transcendantal"(Husserl, Méditations Cartésiennes, I, 11). Or, même "transcendantales" dans le sens (kantien33 adopté par la phénoménologie) où "la conscience n’est rien que le dehors d’elle-même, cette fuite absolue, ce refus d’être substance, [...] ma conscience m'arrache à moi-même, pour filer là-bas, par-delà soi, vers ce qui n'est pas soi"(Sartre, Situations, I), il semble bien que le caractère subjectif, privé, accessible uniquement au "moi transcendantal" des représentations conscientes condamne celles-ci à demeurer incommunicables, voire ineffables. En tout cas, cet aspect de la phénoménologie la rapproche indiscutablement du cartésianisme et lui fait encourir le reproche de solipsisme. Tout en admettant que la phénoménologie nous a fait faire un grand pas dans la compréhension du mind-body problem en nous montrant qu'il n'y a pas d'états mentaux statiques mais plutôt des processus mentaux dynamiques, elle nous met donc clairement face à trois problèmes : un problème ontologique (quelle sorte d'objet sont censés être les objets intentionnels ?), un problème épistémique (le rapport de l'objet intentionnel au sujet conscient est-il celui d'une représentation ?), et un problème psychologique (l'inhérence de l'objet intentionnel à la conscience le rend-elle ineffable ?).

Ce qu'il est convenu d'appeler la philosophie des qualia parvient à assumer l'essentialité du dualisme corps-esprit en résolvant au moins le premier des trois problèmes posés par la phénoménologie et ci-dessus évoqués. Disons d'abord que du terme "qualia" (pluriel du pronom-adjectif latin neutre "quale") dérivent, en français, les termes appartenant au champ lexical de la qualité et que, tout comme la phénoménologie par conséquent, la philosophie des qualia revendique une dénonciation de principe de la tendance scientiste dont procèdent les neuro-sciences à prétendre rendre compte scientifiquement des états mentaux en les mesurant34, autrement dit en les quantifiant. De ce point de vue, "qualia" s'oppose donc, originellement, à "quanta" dans le sens précis où ceux-ci, contrairement à ceux-là, sont divisibles (au moins en théorie), donc analysables en unités élémentaires. Or, "pour découvrir que percevoir le goût du chocolat n'est rien d'autre, en réalité, qu'un processus cérébral, nous devrions analyser quelque chose de mental, non pas une substance physique observée de l'intérieur, mais une sensation interne de goût. Et il est exclu que des événement physiques dans le cerveau, aussi nombreux et aussi compliqués soient-ils, puissent être les parties dont une sensation de goût serait composée. Un tout physique peut être analysé en parties physiques plus petites mais un processus mental ne peut pas l'être. Des parties physiques ne peuvent tout simplement pas s'additionner pour former un tout mental"(Nagel, qu'est-ce que tout cela veut dire ?, iv). La non-divisibilité qualitative du phénomène mental, par opposition à la divisibilité quantitative du phénomène physique fait écho à l'essentielle unité de la conscience dont parle Husserl. Toutefois, le problème ontologique auquel est confrontée la phénoménologie est, ici, désamorcé par avance parce que "le terme de qualia est utilisé par les philosophes pour faire référence aux aspects phénoménaux de notre vie mentale. On parle aussi de propriétés phénoménales, de propriétés qualitatives ou de propriétés sensationnelles. En ce sens très général, il est difficile de nier que les qualia existent"(Elizabeth Pacherie, le Problème des Qualia). D'une part, en effet, il est difficile de nier leur existence en ce sens dans la mesure où si, par exemple, "je mords dans un citron, sens l'odeur de la rose, entends le son du violon, passe la main sur une surface rugueuse, ressens une violente douleur dans l'épaule, un chatouillement dans la paume de la main, voit une surface rouge vif, suis d'humeur mélancolique, sens monter une violente colère, etc. Dans chacun de ces cas, je me trouve dans un état mental doté d'un caractère subjectif particulier. Être dans l'un de ces états me fait un effet particulier et l'effet que cela fait de sentir l'odeur de la rose n'est pas le même que de sentir l'odeur d'œufs pourris ou d'entendre le son de la trompette"(Elizabeth Pacherie, le Problème des Qualia). Ce qui explique que les qualia sont, en général, définies par leurs promoteurs comme, pour un état mental m, "l'effet que ça fait d'être de ressentir m", et ce, depuis que Thomas Nagel s'est demandé, dans son article éponyme, "quel effet cela fait d'être une chauve souris [what it is like to be a bat]"(Nagel, quel effet cela fait-il d'être une Chauve-Souris ?). Voilà qui résout le problème de savoir à quoi (ou à qui) je pense lorsque je pense à Ulysse : pour la philosophie des qualia, penser à Ulysse, c'est éprouver un certain "effet" psychique, de la même façon que, si je prie Dieu, je ressens quelque chose que j'identifie comme "la présence de Dieu", et cela, sans avoir à m'engager sur le mode d'existence de la divinité. Car "le fait que les états mentaux ne soient pas des états physiques puisqu'on ne peut pas les décrire objectivement comme on décrit les états physiques, ne signifie pas que ce sont des états de quelque chose de non-physique. La fausseté du physicalisme n'exige pas que l'on fasse appel à des substances non physiques. Elle exige seulement qu'il y ait des choses vraies des êtres conscients qui ne puissent, en raison de leur caractère subjectif, être réduites en termes physiques"(Nagel, le Point de vue de nulle part, iii). Donc, effectivement, il y a une place pour une philosophie qualitative (une phénoménologie modeste, pourrait-on dire) des états mentaux dans le sens où ce sont les états mentaux auquel le langage ordinaire fait spontanément référence sans présupposer le moindre engagement ontologique quant à l'existence d'un éventuel soubassement physique ou psychique qui les "supporteraient". Du coup, "quels sont les états mentaux qui possèdent des qualia(1) Expériences perceptives : entendre le son d'une trompette, voir un objet rouge, toucher un objet gluant, sentir l'doeur du café, ressentir le goût du café (2) Sensations corporelles : ressentir une douleur, avoir faim, avoir froid, sensation de chatouillement, mal de tête, étourdissement (3) Passions, émotions : ressentir de la peur, de l'amour, du chagrin, du regret, désir sexuel, jalousie, etc. (4) Humeurs : se sentir joyeux, déprimé, calme, tendu, malheureux"(Elizabeth Pacherie, le Problème de Qualia). Donc, bien que l'auteur parle ici des états mentaux comme "possédant des qualia", il ne faut pas y voir une allusion métaphysique à une supposée entité sous-jacente. C'est dire, plus simplement, qu'ils sont le sujet logique d'un certain type de prédicat, en l'occurrence, la propriété ou la qualité de "faire un certain effet", au sens où on dit d'un carré qu'il possède la qualité d'avoir quatre côtés égaux et perpendiculaires sans, pour cela, présupposer qu'il y a une entité métaphysique cachée qui serait le "support" ou la "substance" ontologiquement distincte de ladite qualité. On peut dont, sans risque, paraphraser cette expression en disant que les états mentaux se réduisent aux qualia en question, donc qu'ils y sont immanents et non transcendants. Le problème de l'inflation ontologique est donc résolu, bien qu'il le soit au prix d'un retour à la notion d'"états mentaux" humiens plutôt que de "processus mentaux" intentionnels35.

Du coup, il y a peu de chances pour que la philosophie des qualia nous aide à résoudre le second problème : celui du représentationnalisme et de son corrélat, le sophisme de l'homoncule. Si l'on revient à la classification d'Elizabeth Pacherie, on peut tout-à-fait considérer, par exemple que, si les trois dernières catégories qu'elle énumère ("sensations corporelles", "passions-émotions", "humeurs") sont plutôt, des types de processus mentaux de nature conative36 et, donc, dépourvus de tout contenu représentationnel, ce n'est peut-être pas le cas pour la première catégorie ("expériences perceptives") dont la fonction est, après tout, de nous faire percevoir certaines propriétés de notre biotope37. De fait, certains représentants du courant de la philosophie des qualia soutiennent, à l'instar de Fred Dretske, que le représentationnalisme "identifie les états mentaux et les actes représentationnels38 dans la mesure où les représentations sont dans le cerveau et les faits qui en font des représentations, donc les faits qui les rendent mentales, sont à l'extérieur du cerveau. Un état du cerveau représente le monde d'une certaine manière"(Dretske, Naturalizing the Mind). Manifestement, nous sommes là en présence d'une branche de la philosophie des qualia qui opère une sorte de synthèse du cognitivisme et de la phénoménologie, voire du cartésianisme. Comme pour le premier, l'ambition affichée de Dretske est, le titre de son ouvrage éponyme l'annonce clairement, de "naturaliser l'esprit". Mais, comme pour la seconde, il ne s'agit pas de réduire l'esprit à des phénomènes physiques, encore moins l'éliminer, mais de l'enfermer dans le cerveau physique exactement de la même manière que, chez Descartes, "il existe une petite glande dans le cerveau en laquelle l’âme exerce ses fonctions"(Descartes, Traité des Passions, art.21), auquel cas, rien ne nous empêche plus d'appliquer à cette tendance de la philosophie des qualia la maxime cartésienne selon laquelle "l’esprit, en concevant, se tourne en quelque façon vers soi-même et considère quelqu’une des idées qu’il a en soi ; mais en imaginant il se tourne vers le corps"(Descartes, Méditations Métaphysiques, VI, 4). Nous dirons donc que la philosophie des qualia pèche, pour dire le moins, par son ambiguïté au sujet du représentationnalisme des états-processus mentaux et, par conséquent, ne résout nullement ce problème commun au dualisme classique et à l'approche phénoménologique. Quant au troisième problème (que nous avons qualifié de psychologique), celui de l'ineffabilité de l'expérience en première personne, il subsiste plus que jamais dans la philosophie des qualia dès lors que celle-ci admet sans discussion que "se demander quel effet cela fait d'être une chauve souris [what it is like to be a bat] semble nous conduire [...] à la conclusion suivante : il y a des faits qui ne consistent pas en la vérité de propositions exprimables par le langage humain. Nous pouvons être contraints de reconnaître l'existence de faits de ce genre sans être capable de les établir ou de les comprendre. [...] Il est difficile de comprendre ce que pourrait signifier le caractère objectif d'une expérience indépendamment du point de vue particulier à partir duquel son sujet l'appréhende. Après tout, que resterait-il de l'effet que cela fait d'être une chauve-souris si l'on ôtait le point de vue de la chauve-souris ? [...] En d'autres termes, cela a-t-il un sens de se demander ce que mes expériences sont en réalité [are really like] par opposition à la manière dont elles m'apparaissent ?"(Nagel, quel effet cela fait-il d'être une Chauve-Souris ?). Il n'y a pas là l'ombre d'une ambiguïté : "il y a des faits qui ne consistent pas en la vérité de propositions exprimables par le langage humain", et, parmi ces "faits", on trouve, précisément, ce que nous avons appelé "les qualia", c'est-à-dire l'effet que ça fait de ... Dès lors, souligne Nagel, il n'y a aucun sens à "se demander ce que mes expériences sont en réalité [are really like] par opposition à la manière dont elles m'apparaissent" : elles sont ce qu'elles m'apparaissent à moi dans le cadre d'un acte strictement privé d'introspection. Ce qui explique que tout compte-rendu de ce genre d'expérience soit 1) inutile pour soi-même, 2) voué à l'échec pour autrui, donc, effectivement, "inexprimables par le langage humain".

En tout cas, le statut ontologique des états mentaux étant, pour ce qui nous concerne, réglé par l'approche phénoménologique en termes de processus intentionnels mais aussi par le retour proposé par la philosophie des qualia à l'expérience spontanée et à son expression par le langage ordinaire, il reste à s'attaquer aux deux autres problèmes : le problème épistémique concernant la nature représentative ou non des processus mentaux, et le problème psychologique consistant à se demander si de tels processus n'ont réellement de pertinence qu'en première personne. Donc, première question : les processus mentaux doivent-ils être considérés comme une sorte de feuille de route39 informant un "soi" souverain dans la formulation de ses intentions et, in fine, dans l'accomplissement optimal de ses actes ?40 Comme nous l'avons déjà dit, Spinoza est un philosophe substantiellement moniste dans le sens où "la substance pensante et la substance étendue sont une seule et même substance qui se comprend tantôt sous l'un, tantôt sous l'autre attribut"(Spinoza, Éthique, II, 7). Mais il est lexicalement dualiste41 puisqu'"une modification de l'étendue et l'idée de cette modification sont une seule et même chose exprimée de deux manières"(Spinoza, Éthique, II, 7)42. Dès lors, même si "certains sont persuadés que le corps obéit au commandement de l'esprit, [...] ni le corps ne peut déterminer l’esprit à penser, ni l’esprit ne peut déterminer le corps au mouvement ou au repos"(Spinoza, Éthique, III, 2) puisque "Dieu est cause immanente mais non transitive de toutes choses"(Spinoza, Éthique, I, 18) : toute modification de la substance (Dieu ou la Nature) lui est intrinsèque, qu'elle s'exprime sous un attribut ou sous un autre. Le problème de la représentativité de l'esprit par rapport au corps, tout comme son corrélat, celui de la rétroaction du corps sur l'esprit, se trouvent donc résolus par Spinoza à la racine même de sa réflexion : d'une part, en effet, "le mouvement et le repos du corps doivent provenir d’un autre corps qui lui-même est déterminé par un autre corps au mouvement et au repos"(Spinoza, Éthique, III, 2), d'autre part, "l'ordre et la connexion des idées est le même que l'ordre et la connexion des choses"(Spinoza, Éthique, II, 7). On voit par là à quel point est vaine l'entreprise cognitiviste qui s'évertue à nous "prouver scientifiquement" que le mouvement et l'action du corps sont nécessairement causés par une influence que l'on pourrait crire avec un schéma mécanique faisant intervenir des rouages qui seraient tous de même nature. Ce qu'objectent, en revanche, Spinoza et quelques autres c'est que ce déterminisme causal43 n'est pas plus une interaction entre l'esprit et le corps qu'il n'en peut exister entre Boris Vian et Vernon Sullivan ou entre l'Everest et le Chomolungma puisqu'il s'agit, dans tous les cas, de deux modes de présentation du même référent. Ce qu'il s'agirait d'expliquer, c'est évidemment pourquoi nous avons recours à ce double lexique-ci et pas à un autre, ce que Spinoza ne fait pas puisqu'il se borne à constater que "nous ne sentons ni ne percevons de choses singulières à part les corps et les manières de penser"(Spinoza, Éthique, II, axiome 4). Mais, même si ses considérations épistémiques, relatives donc à une théorie de la connaissance, ne remontent pas en amont de ce constat, il en tire, néanmoins, des conséquences d'une extrême importance pour notre propos. En vertu, en effet, de son monisme substantiel, dans la mesure où l'esprit et le corps sont une seule et même chose, "s’efforce[r] par-dessus tout de comprendre les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, et d’écarter les obstacles qui nuisent à la vraie connaissance, [...] s’efforce[r] donc, par cela même, autant qu’il est possible, de bien agir et de vivre heureux"(Spinoza, Éthique, IV, 73), tel est notre destin à nous autres humains.

Par où l'on voit que le dualisme lexical de Spinoza se double d'un dualisme éthique : "par vertu et puissance, j'entends la même chose [per virtutem et potentiam idem intelligo]"(Spinoza, Éthique, IV, déf.viii). De même, en effet, que "la puissance de penser de Dieu [c'est-à-dire de la Nature] est égale à son actuelle puissance d'agir"(Spinoza, Éthique, II, 7), de même, donc, pour la parcelle finie de la Nature qu'est chacun d'entre nous, "le principe de la vertu est l’effort [conatus] même pour conserver l’être propre"(Spinoza, Éthique, IV, 18) en même temps que "la vertu suprême de l’esprit est de comprendre"(Spinoza, Éthique, IV, 28). D'où le dualisme puissance d'exister/puissance de comprendre, puissance d'agir/puissance de penser ou, si l'on préfère, vertu conative/vertu cognitive. Parallèlement (c'est-à-dire simultanément) à l'effort pour comprendre, il y a l'effort pour exister, lesquel(s) effort(s) est (sont), encore une fois, en réalité le même effort considéré de deux points de vue différents : "toute chose s’oppose à tout ce qui peut supprimer son existence et s’efforce, autant qu’elle peut et selon son être propre, de persévérer dans son être [in suo esse perseverare conatur]. L’effort [conatus] par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n’est rien de plus que l’essence actuelle de cette chose"(Spinoza, Éthique, III, 6). Dans le cas particulier de l'espèce humaine, et bien que celle-ci ne bénéficie, bien entendu, d'aucun privilège au sein de la Nature, Spinoza consent toutefois à remarquer qu'elle se voit réserver un champ lexical à part. Ainsi, "cet effort, quand on le rapporte à l'esprit seul, s'appelle Volonté, mais quand on le rapporte à la fois à l'esprit et au corps, on le nomme Appétit, et il n'est, partant, rien d'autre que l'essence même de l'homme, de la nature de quoi suivent nécessairement les actes qui servent à sa conservation [...]. Ainsi, le désir, c’est l’appétit accompagné de la conscience de lui-même"(Spinoza, Éthique, III, 9). Il reste que l'effort pour exister et l'effort pour comprendre sont un seul et même effort tantôt exprimé dans le lexique physicaliste, tantôt dans le lexique mentaliste. De là vient que, dans le cas des êtres vivants, "la décision de l’Esprit et l’appétit ou détermination du Corps sont choses naturellement simultanées, ou, pour mieux dire, sont une seule et même chose"(Spinoza, Éthique, III, 2). En d'autres termes, si l'on admet que "la puissance qui permet aux choses singulières, et par conséquent à l’homme, de conserver leur être, est la puissance même de Dieu, c’est-à-dire de la Nature"(Spinoza, Éthique, IV, 4), et si l'on entend à présent "par affect [affectum] les affections [affectiones] du corps par lesquelles la puissance d’agir de ce corps est augmentée ou diminuée, aidée ou contrariée et en même temps les idées de ces affections" (Spinoza, Éthique, III, déf.3), alors on doit conclure que la vertu conative (du corps) et la vertu cognitive (de l'esprit) sont deux expressions du même effet de puissance dont la cause est, pour un être déterminé par ses coordonnées spatio-temporelles, un ou plusieurs affects. On voit que l'argumentation spinozienne est compatible avec le physicalisme le plus rigoureux pour peu que l'on ne soit pas aveuglé, comme le sont les neuro-sciences, par la confusion catégorielle entre la nature (ontologique) des choses et le mode de présentation (épistémique) desdites choses. Dans la mesure, en effet, où "la force par laquelle l’homme persévère dans son existence est limitée et surpassée infiniment par la puissance des causes extérieures […] il s’ensuit que l’homme est nécessairement toujours soumis aux passions, c’est-à-dire qu’il suit l’ordre commun de la Nature, qu’il y obéit et qu’il s’y adapte autant que la nature des choses l’exige"(Spinoza, Éthique, IV, 4), une passion comme effet causal de "la puissance des causes extérieures" peut s'analyser comme le produit scalaire de plusieurs vecteurs-force dont la force résultante est le conatus de la passion en question44. Spinoza résout donc notre problème épistémique en nous montrant que nous n'avons nul besoin d'une conception représentationnelle de l'esprit : les "idées", autrement dit les états mentaux ne sont rien d'autre que l'un des deux modes de compréhension possibles (l'autre étant d'en parler en termes de mouvements ou actes du corps) pour des processus par lesquels un être donné réagit aux affects dont il est nécessairement l'objet. Toutefois, il est clair que Spinoza s'éloigne de la phénoménologie et de la philosophie des qualia, non seulement en ce qu'il nous réconcilie, en un certain sens, avec le causalisme obsessionnel des neuro-sciences, mais aussi en ce qu'il abandonne le sens commun sur deux points importants : d'une part, l'éthique, que ce soit sous l'attribut du corps ou celui de l'esprit, acquiert, en tant que principe d'adaptation permanente aux affects dont l'individu est l'objet, une forte coloration darwinienne qui efface donc l'idée d'une spécificité humaine du rapport corps-esprit ; ce qui, d'autre part, et corrélativement, conduit Spinoza à ignorer le problème de la subjectivité humaine, ce que nous avons appelé supra le problème du caractère privé et/ou ineffable des états-processus mentaux. Or, il va de soi qu'ignorer un problème ne saurait valoir résolution dudit problème.

La phénoménologie nous a convaincus du bien-fondé du dualisme corps-esprit en assimilant l'esprit à l'intentionnalité, autrement dit à l'ajustement dynamique nécessaire et permanent du corps vers son objet. Puis la philosophie des qualia nous a montré qu'il est inutile d'hypostasier de tels processus pour la description desquels les intuitions du sens commun et le langage ordinaire sont amplement suffisants. Après quoi, Spinoza nous a fait comprendre que le contenu cognitif des processus mentaux ne consiste pas pour autant à représenter le monde extérieur au corps mais n'est qu'une manière de considérer la réaction conative de celui-ci aux objets qui l'affectent causalement. Il nous reste, à présent, à corriger ce que cette dernière approche a de trop abstrait et de trop général en insistant sur la spécificité humaine du mind-body problem, notamment en nous penchant sur l'évidence, assumée à la fois par la phénoménologie et par la philosophie des qualia, d'une équivalence entre subjectivité et ineffabilité des états-processus mentaux. Disons tout de suite que la philosophie de Spinoza propose d'elle-même les moyens de son propre dépassement. Par exemple lorsqu'il déclare qu'"une vie humaine [est] définie, non point par la circulation du sang et les différentes autres fonctions du règne animal, mais surtout par la raison : vraie valeur et vraie vie de l'esprit"(Spinoza, Traité Politique, V, 5). La raison est, évidemment, une vertu de l'esprit, mais, pour s'inscrire dans son monisme substantiel, ce que Spinoza appelle "raison" "ne demande rien qui soit contre la Nature, elle demande donc que chacun s’aime soi-même, cherche l’utile propre, ce qui est réellement utile pour lui, désire tout ce qui conduit réellement l’homme à une perfection plus grande et, absolument parlant, que chacun s’efforce de conserver son être, autant qu’il est en lui"(Spinoza, Éthique, IV, 18). La raison participe donc pleinement, chez lui, de la puissance de penser et/ou d'exister. D'où le caractère foncièrement social de la raison : "il faut que les hommes cherchent sous la conduite de la Raison ce qui leur est réellement utile [...] et par conséquent soient justes ; les hommes qui sont gouvernés par la Raison cherchent ce qui leur est utile et donc ne désirent rien pour eux-mêmes qu’ils ne désirent pour les autres hommes […] car si deux individus tout à fait de même nature sont unis l’un à l’autre, ils composent un individu deux fois plus puissant que chacun d’eux en particulier : à l’homme, rien de plus utile que l’homme"(Spinoza, Éthique, IV, 18). Bref, Spinoza nous suggère assez clairement qu'il y a bien une spécificité de l'existence humaine, laquelle consiste dans son recours éthique, c'est-à-dire social, à la raison45.

Émile Durkheim nous offre une grille de lecture particulièrement pertinente du caractère originairement social de la nécessité d'un dualisme corps-esprit. Pour Durkheim, la première règle de la méthode sociologique est de considérer que "la plupart de nos idées, de nos tendances ne sont pas élaborées par chacun d'entre nous, mais sont des manières d'agir, de penser, de sentir, qui s’imposent à l'individu"(Durkheim, les Règles de la Méthode Sociologique). Or, justement, Durkheim constate que toute société a, toujours et partout, distingué ce qui est sacré (en latin, sacer veut dire "séparé", "coupé du monde") de ce qui est profane (en latin, profanus signifie justement "extérieur à l'enceinte sacrée", "extérieur au temple"). Or, si "la division du monde en deux domaines comprenant, l’un ce qui est sacré, l’autre ce qui est profane, tel est le trait distinctif de la pensée religieuse"(Durkheim, les Formes Élémentaires de la Vie Religieuse, i), on peut inférer qu'il n'est pas de société humaine dépourvue de croyances ni de pratiques religieuses puisque toutes les sociétés établissent, explicitement ou non, une distinction entre valeurs sacrées et valeurs profanes. Pour Durkheim, en effet, "une religion est un système de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées des choses profanes, interdites" (Durkheim, les Formes Élémentaires de la Vie Religieuse, i). Même dans notre société capitaliste soi-disant athée, matérialiste et irreligieuse, "il y a tout au moins un principe que les peuples les plus épris de libre examen tendent à mettre au dessus de la discussion et à regarder comme intangible, c’est-à-dire comme sacré : c’est le principe même du libre examen" (Durkheim, les Formes Élémentaires de la Vie Religieuse, i). Ou encore : "même aujourd’hui, si grande que soit la liberté que nous nous accordons les uns aux autres, un homme qui nierait totalement le progrès, qui bafouerait l’idéal humain auquel les sociétés modernes sont attachées, ferait l’effet d’un sacrilège"(Durkheim, les Formes Élémentaires de la Vie Religieuse, i). Étymologiquement, le sacrilegus, c'est "celui qui vole ce qui est sacré". Raison pour laquelle il n'est pas de société dans laquelle on ne puisse être condamné pour sacrilège (synonyme, "profanation"), i.e. pour atteinte à une valeur sacrée (e.g. : atteinte à la propriété privée dans les sociétés libérales). Il est clair qu'une distinction aussi universelle entre ces deux aspects complémentaires (sacré/profane) de la vie sociale ne peut pas ne pas avoir de répercussions sur la façon dont nous pensons et parlons. De fait, "l'âme a toujours été investie d'une dignité qui a été refusée au corps considéré comme essentiellement profane"(Durkheim, le Dualisme de la Nature Humaine et ses Conditions Sociales). On pourrait reprendre l'argumentation de n'importe quel philosophe, qu'il soit "moniste" ou "dualiste" : tous confirmeraient l'idée de Durkheim selon laquelle le champ lexical du spirituel connote, par rapport au champ lexical du corporel, un jugement de supériorité implicite. Que tous les hommes se soient toujours et partout pensés en termes d'une complémentarité asymétrique de l'âme et du corps, entretient donc une évidente corrélation avec le fait qu'il n'existe pas de société sans religion au sens de Durkheim, c'est-à-dire sans distinction lexicale d'une complémentarité hiérarchisée entre sacré et profane : "est sacré ce que le profane ne doit pas, ne peut pas impunément toucher [...]. Les choses sacrées sont celles que les interdits protègent et isolent ; les choses profanes, celles auxquelles ces interdits s'appliquent et qui doivent rester à distance des premières"(Durkheim, les Formes Élémentaires de la Vie Religieuse, i). Raison pour laquelle "la dualité de notre nature n'est donc qu'un cas particulier de cette division des choses en sacrées et en profanes qu'on trouve à la base de toutes les religions. [...] Cette dualité correspond à la double existence que nous menons concurremment : l'une purement individuelle, qui a ses racines dans notre organisme, l'autre sociale qui n'est que le prolongement de la société"(Durkheim, le Dualisme de la Nature Humaine et ses Conditions Sociales). Pour autant, nous avertit Durkheim, "l'homme n'est pas dupe d'une illusion, quand il se croit en relation avec une puissance supérieure qui lui est extérieure, en un sens, et d'où lui vient ce qu'il y a de meilleur en lui. Sans doute, il se représente d'une manière erronée cette réalité ; mais il ne se trompe pas sur le fait même de son existence. La raison d'être des conceptions religieuses, c'est de fournir un système de notions ou de croyances qui permette à l'individu de se représenter la société dont il fait partie, et les rapports obscurs qui l'unissent à elle [...]. En même temps qu'elle est transcendante par rapport à chacun d'entre nous, la société nous est immanente"(Durkheim, Cours sur les Origines de la Vie Religieuse). D'où, semble-t-il, cette double invariance anthropologique dans les rapports du corps et de l'esprit : d'une part l'aspect mystérieux, magique ("éthéré", dirait Wittgenstein) de la réalité spirituelle par rapport à la réalité corporelle et qui procède de l'adhésion au mythe d'une "puissance obscure", qu'on l'appelle "esprit", "conscience", "inconscient"46, "pensée", "âme", "mental", etc. qui le détermine et transforme l'existence humaine en destin47 ; d'autre part le redoutable problème de la double localisation de l'esprit et du corps, l'esprit étant ressenti confusément à la fois comme "puissance extérieure" transcendante et comme "puissance intérieure" immanente. Il nous appartient donc, à présent, d'achever de démythifier l'esprit en le rendant à son extériorité originaire et, plus précisément, à son extériorité sociale en le débarrassant des connotations psychologiques que lui ont donné la phénoménologie et la philosophie des qualia.

On se souvient que, pour la phénoménologie, l'intentionnalité est le critère irrécusable du mental. Contre le paradoxe d'une intentionnalité conçue par elle comme processus interne et transcendant à la fois, Vincent Descombes nous suggère de considérer "l'intentionnalité [comme] la marque du mental parce qu'elle est un phénomène d'ordre. Les mouvements de l'archer sont accomplis dans un certain ordre […] : les mouvements sont accomplis, les uns après les autres, ou les uns en même temps que les autres, de façon que la flèche aille au but fixé"(Descombes, la Denrées Mentale, i, 6). La "transcendance" dont fait état Durkheim, quoique dans un sens différent de celui qu'adopte la phénoménologie et qui nous avait conduit à un certain embarras ontologique, fait place, désormais, à un principe d'ordre, c'est-à-dire, plus précisément, à une relation d'ordre au sens mathématique du terme48. Reprenons la métaphore de l'archer suggérée par Descombes. On se souvient qu'Ulysse, au chant XXII de l'Odyssée, abat avec son arc un par un les prétendants de Pénélope après s'être fait reconnaître de chacun d'entre eux et en se protégeant d'un bouclier, non sans, au fur et à mesure de la progression de l'action, solliciter l'aide de son fils Télémaque, puis du porcher Eumée et du bouvier Philétios, et même le secours d'Athèna. En d'autres termes, Ulysse agit dans un certain ordre, non seulement chronologique (il ne pouvait, évidemment, pas faire disparaître tous les imposteurs en même temps), mais aussi nomologique, c'est-à-dire qu'il a adopté des règles opérationnelles pour définir ses priorités d'action : par exemple, il ne s'est encombré d'un bouclier qu'à partir du moment ou ses propres flèches viennent à manquer et il n'invoque la déesse, lui, le vaillant Ulysse, qu'à un moment particulièrement critique (il doit faire face, simultanément, à deux assaillants qui lui interdisent toute retraite). Or, on a coutume d'attribuer aux "héros" en tout genre49 une "clairvoyance" hors du commun. C'est probablement le cas, mais, justement, cette "clairvoyance" qui frappe notre imagination par son degré élevé d'acuité et d'efficacité n'est rien d'autre qu'un cas-limite pour cette "présence d'esprit" que nous avons tous, peu ou prou, chaque fois qu'il nous est donné d'agir. "Ainsi comprise, la notion d'esprit ne se définit pas d'abord par la conscience et par la représentation, mais par l'ordre et par la finalité"(Descombes, la Denrées Mentale, i, 6). Ce qui est le plus frappant, dans cette remarque, c'est qu'effectivement, l'équivalence sémantique entre l'esprit et la sacro-sainte notion de conscience avec ses très lourdes assomptions métaphysiques50 ne semble plus très pertinente pour la raison que "la conscience de l'intention en train d'être exécutée n'est pas autre chose que la connaissance de l'événement en tant qu'exécution de l'intention"(Descombes, comment savoir ce que je fais ?, in Philosophie, n°76). Donc le "sens" dont il s'agit ici est le sens sémantique, autrement dit la signification d'un mouvement du corps et non plus la direction d'ajustement du corps vers un objet du monde, ajustement métaphysique (transcendant) pour la phénoménologie, ajustement géométrique (immanent) pour la philosophie spinozienne. Alors, que doit-on entendre exactement ici par "connaissance" et comment celle-ci produit-elle le "sens" de l'action ?


1Dans une autre version, tout autant sujette à caution, un tel débat aurait eu lieu lors du Concile de Trente en 1545.
2Dit Jansénius qui, comme chacun sait, est à l'origine du mouvement janséniste de retour à l'orthodoxie augustinienne en matière de "grâce efficace" (fondée sur la providence divine), par opposition à la thèse jésuite très en vogue, à l'époque, de la "grâce suffisante" (dont le fondement est la valeur des actes du pécheur).
3Dans cet exposé, sauf exception dûment mentionnée et justifiée, chaque fois que nous emploierons un terme comme "âme", "esprit", "psychisme", "mental", "pensée", "conscience", etc., nous désignerons, non pas le sens précis du terme en question mais, en bloc, tout le champ lexical mentaliste balayé par l'ensemble de ces termes. Pour parler comme Nelson Goodman, nous dirons que l'utilisation de ces termes exemplifie sans dénoter (cf. Philosophie Analytique, Littérature et Sémantique).
4Dans le Phèdre, Platon utilise une autre allégorie pour figurer les rapports de l'âme et du corps : l'âme y est représentée comme le cocher d'un attelage composé de deux chevaux, l'un souple et docile, l'autre rétif et indiscipliné. Le corps est ici jugé moins sévèrement, puisque l'une de ses composantes apparaît comme bonne et en harmonie avec la nature de l'âme.
5Au livre VII de la République, Platon établira même une relation de subordination entre le bien et le vrai à partir de l'analogie d'après laquelle le bien est au vrai ce que le soleil est à la lumière.
6Pour peu que le défunt se soit vu accorder une sépulture, son âme est guidée par Hermès Psychopompe (étymologiquement, "conducteur des âmes") vers l'Enfer, le royaume souterrain d'Hadès et de Perséphone afin qu'elle soit jugée par Minos, Éaque et Rhadamante, lesquels juges la dirigent ensuite, par degré de vertu décroissant, soit vers les Champs-Elysées, soit vers l'Érèbe, soit vers le Tartare. Par ailleurs, les âmes les plus vertueuses, ainsi que celles qui se sont purifiées pendant mille ans peuvent se réincarner dans un nouveau corps.
7En latin "fou" se dit demens, dementis, c'est-à-dire, littéralement, "privé d'esprit". Dans la culture vaudoue, le zombie est un être humain qu'un sorcier a dépourvu d'esprit. Le mythe du zombie, c'est-à-dire d'un homme réduit à un corps, est ensuite passé dans l'imaginaire noir-américain, comme par hasard pendant et juste après l'époque de l'esclavage.
9Argument parfaitement circulaire puisque, la preuve que les animaux n'ont pas de pensées, c'est qu'ils n'expriment rien d'autre que des passions dans un système de communication qui ne peut pas être qualifié de langage dans la mesure, précisément, où celui-ci est réputé n'exprimer que des pensées.
10S'il est vrai qu'aujourd'hui on a tendance à confondre monisme et matérialisme, cette "étoffe" n'est pas nécessairement, matière ou corps. Pour Spinoza, cette "étoffe", c'est la substance ou Nature. Pour le Bouddhisme, pour le Taoïsme, pour Berkeley, pour Mach ou pour le Romantisme, c'est la conscience, etc.
11C'est Kant qui, le premier, a justement remarqué que, depuis la révolution introduite par Copernic et Galilée, l'ontologie est l'affaire, non plus de la métaphysique, mais de la science expérimentale. Or, ce qu'il y a d'"expérimental" dans la science post-copernicienne réside dans la seule confirmation ou non de l'hypothèse par la mesure du phénomène observé. C'est donc l'armature mathématisée du protocole de confirmation qui, in fine, est censée garantir la crédibilité de l'ontologie fondée sur la science expérimentale. Raison pour laquelle "une pure théorie de la nature concernant des choses déterminées de la nature n’est possible qu’au moyen de la mathématique"(Kant, Premiers Principes Métaphysiques de la Science de la Nature, IV, 470). Sauf que l'idéaliste (transcendantal) qu'est Kant ne peut pas ignorer que, comme le soulignera pertinemment Quine, "nous portons notre attention sur les variables liées quand nous faisons de l’ontologie, non pour savoir ce qui est, mais pour savoir ce qu’une remarque ou une doctrine donnée, la nôtre ou celle de quelqu’un d’autre, dit qui est"(Quine, d’un Point de vue Logique, ii, 6). Bref, la révolution copernicienne qui confie, désormais, à la puissance quantifiante et mesurante des mathématiques, le soin de découper le donné naturel en êtres réels repose, ab initio, sur un parti pris métaphysique dont le coup de force est de faire adhérer sans réserve à l'illusion que "l’univers est écrit dans la langue mathématique"(Galilée, l’Essayeur) au motif que, contrairement à ce qui se passe dans la métaphysique traditionnelle, le concept désignant l'être réel est, non seulement bien construit a priori (ce qui est le sens de l'injonction platonicienne d'être "géomètre" avant d'être philosophe), mais correspond a posteriori à des quantités objectivement mesurables. En dépit de son indéniable efficacité due au fait qu'une théorie validée dans ces conditions devient, ipso facto, un algorithme de (re-)production technologique, un tel modèle scientifique expérimental mathématisé comme juge en dernier recours de ce qui est se trouve sérieusement mise en question au XX° siècle, notamment par Popper ("la réfutabilité, au sens du critère de démarcation, ne signifie pas qu'une réfutation puisse être obtenue en pratique ou que, si on l'obtient, elle soit à l'abri de toute contestation. […] Il est toujours possible de trouver certains moyens d'échapper à la réfutation, par exemple en introduisant une hypothèse auxiliaire ad hoc […] ; on ne peut jamais réfuter une théorie de manière concluante" - Popper, le Réalisme et la Science), ou par Schrödinger ("il est hors de doute que la question de l'individualisation, de l'identité [des atomes], n'a vraiment et réellement aucune signification [...]. Dans les corps tangibles, composés d'atomes, l'individualité provient de la structure, de l'assemblage, de la figure ou de la forme, ou encore de l'organisation comme nous pourrions dire dans d'autres cas. […] Il n’y a aucune observation possible de la forme d’un atome, ce ne sont que des formules mathématiques" - Schrödinger, Physique Quantique et Représentation du Monde).
12"Le programme de la neuroscience contemporaine est d’abolir [le dualisme et] d’établir une relation de causalité réciproque entre l’organisation neurale et l’activité qui s’y développe et se manifeste par l’actualisation d’un comportement (ou d’un processus mental) défini"(Changeux, du Beau, du Vrai, du Bien : une Nouvelle Approche Neuronale).
13Du nom du fondateur de la phénoménologie qui ne l'a pas énoncé lui-même mais qui a néanmoins souligné que "les représentations, ainsi que tous les phénomènes qui reposent sur des représentations ne comportent ni extension ni localisation spatiale"(Brentano, Psychologie du point de vue Empirique). Ce qu'on appelle ici "problème" est évidemment de savoir comment ce qui n'a "ni extension ni localisation spatiale" peut être produit par et avoir de l'influence causale sur un substrat matériel qui, lui, est étendu et localisé. Nous y reviendrons.
14Cf. sur ce point le chapitre III ("ce que l'œil dit au cerveau") de l'ouvrage de Jacques Bouveresse, Langage, Perception et Réalité.
15Le bit, contraction de binary digit, "mesure binaire", est le nom que l'on donne en informatique à l'ensemble {0, 1} dans lequel 1 est le signe du passage du courant et 0 celui de son interruption.
16Pronom-adjectif latin neutre (pluriel "qualia") dont nous reparlerons plus loin.
17Dans le sens où l'esprit serait l'organe assurant la fonction cognitive de la même façon que l'intestin assure la fonction digestive, le cœur la fonction circulatoire, etc. Il va de soi que lesdites "fonctions" doivent être comprises dans un sens téléologique (visant un but) et non pas au sens des fonctions mathématiques récursives qu'on utilise en informatique et dont parlait Turing.
18"Les machines possèdent la propriété p ; les êtres humains possèdent la propriété p ; donc les êtres humains sont probablement des sortes de machines". Soit dit en passant, c'est exactement la stratégie adoptée par Freud lorsqu'il conjecture l'existence d'un "inconscient psychique" (cf. Freud, Métapsychologie et Psychanalyse).
20Même si, "les entités postulées par la science sont comparables, du point de vue épistémologique, aux dieux d’Homère […] ; les objets physiques comme les dieux ne trouvent place dans notre conception que pour autant qu’ils sont culturellement postulés […] ; si le mythe des objets physiques est supérieur à celui des dieux de l’Olympe, c’est qu’il s’est révélé être un instrument plus efficace"(Quine, les deux Dogmes de l’Empirisme, vi), il reste qu'aujourd'hui "le caractère de la réalité, c’est l’affaire de l’homme de science"(Quine, le Mot et la Chose, §6).
21Ce paradigme interprétatif est, notamment, d'une grande pertinence socio-historique dans la mesure où il justifie et perpétue le pouvoir d'une classe dominante qui a compris que, pour maximiser la productivité du travail, et donc, in fine, les profits que cette productivité génère, elle a intérêt à atomiser les travailleurs et à fractionner le plus possible les forces de travail (les compétences) en donnant l'illusion que toute action humaine est nécessairement l'effet d'un mécanisme causal (c'est l'un des aspects essentiels du scientisme que de réduire la raison suffisante d'un phénomène à une cause mécanique). Durkheim dirait qu'elle a intérêt à promouvoir entre les individus une solidarité mécanique (dans laquelle un individu est réputé remplaçable par un autre, une compétence par une autre, comme les pièces d'une machine) plutôt qu'une solidarité organique (au sein de laquelle les individus sont irremplaçables un peu comme les organes d'un corps vivant). On peut sans peine imaginer les ravages que l'idéologie scientistrisque de causer dans le domaine de l'éducation, tout particulièrement dans celui de l'apprentissage de la lecture où, afin de maximiser les performances des apprentis lecteurs dans la compétition Pisa, leurs compétences se trouvent réduites à une combinatoire graphèmes-phonèmes donc, effectivement, à une simple mécanique.
22Cf. le chapitre 11 de ses Essays on Actions and Events. Le terme de "survenance" (traduction française pour "supervenient") est celui que Moore avait déjà employé, dans ses Principia Ethica, pour parler du rapport entre les prédicats moraux et les faits empiriques.
23D'où l'appellation de "monisme anomal" ("a" privatif et "nomos", loi) que propose Davidson.
24"La tautologie et la contradiction sont vides de sens. [...] Tautologie et contradiction ne sont pas image de la réalité. Elles ne représentent aucune situation possible"(Wittgenstein, Tractatus, 4.461-4.462).
25Pour certains cognitivistes comme Jerry Fodor ou Noam Chomsky, c'est même une thèse explicitement posée que "les états ou représentations internes sont des formules d'un langage interne ou "mentalais" proches des langages formels de la logique"(Andler, Calcul et Représentations : les Sources, in Introduction aux Sciences Cognitives, intro.). Cela nous permet de constater à quel point la notion de "représentation" est polysémique (tout à la fois image, exemple, modèle, substitution, délégation et spectacle) et, partant, source d'ambiguïtés.
26Du latin homonculus, "petit homme". Expression due à Anthony Kenny, the Homunculus Fallacyin the Legacy of Wittgenstein (1961).
27Notons quand même que Hume ajoute, afin de ne pas être accusé d'assumer la thèse cartésienne du dualisme des substances, que "la comparaison du théâtre ne doit pas nous égarer. Ce sont les seules perceptions successives qui constituent l'esprit ; nous n'avons pas la connaissance la plus lointaine du lieu où se représentent ces scènes ou des matériaux dont il serait constitué"(Hume, Traité de la Nature Humaine, §4).
28Signalons aussi, dans la même veine, les expériences de pensées dites "de la chambre de Mary" de Frank Jackson, "du zombie" de David Chalmers, ou encore "du spectre inversé" de Sydney Shoemaker et Ned Block, toutes destinées à ruiner le réductionnisme et, a fortiori, l'éliminativisme propres aux neuro-sciences.
29Dans cette occurrence d'"inexistence", le préfixe "in-" n'est pas privatif (comme dans "impossible") mais directif (comme dans "induction"). Donc "inexistence" ne veut pas dire, ici, "non-existence" mais, au contraire, "existence dans ...".
30Cette précision est importante pour distinguer le dualisme phénoménologique du dualisme empiriste, par exemple chez Hume qui souligne que "nous ne sommes qu’un faisceau ou une collection de perceptions différentes qui se succèdent avec une rapidité inconcevable et sont dans un flux et un mouvement perpétuel"(Hume, Traité de la Nature Humaine, I, iv, 6). Pour la phénoménologie, chacun de nous est un corps et un esprit, pour l'empirisme classique, un corps mais une multitude de manifestations spirituelles (rappelons que, pour Descartes, nous sommes un esprit mais nous possédons un corps).
31Même si tout objet intentionnel ne semble pas devoir être visé sur ce mode-ci, puisque "dans la représentation, c’est quelque chose qui est représenté, dans le jugement quelque chose qui est admis ou rejeté, dans l’amour quelque chose qui est aimé, dans la haine quelque chose qui est haï, dans le désir quelque chose qui est désiré, et ainsi de suite"(Brentano, Psychologie du point de vue Empirique).
32Avec une nouvelle ambiguïté sur le sens à donner ici à "représentation", tout à la fois mentale et théâtrale, ambiguïté confirmée et alimentée par l'analyse qu'il fait de l'exemple fameux du garçon de café et qu'il théorisera, dans l'Imaginaire, en disant que le lieu de la représentation, en quelque sens que l'on prenne l'expression, est, cependant, toujours extérieure à l'esprit.
33Kant parle d'ailleurs plutôt du "je" trascendantal (par opposition au moi empirique) au sens où "le "je pense" de l'aperception pure doit pouvoir accompagner toutes mes représentations [pour réaliser] l'unité transcendantale de la conscience de soi"(Kant, Critique de la Raison Pure, III, 110). Rappelons que Kant "appelle transcendantale toute connaissance qui s'occupe en général non pas tant d'objets que de notre mode de connaissance des objets en tant que celui-ci doit être possible a priori"(Kant, Critique de la Raison Pure, III, 43). La synthèse a priori du divers de l'expérience dans une aperception transcendantale est donc, pour Kant, la condition de possibilité de tout connaissance en général. En tout cas, transcendantal ou pas, nous sommes là au cœur de l'idéalisme .
34Cf., à titre d'exemple caricatural, ce qu'en dit le cognitiviste Stanislas Dehaene dans son best seller intitulé sans vergogne le Code de la Conscience.
35Mais ce retour en arrière ne nous semble pas très significatif dans la mesure, justement, où l'ontologie sous-jacente étant inexistante, le choix lexical ("état mental") semble être un choix par défaut consistant, là encore, à faire droit au langage ordinaire. Nagel, par exemple, hésite entre les deux terminologies lorsqu'il écrit, par exemple, que "Wittgenstein pourrait bien avoir eu raison lorsque, dans l'un de ses propos fameux, il dit que le pas décisif dans l'art de l'escamotage a été fait lorsque nous parlons des états et des processus mentaux et laissons leur nature indécise [en pensant] qu'un jour nous en apprendrons davantage à leur sujet"(Nagel, le Point de vue de nulle part, iii). Wittgenstein qui souligne, en effet que "nous parlons de processus et d'états [mentaux] en laissant leur nature indécidée ! Peut-être, un jour, connaîtrons-nous plus de choses à leur sujet, pensons-nous. Mais nous avons arrêté une manière déterminée de les considérer. Car nous avons un concept déterminé de ce que veut dire : apprendre à mieux connaître un certain processus […]. Aussi nous faut-il nier l'existence d'un processus encore incompris qui se déroulerait dans un medium encore inexploré"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §308).
36Nous faisons référence, par ce terme, au concept spinozien de conatus que l'on peut rapprocher de l'inertie galiléenne ou de la pulsion freudienne. Nous y reviendrons.
37Ces "expériences perceptives" correspondent d'ailleurs à ce que Locke appelle les "idées de qualités secondes, lesquelles ne sont rien dans les objets sinon des pouvoirs de produire en nous diverses sensations par le moyen des qualités premières de leurs parties insensibles"(Locke, Essai Philosophique concernant l’Entendement Humain, II, viii, 10), étant entendu que "les qualités premières sont les qualités absolument inséparables du corps, quels qu'en soient l'état, les altérations, la force exercée sur lui et que les sens trouvent constamment dans toute particule de matière"(Locke, Essai Philosophique concernant l’Entendement Humain, II, viii, 10) et que "la conscience, c’est la perception de ce qui se passe dans le propre esprit d’un homme"(Locke, Essai Philosophique concernant l’Entendement Humain, II, i, 19).
38La double qualification "états (mentaux)" et "actes (représentationnels)" laisse perplexe.
39Une autre conception intéressante (que nous ne développerons pas ici pour la bonne raison que nous l'avons déjà fait dans Freud, Métapsychologie et Psychanalyse) du rapport de représentation que le soi entretient avec son psychisme réside dans la métaphore de l'"ambassadeur" utilisée par Freud lorsqu'il écrit que "le moi a pour mission d’être le représentant du monde extérieur aux yeux du ça, et pour le plus grand bien de ce dernier. En effet, sans le moi, le ça, aspirant aveuglément aux satisfactions des pulsions, viendrait imprudemment se briser contre cette force extérieure plus puissante que lui "(Freud, Nouvelles Conférences sur la Psychanalyse).
40Nous n'insisterons pas, dans cet article, sur l'aspect idéologique que revêt le paradigme représentationnaliste dans la définition idéale de l'homo œconomicus cher à Adam Smith et à ses très nombreux héritiers intellectuels : "l’intention de chaque individu n’est pas de servir l’intérêt public, et il ne sait même pas jusqu’à quel point il peut être utile à la société, il ne pense qu’à son propre gain [mais] en cela comme dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions"(Smith, la Richesse des Nations, IV, 2). Nous nous contenterons de rappeler cette réflexion de Bourdieu pour qui "le mythe de l'homo œconomicus et de la rational choice theory [sont des] formes paradigmatiques de l'illusion scolastique qui portent le savant à mettre sa pensée pensante dans la tête des agents agissants et à placer au principe de leurs pratiques, c'est-à-dire dans leur « conscience », ses propres représentations spontanées"(Bourdieu, les Structures Sociales de l’Économie), en l'occurrence, celles du meilleur des mondes capitalistes possible.
41On pourrait même dire qu'il est potentiellement "polyste" dans la mesure où "Dieu est une substance constituée par une infinité d'attributs"(Spinoza, Éthique, I, 11), même si nous autres humains n'en connaissons que deux : l'étendue et la pensée. En tout cas, le monisme ontologique de Spinoza n'est pas réductionniste puisque tous les attributs ont la même dignité divine.
42On voit au passage en quoi le monisme de Spinoza diffère de celui d'un Davidson, par exemple (cf. notes 21 et 22).
43Censé d'ailleurs faire bon ménage avec l'incontournable "liberté de penser et d'agir" que l'idéologie sous-jacente proclame comme un mantra. Sans doute l'effet miraculeux de la fameuse "main invisible" qu'Adam Smith appelle à la rescousse, "la volonté de Dieu, cet asile de l’ignorance"(Spinoza, Éthique, I, app.).
45Spécificité de degré et non de nature sans doute, mais on voit quand même qu'on est là aux antipodes de la conception cartésienne de la raison comme procédant de la maturation "des semences de vérité [que] la nature [Dieu] a déposées dans les esprits humains, [en vertu de quoi] l’intelligence humaine a je ne sais quoi de divin"(Descartes, Règles pour la Direction de l’Esprit, IV).
47Dans Nietzsche, la Musique, le Théâtre et la Vie, nous écrivions, à propos des mythes grecs, qu'umythe est une classe de récits fictifs dont l’objet est, en général, fictif lui aussi. Lorsque celui-ci est un personnage (et non un événement ou une chose par exemple), il est alors doté d’attributs personnels (nom, sensibilité, raisonnement, apparence physique, etc.) qui, sans qu’il soit une personne réelle, rend possible la narration de sa pseudo-existence. Quant au dieu, c’est justement un personnage mythique dont la cohérence narrative est assurée parce que tous les récits qui en sont faits sont invariablement structurés autour du même thème central typique, en l’occurrence, une force majeure (dont les effets sont, pour tout être humain, irrésistibles), éternelle et immuable. L'idée d'un "dieu-pensée" (le fameux daïmon de Socrate, il grillo parlante – Jiminy Cricket – de Pinocchio) correspond exactement à ce que dit Durkheim lorsqu'il souligne que "tout se passe comme si les hommes étaient réellement transportés dans un monde spécial, peuplé de forces exceptionnellement intenses qui les envahissent et les métamorphosent. Comment les cérémonies rituelles de la vie sociale, ne laisseraient-elles pas l’impression qu’il existe effectivement deux mondes hétérogènes et incomparables entre eux ? L’un est celui où l’on traîne, languissant, sa vie quotidienne ; au contraire, on ne peut pénétrer dans l’autre sans entrer aussitôt en rapport avec des puissances extraordinaires"(Durkheim, les Formes Élémentaires de la Vie Religieuse, iii).
48Rappelons que, dans ce sens, R est une relation d'ordre si et seulement si elle est non-réflexive (il est faux que a R a), anti-symétrique (si a R b et b R a, alors a = b) et transitive (si a R b et b R c, alors a R c). La relation "est antérieur à ..." est, typiquement, une relation d'ordre.
49Je pense, par exemple, à Mamoudou Gassama, ce jeune Malien qui, au mois de mai 2018, a escaladé à mains nues un immeuble parisien pour sauver un enfant suspendu dans le vide.
50Notons toutefois que c'est une notion assez récente puisqu'elle apparaît avec Descartes qui pose qu'"avoir conscience, certes, c’est penser et réfléchir sur sa pensée"(Descartes, Entretien avec Burman), et, surtout, avec Locke qui développe l'idée que "[consciousness is the perception of what passes in the man’s own mind] la conscience, c’est la perception de ce qui se passe dans le propre esprit d’un homme"(Locke, Essai Philosophique concernant l’Entendement Humain, II, i, 19). Descartes introduit donc la propriété de réflexivité et Locke celle de représentativité de la conscience que toute la philosophie occidentale va ensuite assumer sans réserves, à très peu d'exceptions près.

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