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lundi 22 octobre 2018

FREUD, METAPSYCHOLOGIE ET PSYCHANALYSE (I - EPISTEMOLOGIE).

Un certain Michel Onfray, dont on trouve les ouvrages dans les rayons "philosophie" des librairies mais qui est, à l'évidence, plus soucieux de renommée médiatique que de rigueur argumentative, prétend que "Freud prend ses désirs pour la réalité et assène que ce qu'il affirme est vrai pour le monde entier du simple fait qu'il l'affirme. La méthode n'est guère scientifique, convenons-en ... [Par ailleurs] la psychanalyse guérit autant que l'homéopathie, le magnétisme, la radiesthésie, le massage de la voûte plantaire ou le désenvoûtement effectué par un prêtre, sinon la prière devant la grotte de Lourdes. La présence de nombreuses béquilles accrochées à Lourdes en témoignage du pouvoir de Bernadette Soubirous en apporte la démonstration : les guérisons psychosomatiques existent, mais elles ne sont pas la preuve de l'existence de Dieu ni celle que le Christ est ressuscité des morts le troisième jour, encore moins de la résurrection de la chair... On sait aujourd'hui que l'effet placebo constitue 30% des guérisons d'un médicament. Pourquoi la psychanalyse échapperait-elle à cette logique ?"(interview donnée au Nouvel Observateur le 22 avril 2010)1. Nous ne relèverions pas de tels propos dont l'outrance inepte a, par ailleurs, copieusement été analysée et dénoncée par nombre d'authentiques connaisseurs de l’œuvre de Freud, s'ils ne nous semblaient résumer un procès en sorcellerie très main stream qui repose sur le préjugé selon lequel la psychanalyse n'étant pas une science, elle serait inutile dans le meilleur des cas et, au pire, nuisible. Aussi prenons-nous le parti d'ouvrir à nouveaux frais le "dossier" Freud en en confiant l'instruction à quelques uns de ses grands prédécesseurs et de ses lecteurs les plus perspicaces. Ils nous montreront que, si les thèses freudiennes sont manifestement plus proches de classiques assomptions métaphysiques que d'hypothèses scientifiques, elles sont loin pourtant d'être dénuées de valeur dans la mesure où, d'une part, elles ont profondément remanié les fondements de la psychologie mais aussi, d'autre part, elles s'accompagnent d'une katharsis thérapeutique qui s'inscrit dans une tradition pluri-millénaire. Dans cet article, nous analyserons successivement la métapsychologie et la psychanalyse freudiennes de trois points de vue différents mais (pensons-nous) complémentaires : épistémologique, grammatical, esthétique.

(les termes en gras sont expliqués à la fin de la troisième partie de l'article)

Commençons donc par sacrifier à cette figure imposée par le scientisme2 bien pensant : mettre en doute la scientificité de la métapsychologie3 freudienne. Il est de notoriété publique que Sigmund Freud a lui-même baigné dans cette atmosphère scientiste qui imprègne la Vienne du début du XX° siècle comme d'ailleurs, toutes les grandes places intellectuelles en Europe, et que, encouragé par une tradition familiale de vénération typiquement juive pour la connaissance intellectuelle, il va entreprendre des études médicales et manifester son intérêt pour l'anatomo-pathologie. Malgré tout, poussé par les difficultés matérielles, il abandonne très vite la recherche pour l'exercice pratique de la médecine. C'est alors qu'il est confronté, sous la direction de Charcot, puis de Breuer, à un type de patient très particulier : les hystériques, c'est-à-dire ceux qui disent éprouver une souffrance et qui manifestent des troubles du comportement auxquels, cependant, aucune cause organique ne semble devoir être assignée. Insatisfait du traitement de ces patients par la seule hypnose au motif qu'elle ne vise que les symptômes, Freud se demande alors s'il ne serait pas possible de parvenir à la racine de ces symptômes. De là, il est amené à conjecturer que lesdits symptômes ont probablement des causes mentales4, ce qui, pour lui, veut dire non-physiques mais non pas immatérielles. Nous y reviendrons. Et, du fait que les malades sont incapables d'identifier de telles "causes" par introspection, Freud infère qu'ils doivent concerner une partie inconsciente du mental. Des souffrances dont l'origine est probablement à la fois mentale et inconsciente, telle est la définition des symptômes névrotiques. Les conditions d'émergence de ce qui va devenir sa métapsychologie puis sa psychanalyse sont alors réunies. Disons d'abord deux mots sur la forme de l'inférence conduisant Freud à conjecturer des causes mentales inconscientes comme origine probable des névroses. C'est, typiquement, ce que Charles Sanders Pierce appelle "abduction" et qui, contrairement à l'induction par laquelle on avance une conclusion à titre d'hypothèse sur la base d'une généralisation empirique de faits observés (a1 est b ; a2 est ; a3 est b ; … an est b donc, probablement, tous les a sont b), consiste à introduire une prémisse à titre d'hypothèse afin de rationaliser une observation (soit b, or b est incompréhensible à moins qu'il soit causé par a, je pose donc a comme hypothèse5). C'est exactement ainsi que procède Freud lorsqu'il déclare que "l’hypothèse de l’inconscient est nécessaire parce que les données de la conscience sont extrêmement lacunaires : aussi bien chez l’homme sain que chez le malade, il se produit fréquemment des actes psychiques qui, pour être expliqués, présupposent d’autres actes qui, eux, ne bénéficient pas du témoignage de la conscience [...]. Tous ces actes conscients demeurent incohérents et incompréhensibles si nous nous obstinons à prétendre qu’il faut bien percevoir par la conscience tout ce qui se passe en nous en fait d’actes psychiques. Mais ils s’ordonnent dans un ensemble dont on peut montrer la cohérence, si nous interpolons les actes inconscients inférés"(Freud, Métapsychologie). Freud parle donc d'"interpolation" là où nous parlons d'"abduction". Fort bien. Mais quid de la scientificité de cette méthode ?

Il est évident que c'est là une démarche intellectuelle éminemment créative, et, à ce titre, fréquemment utilisée dans l'histoire des sciences : Copernic inférant l'héliocentrisme, Le Verrier conjecturant l'existence de la planète Neptune, etc., hypothèses qui seront, par suite, expérimentalement confirmée, la première par Galilée, la seconde par Galle. D'où l'idée, désormais classique, qu'"une science proprement dite [...] exige une partie pure sur laquelle se fonde la partie empirique et qui repose sur la connaissance a priori des choses de la nature. Or, connaître une chose a priori signifie la connaître d’après sa simple possibilité. [...] Ainsi, connaître la possibilité de choses naturelles déterminées [...] a priori, exige que l’intuition sensible correspondant au concept soit donnée a priori, c’est-à-dire que leur concept soit construit. Or la connaissance rationnelle par la construction des concepts, c’est la mathématique [...]. Par suite, tant qu’on n’aura pas trouvé de concept se rapportant aux actions chimiques des matières les unes sur les autres, qui puisse se construire, [...] la chimie6 ne saurait être qu’une pratique systématique ou une théorie empirique, mais jamais une science à proprement parler"(Kant, Premiers Principes Métaphysiques de la Science de la Nature, IV, 470). En disant cela, Kant met à mal le vieux dogme rationaliste d'une soi-disant incompatibilité scientifique entre la légitimité de la démonstration a priori et l'illégitimité de l'induction a posteriori. Pour lui, la confirmation inductive de l'hypothèse est scientifiquement valide dès lors que la mathématisation a priori et la confirmation a posteriori sont liées dans l'exacte mesure où celle-ci est exigée et conduite par celle-là7. Car, insiste Kant, "des observations faites au hasard et sans aucun plan tracé d’avance ne se rassemblent pas en une loi nécessaire, ce que recherche pourtant la raison et dont elle a besoin"(Kant, Critique de la Raison Pure, III, 10) : c'est donc la mathématisation a priori de la construction d'hypothèses qui est seule fondée à garantir l'universalité et la nécessité d'une théorie scientifique, c'est-à-dire d'un corpus d'hypothèses confirmées par une expérimentation consistant à effectuer les mesures prédites par leur structure mathématique. De ce point de vue, si on veut dénier à la métapsychologie freudienne un statut scientifique, ce ne sera pas en disant que la formation des hypothèses est abductive au lieu d'être inductive, mais plutôt en objectant que son abduction ne procède pas, a priori, d'une construction mathématisée comme c'est le cas, par exemple, chez un Copernic ou un Le Verrier. Mais alors, pourquoi Freud qui, par sa formation scientifique et ses affinités intellectuelles n'ignore rien de cette exigence, affirme-t-il néanmoins que "notre hypothèse d’un appareil psychique spatialement étendu composé de façon approprié, développé par les besoins de la vie qui ne donne naissance qu’à un endroit déterminé et dans certaines conditions aux phénomènes de la conscience, nous a mis en position d’ériger la psychanalyse sur un fondement semblable à n’importe quelle autre science de la nature, comme par exemple la physique"(Freud, Abrégé de Psychanalyse) ? Bref, comment expliquer qu'il s'évertue à ériger ses thèses sous la forme de ce que Kant appellerait des "lois universelles de la nature", celle-ci se réduisît-elle à la "nature humaine" ? On peut être tenté de répondre que Freud était un mégalomane, un escroc, un cynique, un manipulateur, etc., tentation à laquelle la plupart des détracteurs de Freud ont succombé. Mais si on veut être rationnel jusqu'au bout, si on veut conduire une critique authentiquement scientifique de l’œuvre de Freud, alors il importe d'adopter ce que les pragmatistes appellent le charity principle et qui s'énonce de la manière suivante : "supposons qu’on prétende que certains indigènes sont disposés à accepter comme vraies certaines phrases traduisibles dans la forme ‘p et non-p’. Cette supposition est absurde au regard de nos critères sémantiques []. Une traduction malicieuse peut rendre les locutions indigènes aussi étranges que l’on veut. Une meilleure traduction leur imposera notre logique []. La maxime de traduction qui est à la base de tout ceci, c'est qu'il est probable que les assertions manifestement fausses à simple vue fassent jouer des différences cachées de langage []. La vérité de bon sens qu'il y a derrière cette maxime, c'est que la stupidité de notre interlocuteur, au-delà d'un certain point, est moins probable qu'une mauvaise traduction"(Quine, le Mot et la Chose, §13). Quine nous dit qu'il n'est pas rationnel de supposer, d'emblée, l'irrationalité8 de l'interlocuteur qu'on ne comprend pas et qu'il est, au contraire, rationnel de penser que ledit interlocuteur est rationnel mais qu'on ne le comprend pas parce qu'on le traduit mal et qu'on le traduit mal parce qu'"il est probable que les assertions manifestement fausses à simple vue fassent jouer des différences cachées de langage". A fortiori lorsqu'il s'agit, non pas d'une affirmation isolée, mais d'un corpus d'énoncés qui, de plus, se prétendent scientifiques. Alors, appliquons le charity principle et demandons-nous quelles peuvent bien être ces "différences cachées", en d'autres termes ces prémisses implicites, qui pourraient nous amener à "retraduire" la métapsychologie freudienne dans un idiome rationnel et scientifique au sens le plus classiquement kantien de ces termes.

Reprenons donc les deux critères de scientificité avancés par Kant. Premier critère : la mathématisation a priori des hypothèses comme garantie, a posteriori, d'objectivité universelle et nécessaire. Pour Kant, un jugement apodictique (universel et nécessaire) est aussi, nécessairement, assertorique autrement dit, non-hypothétique. En d'autres termes, une conclusion scientifique, en tant qu'elle est censée valoir pour tous les objets d'un certain domaine de définition, ne saurait valoir qu'assortie du plus haut degré possible de certitude. Or nous savons depuis peu9 que parmi les axiomes de la physique quantique, il y a, entre autres, le principe d'incertitude (ou d'indétermination) de Heisenberg qui pose une limite à la précision avec laquelle on peut prédire la mesure de certaines propriétés physiques d'une particule : "les prédictions concernent toujours les éléments de définition d'un modèle classique : position, vitesse, énergie, moment cinétique, etc. Mais le seul trait non classique, c'est que seules les probabilités peuvent faire l'objet de prédictions" (Schrödinger, Physique Quantique et Représentation du Monde). Étant entendu que ce n'est pas l'ignorance relative du sujet de la connaissance à l'égard de son objet d'étude qui rend la prédiction probable plutôt que certaine, mais que c'est l'objet même de la connaissance qui est, dans une certaine mesure, indéterminable. C'est ce que Popper appelle les "propensions" : "j'ai essayé de combattre le subjectivisme en introduisant l'interprétation des probabilités par la propension [...]. L'idée principale était que les propensions pouvaient être considérées comme des réalités physiques. C'étaient des mesures de dispositions"(Popper, la Quête Inachevée). La physique quantique ne se contente d'ailleurs pas de l'abandon du dogme kantien de la certitude scientifique mais va jusqu'à remettre en question celui d'objectivité scientifique. D'une part, en effet, "sous le choc de nos méthodes raffinées d'observation et de nos méthodes d'interprétation des résultats d'expérience, cette mystérieuse frontière entre le sujet et l'objet s'est effondrée" (Schrödinger, Physique Quantique et Représentation du Monde), autrement dit la présence du sujet observant et de son appareillage d'observation modifie nécessairement la nature de l'observation. D'autre part "il est hors de doute que la question de l'individualisation, de l'identité [des atomes], n'a vraiment et réellement aucune signification [...]. Dans les corps tangibles, composés d'atomes, l'individualité provient de la structure, de l'assemblage, de la figure ou de la forme, ou encore de l'organisation comme nous pourrions dire dans d'autres cas"(Schrödinger, Physique Quantique et Représentation du Monde), bref, l'idée même d'objet observé devient presque un non-sens. À la limite même, le principe selon lequel affirmer qu'un objet o est simultanément p et non-p (principe de contradiction) est la meilleure preuve de l'inexistence de cet objet, et que Quine, nous l'avons dit, considère comme le principe de base de toute forme de rationalité, ce principe peut être violé par la physique quantique. Par exemple, dans l'expérience de pensée dite du "chat de Schrödinger"10, "la fonction Ψ11 de l'ensemble [chat + appareil expérimental] s'exprimerait de la façon suivante : le chat vivant et le [même] chat mort sont mélangés ou brouillés en proportions égales"(Schrödinger, Physique Quantique et Représentation du Monde). Autrement dit, non seulement on ne peut prédire qu'une particule quantique possède telle ou telle propriété qu'au moyen d'une probabilité, mais encore il n'est nullement exclu que ladite particule, en même temps possède et ne possède pas la propriété en question. Cela dit, le principe de contradiction y demeure la règle dans la confirmation expérimentale (c'est l'acte de mesurer qui fait advenir réellement la propriété p plutôt que non-p), il n'y est fait exception que dans la prédiction (puisque la propension est un état de l'objet et non du sujet de la connaissance, p et non-p y coexistent a priori)12. À travers de telles précisions, il n'est pas question pour nous de proposer la moindre analogie entre la métapsychologie freudienne et la mécanique quantique13, et d'autant moins que la structure mathématique a priori bien présente14 en celle-ci, fait cruellement défaut à celle-là. Il s'agit juste d'objecter que les affirmations de Freud selon laquelle "l'analyste se refuse à définir l'inconscient, mais il peut mettre en évidence le groupe de phénomènes dont l'observation lui fait postuler l'existence de cet inconscient"(Freud, le Mot d'Esprit dans ses Rapports avec l'Inconscient) ou selon laquelle "le transfert est un phénomène humain général, […] il domine toutes les relations d’une personne donnée avec son entourage humain […] : le transfert n’est que la reproduction de relations affectives émanant de ses plus précoces investissements remontant à la période refoulée de l’enfance"(Freud, ma Vie et la Psychanalyse), ou encore selon laquelle "le ça tend seulement à satisfaire les besoins pulsionnels, en se conformant au principe de plaisir. Les processus qui s’y déroulent n’obéissent pas aux lois logiques de la pensée : pour eux, le principe de contradiction n’existe pas"(Freud, Nouvelles Conférences sur la Psychanalyse), de telles affirmations n'ont rien d'intrinsèquement irrationnel et, partant, d'anti-scientifique au regard d'une rationalité scientifique élargie à ces trois prémisses implicites : 1) la fiabilité d'une prédiction scientifique n'est jamais absolument certaine ; 2) les notions de sujet et d'objet sont, même en science, des problèmes et non des évidences ; 3) le principe de contradiction ne concerne, en toute rigueur, que l'expérimentation réelle alors que la construction du possible a priori peut, dans certains cas, s'en affranchir.

Deuxième critère kantien : la confirmation a posteriori des hypothèses comme garantie de communicabilité universelle des résultats entre les hommes. En définissant le "réel [comme] ce qui s’accorde avec les conditions matérielles de l’expérience, à savoir la sensation [...]. La connexion avec le réel est déterminée suivant les conditions générales de l’expérience possible"(Kant, Critique de la Raison Pure, III, 185-186), Kant entendait immuniser la connaissance scientifique contre les doutes sceptiques humiens15 concernant la valeur prédictive de l'induction comme généralisation d'une observation empirique conforme à une hypothèse donnée : "de la simple répétition d’événements passés, fût-elle à l’infini, il ne naîtra jamais aucune idée [...] de connexion universelle et nécessaire"(Hume, Traité de la Nature Humaine, I, iii, 6). Pour Kant, il s'agissait de réhabiliter l'idée naïve de confirmation empirique comme juge en dernier recours de la validité d'une hypothèse. Popper va en revenir à Hume, quoique pour des raisons plus logiques qu'épistémologiques, en disant que les hypothèses scientifiques, quelle que soit leur robustesse a priori, ne peuvent être confirmées mais seulement réfutées16 : "la réfutabilité, au sens du critère de démarcation [entre science et non-science] ne désigne rien de plus qu'une relation logique entre la théorie en question et la classe des énoncés de base, ou celle des événements décrits par ces énoncés : les réfutateurs potentiels"(Popper, le Réalisme et la Science). En effet, une théorie scientifique est censée valoir universellement dans le sens où elle est toujours de la forme "pour tout x appartenant à un domaine D, f(x)" (par exemple, pour tout objet possédant une masse, cet objet est soumis à la loi de la gravitation). Or un énoncé universel ("pour tout x …") ne peut être confirmé, puisqu'il faudrait pour cela un processus infini portant sur "tous" les x. En conséquence, un tel énoncé ne peut, en toute rigueur, qu'être réfuté puisqu'un seul cas défavorable suffit, en principe, pour nier la clause "pour tout x". D'où l'idée que "l’attitude scientifique [...] ne recherch[e] pas des vérifications, mais des expériences cruciales. Ces expériences p[euv]ent bien réfuter la théorie soumise à l’examen ; mais jamais elles ne pourraient l’établir […]. Les théories scientifiques, si elles ne sont pas réfutées, restent toujours des hypothèses ou des conjectures"(Popper, la Quête Inachevée). Notre problème est donc, à présent, de savoir si la métapsychologie freudienne est de nature à pouvoir être réfutée par confrontation de ses thèses avec une forme quelconque d'expérience cruciale. Cela a été le cas au moins une fois lorsque Freud écrit qu'"il a été soutenu dans la littérature psychanalytique que le paranoïaque lutte contre un renforcement de ses tendances homosexuelles, ce qui au fond se ramène à un choix objectal narcissique. On s’est rendu compte plus tard que le persécuteur, au fond, est l’aimé ou celui qui a été aimé. De la synthèse de ces situations, il se dégagea que le persécuteur doit être du même sexe que le persécuté […]. Mais le cas actuel semblait, au contraire, s’y opposer en plein. La jeune fille, lorsqu’elle transforme directement son amoureux en persécuteur, paraît bien écarter l’amour pour un homme ; d’une influence féminine, d’une opposition à une liaison homosexuelle, rien ne semble paraître ici"(Freud, un Cas de Paranoïa contredisant la Théorie Psychanalytique de cette Affection). Sauf que ce genre d'aveu est, il faut bien le reconnaître, assez rare dans le corpus freudien, au point que les mauvaises langues diront que c'est là l'exception qui confirme la règle d'un dogmatisme hermétique à tout enseignement de l'expérience. Toutefois, l'applicabilité du critère poppérien de réfutabilité des hypothèses scientifiques est-il aussi infaillible qu'il en a l'air ? De l'aveu même de Popper, "la réfutabilité, au sens du critère de démarcation, ne signifie pas qu'une réfutation puisse être obtenue en pratique ou que, si on l'obtient, elle soit à l'abri de toute contestation. […] Il est absolument impossible de prouver de manière décisive qu'une théorie scientifique empirique est fausse. […] Il est toujours possible de trouver certains moyens d'échapper à la réfutation, par exemple en introduisant une hypothèse auxiliaire ad hoc […] ; on ne peut jamais réfuter une théorie de manière concluante"(Popper, le Réalisme et la Science). Bref, si une hypothèse scientifique ne se confirme pas, il reste que sa réfutation est toujours plus ou moins problématique. Ce que confirme Quine : "on peut, en cas d’expérience récalcitrante, soit modifier certains énoncés théoriques, soit préserver la vérité de la théorie en alléguant une hallucination […]. On peut toujours préserver la vérité de n’importe quel énoncé à condition d’effectuer les réajustements qui s’imposent"(Quine, les deux Dogmes de l’Empirisme, vi). Il faut reconnaître que Freud utilise assez souvent ce type d'argument pour désamorcer, par avance, toute tentative de réfutation de ses thèses par les faits. Par exemple lorsqu'il invoque la "résistance qui fait que le malade se cramponne à sa maladie et, par là, lutte contre son propre rétablissement"(Freud, sur la Psychothérapie) pour expliquer que ce n'est pas la psychothérapie qui échoue à guérir le patient mais le patient lui-même qui la fait, inconsciemment, échouer. Encore une fois, ce type d'argument n'a rien d'irrationnel ni d'anti-scientifique pour peu qu'on admette, à l'instar de Quine, que, tout compte fait, il n'existe pas d'"expérience cruciale" mais que "nos énoncés sur la réalité extérieure affrontent le tribunal de l’expérience non pas individuellement mais comme un corps organisé"(Quine, Méthodes de Logique, intro.). On peut même aller plus loin et admettre, avec Feyerabend, que "l'idée d'une méthode basée sur des principes rigides et immuables auxquels il faudrait absolument se soumettre pour la conduite des affaires de la science rencontre des difficultés lorsqu'elle se trouve confrontée aux résultats de la recherche historique. Nous constatons alors qu'il n'y a pas une seule règle, aussi plausible et aussi bien fondée sur le terrain de l'épistémologie soit-elle, qui n'ait été violée à un moment ou à un autre. Ces violations ne sont pas des faits accidentels, elles ne proviennent pas d'une connaissance insuffisante ou d'une étourderie qui aurait pu être évitée. Au contraire, elles sont nécessaires au progrès"(Feyerabend, contre la Méthode, §1)17. On ne peut donc pas alléguer la réticence de Freud à chercher une correspondance de ses thèses avec des faits conçus comme des expériences cruciales pour en conclure à leur non-scientificité.

Que doit-on conclure de cette analyse épistémologique concernant la scientificité de la métapsychologie freudienne ? Essentiellement que ce sont les arguments utilisés par la plupart des détracteurs de Freud pour la lui refuser qui n'ont, manifestement, rien de scientifique en ce qu'ils procèdent d'une interprétation étroite et dogmatique de la rationalité scientifique ignorant les fondements logiques de l'épistémologie tout autant que les développements récents de l'histoire des sciences. Est-ce à dire que nous devons donner quitus à Freud ? Certainement pas. Tout d'abord parce que, nous l'avons vu, la métapsychologie freudienne est rétive à toute forme de mathématisation, fût-elle probabiliste et statistique. Or, nous sommes convaincus, à l'instar de Quine, que la spécificité de la science "moderne"18 réside dans sa rigueur et sa précision, lesquelles "se mesurent en partie19 à ce qu’elle comporte moins de propositions qui ne sont pas des fonctions de vérité20. Sur le plan théorique, l’élimination de ce genre d’énoncés de l’édifice des mathématiques pures a été réalisée depuis déjà longtemps"(Quine, Logique Elémentaire, §9). Ensuite parce que si Freud n'a eu de cesse de proclamer le caractère scientifique de sa métapsychologie, il ne l'a jamais fait, à notre connaissance, sur la base des critères de rationalité scientifique élargie que nous venons d'examiner, ce dont il lui eût été loisible pourtant de se prévaloir, étant donné la contemporanéité, voire la co-localité de l'émergence de sa métapsychologie avec la physique quantique21. Cela dit, il nous semble exister d'autres arguments plus solides pour refuser à la métapsychologie freudienne toute valeur scientifique. Le premier consiste à constater que Freud a tendance à écarter non seulement toute forme de réfutation expérimentale mais encore toute forme de critique conceptuelle, donc de remise en question de ce qui, inévitablement, prend alors le nom de "dogme". Nous admettons avec Popper que "l’attitude scientifique [est] l’attitude critique"(Popper, la Quête Inachevée), et affirmer comme le fait Freud, que "l'hostilité qu'on [lui] témoigne et [s]on isolement pourraient bien faire supposer qu'[il a] découvert les plus grandes vérités"(Freud, sur l'Origine de la Psychanalyse), cela doit, naturellement, conduire à penser que les "théories psychanalytiques relèvent d'une tout autre catégorie. Elles sont purement et simplement impossibles à tester comme à réfuter. Il n'existe aucun comportement humain qui puisse les contredire"(Popper, Conjectures et Réfutations). Mais alors, si les "théories psychanalytiques relèvent d'une tout autre catégorie", de quelle catégorie peut-il bien s'agir ?

Popper, en se plaçant sur le terrain du positivisme plutôt que sur celui du strict scientisme, suggère deux pistes de réflexion pour tenter de répondre à cette question. Disons d'abord que, tandis qu'un scientiste évalue, nous l'avons dit, toute activité intellectuelle sur la base de sa plus ou moins grande proximité par rapport à la science en quoi il voit l'horizon indépassable de tout espoir de progrès humain, un positiviste tient surtout à maintenir une stricte démarcation entre science et non-science mais sans établir nécessairement de hiérarchie entre ces deux domaines. C'est le cas, par exemple, de Carnap lorsqu'il écrit que "lorsque quelqu'un affirme : "Il y a un Dieu", "L'inconscient est le fondement originaire du monde", "Il y a une entéléchie comme principe directeur du vivant", nous ne lui disons pas "Ce que tu dis est faux", mais nous lui demandons : "Qu'est-ce que tu signifies avec tes énoncés ?""(Carnap, la Conception Scientifique du Monde). Ou de Wittgenstein lorsqu'il soutient que "la proposition montre ce qu'il en est des états de choses quand elle est vraie. […] La totalité des propositions vraies constitue la totalité des sciences de la nature"(Wittgenstein, Tractatus, 4.022-4.11). Pour l'un comme pour l'autre, il n'est pas question de dire que les énoncés non-scientifiques sont dépourvus de valeur, mais juste dépourvus de valeur de vérité22, ce qui, nous l'avons vu, est très problématique s'agissant de la métapsychologie freudienne. D'où l'inclination des positivistes à verser les énoncés prétendant à la scientificité mais, de fait, tout à la fois invérifiables et irréfutables, dans la catégorie "métaphysique". C'est ce que fait, notamment, Wittgenstein lorsqu'il dit que "la méthode correcte en philosophie consisterait […] quand quelqu'un d'autre voudrait dire quelque chose de métaphysique, lui démontrer toujours qu'il a omis de donner, dans ses propositions, une référence à certains signes"(Wittgenstein, Tractatus, 6.53), une "référence", c'est-à-dire une correspondance empiriquement établie avec des entités réelles extérieures à la proposition. La métapsychologie doit-elle alors être requalifiée en métaphysique qui s'ignore ? Il faut dire qu'elle s'y trouverait en fort honorable compagnie. Relisons, par exemple, ce passage où Freud dit que "l'homme croyait au début de ses recherches que son lieu de résidence, la Terre, se trouvait immobile au centre de l'univers tandis que le Soleil, la Lune et les planètes se mouvaient autour de la Terre selon des trajectoires circulaires. […] La destruction de cette illusion narcissique se rattache au nom et à l'œuvre de Nicolas Copernic au XVI° siècle. [...] L'amour-propre humain avait subi là sa première humiliation, l'humiliation cosmologique. [...] Au cours de son évolution culturelle, l'homme s'érigea en maître de ses co-créatures animales. Mais, non content de cette hégémonie, il se mit à creuser un fossé entre leur essence et la sienne. [...] Nous savons ce que les recherches de Charles Darwin [...] ont mis il y a un peu plus d'un demi-siècle à cette présomption de l'homme. [...] Or c'est la deuxième humiliation pour le narcissisme humain, l'humiliation biologique. [...] L'homme, même s'il est ravalé à l'extérieur, se sent néanmoins souverain dans son âme propre. Quelque part dans le noyau de son moi, il s'est créé un organe de surveillance qui contrôle ses mouvements et actions propres pour voir si elles concordent avec ses exigences. [...] Mais la psychanalyse a voulu instruire le moi que la vie pulsionnelle de la sexualité ne peut être domptée entièrement, et que les processus psychiques sont par nature inconscients, au point qu'ils ne sont accessibles au moi et ne sont soumis à celui-ci qu'à travers une perception incomplète et illusoire. Ce qui revient à dire que le moi n'est pas le maître dans sa propre maison. Voilà la troisième humiliation infligée au narcissisme humain : l'humiliation psychologique"(Freud, Inquiétante Étrangeté). Que n'a-t-on glosé sur la mégalomanie d'un Freud se comparant à un Copernic ou un Darwin ? Or, s'agissant, par exemple, de Darwin (mais on pourrait, évidemment, en dire autant de Copernic), "quelqu’un a-t-il pu expérimenter le processus d’évolution dont parle Darwin"(Wittgenstein, Leçons sur l’Esthétique, III). En fait, "le darwinisme n’est pas une théorie scientifique testable mais un programme métaphysique de recherche"(Popper, la Quête Inachevée, xxxvii). Alors, pourquoi pas le freudisme, après tout ?

La deuxième piste suggérée par Popper tient dans cette remarque relativement anodine selon laquelle "quant à l'épopée freudienne du Moi, du Ça et du Surmoi, on n'est pas plus fondé à en revendiquer la scientificité que dans les cas de récits qu'Homère avait recueillis de la bouche des dieux"(Popper, Conjectures et Réfutations). Faut-il voir de l'ironie ou de la condescendance dans le fait, pour un épistémologue positiviste comme Popper, de rapprocher la métapsychologie freudienne des récits homériques ? Pas nécessairement. Revenons à Carnap : "ces énoncés [...] ne sont en quelque sorte que l'expression d'un sentiment de la vie. L'expression d'un tel sentiment de la vie constitue à coup sûr une tâche importante de la vie. Mais le moyen d'expression adéquat en est l'art, par exemple la poésie et la musique"(Carnap, la Conception Scientifique du Monde). Ce qui fait écho à Wittgenstein lorsqu'il déclare qu'"à supposer que toutes les questions théoriques [scientifiques] possibles soient résolues, les problèmes de notre vie demeurent encore intacts"(Wittgenstein, Tractatus, 6.52). Ce qui rappelle clairement que refuser d'accorder une valeur scientifique à un corpus ne revient pas à refuser de lui accorder une valeur, bien au contraire. Le pragmatisme de Quine va jusqu'à refuser tout critère décisif de démarcation et postuler plutôt une continuité entre mythe et science. S'il reconnaît que "le caractère de la réalité, c’est l’affaire de l’homme de science"(Quine, le Mot et la Chose, §6), autrement dit que la science règne, effectivement, sur le domaine de la vérité, en revanche, "les entités postulées par la science sont comparables, du point de vue épistémologique, aux dieux d’Homère […]. Les objets physiques comme les dieux ne trouvent place dans notre conception que pour autant qu’ils sont culturellement postulés […]. Si le mythe des objets physiques est supérieur à celui des dieux de l’Olympe, c’est qu’il s’est révélé être un instrument plus efficace"(Quine, les deux Dogmes de l’Empirisme, vi). En parlant de "mythe des objets physiques", il n'entend pas créer un oxymore, mais plutôt insister, à l'instar de la physique quantique, sur ce que "les objets physiques comme les dieux ne trouvent place dans notre conception que pour autant qu’ils sont culturellement postulés"23 et ce, pour des raisons essentiellement pragmatiques, autrement dit qui sont orientées vers la recherche de l'efficacité24 plutôt que vers la vérité. Après avoir adopté une attitude clairement positiviste, Wittgenstein deviendra pragmatiste25 lui aussi en appliquant à ce qu'on appelle "sciences" le même traitement qu'à l'égard de ce que l'on nomme "jeux", à savoir que ce sont, dans les deux cas, des activités liées entre elles par un "air de famille" (Familienähnlichkeit)26, une ressemblance, plutôt que par un critère définitionnel commun qui les démarqueraient des activités auxquelles on refuse ces appellations. En tout cas, dans ce climat intellectuel viennois très tolérant car, finalement, très peu scientiste, nous aurons l'occasion d'apprécier la pertinence de la suggestion poppérienne de mettre en relation freudisme et mythologie.

Même les adversaires les plus acharnés de Freud lui reconnaissent au moins le mérite d'avoir, du point de vue conceptuel, renouvelé profondément le champ conceptuel de la psychologie dans la mesure où "la psychanalyse se refuse à considérer la conscience comme formant l'essence même de la vie psychique, mais voit dans la conscience une simple qualité de celle-ci, pouvant coexister avec d'autres qualités ou faire défaut"(Freud, Essais de Psychanalyse, III). Peu de temps avant lui, Nietzsche avait déjà radicalement remis en question le mentalisme de la psychologie classique en des termes assez proches de ceux de Freud : "cette chose impérieuse que le vulgaire appelle "l'esprit" veut dominer et se sentir le maître au-dedans de soi et autour de soi. Il a la volonté de ramener la multiplicité à la simplicité, de ligoter, de dompter, de dominer, une volonté vraiment souveraine. Ses besoins et ses facultés sont les mêmes que les physiologistes constatent chez tout ce qui doit vivre, croître et multiplier"(Nietzsche, par-delà le Bien et le Mal, §230). Nietzsche ouvre la voie au béhaviorisme en rattachant la psychologie à la "physiologie" au sens où, comme l'indique Politzer, "seul le comportement et son mécanisme observé du dehors peuvent intéresser le béhavioriste"(Politzer, Critique des Fondements de la Psychologie). Mais il signale immédiatement le revers de la médaille : "alors, la psychologie est tellement objective qu'elle se noie, pour ainsi dire, dans l'objectivité, et tout ce que le béhaviorisme pourrait nous enseigner serait de l'ordre de la mécanique animale"(Politzer, Critique des Fondements de la Psychologie). Le béhaviorisme auquel Politzer fait allusion est, effectivement, un mouvement de révolte contre les deux présupposés fondamentaux de toute la psychologie cartésienne et que sont, d'une part le dualisme substantiel âme/corps ("ce moi, c'est-à-dire l'âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, et même qu'elle est plus aisée à connaître que lui" - Descartes, Discours de la Méthode, IV), d'autre part l'introspectionnisme de l'âme comme seul voie d'accès à elle-même et qui n'est qu'une conséquence du mentalisme ("l’esprit, en concevant, se tourne en quelque façon vers soi-même et considère quelqu’une des idées qu’il a en soi" - Descartes, Méditations Métaphysiques, VI, 4). Nous n'insisterons pas sur la très abondante littérature qu'a suscité le dualisme mentaliste cartésien, autant pour le défendre et le raffiner que pour le critiquer et l'invalider. Intéressons-nous juste au courant béhavioriste que Quine définit de la manière suivante : "le béhaviorisme consiste à affirmer que la conscience est un état du corps, un état de notre système nerveux. [...] Moins brutalement, on pourrait aussi décrire ce rejet [d'une spécificité de l'esprit] comme une identification de l'esprit à certaines facultés (états, activités) du corps"(Quine, Quiddités). Son mérite, comme le souligne Politzer, consiste donc bien à placer l'esprit et ses états de conscience depuis le terrain d'une soi-disant évidence subjective et privée en première personne27 auquel Descartes et ses successeurs le cantonnaient, vers celui d'une difficulté objective et publique en troisième personne. Avec, comme avantage décisif, la possibilité de tirer la psychologie de son sommeil dogmatique pour tenter de l'engager sur la voie de la science positive, notamment via des prédictions efficaces. Or, si "la mécanique est le modèle des sciences et [la] psychologie a pour idéal une mécanique de l’âme [avec] des expérimentations de physique d’une part, et d’autre part des expérimentations de psychologie […] elle doit nous rendre capable de prévoir avec succès […] nous serions en mesure de prédire ce qu’une personne aimerait ou n’aimerait pas, toute la question étant de savoir si c’est là la sorte d’explication que nous souhaitons avoir en psychologie"(Wittgenstein, Leçon sur l’Esthétique, II). Nul doute que ce soit bien là l'une des ambitions du béhaviorisme : anticiper le comportement humain pour le diriger vers des actes politiques et/ou économiques bien déterminés28. Seulement voilà : la psychologie béhavioriste, qui prétend étudier la première personne comme si elle était une troisième personne, un sujet humain comme s'il n'était qu'un banal objet d'observation, perd ce qui était clairement l'enjeu éthique de la "psychologie" mentaliste cartésienne et, plus généralement, de toute métaphysique depuis l'antiquité : s'évertuer à résoudre l'énigme infinie de la connaissance de soi-même, en première personne, afin d'essayer de vivre le mieux possible ou, en tout cas, de souffrir le moins possible. Bref, pour Politzer, "il y a là une solution désespérée : le béhaviorisme supprime l'énigme de l'homme"(Politzer, Critique des Fondements de la Psychologie). Et c'est ce défaut que, précisément, la métapsychologie freudienne entend pallier et non pas le manque de prédictibilité des comportements humains par la psychologie classique.

De là, la "première topique" freudienne qui reprend l'idée du moi cartésien subjectif et privé en lui adjoignant les obstacles objectifs et publics qui, non seulement nuisent à sa transparence29 mais vont même jusqu'à rendre illusoire la connaissance de soi par soi : "si certaines représentations sont incapables de devenir conscientes, c'est à cause d'une certaine force qui s'y oppose ; que sans cette force elles pourraient bien devenir conscientes, ce qui nous permettrait de constater combien peu elles diffèrent d'autres éléments psychiques, officiellement reconnus comme tels […]. À l'état dans lequel se trouvent ces représentations avant qu'elles soient amenées à la conscience nous avons donné le nom de refoulement […]. Notre notion de l'inconscient se trouve ainsi déduite de la théorie du refoulement"(Freud, Essais de Psychanalyse, III). Le raisonnement de Freud est, ici, limpide : la conscience est condamnée à se méconnaître parce qu'elle n'est qu'un résidu de données après "refoulement". C'est lui, la force souveraine, une force qui, un peu à la manière du démon pendant un exorcisme, ne manifeste jamais autant sa puissance que lorsqu'on veut lutter contre elle et qui fait de la conscience l'exception et de l'inconscient la règle. L'originalité de Freud, on le voit, n'est pas tant d'avoir inventé (ou découvert) l'inconscient, comme on a l'habitude de dire. Avant lui, Spinoza avait bien vu que "les hommes ne se croient libres qu’à cause qu’ils ont conscience de leurs actions mais ne le sont pas des causes qui les déterminent"(Spinoza, Éthique, III, 2), et Marx que "ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience"(Marx, Critique de l’Économie Politique). C'est d'avoir inventé (ou découvert) l'inconscient psychique, autrement dit un mécanisme mental de formation et de déformation des états de conscience complètement intériorisé et privatisé. Ce qui est encore plus net dans la "seconde topique" : "le ça est la partie obscure de notre personnalité […]. Le ça tend seulement à satisfaire les besoins pulsionnels, en se conformant au principe de plaisir. Les processus qui s’y déroulent n’obéissent pas aux lois logiques de la pensée : pour eux, le principe de contradiction n’existe pas, [aussi] le ça ignore-t-il les jugements de valeur, le bien le mal, la morale […]. Le moi a pour mission d’être le représentant du monde extérieur aux yeux du ça, et pour le plus grand bien de ce dernier. En effet, sans le moi, le ça, aspirant aveuglément aux satisfactions des pulsions, viendrait imprudemment se briser contre cette force extérieure plus puissante que lui […]. Ainsi, le principe de plaisir, qui domine de façon absolue dans le ça, est-il détrôné par le principe de réalité, plus propre à assurer sa sécurité et sa réussite […]. Mais le moi n’est qu’une partie du ça opportunément modifiée par la pression d’un monde extérieur menaçant. En somme, le moi doit réaliser les intentions du ça en parvenant à découvrir les circonstances favorables à leur réalisation. [Dans cette tâche, le moi est puissamment aidé par] le surmoi qui est le dépositaire du phénomène que nous nommons conscience morale et qui dérive de l’influence exercée par les parents et les éducateurs […]. Le surmoi de l’enfant ne se forme donc pas à l’image des parents mais à l’image du surmoi de ceux-ci, il s’emplit du même contenu, devient le représentant de la tradition, de tous les jugements de valeur qui subsistent ainsi à travers les générations"(Freud, Nouvelles Conférences sur la Psychanalyse). Après cela, il est difficile de ne pas dire, comme Wittgenstein, que "la mécanique étant le paradigme des sciences, [Freud] imagine une psychologie ayant pour modèle une mécanique de l’âme"(Wittgenstein, Leçon sur l’Esthétique, IV, 1), "mécanique de l'âme" prétendant décrire "scientifiquement" les relations dynamiques permanentes qu'entretiennent ces trois instances mentales que sont le moi (conscient), le ça (inconscient) et le surmoi (préconscient ou subconscient). Notre problème est à présent d'approfondir cette notion de "mécanique de l'âme" en nous demandant si l'échec de la tentative freudienne de promouvoir la métapsychologie au rang d'une science n'est pas due à une incongruité générique plutôt qu'à des accidents circonstanciels.


1Texte complet et "débat" avec la psychanalyste Julia Kristeva disponibles sur le site BibliObs.
2Nous appelons "scientiste", la propension intellectuelle née à la fin du XIX° siècle consistant à croire "que la Science et la Science seule résoudra toutes les questions qui ont un sens ; je crois qu'elle pénétrera jusqu'aux arcanes de notre vie sentimentale et qu'elle m'expliquera même l'origine et la structure du mysticisme héréditaire anti-scientifique qui cohabite chez moi avec le scientisme le plus absolu"(Felix Le Dantec, article paru en 1911 dans la Grande Revue). En ce sens, le scientisme est à distinguer du positivisme.
3"Je propose qu’on parle de présentation [Darstellung] métapsychologique, lorsqu’on parvient à décrire un processus psychique dans ses relations dynamiquestopiques et économiques "(Freud, l'Inconscient). Nous appellerons donc "métapsychologie" le fondement théorique de la psychologie freudienne et "psychanalyse" son application thérapeutique.
4Dans tout l'exposé, nous tiendrons pour synonymes les termes "mental" et "psychique". Ce choix tient à la possibilité de dériver du terme "mental" le terme "mentalisme" dont il sera question plus loin.
5Umberto Eco appelle cela "méthode du détective". On en trouve de nombreux exemples, notamment dans le Zadig de Voltaire et, évidemment, dans les polars.
6Kant parle de la chimie qui, à l'époque où il écrit (1786) ne remplit pas les conditions de scientificité qui viennent d'être posées et, par conséquent, n'a pas encore acquis le statut scientifique qu'elle obtiendra avec John Dalton.
8Au sens fort, celui qui, à la limite, porte à ignorer le principe de contradiction ("p et non-p"). C'est d'ailleurs cet exemple que prend Quine.
9Depuis 1900, année où Max Planck jeta les fondations de ce qui allait devenir la physique quantique en formulant l'hypothèse que les quantités d'énergie ne sont continues mais discrètes et donc que les échanges énergétiques se font par "paquets" ou quanta.
11La fonction qui prédit la probabilité d'un état quantique donné.
12Ce qui inverse le dogme rationaliste classique selon lequel la contradiction ne peut concerner que le réel et non pas le possible. Raison pour laquelle, aussi bien pour Aristote que pour Leibniz ou Kant, une entité est nécessairement d'abord possible avant que d'être réelle ou, si l'on préfère, peut rester possible sans jamais être réelle.
13Ce que s'emploie à faire pourtant le physicien et romancier Tom Keve dans son ouvrage trois Explications du Monde.
14Et même omni-présente dans la mesure où, pour la physique quantique, "il n’y a aucune observation possible de la forme d’un atome, ce ne sont que des formules mathématiques"(Schrödinger, Physique Quantique et Représentation du Monde).
15"Le pain que j’ai mangé précédemment m’a nourri ; c’est-à-dire un corps, doué de qualités sensibles, était, à cette époque, doué de tels pouvoir cachés ; mais s’ensuit-il qu’il faille que l’autre pain me nourrisse en une autre époque et que des qualités semblables s’accompagnent toujours de semblables pouvoirs cachés ? La conséquence ne me semble en rien nécessaire. Du moins faut-il reconnaître que l’esprit tire une conséquence; qu’il fait un certain pas ; qu’il y a un progrès de pensée et une influence qui réclament une explication. Les deux propositions que voici sont loin d’être les mêmes : “j’ai trouvé qu’un tel objet a toujours été accompagné d’un tel effet” et “je prévois que d’autres objets qui lui sont semblables s’accompagneront d’effets semblables”. J’accorderai, s’il vous plaît, que l’une des propositions peut justement se conclure de l’autre : en fait, je le sais, elle s’en conclut toujours. Mais si vous insistez sur ce que la conclusion se tire par une chaîne de raisonnements, je désire que vous produisiez ce raisonnement. La connexion entre ces deux propositions n’est pas intuitive. On réclame un moyen terme qui puisse rendre l’esprit capable de tirer une telle conclusion si, en vérité, il la tire par raisonnement et argumentation. Quel est ce moyen terme ? Il me faut l’avouer, cela dépasse ma compréhension"(Hume, Enquête sur l'Entendement Humain, iv).
16En anglais "falsified", ce qui ne peut évidemment pas être traduit par "falsifiées" comme on le trouve, hélas, souvent dans les traductions de Popper en français.
17Feyerabend milite d'ailleurs pour une forme d'"anarchisme épistémologique" : "ma thèse est que l'anarchisme contribue au progrès, quel que soit le sens qu'on lui donne. Même une science fondée sur la loi et l'ordre ne réussira que si des mouvements anarchistes ont occasionnellement le droit de se manifester"(Feyerabend, contre la Méthode, §1). D'où son mot d'ordre : "anything goes !".
18C'est-à-dire depuis le XVII° siècle, depuis que Galilée a postulé que "l’univers est écrit dans la langue mathématique"(Galilée, l’Essayeur).
19La réserve "en partie" indique que la mathématisation a priori reste une condition de scientificité nécessaire tout en n'étant pas suffisante. Après tout, l'astrologie, la numérologie et la soi-disant "science économique" font aussi usage de l'outil mathématique ! La probité intellectuelle est, évidemment, une autre condition de scientificité. Comme le disait Jacques Chirac, si les chiffres ne sauraient mentir, les menteurs, en revanche, savent chiffrer !
20Une "fonction de vérité" est une fonction dont la valeur de vérité ("vrai" ou "faux") ne dépend que de la relation entre ses termes à l'exclusion de toute autre considération. Une telle fonction devient une proposition lorsqu'elle est énoncée dans le langage vernaculaire. Par exemple, "Desdémone aime Cassio" est une fonction de vérité (la proposition est fausse parce qu'il n'existe pas de relation d'amour entre Desdémone et Cassio), tandis que "Othello croit que Desdémone aime Cassio" n'est pas une fonction de vérité (la proposition est vraie bien qu'il n'existe aucune relation d'amour entre Desdémone et Cassio). La différence entre les deux propositions est que la valeur de vérité de la seconde fait intervenir d'autres considérations que la stricte relation entre Desdémone et Cassio (en l'occurrence, la jalousie maladive d'Othello, la haine et la trahison d'Iago, la naïveté de Cassio, etc.). Il va de soi que les propositions de la logique ou des mathématiques sont toutes des "fonctions de vérité".
21Ce que montre très bien le roman de Keve cité supra. L'auteur se plaît même à imaginer que Freud défend la "scientificité" de son activité de la manière suivante : "deux raisons à cela. La première est pragmatique : le moindre soupçon de spiritisme, de télépathie ou de surnaturel condamnera la psychanalyse à rester en marge de l'Histoire [...]. La seconde raison est peut-être la plus importante : je ne suis pas convaincu. Je crois bien que si je l'étais, je n'hésiterais pas à sacrifier la psychanalyse à la vérité"(op. cit.).
22Ou, si l'on préfère, dépourvus de signification (Unsinnigkeit) dans le sens très précis les positivistes du Cercle de Vienne emploient ce terme, à savoir qu'"établir la signification [Sinnigkeit] d’un énoncé équivaut à établir les règles selon lesquelles l’énoncé est utilisé, ce qui, à son tour, revient à établir la manière dont il peut être vérifié (ou réfuté). La signification d’un énoncé est la méthode de sa vérification"(Schlick, les Énoncés Scientifiques et la Réalité du Monde Extérieur). Dans sa période positiviste, Wittgenstein ira même jusqu'à assimiler "signification" et "dicibilité" comme synonymes de "contribution à la valeur de vérité d'un énoncé dans le cadre d'une fonction de vérité".
23Ce qu'il exprime formellement en disant que "la notion de référence à doit être reclassée en notion de vérité de, et l’expression singulière f(A) doit être reclassé en expression générale d’extension singulière "x, {f(x)(x=A)}"(Quine, le Domaine et le Langage de la Science, iii). En clair, faire référence à un objet, c'est admettre qu'il y a au moins une proposition vraie dont cet objet est le sujet logique (f(x)) qui a reçu une dénomination précise (x=A).
24"Les critères qui guident la modification de notre schème conceptuel ne sont pas des critères réalistes de correspondance avec la réalité, mais des critères pragmatiques : efficacité de la communication et efficacité de la prédiction"(Quine, d’un Point de Vue Logique, iv, 5).
25Il finira même par professer un anti-scientisme militant en déclarant que "pour s'étonner, il faut que […] les peuples s'éveillent. La science est un moyen de les endormir"(Wittgenstein, Remarques Mêlées, 5) et que "les questions scientifiques peuvent [l]’intéresser, mais jamais [l]e passionner réellement. Seules les questions conceptuelles et esthétiques ont cet effet sur [lui]"(Wittgenstein, Remarques Mêlées, 79).
26"C'est de la sorte que s'entrecroisent et que s'enveloppent les unes sur les autres les différentes ressemblances qui existent entre les différents membres d'une famille ; la taille, les traits du visage, la couleur des yeux, la démarche, le tempérament etc. – Et je dirais : les "jeux" constituent une famille. […] Et nous étendons notre concept […] à la manière dont nous lions fibre à fibre en filant un fil. Et la résistance du fil ne réside pas dans le fait qu'une fibre quelconque le parcours sur toute sa longueur, mais dans le fait que plusieurs fibres s'enveloppent mutuellement"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §67).
27Avec sa conséquence solipsiste bien connue : "je suis une substance [qui n’a besoin que de soi-même pour exister] dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser"(Descartes, Discours de la Méthode, IV). Conséquence dont la littérature classique puis romantique ont exploité le merveilleux.
28Ce n'est pas par hasard si l'un des ouvrage préférés d'Adolf Hitler était la Psychologie des Foules de Gustave Lebon.

29Descartes avait déjà évoqué ce problème avec sa conception des passions : "une passion est excitée sans le secours de la volonté et par conséquent sans aucune action qui vienne d’elle, par les seules impressions qui sont dans le cerveau"(Descartes, Lettre à Élisabeth, 16 oct.1645), de telle sorte que "le principal effet de toutes les passions est qu’elles incitent et disposent l’âme à vouloir les choses auxquelles elles préparent le corps"(Descartes, Traité des Passions, art.40).

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