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mercredi 16 janvier 2019

NECESSITE DU DUALISME CORPS-ESPRIT (suite et fin).


Commençons par rappeler que, bien avant de devenir une notion philosophique, la notion d'intentionnalité a commencé par être une notion juridique fondamentale. Si l'intentionnalité civile (celle qui fonde la notion de responsabilité) est un élément moral que le juge présume de la part du prévenu en vertu de l'adage selon lequel nul n'est censé ignorer la loi, donc, en particulier, celle qui interdit de nuire à son prochain1, en revanche, lorsqu'il s'agit d'un acte délictueux ou criminel, l'intentionnalité pénale (celle qui fonde la notion de culpabilité) se prouve en vertu de l'art.9 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen qui dispose que "tout homme [est] présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable"2. La charge de la preuve de l'intentionnalité de l'acte imputé au prévenu appartient donc à l'accusation3. Or, il est clair qu'elle ne peut le faire qu'en s'appuyant sur des données factuelles concernant le comportement effectif du prévenu. Raison pour laquelle, d'une manière générale, "si vous voulez dire quelque chose d'à peu près exact sur les intentions de quelqu'un, une bonne manière d'y arriver sera d'indiquer ce qu'il a effectivement fait ou ce qu'il est en train de faire"(Anscombe, l'Intention, §4). L'intention, et par conséquent l'esprit ou encore le mental à quoi nous l'avons ci-devant réduit, doivent donc, de ce point de vue, être considérés comme des processus nécessaires et dualistes à la fois. D'abord, en effet, ce sont, non des états mais des processus qui autorisent une société donnée à imputer à un agent social donné la responsabilité et/ou la culpabilité de ses actes. Il va de soi qu'une telle imputation ne suppose, quant à la nature des processus en question, aucune assomption métaphysique autre que leur pure et simple manifestation par et dans des actes en général, c'est-à-dire par et dans ce que tel ou tel individu accomplit en tant qu'agent social. Ensuite, elle ne présuppose non plus aucune configuration sociale ou politique particulière : on est, encore une fois, face à un invariant anthropologique, une forme nécessaire sans laquelle il n'y a pas de société humaine envisageable4. Enfin, et c'est cela le plus important pour notre propos, l'imputation de responsabilité et/ou de culpabilité ou encore, si l'on préfère, d'intentionnalité comporte deux aspects complémentaires et indissociables : un aspect objectif (en 3° personne) et un aspect subjectif (en 1° personne). L'aspect objectif consiste à admettre que "quand nous décrivons une action comme intentionnelle, nous ne lui ajoutons pas quelque chose qui s'y rattacherait au moment de son accomplissement"(Anscombe, l'Intention, §19). L'action, c'est, par définition, quelque chose qui est fait par un agent, par opposition à quelque chose qui arrive à un patient. Or il n'est pas de collectivité humaine proprement dite sans ce que les anglo-saxons appellent l'"agency", c'est-à-dire la qualité d'agent, la propension à agir, autrement dit à prendre des initiatives attribuées à des individus humains. À cet égard, Hannah Arendt se plaît à citer Saint Augustin en disant que "les hommes prennent des initiatives, ils sont portés à l'action : initium ergo ut esset, creatus est homo, ante quem nullus fuit (pour qu'il y eût un commencement fut créé l'homme avant qui il n'y avait personne) dit Saint Augustin dans sa philosophie politique [de Civitate Dei, xii, 20]"(Arendt, Condition de l’Homme Moderne, v, 1)5. Ce caractère objectif de l'intentionnalité se manifeste, entre autres manières, par le compte-rendu descriptif possible d'une action donnée. Cette possibilité est, évidemment, essentielle dans le cadre d'une imputation pénale : lorsque Violette Nozière se procure des barbituriques pour la première fois, est-ce qu'elle entend6 se suicider ou bien empoisonner ses parents ? Étant donné le contexte, les deux descriptions sont pertinentes (et ne seront d'ailleurs jamais tranchées). De fait, "il y a [plusieurs] descriptions possibles pour une seule action, chacune dépendant de circonstances plus larges, et chacune est reliée à la suivante comme une description de moyens en vue d'une fin"(Anscombe, l'Intention, §26). Ici, les deux descriptions s'excluent mutuellement, mais dans le cas d'Ulysse exécutant un par un tous les prétendants, elles peuvent, au contraire, se compléter de telle sorte qu'"en faisant de [telle] intention le dernier terme de notre série, nous avons reconnu qu'il était [...] l'intention dans laquelle a été accomplie l'action sous ses autres descriptions"(Anscombe, l'Intention, §26) : Ulysse entend se venger des prétendants de Pénélope en ayant l'intention, d'abord de tuer Antinoos, puis de révéler son identité, puis d'abattre Eurymaque, etc., jusqu'à l'intention finale d'accomplir sa vengeance.

Cette possibilité essentielle de rendre-compte d'un comportement comme d'une action en en donnant une certaine description intentionnelle permet d'appréhender également l'aspect subjectif de l'intention dans la mesure où le compte-rendu peut toujours être fait pour soi-même, de manière réflexive, par l'agent qui est censé "savoir ce qu'il fait". En effet, aux "actions [intentionnelles par définition] s'applique un certain sens de la question "pourquoi ?". Ce sens est bien sûr celui dans lequel la réponse mentionne, si elle est positive, une raison d'agir. [...] On refuse toute application à cette question quand on répond : "je n'étais pas conscient(e) que je faisais cela". [...] Dès lors, dire qu'un homme sait qu'il fait X, c'est donner une description de ce qu'il a fait sous laquelle il le sait"(Anscombe, l'Intention, §§5-6). Or, et Elizabeth Anscombe fait, ici, directement référence à un des leitmotive de la philosophie de Wittgenstein, le mode de connaissance par soi-même de sa propre raison d'agir est tout à fait particulier en ce qu'il ne peut être confondu avec le mode de connaissance d'une cause de son propre mouvement. Wittgenstein remarque en effet qu'"une confusion s’installe ici entre raison et cause, à laquelle on est conduit par l’utilisation ambiguë du mot pourquoi […]. La proposition selon laquelle votre action a telle ou telle cause est une hypothèse qui est bien fondée si vous avez un certain nombre d’expériences qui, grosso modo, s’accordent à montrer que votre action est la conséquence régulière d’un certain nombre de conditions appelées causes de l’action, mais s’il s’agit de savoir la raison, il n’est plus nécessaire d’avoir un certain nombre d’expériences concordantes, et l’énoncé de votre raison n’est plus une hypothèse"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 15). Un comportement réputé intentionnel doit donc être imputé à un être doté de conscience et pas simplement de vie biologique, si et seulement si 1) ledit comportement peut faire l'objet d'une description intentionnelle objective au sens où nous l'avons définie supra, donc en termes d'ordre chronologique et nomologique des mouvements accomplis mais aussi, 2) ledit comportement peut être assumé, subjectivement, en première personne par l'agent lui-même lorsque, répondant à la question "pourquoi as-tu fait cela ?", il excipe d'une raison et non d'une cause de son agissement. Si, pour reprendre l'exemple d'Ulysse, celui-ci, supposé qu'il ait eu une parfaite connaissance neuro-scientifique des mécanismes biologiques qui gouvernent ses mouvements, avait répondu par "eh bien voici le schéma causal qui conduit de ma perception visuelle des prétendants jusqu'à leur mort, via les connexions nerveuses et musculaires de mes membres entre eux et avec mon système nerveux central", il aurait donné une (ou plutôt des) cause(s) à son comportement. En revanche, lorsque, s'adressant aux prétendants encore vivants enfermés dans son palais, il leur lance : "ah chiens, […] vous pilliez ma maison ! vous entriez de force au lit de mes servantes ! et vous faisiez la cour, moi vivant, à ma femme ! […] sans penser qu'un vengeur humain pouvait surgir !"(Homère, l'Odyssée, chant XXII, 35-40), il expose la raison ou le motif de ce qu'il s'apprête à accomplir : la vengeance. La différence saute aux yeux : il ne s'agit pas, pour l'agent supposé "savoir" ce qu'il fait et sollicité par la question "pourquoi ?", de s'observer afin de s'analyser en produisant un schéma causal, mais de se justifier afin de répondre de ses actes. D'où "la différence entre cause et raison peut être expliquée de la façon suivante : la recherche d’une raison entraîne comme partie essentielle l’accord de l’intéressé avec elle, alors que la recherche d’une cause est menée expérimentalement [...]. C’est une confusion de dire qu’une raison est une cause vue de l’intérieur7"(Wittgenstein, Cours de Cambridge1932-1935). Bref, un acte A est, pour un agent déterminé a, un acte intentionnel ou une action, à la double condition 1) qu'un observateur o puisse décrire A en disant "a fait (ou a fait, ou fera)8 A pour la raison r" et 2) que a lui-même puisse décrire A en disant "je fais (ou ai fait ou ferai) A pour la raison r". Entendons-nous bien : il n'est pas nécessaire que o et a donnent d'emblée, la même raison r. On comprend que, dans le cas d'une imputation pénale, la probabilité d'une telle occurrence puisse être, originairement, très faible. En revanche, il est nécessaire que, étant donné le contexte socio-historique partagé par a et o, il y ait possibilité de convergence, voire d'accord, en usant simplement de rhétorique à l'exclusion de tout recours à un processus expérimental9. Nous rejoignons là, apparemment, l'empirisme classique de Locke qui déclare que "s’il ne pouvait, par la conscience, confier ou approprier à ce soi actuel des actes passés, [un individu donné] ne pourrait pas plus s’en soucier que s’ils n’avaient jamais été accomplis […]. Partout où un homme découvre ce qu’il appelle ‘lui-même’, un autre homme pourra dire qu’il s’agit de la même personne"(Locke, Essai Philosophique concernant l’Entendement Humain, II, xxvii, 26) et donc qui fait de la récapitulation possible en première personne des imputations en troisième personne qui lui sont faites la condition première de l'agency10. Sauf que, nous l'avons dit, pour Locke, la conscience est une sorte de scène de théâtre intériorisée, une représentation par laquelle l'agent peut "réflexivement" s'observer11 tout à loisir. Tandis que, pour Wittgenstein, "ce qui caractérise [l'imputation d'intentionnalité] c’est que la troisième personne peut être vérifiée par l’observation, mais non la première"(Wittgenstein, Fiches, §472). Plus précisément, "pourquoi voudrais-je lui communiquer une intention en plus de lui dire ce que j'ai fait ? Non point parce que l'intention était aussi quelque chose qui se passait alors. Mais parce que je veux lui communiquer quelque chose qui va au-delà de ce qui s'était alors produit. Je lui révèle mon intérieur dès que je lui dis ce que je voulais faire. Non pas, cependant en vertu d'une auto-observation, mais par une réaction"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §659). Pour Wittgenstein, donc, s'auto-attribuer un acte en le justifiant, cela consiste non pas à s'observer sous "l’œil de l'esprit", comme dirait Platon, mais à réagir d'une certaine manière, en l'occurrence, en produisant une raison d'agir, à une sollicitation sociale. Anscombe est plus précise en ce qu'elle n'hésite pas à parler à cette occasion de connaissance sans observation : "un homme connaît souvent la position de ses membres sans observation. Nous disons "sans observation" parce que rien ne lui montre la position de ses membres [...]. L'observation suppose que nous ayons des sensations descriptibles séparément, et que les avoir soit en un sens notre critère pour en dire quelque chose. En général, ce n'est pas le cas quand nous savons quelle est la position de nos membres. Pourtant, nous pouvons le dire sans qu'on nous le souffle. Je dis cependant que nous le savons et non pas, simplement, que nous pouvons le dire, parce qu'il est possible d'avoir raison ou de se tromper"(Anscombe, l'Intention, §8). Réfutant le représentationnalisme de Locke, Anscombe définit donc la conscience en général comme l'ensemble des processus kinesthésiques et cœnesthésiques par lesquels chacun d'entre nous à connaissance de soi, mais intuitivement, sans le moins du monde s'observer. Voilà pourquoi "la classe des actions intentionnelles est un sous-ensemble [de l'ensemble des choses connues sans observation]"(Anscombe, l'Intention, §8) et donc aussi de l'ensemble des connaissances sans observations que chacun a de soi-même.

En effet, la propension spontanée à se justifier par telle ou telle raison, tel ou tel motif, fait partie de cet ensemble de processus sensibles associés à l'histoire de notre corps sans se confondre avec ces processus biologiques qui se décrivent au moyen d'un enchaînement causal et qui obsèdent les neuro-sciences. Wittgenstein insiste souvent sur l'effet que cela fait (le quale au sens de Nagel) de prononcer tel ou tel mot : "quand je lis un poème, ou une prose expressive, et surtout quand je la lis à haute voix, il se produit bien pourtant quelque chose dans cette lecture qui ne se produit pas quand je ne fais que survoler les propositions pour en retirer simplement l'information qu'elles contiennent [...]. Je puis par exemple lire une phrase de façon plus ou moins émouvante. Je m'efforce de trouver exactement le ton juste. Ce faisant, il est fréquent que je voie une image devant moi, une sorte d'illustration. Je puis même donner un certain ton à un mot, ton que sa signification appelle, presque comme si le mot était une image. On pourrait imaginer pour soi-même un système d'écriture, dans lequel certains mots seraient remplacés par de petits dessins, ce qui les ferait ressortir. De fait, cela arrive souvent, quand nous soulignons un mot ou quand, dans la phrase, nous le mettons formellement sur un piédestal"(Wittgenstein, Leçons sur la Philosophie de la Psychologie, §1059). Pour autant, l'aspect subjectif de ce qu'Elizabeth Anscombe appelle "connaissance de soi sans observation"12 n'a rien à voir avec le subjectivisme ineffabiliste commun à la philosophie classique, à la phénoménologie et à la philosophie des qualia13. Cette conception, nous l'avons vu tout particulièrement avec Nagel, consiste à admettre que l'état ou processus mental de a, seul a peut être dit en avoir connaissance. La philosophie classique et la phénoménologie en infèrent que seul a peut en avoir conscience dans le sens où une telle connaissance est et ne peut être que réflexive. D'où le problème psychologique que nous avons relevé : comment a peut-il parler de ce qu'il "connaît" de cette manière et, plus encore, être compris lorsqu'il en parle ? Sauf que le problème psychologique est mal posé. Car, comme l'avait déjà montré Durkheim, "ce n’est pas la psychologie qui peut nous apprendre comment les idées se forment et se développent, [...] car si c’est un fait psychique à sa base, c’est un fait social à son sommet"(Durkheim, Éléments d'une Théorie Sociale), et comme y insiste Descombes, "la psychologie est une science sociale, une science d'une conduite qui doit être apprise, et qui le sera conformément aux mœurs et aux habitudes d'un groupe"(Descombes, la Denrées Mentale, vii, 4). En effet, si "tout mot familier, par exemple dans un livre, se présente à notre esprit enveloppé d'une atmosphère, d'une sorte de ''halo'' d'emplois à peine suggérés […] si, dans un tableau, chaque personnage était entouré de scènes délicatement et comme nébuleusement dessinées, qui se trouveraient pour ainsi dire dans une autre dimension, et comme si nous voyions ici les personnages dans différents contextes […] si les choses se passent d'une façon telle que les emplois possibles d'un mot nous viennent à l'esprit en demi-teinte pendant que nous parlons ou écoutons, s'il en est effectivement ainsi, ce n'est que pour nous. [Or] nous nous faisons comprendre des autres sans savoir s'ils vivent, eux aussi, ces expériences"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, II, vi). Prenons l'exemple d'un quale familier, celui d'une douleur : "qu’en serait-il si les hommes n’extériorisaient pas leurs douleurs, ne gémissaient pas, n’avaient pas le visage crispé, etc. ? Dans ce cas on ne pourrait pas enseigner à un enfant l’usage de l’expression ‘douleur"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §257) ? En clair, comment un enfant pourrait-il apprendre l'expression "j'ai mal (à) …" et l'utiliser à bon escient s'il n'avait jamais connaissance de ses propres douleurs qu'en première personne et de manière privée ? Or, il est manifeste que l'on voit (et, souvent, on entend) la douleur d'autrui. Si ce n'était pas le cas, si, d'une manière générale, les sensations et les émotions n'étaient pas objectivement perceptibles par nos semblables à des fins de communication mutuelle, on comprend mal pourquoi et comment l'évolution aurait sélectionné ce que, s'agissant de l'être humain, nous nommons états mentaux. Bien plutôt, comme le souligne Allan Gibbard, "une personne incapable de manifester ses sentiments sera socialement inadaptée [...] les capacités à coordonner ses sentiments font partie de l’équipement normal dont l’homme est doté"(Gibbard, Sagesse des Choix, Justesse des Sentiments, §15). Les exemples de "psychopathes" en ce sens abondent dans la littérature (Meursault) ou dans le cinéma (Hannibal Lecter). De fait, l'état mental de douleur, par exemple, ne procède pas d'une re-présentation14 mais d'une présentation, c'est-à-dire d'une manifestation, de sorte qu'il est objectivement perceptible, ne fût-ce que parce qu'il s'accompagne de manifestations comme les cris, les rictus, les gesticulations, etc. Dès lors, "comment apprendre la signification du mot ‘‘douleur’’ par exemple ? En voici une possibilité : […] un enfant s’est blessé, il crie ; alors des adultes lui parlent et lui apprennent […] une nouvelle manière de se comporter face à la douleur"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §244). Par exemple, "l’expression "aïe ! ça fait mal !" [laquelle] n’a pas de signification, si ce n’est comme cri de douleur"(Wittgenstein, Carnets de Cambridge et de Skjölden). Bref, mettre des mots sur une douleur, ce n'est pas, pour celui qui souffre, décrire quoi que ce soit. C'est exprimer ou manifester sa douleur de manière substitutive et appropriée, étant donné le contexte socio-historique de l'expression ou de la manifestation.

Wittgenstein remarque que, d'une manière générale, "ce qu’il y a d’extrêmement important quand on enseigne [des mots], ce sont les gestes et les mimiques exagérées. Le mot est enseigné comme le substitut d’une mimique ou d’un geste. Dans ce cas, les gestes, l’intonation, la voix, etc., sont des manifestations d’approbation. Qu’est-ce qui fait du mot une expression d’approbation ? C’est le jeu de langage15 dans lequel il apparaît"(Wittgenstein, Leçons sur l’Esthétique, I). Toutefois, il y a deux cas à considérer dans le cadre de l'apprentissage verbal : le cas où le mot enseigné est le nom propre ou bien la description définie16 d'un objet extérieur au(x) locuteur(s), auquel cas il acquiert, pour l'enfant en situation d'apprentissage, la fonction de désigner ledit objet extérieur dans des propositions vraies ou fausses ; le cas où "l’expression verbale [par exemple] de la douleur remplace le cri et ne décrit rien du tout"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §244), auquel cas, il est simplement associé, pour un individu donné, à la fois à la perception des comportements typiques qui, chez autrui, ont justifié et justifient encore l'emploi de ce terme, et à la perception de ses propres sensations kinesthésiques et cœnesthésiques lors de la manifestation objective desquelles ses éducateurs ont, jadis, jugé pertinent d'introduire ledit terme. Les mots "table", "chien", "arbre", Papa", etc. font partie de la première catégorie nominative ou descriptive et, pour cela, sont réputés termes physicalistes. En revanche, les termes comme "douleur", "haine", "plaisir", "désir", "angoisse", etc. font partie de la catégorie expressive ou monstrative et, pour cela, seront dits termes mentalistes. Il est donc clair que "ce qui caractérise les concepts mentalistes17, c’est que la troisième personne peut être vérifiée par l’observation, mais non la première"(Wittgenstein, Fiches, §472) : je peux justifier la validité de la proposition "vous avez mal" au moyen de quelque observation que vous avez mal, mais je ne peux pas justifier la validité de "j'ai mal" par une auto-observation. Je suis conscient que j'ai mal, autrement dit, je sais sans observation que j'ai mal, et c'est tout18. Ce qui n'implique ni que ma conscience appartienne à un mystérieux monde métaphysique (être conscient d'un objet O, c'est percevoir O au moyen de ses facultés sensibles), ni qu'elle doive me représenter "intérieurement" son objet (être conscient d'un objet O, c'est percevoir O par sensations kinesthésique et cœnesthésiques évocables dans le champ lexical du "ressenti" et non dans celui du "représenté"), ni que ledit objet soit incommunicable (être conscient d'un objet O, c'est percevoir O avec, comme pour toute perception, une possibilité contingente19 d'en rendre compte). Finalement, nous voyons que le mental ou la conscience n'est que l'autre nom de la connaissance sans observation que nous avons, en première personne, de nos qualia ou de nos intentions, tandis que notre corps reste, par excellence, un objet de connaissance par observation que, corrélativement, autrui peut aussi décrire en troisième personne. Comme Wittgenstein l'a remarqué, "que reste-t-il si je soustrais le fait que mon bras se lève du fait que je lève le bras ?"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §621). Autrement dit, que reste-t-il de mon intention de lever le bras, ou de mon quale par lequel je sens que je fais effort pour lever le bras, si je retire le fait physique et observable que mon bras se lève ? Bref, que reste-t-il de mon état-processus mental en première personne si je lui retranche l'état-processus physique en troisième personne ? La réponse est : rien du tout. Connaissance par observation en première personne ("mentale") et connaissance empirique en troisième personne ("physique") des intentions ou des qualia sont strictement corrélatives ou immanentes l'une à l'autre20. Spinoza n'a donc pas tort d'assimiler physique et mental, sauf que cela ne vaut, paradoxalement, que pour le cas de l'être parlant qu'est l'homme seulement. Quant à la phénoménologie et la philosophie des qualia, elles seraient fondées à envisager la spécificité irréductible de la première personne si elles n'avaient pas dissocié conscience et langage pour la première, première personne et troisième personne pour la seconde. Nous devons donc confirmer la position d'Elizabeth Anscombe et de Vincent Descombes selon laquelle la déclaration d'intention en première personne nous fournit, à travers la connaissance pratique de nos actions, dont l'acte de langage consistant à commenter pertinemment un quale n'est que le cas général21, une explication nécessaire et suffisante du mental. Il s'agit par là de justifier, au moyen d'un jeu de langage approprié, la connaissance sans observation que nous avons de certaines positions, de certains états et de certains mouvements de notre propre corps. C'est pourquoi, "dans cette optique, la mentalité – ce qui fait que quelque chose ou quelqu'un possède un esprit – est à concevoir comme le pouvoir de produire quelque part un ordre de sens"(Descombes, la Denrées Mentale, i, 6) : un ordre nomologique dans tous les cas, un ordre chronologique pour les cas les plus complexes, lequel ordre nous est nécessairement suggéré par des règles qui nous ont été socialement inculquées et que nous sommes spontanément enclins à mobiliser en les appliquant à nous-mêmes.

L'analyse que nous faisons de la pensée comme commentaire nécessaire de certains mouvements, positions ou états de notre corps, nécessaire car expressions ou manifestations de ceux-ci, revient à évoquer une spécificité humaine. Or si c'est à travers et par la parole que nous pensons, si c'est cela qui fait de nous une espèce à part, c'est parce que, comme y insistera Marx, "l’essence humaine n’est point inhérente à l’individu isolé, elle est, dans sa réalité, l’ensemble des relations sociales"(Marx, Thèses sur Feuerbach, VI). C'est donc parce que "l’“esprit” est frappé de la malédiction d’être entaché de la matière : il emprunte la forme des couches d’air agitées, de sons, bref, la forme du langage"(Marx, l’Idéologie Allemande)22que nous sommes une espèce d'animaux politiques23 , comme nous définissait Aristote. Cela dit, "il n’y a aucun mal à dire que penser est un processus incorporel, mais à condition de distinguer la grammaire du mot ‘‘penser’’ de celle du mot ‘‘manger’’ par exemple […]. Penser n’est pas un processus incorporel que l’on puisse détacher de la parole"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §339). Autrement dit, pour comprendre la nécessité d'un dualisme corps-esprit, au sens où l'esprit est nécessairement autre chose que le corps, il faut commencer par distinguer soigneusement les règles grammaticales d'utilisation des termes mentalistes (e.g. "penser") et des termes physicalistes (e.g. "manger") : c'est ce que nous avons fait supra en décelant, chez les premiers nommés, une asymétrie entre la première et la troisième personne du singulier qui n'existe pas chez les seconds24. L'idée sous-jacente à tout cela est que "l’importance de la considération des jeux de langage réside dans le fait que les jeux de langage ne cessent de fonctionner, que donc leur importance réside dans le fait que les hommes se laissent dresser à réagir de cette manière à des sons"(Wittgenstein, Remarques sur le Fondement des Mathématiques, 208), donc que l'éducation humaine est toujours, d'une part, indissociable de l'apprentissage du langage, d'autre part, nolens volens, affaire de conditionnement psychologique au sens où nous avons défini la psychologie comme une science socialeNous avons dit que penser revient à justifier pour soi-même ou pour autrui sa propre intention ou son propre quale par une règle. Or "se justifier par une règle est du même genre que l’acte de dériver un résultat à partir d’une donnée, du même genre que le geste qui montre des signes placés sur un tableau"(Wittgenstein, Grammaire Philosophique, I , §61). Ce que la psychologie va nous apprendre sur l'état-processus de pensée ne peut donc s'étendre au-delà de l'étude du contexte socio-historique de la production des règles de la grammaire au sens général de ce terme, au sens où "la grammaire décrit l’usage des mots dans le langage : la grammaire est au langage ce que les règles du jeu sont au jeu"(Wittgenstein, Grammaire Philosophique, II, 23), usage qui est nécessairement public et social et jamais privé et individuel : "pourrait-il exister une arithmétique sans unanimité sur ceux qui comptent, un homme seul pourrait-il compter, un homme seul pourrait-il suivre une règle, un homme seul peut-il faire du commerce ?"(Wittgenstein, Remarques sur le Fondement des Mathématiques, 349). Bourdieu, après Aristote, Spinoza, Marx, Freud ou Wittgenstein, notamment, remarque que, dans ces conditions, le microcosme corporel est nécessairement le reflet du macrocosme social : "tout le corps qui répond par sa posture et sa réaction aux exigences du jeu exprime tout le rapport au monde social"(Bourdieu, Langage et Pouvoir Symbolique, i, 2). Loin de s'analyser en injonctions purement formelles (morales ou juridiques, par exemples), de telles exigences sociales sont, au sens de Spinoza, des causes matérielles25 qui laissent des empreintes dans le corps qui en est l'objet en en modifiant le conatus, c'est-à-dire les dispositions. De la sorte, ces exigences sont intériorisées ou, mieux, incorporées dans les dispositions ainsi modifiées26 : "tous les apprentissages confient au corps, traité comme une mémoire, leurs dépôts les plus précieux […] : mieux que [d]es signes extérieurs, [ce sont d]es signes incorporés"(Bourdieu, Langage et Pouvoir Symbolique, ii, 2)27. Ces dispositions, que Bourdieu, à la suite d'Aristote, appelle des habitus (hexéïs, en grec) ont exactement la fonction que leur assigne Spinoza, à savoir conserver le conatus de l'être social tout entier : "l’habitus est le produit de l’incorporation des structures objectives de l’espace social, ce qui incline les agents à prendre le monde social tel qu’il est, plutôt qu’à se rebeller contre lui"(Bourdieu, Langage et Pouvoir Symbolique, iii, 5). Il en va évidemment de même pour cette catégorie particulièrement importante d'habitus28, l'habitus linguistique qui est tel que "les structures objectives auxquelles il est confronté coïncident avec celles dont il est le produit, de telle sorte que l’habitus devance les exigences objectives du champ"(Bourdieu, Langage et Pouvoir Symbolique, i, 2) en nous faisant penser, sentir et commenter notre monde social comme il est préférable de le faire afin de le préserver. Ce qui fait que la grammaire, autrement dit les règles des jeux de langage par l'application desquelles nous sommes spontanément disposés à commenter pertinemment une action ou un quale sont une question d'habitus linguistique et non pas, comme le prétendent les cognitivistes29 une question de génétique. Pour expliquer en quoi consiste, pour un individu soumis à un conditionnement social déterminé, ce résultat en termes d'habitus, c'est-à-dire de dispositions comportementales modifiées, Bourdieu emploie parfois la métaphore sportive du "sens du jeu" : "l’habitus, nécessité faite vertu, produit des stratégies qui, bien qu’elles ne soient pas le produit d’une visée consciente de fins explicitement posées sur la base d’une connaissance adéquate des conditions objectives, ni d’une détermination mécanique par des causes, se trouvent être objectivement ajustées à la situation. L’action que guide le "sens du jeu" a toutes les apparences de l’action rationnelle que dessinerait un observateur impartial [...], et pourtant, elle n’a pas la raison pour principe. Il suffit de penser à la décision instantanée du joueur de tennis qui monte au filet à contretemps pour comprendre qu’elle n’a rien de commun avec la construction savante que l’entraîneur, après analyse, élabore pour en rendre compte et pour en dégager des leçons communicables"(Bourdieu, Choses Dites). Et parfois la métaphore musicale de l'ensemble orchestral : "les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables [...] en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement réglées et régulières sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles et, en étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre"(Bourdieu, Choses Dites). Dans les deux cas, il y a l'idée que l'habitus linguistique, à la fois vecteur principal et premier objet de son conditionnement, n'est pas une simple habitude au sens banal du terme, encore moins un conditionnement opérant au sens skinnerien Il produit, certes, des dispositions durables à agir et, en particulier, à agir en parlant, mais, à tout prendre, s'il fallait le rapprocher d'une notion déjà employée dans le champ lexical de l'éthos, c'est à la coutume pascalienne qu'il faudrait se référer : "les pères craignent que l'amour naturel des enfants ne s'efface. Quelle est donc cette nature, sujette à être effacée ? La coutume est une seconde nature qui détruit la première. Mais qu'est-ce que nature ? Pourquoi la coutume n'est-elle pas naturelle ? J'ai grand peur que cette nature ne soit elle-même qu'une première coutume, comme la coutume est une seconde nature"(Pascal, Pensées, B93). Si, comme le dit Wittgenstein, "obéir à une règle n’est pas une question de mécanisme causal mais de justification ou de raison d’agir selon une règle"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §217) donc, derechef, de disposition à commenter pertinemment ce que nous faisons ou sentons, c'est bien que "la règle ressemble à la partie visible de rails invisibles allant à l’infini"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §218) et ce, même si "quand je suis la règle, je ne choisis pas. Je suis la règle aveuglément"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §219). La boucle est donc bouclée : l'esprit, c'est l'habitus intentionnel30 du mouvement ou du quale en tant qu'il nous a été inculqué et se trouve en permanence réactivé par "le monde social […] parsemé de rappels à l’ordre qui ne fonctionnent comme tels que pour ceux qui sont prédisposés à les apercevoir"(Bourdieu, Raisons Pratiques, iv), en l'occurrence, ceux, parmi les êtres humains, qui, en raison de leur âge, de leur sexe, de leur classe sociale, de leur culture et, bien entendu, de leur langue, sont déjà enclins à être informés, modifiés par de tels "rappels à l'ordre". En d'autres termes, l'esprit n'advient au corps que si et seulement si celui-ci est pré-disposé à le recevoir. Nous ne pouvons donc plus faire l'économie, à ce stade de notre réflexion, et si nous voulons lui conserver son caractère conceptuel et non empirique, d'une interrogation métaphysique sur l'origine de la pré-disposition du corps humain à se spiritualiser.

Elizabeth Anscombe puise sa notion de connaissance de soi sans observation en empruntant à Aristote la distinction entre deux formes de connaissance : "se peut-il que la philosophie moderne n'ait rien compris du tout à une chose : à savoir ce que les philosophes anciens et médiévaux entendaient par connaissance pratique ? Assurément, en philosophie moderne, nous avons de la connaissance une conception incurablement contemplative. [Or] il y a deux connaissances : l'une par observation, l'autre par intention"(Anscombe, l'Intention, §32). En effet, Aristote remarque que "deux facultés [désir -orexis- et intellect -noûs-] sont donc principes du mouvement local. [...] L’intellect qui raisonne en vue d’un but [logizomenos] c’est-à-dire l’intellect pratique [noûs praktikos] se distingue de l’intellect théorique [noûs theoretikos] par sa fin [telei]"(Aristote, de l'Âme, 433a). Autrement dit le mouvement que nous faisons vers quelque chose est toujours motivé (comme chez Spinoza ou Freud) par le désir, lequel, dans le cas spécifique de l'homme, est guidé par l'intellect. Sauf que ce quelque chose vers quoi nous nous mouvons, soit il existe déjà indépendamment de nous et il est à l'origine du mouvement, soit il n'existe pas encore ou, du moins, pas comme nous le souhaiterions et il est alors la fin du mouvement. Dans ce cas, que "le terme final du raisonnement est le point de départ de l’action"(Aristote, de l'Âme, 433a), puisqu'il peut être envisagé, soit de modifier, soit de détruire, soit même de créer un objet qui, avons-nous dit, pourrait être autre qu'il n'est au moment où nous ldésirons. Tandis que dans l'autre cas, notre mouvement vers lui se bornera donc, par définition, à une contemplation ("théoria") au moyen de l’intellect théorique ("noûs theoretikon"). Aussi, la vertu, l'excellence de l'intellect guidant le désir ne peut être la même dans les deux cas. Aristote les nomme, respectivement excellence théorique ("sophia") et excellence pratique ("phronèsis") : "l'excellence théorique consiste à rechercher la vérité dans ce qui est universel et nécessaire, […] tandis que l'excellence pratique consiste à être capable de vouloir comme il convient ce qui peut être bon et utile"(Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140a-b). Il va de soi que le succès de l'entreprise vengeresse d'Ulysse doit être rapportée à son excellence pratique, car "l'excellence pratique, c’est ce mode d’être qui […] détermine notre action à l’égard des choses qui peuvent être bonnes pour l’homme en général"(Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140b)31. Or, l'excellence pratique est une vertu ("arétè") au sens où Aristote dit que "la vertu est un juste milieu […] entre deux vices, l'un par excès et l'autre par défaut.Voilà pourquoi aussi c'est tout un travail que d'être vertueux. En toute chose, en effet, on a peine à trouver le moyen : par exemple trouver le centre d'un cercle n'est pas à la portée de tout le monde, mais seulement de celui qui sait. Ainsi également, se livrer à la colère est une chose à la portée de n'importe qui, et bien facile, de même donner de l'argent et le dépenser ; mais le faire avec la personne qu'il faut, dans la mesure et au moment convenables, pour un motif et d'une façon légitimes, c'est là une œuvre qui n'est plus le fait de tous, ni d'exécution facile, et c'est ce qui explique que le bien soit à la fois une chose rare, digne d'éloge et belle"(Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 1109a). De fait, la colère d'Ulysse, tout comme celle d'Achille, sont, à cette aune, des colères éminemment vertueuses. La difficulté d'être vertueux réside dans l'aspect périlleux, voire franchement aléatoire, du choix des moyens d'atteindre le but fixé dans un mode sublunaire gouverné par l'incohérence des dieux, autrement dit par le destin ("tukhè"). Encore une fois, si la fin visée existait déjà, il n'y aurait pas vraiment de problème : soit on serait capable de la viser par la seule force de l'intellect théorique, soit on n'en serait pas capable. En revanche, c'est parce qu'elle n'existe pas encore qu'elle est contingente et que les difficultés s'amoncellent parce que rien ne garantit à l'agent, quelque vertueux qu'il soit, que ladite fin, action ou production, de possible ("dunamis") qu'elle est au moment de la visée intentionnelle ("prohairèsis")32 devienne une réalité ("énergéïa"). C'est pourquoi "nous ne délibérons pas tellement sur le but que nous nous proposons, c’est plutôt sur les moyens qui doivent nous y conduire […]. La fin qu’on poursuit étant l’objet de l'intention, les moyens qui mènent à cette fin peuvent être soumis à notre délibération et à notre décision"(Aristote, Éthique à Nicomaque, III, 1112b-1113b). Or, parmi les risques que court l'agent qui choisit ses moyens d'agir ou de produire, il y en a un qui l'emporte en gravité sur tous les autres : manquer l'occasion ("kaïros"), rater le moment opportun. Car, au fond, la connaissance pratique ("noûs praktikos"), contrairement à la connaissance théorique (noûs théorétikos), "n'a rien de stable [puisque] c'est aux agents eux-mêmes qu'il appartient de tenir compte de l'opportunité [ton kaïron], comme c'est aussi le cas pour l'art médical et pour celui de la navigation"(Aristote, Éthique à Nicomaque, II, 1104a). Les exemples du médecin et du navigateur que prend Aristote pour illustrer son propos sont très significatifs. De même, le succès de l'entreprise d'Odusséus Polumètis, ("Ulysse aux mille ruses") dépend, entre autres choix, de celui, crucial, du moment opportun pour se saisir de l'arc, décocher la flèche, viser une autre victime, se déclarer auprès d'elle, l'invectiver, la tuer, etc., le tout dans un ordre chronologique déterminé tout en étant parfaitement aléatoire quant à son issue.

Nous sommes à présent en mesure de fonder, par et dans la métaphysique d'Aristote, l'irréductible dualité de l'âme et du corps33 en considérant, précisément, le corps, non pas dans l'absolu comme chez Spinoza ou les phénoménologues, mais en situation dans un biotope déterminé quoiqu'inachevé et, par là, incertain, et l'âme non plus comme une substance éthérée et supérieure en dignité comme chez Platon ou Descartes, ni comme une fonction représentative comme chez la plupart des philosophes, mais comme la forme que prend le corps, en situation, dans ledit biotope, bref, comme une in-formation du corps. Dans un article déjà un peu ancien34, nous montrions, à la lumière de la philosophie de Spinoza et, surtout, de celle d'Aristote, que l'information est essentielle à la matière, tout particulièrement à la matière vivante, sans pour autant être une représentation de quoi que ce soit. Dans un passage célèbre mais un peu obscur du livre II de la Physique, Aristote écrit qu'"en un premier sens, on appelle cause [aitia] ce dont provient une chose et qui est en elle, ainsi l'airain est, en ce sens la cause de la statue […] ; en un autre sens la cause est la forme et le modèle des choses, c'est la notion qui détermine l'essence d'une chose, par exemple, en musique, la cause de l'octave est le rapport de deux à un"(Aristote, Physique, II, 194b). Et de continuer en disant que "dans une troisième acception, la cause est le principe premier d'où vient le mouvement et le repos, [en ce sens], ce qui produit le changement est cause du changement produit […] ; en dernier lieu, la cause signifie la fin et c'est alors le "en-vue-de-quoi" de la chose, ainsi la santé est la cause de la promenade"(Aristote, Physique, II, 194b). D'où les quatre sens de la notion de causalité : le sens matériel, le sens formel, le sens mécanique35 et le sens final. Les deux premiers sens de la notion de "cause" fondent ce qu'il est convenu d'appeler l'hylémorphisme, c'est-à-dire l'idée qu'il n'y a pas de matière (en grec "hulè") sans forme (en grec "morphè") ni de forme sans matièreLes deux derniers participant de ce qu'on pourrait appeler, par parallélisme étymologique, le poïétotélisme, à savoir l'idée qu'il n'y a pas non plus de fin ("télos") sans moyen ("poïèsis") et inversement. En tout cas, forme et matière sont mutuellement immanentes l'une à l'autre : la forme n'est pas une option pour la matière, pas plus que la matière ne se surajoute à une forme pré-existante. Les deux exemples qu'il donne sont, à cet égard, parfaitement clairs : la matière de la statue a toujours déjà une certaine forme, de la même manière qu'il n'y a pas de musique sans un certain rapport réglé (forme) entre les notes de la gamme (matière) et vice versa. À cet égard, Gilbert Simondon fait l'hypothèse que "ce n'est pas seulement l'argile et la brique, le marbre et la statue qui peuvent être pensés selon le schéma hylémorphique, mais aussi un grand nombre de faits de formation, de genèse et de composition, dans le monde vivant et dans le monde psychique [...]. Le rapport même de l'âme et du corps peut être pensé selon le schème hylémorphique"(Simondon, l'Individu et sa Genèse Physico-Biologique). Comment, en effet, Aristote, pense-t-il le vivant ? "Parmi les corps naturels, certains ont la vie et certains ne l’ont pas"(Aristote, de l’Âme, I, 412a). Or, d'une part, "l’être, pour les vivants, c’est la vie"(Aristote, de l’Âme, II, 415b), et, d'autre part, "nous entendons par vie [zôè] le fait de se nourrir, de croître et de dépérir par soi-même"(Aristote, de l’Âme, II, 412a). D'où l'on peut comprendre que la nutrition, la croissance et même la mort sont à la fois les causes mécaniques du corps vivant et, dans la mesure où elles sont aussi "le en-vue-de-quoi" du corps vivant, ses causes finales36. Si maintenant "l'âme [psukhè] n'est pas le corps [sôma] mais quelque chose du corps"(Aristote, de l’Âme, II, 414a), elle n'est donc ni cause matérielle du corps (sinon elle se confondrait avec lui), ni sa cause mécanique ou sa cause finale (sinon elle se confondrait avec la nutrition, la croissance et la mort). Puisque l'âme est néanmoins "quelque chose du corps", il reste à conclure qu'elle est la forme du corps vivant. Mais ce n'est pas tout car, si l'âme n'était que la forme du corps, comme il n'existe pas de matière sans forme, on pourrait généraliser à tout corps ce qui a été dit du corps vivant. Certes, tout corps peut et doit être dit, au sens étymologique du terme, in-formé dans le sens précis où, en physique, une information est le contre-effet causal d'une augmentation de l'entropie37 dans un contexte spatio-temporel bien déterminé. Mais Aristote utilise le raisonnement contrefactuel suivant : si nous (nous autres humains, mais peut-être bien aussi tous les vivants) vivions dans l'Île des Bienheureux38, autrement dit, si nous étions immortels comme les dieux ou inertes comme les pierres, nous n'aurions nul besoin de nous nourrir, nous déplacer, nous protéger, nous soigner et même, à cet effet, percevoir quoi que ce soit. Si, tout au contraire, nous éprouvons de tels besoins, c'est parce que, mortels et non inertes, nous avons à nous adapter à un milieu dans lequel nous allons naître, croître, dépérir et mourir. Comme l'écrira plus tard Karl Popper, "la sélection darwinienne apprend aux différentes espèces vivantes à conserver de l’information et à l’adapter aux divers problèmes qui se posent à elles ; la vie consiste donc en systèmes physiques qui tentent de résoudre des problèmes"(Popper, la Quête Inachevée, xxxvii). Bref, l'âme est, non seulement la forme du corps vivant, mais aussi, en tant que vivant, corps in-formé en permanence de la relation immanente qu'il entretient avec son milieu. Donc, en termes aristotéliciens, l'âme n'est pas seulement forme d'un corps vivant, mais aussi et surtout, forme d'un corps vivant en acte39, c'est-à-dire en mesure d'affronter les problèmes liés à son caractère vivant. "En conséquence l'âme est la réalisation première d'un corps naturel qui a potentiellement la vie"(Aristote, de l’Âme, II, 412a), autrement dit, c'est cette forme du corps que l'on nomme l'âme qui rend le corps vivant40. En ce sens, seuls les corps vivants sont animés, c'est-à-dire, littéralement, dotés d'une âme dans la simple mesure où ce sont des systèmes physiques dont la particularité est de conserver et organiser (ontogénétiquement ou phylogénétiquement) dans un milieu "intérieur" des informations sur leur milieu "extérieur", et pas seulement de les recevoir passivement de celui-ci. Est-ce à dire qu'Aristote nie toute spécificité à l'âme humaine ?

Pas du tout puisque "ce n’est pas seulement en vue de vivre, mais en vue de vivre bien, qu’on s’assemble en une Cité, sinon il existerait aussi une Cité d’animaux"(Aristote, Politique, III, 1280a). Or "il est évident que la Cité [polis] est du nombre des choses qui sont dans la nature [phusis], que l’homme est naturellement un animal politique [zôon politikon] destiné à vivre en société et que celui qui, par sa nature et non par l’effet de quelque circonstance, ne fait partie d’aucune Cité [polis], est une créature dégradée ou supérieure à l’homme. Il mérite, comme dit Homère, le reproche sanglant d’être sans famille, sans lois, sans foyers ; car celui qui a une telle nature est avide de combats et, comme les oiseaux de proie, incapable de se soumettre à aucun joug. On voit d’une manière évidente pourquoi l’homme est un animal sociable à un plus haut degré que les abeilles et tous les animaux qui vivent réunis. La nature [phusis], comme nous disons, ne fait rien en vain. Seul, entre les animaux, l’homme a l’usage de la parole ; le cri [phonè] est le signe de la douleur et du plaisir et c’est pour cela qu’il a été donné à tous les animaux. Leur organisation va jusqu’à éprouver des sensations de douleur et de plaisir et à se le faire comprendre les uns aux autres ; mais la parole [logos] a pour but de faire comprendre ce qui est utile ou nuisible et, par conséquent aussi, ce qui est juste ou injuste. Or, avoir de telles notions en commun, c’est ce qui fait une famille [oïkos] et une Cité [polis]"(Aristote, Politique, I, 1252b, 1253a). Bref, la Cité et le langage appartiennent à la nature41 humaineOr, si l'âme est la forme du corps vivant en acte, alors la Cité et le langage sont les deux aspects spécifiques de l'âme humaine, c'est-à-dire sont les deux causes principales qui façonnent, qui modèlent la nature humaine. En ce sens, l'âme humaine n'informe pas seulement le corps humain en vue de vivre, mais aussi en vue de vivre bien, autrement dit, de vivre de manière vertueuse dans le sens où "l'homme vraiment vertueux [agathon] [...] sait toujours tirer des circonstances [tas tukhas] le meilleur parti possible, comme un bon général sait employer de la manière la plus utile au combat l'armée qu'il a sous ses ordres, comme le cordonnier sait faire la plus belle chaussure avec le cuir qu'on lui donne, comme font, chacun en leur genre, tous les autres artistes"(Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1101a). Donc, vivre bien, c'est, pour un corps humain, vivre de manière vertueuse ou encore, nous l'avons dit, en tirant le meilleur parti possible des occasions ("kaïroï") qui se présentent aléatoirement dans notre milieu politique42. En effet, "le trait distinctif de l’homme excellent [est d'] être capable de juger et de vouloir comme il convient les choses qui, pour lui, peuvent être bonnes et utiles […] c’est-à-dire contribuer à sa vertu et à son bonheur"(Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140b). "Comme il convient", c'est-à-dire, comme le soulignera aussi Machiavel, que la vertu pratique par excellence, la forme parfaite d'un corps humain en acte, la conditio sine qua non du bonheur, c'est par-dessus tout la saisie intuitive du bon moment pour agir ("kaïros"), saisie aléatoire s'il en est, ainsi que le rappelle le terme italien pour kaïros, à savoir la fortuna43. Dans deux de nos précédents articles44 nous avons donné le nom d'"éthique de la sérendipité"45 à la manière d'envisager l'existence sous cet aspect déterminant en tenant compte du caractère fondamentalement tragique de l'existence humaine. Or, ce que vise implicitement l'âme vertueuse, autrement dit sage, ce n'est rien d'autre que vivre heureux, tant il est vrai que "l’acte unique qui est le meilleur et le plus parfait, c’est ce que nous appelons le bonheur [eudaïmonia]"(Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1099b). En ce sens, paradoxalement, en raison du caractère tragique de l'existence humaine46, le bonheur est quelque chose qui nous arrive par accident, comme le rappelle l'étymologie, tout en étant quelque chose que nous recherchons intentionnellement en tant que nous sommes des animaux politiques ou, ce qui revient au même, des animaux parlants : "le bonheur [eudaïmonia] est une certaine activité de l’âme conforme à la vertu [psukhès energeïa kat' aretèn]"(Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1100b). On comprend donc en quoi c'est la Cité ou le langage qui vont guider l'âme vertueuse à travers la maîtrise ("connaissance") d'un certain nombre de principes (de "valeurs") enseignés par la Cité et véhiculés par le langage, à viser le juste ou l'injuste, l'efficace ou le nuisible, etc. On comprend aussi en quoi de tels objets non seulement inexistants, mais, de plus, hautement aléatoires, sont fonction d'une recherche pratique et non théorique consistant, non à décrire précisément ("observer") quand et comment le corps de l'agent entre en relation avec eux, mais à en ressentir sans observation le succès relatif, étant donné le contexte d'action. Dire que le bonheur est l'expression de cette vertu de l'âme que nous avons nommée excellence pratique ("phronèsis") et qui donne au corps humain sa forme la plus accomplie, c'est dire qu'une telle recherche est aussi difficile dans son déroulement qu'improbable quant à son terme. Voilà pourquoi, d'une part on peut sans difficulté parler du caractère anthropo-centré du lexique mentaliste47, d'autre part Aristote, tout comme Spinoza ou Wittgenstein, est l'auteur d'une éthique et non d'une morale48 : une éthique est une manière de construire sa vie, une forme de vie, en l'orientant vers le bonheur, c'est-à-dire vers le succès d'une démarche parsemée d'embûches. Nous avons montré par ailleurs49 en quoi la pratique de la musique participe de la mise en œuvre d'une telle éthique, en quoi elle nous fournit un sentiment de gaieté tragique, donc une sorte de bonheur grâce à quoi, comme le dit Nietzsche, "en dépit de la terreur et de la pitié [que nous inspire notre existence], nous goûtons la félicité de vivre, non pas en tant qu'individus, mais en tant que la substance vivante, une, nous enveloppe dans sa joie créatrice"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, xvii). Il semblerait donc que le paradigme aristotélicien qui fait de l'âme la forme actuelle du corps vivant soit d'une grande pertinence. Le problème, cependant, c'est que ce paradigme en fait passer un autre, en quelque sorte en contrebande : l'idée que, si "la nature [phusis] d'un être, ce vers quoi il tend [...], c'est la forme [morphè] qui est tirée de sa matière [hulè]"(Aristote, Physique, II, 193b), alors "la nature, comme nous disons, ne fait rien en vain"(Aristote, Politique, I, 1252d). En d'autres termes, le dualisme hylémorphique dont nous avons évalué le bien fondé se double d'un dualisme poïétotélique qui semble plutôt relever de la pensée magique. Concrètement, sauf à abonder dans le sens de l'idéologie libérale, nous ne voyons pas très bien pourquoi l'intentionnalité constitutive du mental devrait être réduite à un de ces cas particuliers, en l'occurrence la capacité à envisager rationnellement une fin en se donnant les moyens de l'atteindre. Ou bien, dit d'une autre manière encore, on ne voit pas pourquoi l'âme humaine (pour ne rien dire d'une éventuelle âme non-humaine) ne pourrait in-former le corps humain qu'en lui assignant le bonheur pour fin et l'éthique pour moyen de l'atteindre. En ce sens, nous allons, à présent, discuter la possibilité qu'existe une autre voie d'excellence pour l'âme en tant que forme et acte premier d'un corps vivant, une voie plus modeste qui ignore, précisément, l'injonction de viser le bonheur et que nous appellerons, faute de mieux "spiritualité".

Dans son roman SiddharthaHermann Hesse conte l'histoire d'un personnage éponyme, un jeune brahmane hindou qui abandonne les privilèges de sa caste pour se mettre, par idéalisme, à la recherche de la sagesse. Pour cela, en compagnie d'un ami, il se fait moine errant et mendiant. Au cours de ses pérégrinations, il rencontre le Gautama (Bouddha) qui lui enseigne sa doctrine consistant à combattre la souffrance existentielle en dissolvant son propre moi et en abolissant la tyrannie de ses désirs. Tout en rendant hommage au Maître, Siddhartha avoue néanmoins être déçu par cette doctrine : ce n'est pas tant la doctrine du Sublime qui l'intéresse que le cheminement personnel qui l'a conduit à la doctrine. Aussi décide-t-il d'accomplir seul ce cheminement en reprenant tout à zéro et en commençant par vivre pleinement la vie que sa jeunesse et son rang social lui autorisent. Une fois saturés de mondanités et de plaisirs, de vices et de débauche, il décide d'abandonner la civilisation et d'aller vivre au bord du fleuve. Il se fait alors passeur et n'aime plus rien tant que méditer en écoutant le "AUM" que font "les dix-mille voix du fleuve". Là il comprend que la sagesse consiste en la recherche de la paix intérieure plutôt qu'en la recherche du bonheur : "peu à peu se développait et mûrissait en Siddhartha la notion exacte de ce qu'était la sagesse proprement dite, qui avait été le but de ses longues recherches. Ce n'était, somme toute, qu'une prédisposition de l'âme, une capacité, un art mystérieux qui consistait à s'identifier à chaque instant de la vie avec l'idée de l'Unité, à sentir cette Unité partout, à s'en pénétrer comme les poumons de l'air qu'on respire"(Hesse, Siddhartha, iii, 3). Pour cet amoureux des sagesses orientales et, plus particulièrement, de l'hindouisme que fut Hermann Hesse, ce Bildungsroman n'est rien d'autre que le récit de la découverte par son personnage principal des fondements du Yoga. Si l'on se réfère, en effet, aux Yogas Sutras de Patanjali, "le yoga50 est la cessation de la fragmentation mentale"(Pantanjali, Yogas Sutras, i, 2), voulant dire par là que la recherche de la sagesse doit commencer, d'emblée, par un renoncement, une phase négative : l'arrêt ("nirodhah") de ce qui nous perturbe, de ce qui nous fait souffrir ("vritti")51. Jean Bouchart d'Orval commente ainsi Patanjali en disant que le terme "mental" est un "concept pour décrire une suite d'actions, de réactions, d'impressions, d'émotions, de pensées et de sensations données qui n'ont de lien entre elles que le sentiment d'être ressenties par une entité particulière qui se désigne elle-même par le vocable "je" mais qui ne possède, en fait, aucune existence réelle"52(in Pantanjali, Yogas Sutras, iv, 5). Apparemment donc, pour Patanjali, le mental ("citta") est conçu exactement de la même manière que chez les empiristes classiques et à l'opposé des cartésiens ou des phénoménologues, c'est-à-dire comme essentiellement fractionné et non unitaire. Sauf que, chez les empiriste, le mental est présupposé en tant que réalité normale co-présente au corps, tandis que Patanjali en fait, d'emblée, la forme dissolvante ou pathologique, du corpsBref, d'un côté on a un mental comme réalité fractionnée, de l'autre un fractionnement qui donne l'illusion d'une réalité distincte du corps. Car toute souffrance ("dukha") est souffrance d'un corps en tant qu'il est coupé de ce qui lui donne sa réalité. Donc, le mental, pour Patanjali, c'est le corps fractionné par "l'errance, l'égoïsme, l'attachement, l'aversion et la peur de la mort"(Pantanjali, Yogas Sutras, ii, 3), autrement dit, par ce qui fait que notre corps vivant se coupe de son milieu, soit en ne se reliant à rien (errance), soit en se reliant à un objet unique (attachement), soit en n'entretenant de relation qu'avec soi-même (égoïsme), soit en anticipant sa propre dissolution (peur de la mort). Cette irréalité du mental fait encore songer à Pascal qui dit que "le membre séparé, ne voyant plus le corps auquel il appartient, n'a plus qu'un être périssant et mourant. Cependant il croit être un tout, et ne se voyant point de corps dont il dépende, il croit ne dépendre que de soi, et veut se faire centre et corps lui-même"(Pascal, Pensées, B483). Or, pour Pascal, "la vraie et unique vertu est donc de se haïr (car on est haïssable par sa concupiscence), et de chercher un être véritablement aimable, pour l'aimer. Mais, comme nous ne pouvons aimer ce qui est hors de nous, il faut aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous, et cela est vrai d’un chacun de tous les hommes. Or, il n’y a que l’Être universel qui soit tel. Le royaume de Dieu est en nous : le bien universel est en nous, est nous-mêmes et n’est pas nous"(Pascal, Pensées, B485). S'unir à Dieu, pour Pascal, c'est retrouver l'unité du soi véritable par la participation au corps mystique du Christ, c'est pourquoi il faut "se haïr", c'est-à-dire tâcher de se débarrasser de cela même qui fait souffrir le corps en le fractionnant. De même, pour Patanjali, "nous atteignons l'état de parfait samâdhi53 en nous abandonnant totalement au Divin"(Pantanjali, Yogas Sutras, ii, 45). Ce que Bouchart d'Orval commente de la manière suivante : "l'abandon au Divin ne constitue pas un exercice délibéré ou volontaire […]. C'est le relâchement complet de toute emprise sur la rive du connu"(in Pantanjali, Yogas Sutras, ii, 45). Il ne s'agit donc pas, pour le yogi, de tendre intentionnellement vers le bonheur comme fin d'une recherche qui se donne des moyens aléatoires de l'atteindre. On voit en quoi la démarche yogique consistant, au contraire à se dé-tendre, à s'abandonner à ce qui, de toute façon, nous dépasse, tourne le dos à la philosophie aristotélicienne. Voilà sans doute le propre de ces pratiques que nous désignons, aujourd'hui, par le terme de "spiritualité" et qui se démarquent assez nettement des pratiques philosophiques ou théologiques occidentales fondées sur l'ontologie, sur la science de l'être réel (théorique) ou possible (pratique). Le problème qu'essaient de résoudre les spiritualités, c'est, pour le dire vite, l'extinction du désir comme abîme entre le moi-sujet et le non-moi-objet pour la raison que "en celui dont le mental s'attarde sur les objets des sens, il se forme un attachement à ces objets, de l'attachement naît le désir, du désir naît la colère […] et la colère conduit à l'égarement"(Bhagavad Gitâ, ii, 62-63). Il s'agit donc moins pour nous autres, humains, d'accomplir notre nature (phusis) en faisant extérieurement (sur des objets) ce qu'elle permet que de la laisser faire en nous (sans distinction du sujet et de l'objet).

Certes, les spiritualités, en particulier la pratique du yoga, partagent avec toutes les conceptions philosophiques l'idée que le bien-être du corps propre de l'agent est une conséquence plus ou moins immédiate de la manière avec laquelle il se relie à son environnement. Et ce, pour la raison que le corps vivant reste une matière infiniment déformable (ou in-formable) que la spécificité humaine rend, en un certain sens, déformable (ou in-formable) de "l'intérieur". Dès lors, dans tous les cas, la réalisation de la vertu, l'excellence, le divin, c'est le soi authentique. Or, dans le yoga comme chez Pascal, "s'abandonner au divin ne signifie pas s'abandonner à un autre être, mais bel et bien s'abandonner au seul être, à son être"(Bouchart d'Orval, in Pantanjali, Yogas Sutras, ii, 45), ce que les yogis appellent "atman". Donc l'"être" en question n'est pas transcendant, c'est-à-dire séparé du corps, mais immanent au corps. Voilà pourquoi, comme chez Aristote, Pascal ou Spinoza, le but de la quête spirituelle est à comprendre comme l'expression et non pas la récompense de l'excellence : il n'est pas "donné par" l'être divin mais "à (com-)prendre dans" l'être divin54. Plus encore, comme chez Pascal, et contrairement à Aristote ou Spinoza, et même Wittgenstein ou Bourdieu, cette quête de la sagesse spirituelle ne consiste pas en la recherche active et positive d'une vertu55, mais en l'abandon, le relâchement, le lâcher-prise (ce que les jazzmen appellent le being cool) à l'égard de ce qui nous perturbe, à savoir, la fragmentation mentale. En effet, dans la mesure où "tout mental est une création de l'ego"(Pantanjali, Yogas Sutras, iv, 4), l'esprit ("purucha") incline donc, par nature, à se départir du mental, à se débarrasser du moi pour s'atteindre soi. Il y a donc, chez Patanjali, un double dualisme, si l'on peut dire : un dualisme primitif corps-mental, c'est-à-dire corps-forme pathologique du corps, et un dualisme raffiné corps-esprit, c'est-à-dire corps-forme accomplie du corps qui suppose une ascèse ("samyama"). Finalement, l'histoire de Siddhartha n'est que le récit du passage réussi d'un dualisme à l'autre. Mais ce que Siddartha accomplit, en quelque sorte, spontanément, les spiritualités, et, en particulier, le yoga, proposent des exercices ("yâmas") pour laisser le corps prendre la forme du "samâdhi" qui est sa forme authentique et excellente qu'il n'aurait jamais abandonnée, n'eussent été ces perturbations mentales qui l'accablent. Nous en citerons deux exemples : la méditation ("dhyâna") et la respiration ("prânâyâma"). Par le premier exercice, le pratiquant s'évertue à ne plus penser56, donc à ne plus pratiquer cette division sujet/objet qui le coupe du tout dont il fait partie : "seule la méditation dissout cette idée que nous sommes une entité séparée, un ego, un mental"(Bouchart d'Orval, in Pantanjali, Yogas Sutras, iv, 6). À travers le second, il contient et maîtrise son souffle, lequel est à la fois symboliquement et matériellement le vecteur non seulement de la vie mais aussi de la vie bonne au sens d'Aristote. Symboliquement en ce que "le mot hébreu rouha, le grec pneuma et le latin spiritus désignent tout à la fois le souffle et l'esprit"(Bouchart d'Orval, in Pantanjali, Yogas Sutras, ii, 49). Matériellement en ce que, si une respiration courte, désordonnée, irrégulière est irrécusablement le signe de ces troubles que le yoga a pour finalité d'éliminer, à l'inverse, l'aisance respiratoire est toujours la preuve de la santé et de la maîtrise. Rien d'étonnant alors que cette maîtrise s'éprouve tout particulièrement dans le chant et que, par le "mantra" AUM, le pratiquant ne fasse rien d'autre que prêter à son souffle la forme du divin : "on l'évoque par le son sacré AUM"(Pantanjali, Yogas Sutras, i, 27)57. Pour tous ces exercices, il convient que "l'assise soit stable et facile"(Pantanjali, Yogas Sutras, ii, 46), dans la mesure où "quand tout va bien dans le corps, quand il n'y a rien à signaler, il n'envoie aucun signal et le relâchement s'installe […]. L'assise parfaite est celle de l'être sans effort, de l'être libéré de toute contrainte"(Bouchart d'Orval, in Pantanjali, Yogas Sutras, ii, 46). Ainsi, l'enjeu de l'assise ("âsana") est-il, comme celui de la méditation ("dhyâna") ou de la respiration ("prânâyâma"), symbolique (la stabilité, voire l'immobilité, comme image de l'éternité) autant que matériel (la stabilité, a fortiori l'immobilité, comme négation du déséquilibre). Si, maintenant, nous donnons le nom de "sagesse" à la pratique de la spiritualité telle que nous essayons de la circonscrire, nous comprenons en quoi la sagesse orientale est à la fois proche et éloignée d'une éthique au sens occidental de ce termeProche en ce que l'esprit demeure, dans les deux cas, la forme et la réalisation éminente d'un corps vivant. Éloignée en ce que l'esprit reste, pour la spiritualité orientale, une sorte de principe de moindre action58, autrement dit une tendance à minimiser l'énergie dépensée ou, ce qui revient au même, maximiser l'énergie accumulée par le corps, dans l'instant. C'est de cette manière que les corps inertes luttent contre l'entropie, tandis que les corps vivants, nous l'avons dit, essaient de résoudre les problèmes que leur pose cette lutte sur un terme d'autant plus long et avec une quantité d'informations d'autant plus importante qu'ils sont plus complexes. Les spiritualités confirment donc tout à la fois Freud pour qui tout vivant tend à "rétablir un état qui a été troublé par l'apparition de la vie [...]. Aussi, tout ce qui vit retourne à l’état inorganique"59(Freud, Essais de Psychanalyse) et Nietzsche pour qui "l'esprit le plus profond doit être également le plus léger"(Nietzsche, Fragments Posthumes, xiv) c'est-à-dire rendre le corps "léger comme le coton"(Pantanjali, Yogas Sutras, iii, 42) par le fait que "les énergies fondamentales […] retournent à leur état latent originel"(Pantanjali, Yogas Sutras, iv, 34)60. Dès lors, être sage, c'est (tendre à) manifester une vertu de l'esprit propre à la forme la plus accomplie ("svarupe" qui signifie "forme propre" autant que "couleur propre"du corps en acte qui ne s'apprécie plus à l'aune de la recherche aléatoire du bonheur comme c'est le cas pour les éthiques philosophiques, mais à l'aune de la paix ("shanti", "vairâgya"), autrement dit, de l'extinction ("nirvâna") des désirs61 dont le premier, le principal et le plus problématique est le désir d'être ce que l'on n'est pas. Car "toutes les existences obéissent à leur nature ["dharma"]. À quoi bon la forcer ? Même l'homme qui sait agit selon sa propre nature"(Bhagavad-Gî, iii, 33)62.

Les grandes philosophies dualistes s'illusionnent donc tout autant que les prétendues monistes. Celles-ci parce qu'elles montrent toujours le contraire de ce qu'elles disent, incapables qu'elles sont d'éliminer l'idiome mentaliste quand bien même elles entendent le réduire à une simple manière de parler. Celles-là parce que, obnubilées par l'ontologie, elles traitent l'âme et le corps comme des choses hétérogènes (des substances) dont la rencontre et la coexistence sont aussi accidentelles que mystérieuses. Or, tournant le dos à l'impasse ontologique (substantialiste), nous pensons avoir donné suffisamment d'arguments tirés de la phénoménologie, de l'éthologie et de la physiologie pour être autorisés à conclure que le dualisme corps-esprit est une nécessité au sens logique du terme : il ne peut pas en être autrement parce que l'âme est une propriété interne ou immanente du corps vivant et vice versa. L'esprit (ou l'âme ou, en général, tout terme mentaliste) est le nom que l'on donne à la forme actuelle du corps, sinon dans le cas de tous les corps vivants, du moins dans celui des corps humainsN'impliquant aucun parti pris ontologique, notre point de vue fait droit, au contraire, à ce grand invariant anthropologique selon lequel la forme d'un corps vivant, en particulier celle d'un corps humain, est un problème qui dépend de la nature des relations qu'il entretient avec son bio-(socio-)topeUne preuve de sa pertinence est sans doute sa compatibilité à la fois avec la conception d'une nature humaine tournée vers la maîtrise de la nature et la recherche éthique du bonheur qui est celle des philosophies occidentales, et en même temps avec la conception d'une humanité dont procèdent les sagesses orientales et qui fait de la correspondance avec LA et avec SA nature à travers la maîtrise des désirs la condition de la paix et de l'équanimité.

1"Tout fait de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer"(Code Civil, art. 1382) ; "chacun est responsable du dommage qu’il a causé, non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence"(Code Civil, art. 1383).
2Dès lors, le droit français actuel, par exemple, reconnaît qu'"il n'y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre"(Code Pénal, art.121-3) et admet qu'"il n’y a ni crime ni délit lorsque le prévenu est atteint au moment des faits d’un trouble ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes"(Code Pénal, art.122-1).
3Notamment dans le cas de l'imputation aggravée de préméditation (art. 132.72 du Code Pénal) ou lorsqu'il s'agit d'établir que tel homicide n'est pas dû à l'imprudence ou la négligence mais procède d'une intention de donner la mort (art. 221.6).
4Comme le souligne Hannah Arendt, "l’action humaine, comme tous les phénomènes strictement politiques, a partie liée avec la pluralité humaine, qui est l’une des conditions fondamentales de la vie humaine"(Arendt, la Crise de la Culture, II, i).
5A contrario, cette qualité, cette compétence est, a priori, niée par les régimes totalitaires, c'est-à-dire des organisations dans lesquelles "les hommes, dans la mesure où ils sont plus que la réaction animale et que l'accomplissement de fonctions, sont entièrement superflus dans les régimes totalitaires. Le totalitarisme ne tend pas vers un règne despotique sur les hommes, mais vers un système dans lequel les hommes sont de trop"(Arendt, le Système Totalitaire, iii). De telles organisations ne sont donc pas "politiques" mais, tout au contraire, en sont la négation : ce ne sont plus des collectivités humaines. Comparer avec ce qu'en dit Spinoza : "une vie humaine [est] définie, non point par la circulation du sang et les différentes autres fonctions du règne animal"(Spinoza, Traité Politique, V, 5).
6Notons qu'avoir "l'intention de faire a" ou "entendre faire a" sont expressions non seulement synonymes mais qui ont aussi la même racine.
7Wittgenstein réfute donc Spinoza pour qui les causes et les raisons sont un seul et même processus considéré, tantôt sous l'attribut de l'étendue, tantôt sous celui de la pensée (cf. Éthique, IV, préf.).
8Le passage au futur pose un certain nombre de difficultés que nous n'examinerons pas ici.
9Même si, dans le cadre juridique en particulier, un tel processus expérimental peut, bien entendu, finir par confondre le prévenu qui, dès lors, avoue, c'est-à-dire tombe d'accord avec son accusateur. On peut songer, par exemple, à l'utilisation qui est faite des images lorsqu'il s'agit de persuader un interlocuteur récalcitrant. Il reste que, dans tous les cas, comme le souligne Davidson, "la fonction légitime de l’explicitation propositionnelle d’une image est de permettre au spectateur ignorant ou paresseux d’avoir une vision semblable à celle du critique compétent"(Davidson, Enquête sur la Vérité et l’Interprétation, xvii).
10Voilà qui réfute le cognitivisme d'un Dennett, par exemple, qui réduit, dans la Stratégie de l'Interprète, l'intentionnalité à une simple posture interprétative (an intentional stance) en troisième personne de la part de l'observateur.
11Vincent Descombes note dans le Complément de Sujet que l'aspect réfléchi de la construction grammaticale est souvent trompeuse : tandis que l'on se soigne ou se coiffe de la même manière que l'on soigne ou coiffe autrui (constructions réellement réflexives), en revanche, ce n'est pas le cas lorsqu'on se lève ou que l'on s'imagine (constructions faussement réflexives). Quant à s'observer, c'est un verbe réfléchi s'il s'agit de s'observer dans un miroir, mais non pas s'il s'agit de concentrer son attention sur ce que l'on fait ou sent. Comme en mathématiques, il n'y a réflexivité que là où la symétrie est possible (a R a suppose, en effet, a R b, b R a et a = b).
12Wittgenstein ne parle pas exactement en ces termes : il est plutôt question, chez lui, de monstration ou de manifestation, en anglais "avowal", en allemand "Äusserung". Mais nous pouvons négliger cette subtilité pour la suite de notre propos.
13Wittgenstein leur oppose qu'"il y a deux cas différents d’utilisation des mots ‘je’ ou ‘moi’ : l’utilisation comme objet et l’utilisation comme sujet"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 66) et que, "dans le cas où ‘je’ [...] ne désigne pas une personne déterminée par ses caractéristiques physiques, il se crée l’illusion que nous utilisons ce mot pour faire référence à quelque chose d’incorporel"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 69). Dès lors, certes, "nous parlons d’esprit’, de ‘mental’ pour justifier que certains de nos jugements sont indéterminés, mais c’est cette indétermination qui explique l’utilisation de ces mots, et non l’inverse [...]. C’est à cause de notre désaccord sur les motifs, les croyances, les sentiments des gens que nous adhérons à l’image trompeuse de quelque chose qui est caché à l’intérieur de l’esprit"(Wittgenstein, l’Intérieur et l’Extérieur).
14"C'est un malentendu de dire ''l'image de la douleur entre dans le langage avec le mot douleur''. La représentation [Vorstellung] d'une douleur n'est pas une image [Bild] et cette représentation ne peut être remplacée dans le jeu de langage par ce que nous nommerons une image. Sans doute la représentation d'une douleur entre-t-elle dans le jeu de langage, en un certain sens ; mais non pas en tant qu'image"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §300). Ce qui renvoie, encore une fois, à la polysémie de la notion de "représentation".
16Nous avons analysé la distinction que Russell, notamment, établit entre ces deux expressions dans la Théorie Russellienne des Descriptions.
17En anglais, "psychological concepts", littéralement donc concepts psychologiques. Le terme "psychologique" est inapproprié dès lors que la psychologie est définie comme une science sociale. Le terme "psychologiste", parfois proposé comme traduction, nous paraît inélégant. C'est pourquoi nous préférons traduire par "mentaliste" par opposition, précisément, à "physicaliste".
18La raison pour laquelle Wittgenstein répugne à parler, dans ce cas, de "connaissance", c'est que l'erreur d'identification sur le sujet du quale n'est pas possible : je peux me tromper en pensant que c'est Pierre qui souffre, mais non en pensant que c'est moi qui souffre (Descombes parle même, ici, d'une absence de sujet). Tandis qu'Anscombe, nous l'avons dit, fait de la relation du sujet à ses intentions un cas particulier de sa relation à ses qualia en général. Or, dans le cas d'une intention, je peux faire erreur en pensant (sincèrement) que c'est moi qui ai l'intention de faire A alors qu'en réalité je ne suis que l'instrument d'une volonté tierce.
19Contingente parce que la pertinence d'y associer un jeu de langage déterminé dépend de conditions socio-historiques elles-même contingentes. Ainsi, "décris l’arôme du café ! Pourquoi est-ce que cela ne va pas ? Est-ce que les mots nous manquent ? Et pourquoi nous manquent-ils ? Mais d’où la pensée qu’une telle description devrait bien être possible ? Une telle description t’a-t-elle jamais manqué ? As-tu cherché à décrire l’arôme sans y réussir ? […] J’aimerais dire : « Ces tons expriment quelque chose de superbe, mais je ne sais quoi. Ces tons sont un geste puissant, mais je ne puis en donner aucune explication ». Un hochement fort grave de la tête. James : les mots nous manquent. Pourquoi alors ne pas les introduire ?"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §610). Après tout, il existe bien un riche lexique destiné à décrire l'arôme du vin, alors pourquoi pas celui du café ?
20Pensons à la connaissance sans observation que nous avons de notre propre voix lorsque nous parlons, laquelle est indissociable, quoique très différente, de la connaissance empirique qu'autrui en a simultanément (ou que chacun peut en avoir, après s'être enregistré).
21En un sens, on peut même parler, en dépit du paradoxe apparent, d'intentionnalité de la perception. Wittgenstein préfère dire que tout "voir" (sehen) est d'emblée un "voir-comme" (sehen-als) qui nous détermine a priori à faire un certain compte-rendu de ce qui est "vu". Dans l'expérience du cube de Necker, par exemple, nous voyons et disons voir le cube comme ayant le carré de droite en guise de face frontale, ou bien ayant le carré de gauche comme face frontale. De même, dans l'expérience du canard-lapin de Jastrownous voyons et disons voir le dessin comme un canard ou bien comme un lapin : "la question que je veux poser est la suivante : en quoi consiste le fait de voir la figure tantôt d’une façon, tantôt de l’autre ? – Est-ce que je vois effectivement chaque fois quelque chose d’autre, ou ne fais-je qu’interpréter de façon différente ce que je vois ? – Je pencherais pour la première réponse" (Wittgenstein, Leçons sur la Philosophie de la Psychologie, I, §1). Cf. sentir et percevoir : une Distinction Problématique.
22Cf. aussi Nietzsche : "toute pensée consciente n’est possible qu’avec l’aide du langage"(Nietzsche, Werke, II, 2) et, bien qu'il s'en défende, Freud lorsqu'il déclare que "le surmoi qui est le dépositaire du phénomène que nous nommons conscience morale et qui dérive de l’influence exercée par les parents et les éducateurs […]. Le surmoi de l’enfant ne se forme donc pas à l’image des parents mais à l’image du surmoi de ceux-ci, il s’emplit du même contenu, devient le représentant de la tradition, de tous les jugements de valeur qui subsistent ainsi à travers les générations"(Freud, Nouvelles Conférences sur la Psychanalyse).
23Wittgenstein demande ironiquement : "pourquoi un chien ne peut-il simuler la douleur ? est-ce parce qu’il est trop sincère ?"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §250).
24Du coup, seuls les verbes physicalistes peuvent avoir une construction réellement réfléchie (cf. note 11).
25Aussi sont-elles analysables en termes purement physicalistes, mécaniques si l'on préfère, et sont-elles, à ce titre, quantifiables dans une certaine mesure. Sauf qu'elles ne sont mesurables et prédictibles que par et dans l'outil statistique sur la base de l'étude d'une population et ne peuvent, en aucun cas, faire l'objet d'une mesure ou d'une prédiction pour un individu donné comme le prétendent les cognitivistes. Dire qu'à la suite d'une campagne de publicité, les membres d'un groupe ont n % de chances d'acheter tel produit ne permet absolument pas de prédire ce que moi, membre de ce groupe, suis personnellement disposé à faire à la suite de cette campagne.
26Pour une description physicaliste de la modification de ces dispositions corporelles chez Spinoza, cf. les Grands Thèmes de l'Éthique de Spinoza : le Corps et l'Esprit, notamment §6.
27Cet aspect de l'habitus pourrait faire penser au dualisme bergsonien dans le cadre duquel l'esprit est mémoire, par opposition au corps qui est matière. Sauf que Bergson, loin d'envisager l'enjeu fondamentalement social de la mémoire, en fait au contraire une mystérieuse composante métaphysique qui, dit-il, "s'insère" dans la matière pour la créer et la recréer en permanence. Le champ lexical de la volonté et de la liberté du moi-esprit est, en définitive, très proche de celui de Descartes : "la conscience retient le passé, l'enroule sur lui-même au fur et à mesure que le temps se déroule et prépare avec lui un avenir qu'elle contribuera à créer [...]. Elle accomplit par une espèce de miracle, cette création de soi par soi [qui] a tout l'air d'être l'objet même de la vie humaine [...]. Cette chose qui déborde le corps de tous côtés et qui crée des actes en se créant à nouveau elle-même, c'est le "moi", c'est l'"âme", c'est l'"esprit""(Bergson, l'Âme et le Corps).
28"On n’en finirait pas d’énumérer les valeurs faites corps par la transsubstantiation qu’opère la persuasion clandestine d’une pédagogie implicite [...] à travers des injonctions aussi insignifiantes que "tiens-toi droit !" ou "ne tiens pas ton couteau de la main gauche !""(Bourdieu, le Sens Pratique).
29Notamment Chomsky et Fodor.
30Bourdieu répugne manifestement à établir une connexion entre l'habitus et la conscience (comme d'ailleurs Descombes entre intentionnalité et conscience). Il dit, par exemple, que "l'habitus est une connaissance sans conscience"(Bourdieu, Choses Dites). Or, lorsqu'il précise que les habitus "éveillent les dispositions corporelles profondément enfouies, sans passer par les voies de la conscience et du calcul"(Bourdieu, Raisons Pratiques, iv), on comprend une des raisons probables de sa réticence : pour lui, le terme "conscience" est définitivement marqué du sceau de l'infamie cartésienne et/ou lockienne qui réduit la conscience à une computation. Nous espérons avoir montré à quel point une telle réduction est le propre d'un scientisme absurde. Cela dit, il y a peut-être une autre raison à cette hostilité lexicale. Lorsqu'il définit, en se référant à Marx, l'habitus comme "plus proche d’un inconscient de classe que d’une conscience de classe"(Bourdieu, Langage et Pouvoir Symbolique, iii, 5) ou, en évoquant à la fois Marx et Freud, "l’habitus linguistique [comme] un aspect de l’habitus de classe […] ; tel est le fondement de la forme la plus fréquente et la mieux cachée de la censure"(Bourdieu, Langage et Pouvoir Symbolique, i, 2), il insiste plutôt sur ce que l'habitus nous interdit de dire, donc de penser, "et d'inscrire dans les détails en apparence les plus insignifiants de la tenue, du maintien ou des manières corporelles et verbales, le principe fondamentaux de l'arbitraire culturel, ainsi placés hors des prises de la conscience et de l'explicitation"(Bourdieu, le Sens Pratique). De même, pour Descombes, "si l'inconscient, au sens d'un indicible pour le sujet, n'était pas en même temps un dicible à son insu, il n'y aurait pas d'inconscient"(Descombes, l'Inconscient malgré lui, ix). Cf. Freud, Métapsychologie et Psychanalyse.
31Pour être tout à fait exact, il faudrait ajouter qu'Aristote distingue la faculté d'agir ("praxis") de la faculté de produire ("poïèsis") en ces termes : "parmi les choses qui peuvent être autrement qu’elles ne sont, qui peuvent indifféremment être ou ne pas être, il faut distinguer deux modalités : d’une part la production […], d’autre part l’action. […] Tout art [tekhnè], quel qu’il soit, tend à produire. Ses efforts, sa recherche des principes n’ont jamais qu’un seul but : c’est de faire naître [poïein] quelque chose […] dont le principe est uniquement dans celui qui produit et non point dans la chose qui est produite. […] L’art est donc un certain mode d’existence orienté vers une production dirigée par des règles correctes, alors que le défaut d’art est au contraire ce même mode d’existence conduit seulement par des règles incorrectes. Quant à la sagesse pratique [phronèsis], elle tend à faire agir [praxein]. […] Le but de la production est toujours différent de la chose produite, tandis que le but de l’action n’est toujours que l’action elle-même, puisque la fin qu’elle se propose ne peut être que de bien agir"(Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140a-b). Toutefois, cette distinction n'est pas d'une grande pertinence pour notre propos.
32L'intention ("prohairèsis"), par définition, vise le possible. Cela la distingue de la volonté ("bouleusis") qui peut, sans contradiction, porter sur l'impossible. Qu'on se rappelle, à titre d'exemple, les propos d'un certain candidat élu qui déclarait, dès après son succès en mai 2017 : "je veux que, d'ici la fin de 2017, plus personne en France ne dorme dans la rue" ! Plus formellement, on s'aperçoit que la volonté, en tant qu'elle n'envisage que des fins, ne dit rien des moyens de les atteindre, contrairement à l'intention qui, nous l'avons vu, se donne implicitement l'agent lui-même pour vecteur. On peut dire à son fils "je veux que tu aies ton bac", mais non "j'ai l'intention que tu aies ton bac".
33Précisons que, pour Aristote, "on n'a même pas besoin de se demander si le corps et l'âme font un"(Aristote, de l’Âme, II, 412a).
35Il est remarquable que la science moderne ne retienne, aujourd'hui, que ce seul sens.
36De ce double point de vue, Aristote est plus proche de Freud que de Spinoza. Pour Spinoza, en effet, "s’il était possible que l’homme ne pût subir d’autres changements que ceux qui peuvent se comprendre par la seule nature de l’homme lui-même, il suivrait qu’il ne pourrait dépérir, mais qu’il existerait nécessairement toujours"(Spinoza, Éthique, IV, iv). Anticipant la mise en évidence expérimentale par Kerr, Wyllie et Currie en 1972 de ce qui est connu, depuis, sous l’appellation de phénomène de l’apoptose (destruction cellulaire programmée), Freud affirme au contraire que "la fin vers laquelle tend toute vie est la mort, donc la mort est l’effet de causes internes"(Freud, Essais de Psychanalyse). Cf. Natalité et Mortalité sont-ils de Phénomènes Biologiques ?
37"Le terme entropie a été forgé en 1865 par le physicien allemand Clausius [...]. Il introduisit cette grandeur afin de caractériser mathématiquement l'irréversibilité de processus physiques tels qu'une transformation de travail en chaleur [...]. La notion de quantité d'information, utile en théorie de la communication ou en informatique, est étroitement apparentée à celle d'entropie"(Roger Balian, les Etats de la Matière).
38Aussi appelées, chez Homère, par exemple, Îles Fortunées ou Champs-Elysées.
39Rappelons que, chez Aristote, l'acte ("énergéïa") s'oppose à la puissance ("dunamis") comme ce qui est bien réel se distingue de ce qui n'est que possible.
40Ce n'est pas un hasard si Aristote voit dans la reproduction sexuée le paradigme du cractère biologique de l'hylémorphisme : "la matière est à la forme ce que la femelle est au mâle dans la génération"(Aristote, de la Génération et de la Corruption, 732b).
41Pour Aristote, nature s'oppose à violence dans le sens où "la violence [bia] permet de mettre en mouvement ce qui ne possède pas en soi-même le principe de son propre mouvement"(Aristote, Physique, II, 192b).
42Hannah Arendt fait justement remarquer à ce propos qu'Aristote distingue la vie en général ("zôè") et la vie spécifiquement humaine ("bios") dont la maxime est toujours, souligne-t-elle, "aeï aristeuéïn" ("toujours être le meilleur possible", "just improve yourself" disait aussi Wittgenstein).
43"Moïse, Cyrus, Romulus, Thésée, et quelques autres semblables [...]. On verra d'abord que tout ce qu'ils durent à la fortuna, ce fut l'occasion qui leur fournit une matière à laquelle ils purent donner la forme qu'ils jugèrent convenable. Sans cette occasion, leur virtù serait demeurée inutile ; mais aussi, sans cette virtù, l'occasion se serait vainement présentée"(Machiavel, le Prince, vi).
45Le terme de "sérendipité" (serendipity en anglais), forgé par Horace Walpole, "vous le comprendrez mieux par l'origine que par la définition. J'ai lu autrefois un conte de fées saugrenu, intitulé les Trois Princes de Serendip : tandis que leurs altesses voyageaient, elles faisaient toute sorte de découvertes, par accident et sagesse pratique, de choses qu'elles ne cherchaient pas du tout"(Walpole, Lettre à Horace Mann, 28 janv. 1754). L'historien Carlo Ginzburg l'appelle aussi la "vertu de Zadig", rappelant par là que le conte philosophique de Voltaire (Zadig ou la Destinée) s'inspire du conte persan auquel Walpole fait allusion.
46Littéralement, "bonne chance". Ce qu'exprime aussi la tragédie grecque lorsqu'elle va répétant que nul homme ne peut être dit heureux ou malheureux avant l'instant de sa mort. Par exemple, dans ces derniers vers d'Œdipe-Roi : "voyez quel tourbillon d'horrible catastrophe l'a englouti ! Il faut donc ici-bas attendre, pour juger, la suprême journée et se garder de croire au bonheur de nul homme avant qu'il n'ait franchi le terme de sa vie, sans que l'affliction l'ait saisi sous sa griffe"(Sophocle, Œdipe-Roi, 1530-32). Aristote souligne d'ailleurs que "si nous voulions suivre toutes les fortunes [taïs tukhaïs] d'un homme, il nous arriverait souvent d'appeler le même individu heureux et malheureux, faisant de l'homme heureux une sorte de caméléon, d'une nature passablement changeante et ruineuse"(Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1100a).
47On pourrait même pousser plus loin et dire, à l'instar de Wittgenstein, que l'attribution de l'âme à d'autres espèces de corps vivants répond à une inclination anthropomorphique et que "c’est seulement de l’être humain et de ce qui lui ressemble que l’on peut dire qu’il parle, qu’il a des sensations, qu’il voit, qu’il a des états de conscience, etc"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §281).
50"Yoga" vient d’une racine sanskrite que nous retrouvons en français dans les mots  "joindre" ou "joug". Quant à Patanjali, c'est le nom propre ou collectif que la tradition hindoue attribue au(x) sage(s) qui aurai(en)t rédigé les Yogas Sutras entre 300 av. J.C. et 500 ap. J.C.
51Jean Bouchart d'Orval, commentateur et traducteur de la version des Yogas Sutras que nous utiliserons ici, remarque justement que "Pantanjali propose ici la même perspective pratique pour la vie spirituelle que celle mise en avant par le Bouddha, à savoir l'élimination de la souffrance"(in Pantanjali, Yogas Sutras, i, 5), c'est-à-dire le nirvâna, notion centrale du bouddhisme (comme aussi de l'hindouisme et du jaïnisme)Dans la Bhagavad-Gîtâ ("le chant du Bienheureux"), qui expose les principes du Sâmkhya, racine commune du yoga et du bouddhisme, il est d'ailleurs question du "sage, l'homme d'entendement éveillé ["buddhah"]"(Bhagavad-Gîtâ, v, 22).
52Cela fait irrésistiblement penser à Pascal : "qu'est-ce que le moi ? Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe par là, puis-je dire qu'il s'est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier ; mais celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus. Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s'il n'est ni dans le corps, ni dans l'âme ?"(Pascal, Pensées, B323). François Jullien fait, quant à lui, remonter aux origines grecques de la philosophie le présupposé d'une corrélation entre un prétendu moi-sujet autonome et d'un non-moi-objet autonome lui aussi : "les Grecs ont été les premiers à pouvoir saisir l'objet dans son rapport avec le sujet. Au lieu de continuer à se fondre dans la substance universelle comme le fait l'Oriental et d'y laisser évanouir sa conscience, l'individu en Grèce s'arrache à elle et, se reposant sur lui-même, se posant en sujet, il entreprend de déterminer la substance en tant qu'objet. D'où naît le concept"(Jullien, un Sage est sans Idée, I, vi).
53Terme sanskrit très difficile à traduire qui connote en même temps l'unité finale, la stabilité et la paix intérieures de l'esprit parvenu, nous dit Patanjali, à la huitième et dernière étape de sa libération ("kaivalya").
54D'où une autre définition du yoga comme "union aux œuvres divines faites sans désir par une âme égale à l'égard de toute chose et de tous êtres humains comme sacrifices au Suprême"(Bhagavad-Gî, iv, 38).
55Pour Wittgenstein, Anscombe, Descombes ou Bourdieu, toutefois, le problème de la recherche intentionnelle ne se pose pas en termes de morale ou de psychologie mais plutôt de conditionnement social que nous commentons par une phrase appartenant au champ lexical de la morale ou de la psychologie.
56Le sage est sans idée, disait Confucius. En effet, "le sage est effectivement sans moi puisque, comme il ne présume rien à titre d'idée avancée, ni ne projette rien à titre d'impératif à respecter, ni ne s'immobilise non plus dans aucune position donnée [...] il est sans caractère et sans qualité"(Jullien, un Sage est sans Idée, I, ii).
57Comme le souligne Ysé Tardan-Masquelier, "le spirituel [...] est d'abord un être "inspiré" dans tous les sens du terme ; il est à l'écoute d'une vibration originelle"(Tardan-Masquelier, l'Esprit du Yoga, II, ii, 1). Il n'échappe à personne que le champ lexical de l'inspiration fait signe vers des activités que notre civilisation qualifie volontiers d'"artistiques" et, plus spécialement, vers la pratique musicale (Raphaël Imbert parle, par exemple, de "confrérie du souffle" pour désigner les saxophonistes de jazz virtuoses).
58Rappelons que, ce qu'on appelle action, en physique, est le produit d'une énergie (ML2T-2) par une durée et a donc, pour dimension, ML2T-1.
59En ce sens, un bon indice du degré de sagesse spirituelle acquise par le pratiquant réside dans la forme de son corps à l'instant de sa mort. Dans le Jeu des Perles de Verre, Hermann Hesse évoque les derniers instants d'un maître de musique, un sage : "quand ces quelques personnes [autorisées à veiller le corps] entraient, l'esprit préparé et recueilli, dans la petite pièce où l'ancien Maître était assis dans son fauteuil, elles avaient le privilège de pénétrer dans ce doux éclat de la fin d'un devenir, de partager l'intuition de cette perfection devenue sans paroles ; comme à portée d'invisibles rayons, elles passaient dans la sphère critalline de cette âme des instants de félicité, auditeurs d'une musique qui n'étaient pas de cette terre et revenaient ensuite à leur journée, le cœur éclairé et fortifié, comme au retour d'un grand sommet"(Hesse, le Jeu des Perles de Verre, ix).
60Il ne nous appartient pas, dans le cadre de cet article d'établir les mérites et les travers respectifs de l'éthique et de la sagesse. Toutefois, la lecture de la nouvelle de Stefan Zweig intitulée Virata (un sage hindou qui part vivre seul dans la forêt et qui, faisant des émules, désorganise, à son corps défendant, toute la vie sociale de son village) incline à peser qu'il n'est pas du tout évident que les principes des sagesses puissent être universalisés. Par ailleurs, Jean Varenne dans son article sur le yoga de l'Encyclopedia Universalis et François Jullien dans un Sage est sans Idée émettent des réserves quant à la compatibilité des sagesses orientales avec la société occidentale telle que l'a faite l'histoire.
61En ce sens, les sagesses pré-socratiques, mais également l'épicurisme, le stoïcisme et même, dans une certaine mesure, les philosophies de Montaigne, de Rousseau ou de Schopenhauer, pour ne rien dire de celles de Pascal, de Nietzsche ou de Wittgenstein déjà évoquées, peuvent néanmoins, par certains aspects, être rapprochées des spiritualités orientales. Il en va probablement de même, mutatis mutandis, de certaines pratiques "modernes" telles que les religions (dégagées du cléricalisme), les arts (en particulier, nous l'avons souligné, la musique) ou les jeux (dont les sports et l'humour) qui, toutes, tendent à instaurer la paix intérieure.
62Comparer avec Descartes : "sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles différent des principes dont on s’est servi jusques à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées, sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer, autant qu’il est en nous, le bien général de tous les hommes. Car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et que [...] connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature. Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices, qui feraient qu'on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé ; laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie"(Descartes, Discours de la Méthode, VI). Il est clair que la Nature dont parle Descartes est la nature en général tout autant que la nature humaine en particulier.

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