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lundi 22 octobre 2018

FREUD, METAPSYCHOLOGIE ET PSYCHANALYSE (II - GRAMMAIRE).


(les termes en gras sont expliqués à la fin de la troisième partie de l'article)

Wittgenstein fait remarquer que "‘‘trois fois dix-huit pouces ne tiennent pas dans trois pieds’’ est une règle grammaticale qui énonce une impossibilité logique. Mais ‘‘trois hommes ne peuvent s’asseoir côte à côte sur un banc d’un yard de long1’’ énonce une impossibilité physique"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 56), bref, que, contrairement à la seconde, l'impossibilité du premier type est une impossibilité a priori, c'est-à-dire pour laquelle toute preuve a posteriori est inutile. Voyons donc si l'impossibilité pour la métapsychologie freudienne de faire science ne relèverait pas d'une impossibilité de ce type, c'est-à-dire qui serait due, a priori, à la violation d'une règle grammaticale. Disons tout de suite que les difficultés de la "psychologie" cartésienne relèvent, quant à elles, clairement de la seconde catégorie, celle de l'impossibilité physique. En effet, "la psychologie classique considère l'introspection essentiellement comme une forme de la perception. Elle fait donc correspondre à ses données une réalité sui generis, la réalité spirituelle ou la vie intérieure, et l'introspection doit nous faire pénétrer dans cette "seconde" nature et nous renseigner sur ses états"(Politzer, Critique des Fondements de la Psychologie). Plus exactement, elle suppose la perception par elle-même et pour elle-même de cette substance non-étendue qu'est l'âme. Comme l'indique l'analogie platonicienne, ce serait en quelque sorte "une vue qui ne soit pas la vue des choses [...] mais qui serait la vue d’elle-même"(Platon, Charmide, 167d). Tout se passe donc, analogiquement, comme si l’œil de l'esprit se voyait lui même par réflexion. Et si on objecte que l’œil ne peut perce voir de lui-même qu'une image réfléchie sur un tiers matériau (miroir, photo, etc.), on pourra toujours abandonner l'analogie de la vision pour celle du toucher : lorsque je ferme la paume de ma main, après tout, ce que je perçois, c'est bien le fait de me toucher, je me sens (me) touchant. Finalement, si l'introspection comme espèce de perception a posé et continue de poser d'insondables problèmes épistémologiques, si on doute qu'on puisse percevoir un "moi" comme substance inétendue, fût-ce par auto-réflexion, c'est peut-être, après tout, parce qu'une telle entité n'est, au fond, qu'une abstraction trop subtile pour pouvoir être appréhendée par nos sens2. Comme le souligne Wittgenstein, "à première vue, il pourrait sembler que nous avons deux types de mondes, construits avec des matériaux différents : un monde mental et un monde physique. Il y a de fortes chances en fait pour qu’on imagine que le monde mental est aérien, ou plutôt éthéré. [Or] l’idée d’“objets éthérés” est un subterfuge quand l’utilisation de certains mots nous laisse perplexes, et quand tout ce que nous savons, c’est qu’ils ne sont pas utilisés comme des noms d’objets matériels"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 47). Raison pour laquelle "le grand mérite de [la psychologie béhavioriste], c'est d'avoir enfin compris que l'idéal de la psychologie comme science de la nature impliquait un renoncement absolu et sans conditions à la vie intérieure"(Politzer, Critique des Fondements de la Psychologie). Bref, la réaction béhavioriste n'est rien d'autre que le rejet d'une certaine complaisance de la psychologie pour l'abstraction mentaliste. À cet égard, "la psychanalyse et le béhaviorisme se rejoignent donc dans l'aversion de l'abstrait mais dans l'effort de repartir de ce qui, sur le plan particulier à chacun, leur apparaît comme la vie concrète de l'homme"(Politzer, Critique des Fondements de la Psychologie). Nous pouvons donc dire que, s'il n'existe pas de "moi", de "ça", de "surmoi" scientifiquement concevables et observables, ce n'est certainement pas pour les mêmes raisons qui nous font rejeter la "psychologie" cartésienne, ce n'est certainement pas à cause d'une simple propension freudienne à l'abstraction au sens où, pour les "percevoir", il faudrait être doué de facultés perceptives que nous ne possédons pas (ou pas encore), autrement dit qu'il faudrait, à la limite, être Dieu. Non, la difficulté propre à la métapsychologie freudienne est fondamentalement autre dans la mesure où "entre la physique, science de la troisième personne et la psychologie [béhavioriste], science de la première personne, il n'y a pas de place pour une troisième science qui étudierait les faits de la première personne en première personne […]. Or la [métapsychologie freudienne] voudrait être, précisément, cette "troisième science""(Politzer, Critique des Fondements de la Psychologie). Mais, si les deux premières sciences sont possibles et même bien réelles, il s'agit de chercher à présent ce qui rend la troisième, non seulement impossible, mais, peut-être aussi, inconcevable.

On peut considérer que l'enjeu de la métapsychologie freudienne est explicitement de donner des fondements rationnels à une technique. De fait, la pratique psychanalytique, ce "travail par lequel nous amenons à la conscience du malade le psychique refoulé en lui"(Freud, Psychanalyse et Théorie de la Libido) est bien justifiée théoriquement par Freud en ces termes : "ce qui rend [la métapsychologie] irréfutable, c'est qu'elle a trouvé dans la technique psychanalytique un moyen qui permet de vaincre la force d'opposition et d'amener à la conscience ces représentations inconscientes"(Freud, Essais de Psychanalyse, III). Il importe de rappeler que l'hérédité familiale et la formation universitaire de Freud ainsi que le contexte intellectuel du lieu et de l'époque de l'émergence des conceptions freudiennes l'ont conduit à adopter, d'emblée, une posture épistémologique positiviste, sinon scientiste3. Quand Freud parle d'amener à la conscience ce qui n'y est pas ou d'y ramener ce qui n'y est plus, il présuppose, Wittgenstein l'a souligné, "une mécanique de l'âme". Que le terme "mécanique" soit, pour Wittgenstein, descriptif (la mécanique de l'âme est réellement une mécanique) ou seulement analogique (c'est comme si c'était une mécanique), il est clair qu'il présuppose des relations physiques entre des entités physiques d'un bout à l'autre de la chaîne causale4. Pour Freud, la "vie pulsionnelle" qui fait l'objet de la censure et, le cas échéant, du refoulement est une vie cent pour cent biologique : "les pulsions sont le représentant psychique des excitations issues de l’intérieur du corps […]. Le but d’une pulsion est toujours la satisfaction qui ne peut être obtenue qu’en supprimant l’état d’excitation à l’origine de la pulsion"(Freud, Métapsychologie). Prendre conscience d'une pulsion5 refoulée, c'est donc pouvoir se représenter un certain état insatisfaisant de son propre corps, c'est, littéralement, faire (ré-)apparaître en pleine lumière un objet caché ou perdu de vue et non pas un objet invisible car inétendu au sens cartésien. Bref, du point de vue ontologique, Freud est, sans ambiguïté, matérialiste6. Marx a été le premier à définir la denrée mentale en termes matérialiste: "dès l’origine, l’“esprit” est frappé de la malédiction d’être entaché de la matière : il emprunte la forme des couches d’air agitées, de sons, bref, la forme du langage. Le langage est donc aussi vieux que la conscience, il est la conscience réelle, pratique, aussi présente pour les autres hommes que pour moi-même, et comme conscience, le langage naît du seul besoin de la nécessité du commerce avec d’autres hommes"(Marx, l’Idéologie Allemande). Il importe peu ici d'approfondir ce que Marx entend par "malédiction" : l'esprit se réduit-il au langage ou celui-ci n'est-il qu'une propriété partielle quoiqu'essentielle de l'esprit7 ? Retenons que, pour un matérialiste comme Marx8, être conscient d'un objet et faire une énonciation à propos de cet objet sont deux expressions sinon synonymes, du moins étroitement corrélées. Il y a bien, apparemment, une autre solution matérialiste à l'énigme que constitue la nature des phénomènes de conscience : celle des neuro-sciences pour lesquelles les phénomènes mentaux, qu'ils soient conscients ou inconscients, "sont représentés, incarnés, dans le système nerveux, […] ils sont, en dernière instance, autant de manifestations et d'expressions du cerveau9"(Michel Imbert, Neurosciences et Sciences Cognitives, in Introduction aux Sciences Cognitives). Le matérialisme des neuro-sciences est un physicalisme, c'est-à-dire une réduction de l'objet matériel aux phénomènes qu'étudient les sciences physique ou chimique. Alors, en quoi consiste le matérialisme de Freud ?

À première vue, Freud semble plutôt pencher vers la variante neuro-scientifique du matérialisme, autrement dit, vers le physicalisme, notamment lorsqu'il dit que "de ce que nous appelons psychisme (ou vie psychique) deux choses nous sont connues : d'abord son organe somatique, le lieu de son action, le cerveau (ou le système nerveux) et ensuite nos actes conscients dont nous avons une connaissance directe"(Freud, Abrégé de Psychanalyse). Le problème étant, comme l'a souligné Wittgenstein, que, si "certains processus physiologiques correspondent à nos pensées, de telle manière que, en connaissant cette correspondance, nous pourrions découvrir les pensées en observant ces processus, en quel sens peut-on dire que nous accédons aux pensées par l’observation de notre cerveau ?10"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 8). Autrement dit, si on admettait la thèse physicaliste selon laquelle les phénomènes mentaux se réduisent au fonctionnement de structures neurologiques, il faudrait, à l'examen de celles-ci, pouvoir "observer" et pouvoir "décrire" le contenu de nos pensées, de nos doutes, de nos rêves, de nos souffrances, etc. Ce qui n'est manifestement pas le cas : le scannage du cerveau permet de dire que quelqu'un rêve, mais non de dire de quoi (ou à quoi) quelqu'un rêve. Pour cela, il faut avoir recours … au témoignage du rêveur. Dès lors, il semble bien que la seule conception matérialiste qui, à la fois, n'élimine pas les phénomènes mentaux (contrairement au béhaviorisme) et, à la fois, s'intéresse au contenu et pas seulement au substrat des états mentaux, soit celle qu'évoque Marx. De fait, si dans ses conceptions métapsychologiques Freud semble assumer des positions physicalistes, dans le cadre de sa psychanalyse, en revanche, il incline tout aussi clairement vers un traitement langagier des problèmes : "le surmoi est une instance dont la fonction est de surveiller et de juger les actes et les intentions du moi afin d’exercer une action de censure ; le sentiment de culpabilité n’est donc rien d’autre que la sévérité de la conscience morale"(Freud, Malaise dans la Culture). Bref, prendre conscience de ce qui a été jadis refoulé, c'est comprendre que ce qui a été refoulé l'a été en vertu d'un jugement. Or un jugement, a fortiori un jugement de censure ou de condamnation, sont des actes de langage. Par suite, nous pouvons dire que, pour Freud, ce qui est inconscient a certainement un rapport avec l'indicible. Il semble bien, en effet, que lorsque Freud parle de trouver une technique destinée à faire (ré)-apparaître à la conscience un objet caché ou disparu, il s'agisse d'une technique qui rende, au temps t+n, un être humain capable d'énoncer ce qu'il était incapable d'énoncer au temps t. C'est en ce sens que Politzer est tout à fait fondé à souligner que "la vraie opposition entre la psychanalyse et la psychologie officielle est celle de deux formes irréductibles de la psychologie : la psychologie abstraite et la psychologie concrète"(Politzer, Critique des Fondements de la Psychologie), caractère que, nous l'avons vu, elle partage avec le béhaviorisme, à cette différence près que celui-ci ne prendrait en compte que la nature comportementale du processus de refoulement tandis que, pour Freud et comme Irvin Yalom le fait dire à l'un des personnages de son roman, ce qui importe, ce n'est pas "la nature du traumatisme mais sa signification. Et cette signification constitue justement toute la différence entre le corps et l'esprit"(Irvin Yalom, Mensonges sur le Divan, 3). D'abord, ce que dit Yalom précise ce que Freud entend par les termes de "jugement", "censure", "condamnation", autant de termes appartenant au champ lexical du droit, et qui indiquent que l'indicibilité comme symptôme profond du refoulement et de l'inconscient, est une indicibilité de droit et non de fait. Si aphasie il y a, c'est une aphasie qui est la conséquence d'une interdiction de droit, ce que Freud appelle parfois "tabou"11, et non d'une lésion organique de fait. Ensuite, pour qu'il y ait signification il faut bien qu'il y ait signifiant et signifié, autrement dit, acte de langage. En un certain sens, "il est donc trompeur de parler de la pensée comme d’une “activité mentale”. Nous pouvons dire que la pensée est essentiellement l’activité qui consiste à opérer avec des signes. Cette activité est accomplie par la main quand nous pensons en écrivant ; par la bouche et le larynx quand nous pensons en parlant"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 6). Voilà un point important : pour Freud, comme pour Wittgenstein, matérialiser, concrétiser la psychologie, c'est, in fine, établir un lien nécessaire entre elle et le langage, tout particulièrement celui des valeurs morales, et non pas entre elle et des structures neuronales, c'est la conceptualiser et non pas la physicaliser, encore moins l'éliminer à la manière des béhavioristes. Ce point accordé, on peut désormais comprendre en quoi l'entreprise métapsychologique freudienne, pour révolutionnaire qu'elle soit, est néanmoins inconsistante.

Pour comprendre ce dont il s'agit, examinons d'abord en quoi la critique sartrienne de la métapsychologie freudienne manque sa cible. Sartre écrit en effet que "la psychanalyse ne nous fait rien gagner puisqu’elle établit entre la conscience et l’inconscient une conscience autonome et de mauvaise foi"(Sartre, l’Être et le Néant, I, ii, 1). Il définit la "mauvaise foi" comme une tentative de mensonge à soi-même et pour soi-même mais ajoute aussitôt qu'une telle tentative est vouée à l'échec au motif que "l’acte premier de la mauvaise foi est pour fuir ce qu’on ne peut pas fuir, pour fuir ce qu’on est"(Sartre, l’Être et le Néant, I, ii, 3), à savoir une conscience, c'est-à-dire, pour Sartre, "un être pour lequel il est, dans son être, conscience du néant de son être"(Sartre, l’Être et le Néant, I, ii, 3)12. On le voit, Sartre substitue au dualisme cartésien corps/âme, un dualisme être/néant, les deux dualismes étant deux assignations ontologiques pour le même dualisme éthique déterminisme/liberté13. Sartre encourt donc exactement les reproches que nous avons déjà adressés à Descartes : l'objet de sa phénoménologie (la conscience, le "néant") est aussi abstrait (aussi "éthéré", dirait Wittgenstein) que celui de la métaphysique de Descartes (l'âme, la res cogitans). En ce sens, en concluant que l'inconscient freudien n'est que l'autre nom de la mauvaise foi et que cette mauvaise foi est, tout bien considéré, inconcevable, pas moins qu'un Descartes qui aurait lu Freud, Sartre s'interdit de comprendre la portée de la tentative conceptuelle freudienne consistant à envisager une "science de la première personne en troisième personne" pour parler comme Politzer. Pour autant, Sartre nous suggère là une piste de réflexion intéressante : et si l'inconscient freudien était, effectivement, une sorte de mensonge de soi à soi, ce qui aurait le double avantage, d'une part de "dé-moraliser" le mécanisme du refoulement, d'autre part de recentrer la problématique sur le soi ? Nous avons montré dans un autre article14 en quoi le mensonge à soi-même était, en un certain sens, non seulement possible mais, somme toute, assez banal. Or l'ambition de Freud, rappelons-le, n'est pas seulement de prendre acte (dans sa conception théorique) de cette sorte de mensonge en en faisant une fonction intra-psychique spécifique, mais aussi de le considérer comme objet de connaissance scientifique. Après avoir suggéré que le "mécanisme" du refoulement avait sans doute partie liée avec le langage, il nous faut donc, à présent, comprendre en quoi ce caractère langagier fait que l'ambition de Freud contrevient à la grammaire, c'est-à-dire à certaines règles qui gouvernent le fonctionnement du langage.

Vincent Descombes15 s'est longuement penché sur la grammaire de cet acte de parole singulier que l'on appelle "mensonge". On se rend compte que dans le parler de soi, "le sujet qui parle reste distinct, lorsqu'il parle de lui-même, du sujet de son énoncé. Si quelqu'un dit "je marche", le sujet de l'énoncé je désigne, dans l'énoncé, le sujet de l'énonciation"(Descombes, l'Inconscient malgré lui, xiv). Comme Lacan l'avait déjà signalé, "le je qui énonce, le je de l'énonciation n'est pas le même que le je de l'énoncé, c'est-à-dire le shifter qui, dans l'énoncé, le désigne"(Lacan, le Séminaire, XI). Et ainsi que l'avait déjà souligné Wittgenstein, la grammaire de la première personne du singulier est beaucoup plus complexe qu'elle en a l'air : "il y a deux cas différents d’utilisation des mots ‘je’ ou ‘moi’ : l’utilisation comme objet et l’utilisation comme sujet. [Dans le premier cas], l’utilisation de ‘je’ ou ‘moi’ implique la reconnaissance d’un agent particulier, il y a donc possibilité d’erreur ; [dans le second cas] il n’est pas question de reconnaître qui que ce soit, dans ce cas aucune erreur n’est possible [car] ce que je veux dire par ‘je’, c’est quelque chose que personne ne peut voir"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 66-67). Descombes fait, sur ce point, la synthèse de Wittgenstein et de Lacan en remarquant que les règles de l'emploi de la première personne du singulier ne sont pas les mêmes lorsque je dis "je marche" ou "j'ai pensé que ..." (utilisation comme "objet") et lorsque je dis "je pense que …" (utilisation comme "sujet"). Seulement, comme les termes employés par Wittgenstein ("sujet" versus "objet") sont philosophiquement surdéterminés, Descombes préfère la formulation lacanienne : "sujet de l'énonciation" plutôt que "sujet", "sujet de l'énoncé" plutôt qu'"objet". Notons que ces deux expressions de la même dichotomie correspondent aussi à ce que Politzer a appelé, respectivement, "première personne" et "première personne en troisième personne". Toujours est-il que, lorsqu'il est sujet de l'énonciation, le pronom "je" possède deux référents biens distincts : d'une part la personne qui parle (sujet de l'énonciation lacanien = sujet wittgensteinien), la première personne stricto sensu, d'autre part, la personne dont parle la personne qui parle (sujet de l'énoncé lacanien = objet wittgensteinien), en l'occurrence la première personne traitée comme une troisième personne. La conséquence de cette dualité, c'est que le sujet de l'énonciation peut, trivialement, faire erreur ou mentir à propos du sujet de l'énoncé16. Dans ce cas, ce qui rend concevable l'erreur ou le mensonge, c'est bien entendu, la possibilité d'une réfutation empirique (en première ou en troisième personne) de l'attribution par le sujet de l'énonciation de la propriété prédiquée du sujet de l'énoncé : il peut toujours exister, indépendamment de l'énonciation, une preuve de l'erreur ou du mensonge. Tandis que, lorsque je dis "je pense que …", ni l'erreur ni le mensonge ne sont possibles parce que, précisément, on ne voit pas très bien en quoi pourrait bien consister une procédure de confirmation du fait que le sujet de l'énonciation et le sujet de l'énoncé ne font qu'un. Dès lors, "les verbes mentalistes comme ‘voir’, ‘croire’, ‘penser’, etc. ne dénotent pas des phénomènes […]. Ce qui caractérise les verbes mentalistes, c’est que la troisième personne peut être vérifiée par l’observation, mais non la première"(Wittgenstein, Fiches, §§471-472). D'un point de vue grammatical, ces verbes ne constituent pas des prédicats attribuables à des sujets d'énoncés17. Si je dis "je marche", je peux toujours être contredit par quelqu'un (par exemple, un kinésithérapeute qui tempérerait mon enthousiasme en me disant : "eh non, pas tout à fait"). En revanche, si je dis "j'ai mal", mon affirmation est, a priori, immunisée contre toute réfutation : si quelqu'un me disait "mais non, tu n'as pas mal", je prendrais cette remarque comme une marque de mépris et non comme une tentative de réfutation. On connaît l'interprétation métaphysique que la psychologie classique (de Descartes à Sartre) a donné à ce privilège18 des clauses mentalistes en "je". Sauf qu'une telle interprétation en termes d'infaillibilité subjective et privée à l'égard de soi-disant "contenus de conscience" du locuteur est inacceptable pour qui, comme c'est le cas chez Freud ou chez Wittgenstein, ont une conception matérialiste de la conscience. Et si, comme nous l'avons suggéré, les "flux de conscience" sont en réalité des schèmes conceptuels liés aux fonctions langagières du locuteur, alors, lorsque Wittgenstein dit que la première personne "ne peut pas être vérifiée", il ne fait pas allusion à une impossibilité physique mais bien à une impossibilité grammaticale. Ce sont les règles du jeu19 de langage qui l'interdisent a priori et non pas les circonstances qui font, a posteriori, échouer la tentative20. Mais alors, s'il est des jeux de langage21 dont les productions excluent a priori l'attribution d'un prédicat à un sujet d'énoncé, il faut en conclure que ce sont, littéralement, des phrases sans sujet d'énoncé, et refuser de faire, à l'instar de Descartes ou de Sartre, comme si le sujet de l'énonciation et le sujet de l'énoncé ne faisaient qu'un. Dans le cas de verbes mentalistes, en effet, "la phrase construite en "je" parle bien de quelqu'un mais elle ne dit pas de qui comme le ferait une proposition contenant une connexion prédicative (avec un sujet et un prédicat). [Les phrases de ce type] sont des phrases sans sujet"(Descombes, le Parler de Soi, I, 3). Si les énoncés de la forme "je + verbe mentaliste + un complément éventuel" sont des clauses sans sujet d'énoncé, alors nul (pas plus le locuteur que ses interlocuteurs) ne peut savoir ni apprendre de quoi (en l'occurrence, de qui) il est question (sujet de l'énoncé) ni ce qu'il convient d'en dire (prédicat de l'énoncé). Et comme il va de soi que, pour ce type d'énoncés, le sujet de l'énonciation est, par hypothèse, le locuteur, on doit admettre que le locuteur ne dit rien de lui-même lorsqu'il joue le jeu de langage mentaliste. À côté du sujet de l'énonciation, bien réel, on ne trouve qu'un simulacre de sujet de l'énoncé. Dans de telles clauses mentalistes le "je" ou le "moi" ne sont sujets qu'en apparence et, en réalité, ont une fonction adverbiale : "je pense" doit être paraphrasé, non pas en "un être possède la propriété de penser et cet être, c'est moi"22, mais en "il y a de la pensée ici"23 ou, plus simplement, "ça pense"24. "Dire ‘j’ai mal’ n’est pas plus un énoncé à propos d’une personne que ne l’est le fait de gémir"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 67), c'est comme dire "il y a de la souffrance ici" ou "ça souffre". "J'ai mal", comme "je pense" sont des énoncés qui manifestent, qui montrent bien quelque chose : mais le fait de penser, le fait de souffrir, qui sont objectivement reconnaissables par un tiers à certains indices (par exemple, pour la douleur, les gémissements), sont les seuls faits identifiables, les attribuer à un sujet est impossible. La preuve, c'est qu'on ne saurait détacher le supposé sujet de la pensée ou de la souffrance du fait de penser ou de souffrir25. Du coup, le seul sujet identifiable demeure le sujet de l'énonciation : c'est moi, parce que je suis ici et que mes paroles sont , sur le papier ou sur l'écran ou dans l'espace aérien qui me sépare de mon interlocuteur. D'une manière générale, pour qu'il y ait dualité du sujet et du prédicat, il faut pouvoir séparer l'un et l'autre, ce que, précisément, interdisent les verbes mentalistes.

Or la psychologie freudienne, tout comme la psychologie cartésienne26, fait exclusivement usage de ces clauses en "je + verbe mentaliste". Mais là où la psychologie cartésienne hypostasie abusivement le jeu de langage mentaliste en croyant y déceler quelque substance pensante autonome, elle reste néanmoins consistante lorsqu'elle y infère l'impossibilité de l'erreur ou du mensonge au motif que le "moi" sujet et le "moi" objet sont confondus (ce qui est le présupposé fondamental de toute métaphysique mentaliste). Tandis que la psychologie matérialiste freudienne, en y théorisant, tout au contraire, un processus causal complexe au cours duquel le ça (ou l'inconscient) ment au moi (ou au conscient), est inconsistante (contradictoire) en ce qu'elle y suppose une division entre deux instances, l'une consciente, l'autre non, l'une sujet de l'énonciation, l'autre sujet de l'énoncé. Sartre a raison de dire que le mensonge suppose "la dualité du trompeur et du trompé" : "le fait du mensonge est ainsi la meilleure démonstration de la division du sujet. Le sujet parlant [sujet de l'énonciation] n'est pas identifiable à ce qu'il dit [sujet de l'énoncé], à ce qu'il énonce de lui-même lorsqu'il se fait le sujet de son énoncé"(Descombes, l'Inconscient malgré lui, xiv). Mais si cette dualité fait défaut dans la métapsychologie freudienne, ce n'est pas pour la raison qu'invoque Sartre. Ce n'est pas en raison du dogme de "l'unité de la conscience" que cette dualité est physiquement impossible dans le mensonge à soi-même (self deception, mauvaise foi, censure, refoulement, etc.). C'est parce que les règles implicites des jeux de langages mentalistes qu'utilise, notamment, la métapsychologie freudienne, rendent grammaticalement, c'est-à-dire a priori, impossible la partition du sujet en sujet de l'énonciation et sujet de l'énoncé. Bref, de deux choses l'une : accordé que, dans les clauses en première personne, le moi est toujours le sujet de l'énonciation (le sujet conscient et parlant), ou bien le ça et le surmoi (l'inconscient) sont des instances mentales mais alors il ne saurait y avoir mensonge au moi faute de pouvoir identifier, et, a fortiori, de pouvoir traiter scientifiquement le ça et le surmoi comme sujets de l'énoncé trompeur distincts des faits de langage qui les évoquent, ou bien le ça et le surmoi sont clairement et distinctement identifiables comme instances trompeuses mais alors, ce ne sont plus des réalités mentales mais des réalités, sinon micro-physiques que l'on pourrait traiter scientifiquement à la manière des neuro-sciences, tout au moins macro-physiques que l'on pourrait traiter, soit scientifiquement comme le fait le béhaviorisme, soit historiquement, quelque chose comme l'idéologie chez Marx, l'habitus chez Bourdieu ou l'épistèmè chez Foucault. En d'autres termes, "le discours psychanalytique, s'il se veut discours de science, ne parle pas de ce dont il dit parler (l'inconscient, le désir) ; et, s'il en parle, n'est pas un discours de science"(Descombes, l'Inconscient malgré lui, xv). Une théorie scientifique du mental, une science de la première personne (le moi) en troisième personne (le ça et le surmoi), est donc définitivement hors de propos non pas parce que le ça et le surmoi seraient des abstractions impossibles à identifier ou à définir mais parce que les énoncés mentalistes qui intéressent Freud (les énoncés manifestes du moi et les énoncés latents du ça et du surmoi) sont, par nature, dépourvus d'un sujet réel, c'est-à-dire d'un sujet d'énoncé identifiable. Finalement, si on admet avec Wittgenstein que "fait de la métaphysique celui qui a omis de donner, dans ses propositions, une référence à certains signes" (Wittgenstein, Tractatus, 6.53), ce qui est le cas du sujet apparent des clauses mentalistes dont fait usage la métapsychologie freudienne, il nous faut bien, à présent, mettre fin au débat en la versant dans la catégorie de la métaphysique. Et même, pour les raisons que nous venons de développer, de métaphysique inconsistante, comparativement à celles de Descartes ou de Sartre. Inconsistante parce que, contrairement aux métaphysiques mentalistes de Descartes ou de Sartre qui restent intrinsèquement cohérentes bien qu'elles s'accompagnent d'un certain nombre de propositions fausses, celle de Freud cohabite avec un matérialisme militant. En d'autres termes, mentalisme et matérialisme sont grammaticalement incompatibles. Bref, "contrairement à la prétention qui consiste à vouloir en faire une science, la théorie de la psychanalyse est un système philosophique construit en partant d’un certain nombre de faits […] qui, en tout cas, sont, à l’heure qu’il est, complètement écrasés par le fatras pesant des élucubrations"(Politzer, les Fondements de la Psychologie). Mais alors pourquoi Politzer s'obstine-t-il à voir dans l'entreprise freudienne, une "psychologie concrète" malgré "le fatras pesant des élucubrations" ?

Nous avons dit que la psychologie de Freud n'était pas plus scientifique mais tout autant métaphysique que celle de Descartes. Cela dit, quel est l'enjeu final de la métaphysique27 cartésienne ? Fonder une technique qui "nous rend[e] comme maîtres et possesseurs de la Nature. Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices, qui feraient qu'on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé ; laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie"(Descartes, Discours de la Méthode, VI). Or, il en va exactement de même pour Freud qui, ayant reçu une formation médicale, autrement dit une formation technique dont la base théorique est la science biologique et dont l'enjeu éthique est de soulager les souffrances de ses semblables, n'a eu de cesse d'inventer une technique (la psychanalyse) dont la base théorique était censée être une "science" métapsychologique mais avec toujours le même enjeu éthique : apporter du réconfort à des malades. Et, de même que l'efficacité de la technique médicale au XVII° siècle ne devait rien à l'existence (en l'occurrence, l'inexistence) d'une science biologique, l'efficacité de la technique psychanalytique contemporaine ne dépend pas de l'existence (en l'occurrence, l'inexistence) d'une science métapsychologique. D'une manière générale, c'est une erreur de croire que la technique est le prolongement de la science. Dans l'histoire des hommes, c'est tout le contraire qui s'est passé : dans la mesure où "la technique est une disposition productive accompagnée de raisonnement [tekhnè hexis poiètikè meta logou esti]"(Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 1140a), la technique a toujours, à toute époque et en tout lieu, précédé sa justification par des fondements théoriques, que cette justification fût scientifique à partir de Kant ou, plus généralement, métaphysique avant lui. En particulier, la pharmacie a précédé la chimie, la médecine la biologie. Quant à la psychanalyse, elle a, dans la démarche freudienne, sinon précédé, du moins coexisté avec la métapsychologie28. Aussi, tout comme une médecine, "une psychanalyse n'est pas une recherche scientifique impartiale, mais un acte thérapeutique, elle ne cherche pas, par essence, à prouver, mais à modifier quelque chose"(Freud, cinq Psychanalyses). Toutefois, si le paradigme médical29 restera présent tout au long de la genèse et de l'affinement de la technique psychanalytique30, Freud va aussi prendre très tôt conscience que cette analogie ne fonctionne pas sur un point capital : la nature de la relation praticien/patient. Comme Tom Keve le fait dire à un psychanalyste partisan de l'orthodoxie freudienne, la psychanalyse n'est pas la psychiatrie : "on ne peut pas se contenter d'allonger un patient sur un divan comme une sorte de spécimen expérimental et de s'asseoir derrière lui en l'observant comme sous un microscope. La seule chose que l'analyste étudie, en réalité est sa relation avec le patient et la relation du patient avec lui31"(Keve, trois Explications du Monde). En quoi consiste donc cette interaction ?

Lorsque Freud dit qu'"un acte psychique comporte généralement deux phases entre lesquelles s’intercale une sorte d’examen (censure) : au cours de la première phase, l’acte est inconscient ; si la censure le rejette, le passage à la seconde phase lui reste interdit, il prend alors le nom de refoulé et doit rester inconscient ; mais si l’examen a un résultat favorable, l’acte passe à la seconde phase et s’intègre au système conscient"(Freud, Métapsychologie), en prenant l'explication au pied de la lettre, on inclinerait à croire que le psychisme humain est réellement cloisonné en instances distinctes dont l'une (le surmoi) exerce une fonction d'examen et, le cas échéant, de censure, à l'égard d'un document dont le destinataire est le moi conscient. Or, d'un point de vue sémantique, ce genre de raisonnement, connu sous le nom de "sophisme de l'homoncule", consiste à attribuer à une partition de l'être humain32 un prédicat qui ne vaut, en toute rigueur, que pour la personne humaine toute entière : "tout comme c’est moi et non pas ma main qui signe le chèque, des choses comme la censure, le refoulement, etc. ne peuvent être rapportées qu’à la personne toute entière"(Bouveresse, Philosophie, Mythologie et Pseudo-science, ii). Malgré tout, pour sémantiquement fallacieux qu'il soit, le sophisme de l'homoncule est très banal33 car particulièrement suggestif. Et son pouvoir de suggestion réside dans le fait qu'"il y a une analogie entre la proposition métaphysique et la proposition d’expérience"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 56). Or dans la métapsychologie, autrement dit, appelons-la désormais par son nom, dans la métaphysique freudienne, tout se passe comme si une certaine information était examinée par un agent de censure avant d'être autorisée ou rejetée (refoulée). Et même si ce n'est pas réellement le cas, même si cela ne peut pas être réellement le cas, "dans le cas où ‘je[ou moi ou ça ou surmoi] est utilisé comme agent métaphysique qui ne désigne pas une personne déterminée par ses caractéristiques physiques, il se crée l’illusion que nous utilisons ce mot pour faire référence à quelque chose d’incorporel"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 69). C'est bien là le principal danger sémantique de l'analogie en général, danger auquel Freud et une bonne partie de ses partisans ont manifestement succombé, convaincus que la possibilité34 de la substantivation (le moi, le ça, le surmoi, l'inconscient) était une preuve irréfutable de l'existence autonome d'un référent, en l'occurrence, d'un référent mental. Mais que "l’extrême difficulté tien[ne] à la fascination que l’analogie de deux structures semblables est capable d’exercer sur nous"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 27), ce n'est, après tout, qu'un danger théorique. Le coup de génie de Freud, c'est d'avoir su tirer le meilleur parti pratique de l'extraordinaire pouvoir de fascination que recèle cette analogie, non pas malgré son caractère illusoire, mais, précisément, en raison de son caractère illusoire. Il est donc inexact de prétendre, comme le fait Sartre, que "le psychanalyste apparaît comme le médiateur entre mes tendances inconscientes et ma vie consciente [...] ce qui veut dire que je suis par rapport à mon ça dans la position d’autrui"(Sartre, l’Être et le Néant, I, ii, 1) au sens où le médecin serait le médiateur entre la cause biologique de ma pathologie et ma bonne santé, ce qui est, en effet, une relation d'altérité entre moi et la cause de ma maladie considérée comme une intrusion agressive35. La psychanalyse "n'annihile pas le résultat du refoulement"(Freud, cinq Psychanalyses), contrairement à la médecine dont l'ambition est bien d'annihiler l'agression étrangère qui nuit à la bonne santé. Et pour cause : il n'y a pas, avons-nous vu, de sujet extérieur au moi conscient et qui lui causerait du tort. Lorsque Freud emploie l'analogie du "mensonge" du ça et du surmoi à l'égard du moi conscient, il sait bien pourtant que le ça et le surmoi ne sont pas des entités identifiables dont il suffirait, par psychanalyste interposé, de circonscrire les propriétés pour les neutraliser. Malgré tout, "supposer l’analyste [...] capable de combattre l’instance trompeuse [...], c’est quelque chose qu’on est enclin à accepter et qui rend la vie plus facile"(Wittgenstein, Conversation sur Freud). Alors pourquoi cette analogie est-elle thérapeutiquement à ce point précieuse pour la psychanalyse ?

Quelles sont les activités langagières pour lesquelles l'illusion est une valeur essentielle et non une tare ? Il y en a deux principales : le jeu et l'art. Et parmi ces activités quelles sont celles qui sont à la fois langagières, artistiques et ludiques ? Il y en a plusieurs mais celle qui, dans toutes les civilisations, est, par excellence, le jeu parlé de l'illusion, c'est le théâtre36. Nous terminerons donc cet exposé en essayant de montrer en quoi le divan du psychanalyste peut être considéré comme une sorte de scène de théâtre. Nous recourrons, dans cette optique, à ces deux critiques particulièrement perspicaces de Freud qu'ont été, d'une part la critique existentielle de Politzer, d'autre part, la critique conceptuelle de Wittgenstein. Pour Politzer, "la connexion de tous les événements proprement humains, les étapes de notre vie, les objets de nos intentions, l’ensemble des choses très particulières qui se passent pour nous entre la vie et la mort, constituent un domaine nettement délimité, facilement reconnaissable, et qui ne se confond pas avec le fonctionnement des organes"(Politzer, Écrits, II). Ce qu'il y a de proprement humain dans l'existence ne se réduit pas aux structures micro-physiques qui intéressent les physicalistes : "nous nous sentons entourés de personnes et non de structures physico-chimiques, et ce n’est que grâce à un effort d’abstraction, que je puis voir dans mes amis par exemple, des collections de planches d’anatomie"(Politzer, les Fondements de la Psychologie). Non plus qu'aux comportements macro-physiques dont traitent les béhavioristes : "le fait psychologique n'est pas le comportement simple, mais précisément le comportement humain, c'est-à-dire le comportement en tant qu'il se rapporte, d'une part aux événements au milieu desquels se déroule la vie humaine et, d'autre part, à l'individu en tant qu'il est le sujet de cette vie"(Politzer, Critique des Fondements de la Psychologie). Ce qui fait de chacun de nous une personne humaine concrète et non pas seulement un regroupement abstrait de structures physico-chimiques ou un support, tout aussi abstrait, de comportements observables, c'est que "cette vie humaine constitue (pour la désigner d’un terme commode dont nous retenons que la signification scénique) un drame. Il est incontestable que c’est dans le drame que nous place d’abord notre expérience quotidienne. Les événements qui nous arrivent sont des événements dramatiques ; nous jouons tel ou tel « rôle », etc. La vision que nous avons de nous mêmes est une vision dramatique : nous nous savons avoir été l’acteur ou le témoin de telles ou telles scènes ou actions"(Politzer, les Fondements de la Psychologie). En quel sens doit-on comprendre que la vie humaine est un "drame" ? Dans un sens descriptif d'abord. La vie humaine est, comme le dit Hannah Arendt, avant tout ce qu'en rapporte un récit biographique : "les hommes sont les mortels, les seules choses mortelles qu’il y ait, car les animaux existent comme membres de leur espèce et non comme individu. La mortalité des hommes réside dans le fait que la vie individuelle, la bios avec sa biographie reconnaissable de la naissance à la mort, naît de la vie biologique, zôè"(Arendt, la Crise de la Culture, II, i). Autrement dit, c'est parce qu'il y a de la biographie (au moins possible) qu'il y a de la vie humaine et non le contraire, c'est parce que la vie d'une personne peut toujours faire l'objet d'un certain type de récit que la bios humaine se distingue de la zôè animale. Paul Ricœur reprend cette idée à son compte en développant le concept d'identité narrative, c'est-à-dire d'identité personnelle telle qu'elle procède d'un récit biographique : "j'ai formé l'hypothèse selon laquelle l'identité narrative [...] serait le lieu recherché de ce chiasme entre histoire [vraie] et fiction [illusoire]. [...] Ne tenons-nous pas les vies humaines pour plus lisibles lorsqu'elles sont interprétées en fonction des histoires que les gens racontent à leur sujet ? Et ces histoires de vie ne sont-elles pas rendues à leur tour plus intelligibles lorsque leur sont appliqués des modèles narratifs, des intrigues, empruntés à l'histoire proprement dite ou à la fiction (drame ou roman) ?"(Ricœur, soi-même comme un Autre, v, 1). En ce sens, dire comme Politzer que la vie humaine est un drame, c'est dire qu'une biographie doit se lire comme un drame. Mais ce terme de "drame" peut se comprendre aussi en un sens évaluatif. Comme l'ont fait remarquer un certain nombre de philosophes, la vie humaine a ceci de dramatique qu'elle est horrible et absurde37. Par exemple Nietzsche qui évoque "ce dégoût de ce qu'il y a d'horrible et d'absurde dans l'existence"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, vii). Ou Pascal : "le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit la comédie en tout le reste : on jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais"(Pascal, Pensées, B210). Ou encore Sartre : "ce n'est pas une nature, mais les situations dans lesquelles se trouve l'homme, c'est-à-dire non pas la somme de ses traits psychologiques, mais les limites auxquelles il se heurte de toutes parts, [...] telles que le fait d'être déjà engagé dans un monde qui comporte à la fois des facteurs menaçants et favorables, parmi d'autres hommes qui ont déjà fait des choix avant lui et qui ont décidé par avance du sens de ces facteurs. Il est confronté à la nécessité de travailler et de mourir"(Sartre, Forger des Mythes in un Théâtre de Situations). Ce qui est commun à toutes ces interprétations du caractère dramatique de l'existence humaine, c'est que le sens de cette existence est, précisément, donné par une certaine sorte de récit : "le drame implique l'homme pris dans sa totalité et considéré comme le centre d'un certain nombre d'événements qui, précisément parce qu'ils se rapportent à une première personne, ont un sens"(Politzer, Critique des Fondements de la Psychologie). L'étymologie du terme "drame" est confirmée par l'idée qu'il s'agit là d'"une représentation non des hommes, mais des actes, de la vie, du bonheur et du malheur [mimèsis estin ouk anthrôpôn alla praxeôn kaï biou kaï eudaïmonia kaï kakodaïmonia] ; et en effet, le bonheur, le malheur, réside dans un acte, et la fin est un acte, non une qualité"(Aristote, Poétique, 1450a). Et, bien entendu, tel est, pour Politzer, l'objet, le seul objet possible pour une psychologie matérialiste, ou, comme il le dit aussi par ailleurs, "concrète" : "un geste que je fais est un fait psychologique parce qu'il est un segment du drame que représente ma vie. La manière dont il s'insère dans le drame est donnée au psychologue par le récit que je peux faire au sujet de ce geste. Mais c'est le geste éclairé par le récit qui est le fait psychologique et non le geste à part, ni le contenu et non le geste à part, ni le contenu réalisé du récit"(Politzer, Critique des Fondements de la Psychologie). Comme ceux de Wittgenstein, de Freud ou de Marx, le matérialisme ontologique de Politzer est donc un conceptualisme. En d'autres termes, seule la représentation langagière dramatique des actes d'un individu donné peut, légitimement, faire l'objet d'une investigation psychologique38.

Pour lui comme d'ailleurs pour Sartre, Pascal ou Nietzsche,"pour connaître le sens du drame, il faut avoir recours au récit du sujet39"(Politzer, Critique des Fondements de la Psychologie), c'est-à-dire au récit fait en première personne par le sujet de l'énonciation. Tandis que, pour Arendt ou Ricœur (dont le titre de l'ouvrage est significatif : soi-même, première personne, comme un autre, troisième personne), le récit biographique est, fondamentalement, un récit en troisième personne. De fait, la psychanalyse va réaliser, en pratique, ce que la métapsychologie s'est montrée incapable de théoriser avec consistance, à savoir, construire un récit en troisième personne d'une projection dramatique (théâtrale) de la première personne. Les patients qui sont justiciables de la psychanalyse sont, avons-nous dit, en proie à des troubles du fait que leur vie leur paraît étrange, voire étrangère, en tout cas dépourvue de sens. Grâce à la psychanalyse, "cette étrangeté, dont on ne sait rien et dont on ne veut rien savoir, est projetée de la perception interne dans le monde extérieur […]. Cette dualité primitive est déjà identique au dualisme de l’âme et du corps qui nous est familier"(Freud, Totem et Tabou, iii). Voilà une interprétation tout à fait intéressante du dualisme psycho-physique qui alimente, depuis vingt-cinq siècles, la métaphysique occidentale40 : le corps (extérieur) devient l'ensemble des perceptions cénesthésiques de moi-même, le psychisme étant le fait même de (me) percevoir ("intérieurement"). En ce sens, effectivement, "le corps humain est la meilleure image de l’âme humaine"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, II). Le problème posé à la psychanalyse, c'est que, dans certaines circonstances, ce corps qui est à moi ne me paraît plus être moi-même. Raison pour laquelle j'ai du mal à nommer de telles perceptions obscures et confuses et suis incapable de les intégrer à un récit en première personne, bref, je ne puis m'en rendre compte, c'est-à-dire, littéralement, en faire un compte-rendu satisfaisant à et pour moi-même. Pascal donne un exemple admirable de ce genre de trouble : "qu'est-ce que le moi ? Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe par là, puis-je dire qu'il s'est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier ; mais celui qui aime quelqu'un à cause de sa beauté, l'aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus. Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s'il n'est ni dans le corps, ni dans l'âme ?"(Pascal, Pensées, B233). Il n'est pas "dans mon âme" parce que je n'ai qu'un vague sentiment cénesthésique de mon existence et non une idée claire et distincte de mon "moi"41. Il n'est pas "dans mon corps" car je sens bien que quelque valeur qu'autrui accorde aux propriétés (l'intérêt, voire l'amour) dudit corps, ce n'est encore pas à moi qu'il accorde de la valeur. Trouble. Angoisse. Perte de l'estime de soi42. La solution préconisée par Pascal ne peut résider dans une théâtralisation comprise, chez lui, comme le comble du vain divertissement, mais dans la ferveur religieuse43. Pourtant, à y bien réfléchir, il n'est pas certain qu'une telle solution soit aussi radicalement étrangère à la représentation théâtrale et, partant, à l'entreprise psychanalytique. Ainsi, dans son roman, Irvin Yalom prête-t-il cette réflexion à son personnage principal psychothérapeute : "peut-être le réconfort du prêtre était-il, précisément, ce que [le thérapeute] devait donner [à sa patiente]. La psychothérapie avait, à l'évidence, beaucoup à apprendre des deux mille ans d'expérience de l'Église en la matière"(Irvin Yalom, Mensonges sur le Divan, 6). Après tout, "croire en un Dieu signifie comprendre la question du sens de la vie. Croire en un Dieu signifie voir que les faits du monde ne résolvent pas tout. Croire en un Dieu signifie voir que la vie a un sens"(Wittgenstein, Carnets 1914-1916, 8/7/16), c'est-à-dire qu'il n'est pas interdit de penser, comme Pascal ne cesse de le répéter, que la misère de l'homme sans Dieu ne soit rien d'autre qu'une interprétation de la misère de l'homme en tant qu'il est dépourvu de cette identité narrative qui réconcilie le sentiment en première personne avec le récit en troisième personne. Voilà pourquoi "le pas décisif en direction d'une conception narrative de l'identité personnelle est fait lorsque l'on passe de l'action au personnage. Est personnage celui qui fait l'action dans le récit"(Ricœur, soi-même comme un Autre, vi, 1). Finalement, est-il concevable que la construction d'une identité narrative qui donne enfin sens à un récit qui, jusque-là n'en avait pas, nécessite le recours au mythe d'une sorte de transcendance divine ?


11 pied = 12 pouces ; 1 yard = 3 pieds.
2Hume avait déjà adressé cette critique à la conception cartésienne de la substantialité de l'âme : "lorsque je pénètre le plus intimement dans ce que j’appelle moi-même, je tombe toujours sur une perception particulière […] ; je ne parviens jamais, à aucun moment, à me saisir ‘moi-même’ sans une perception [...], nous ne sommes qu’un faisceau ou une collection de perceptions différentes qui se succèdent avec une rapidité inconcevable et sont dans un flux et un mouvement perpétuel […]. Nous feignons l’existence continue des perceptions de nos sens pour en supprimer la discontinuité et nous aboutissons aux notions d’âme, de moi et de substance"(Hume, Traité de la Nature Humaine, I, iv, 6). Critique reprise par Kant : "la proposition "je pense" ou "j'existe pensant" est une proposition empirique. Mais une telle proposition a pour fondement une intuition empirique et, par conséquent aussi, l'objet pensé comme phénomène. Il semble donc résulter de notre théorie que l'âme toute entière, même dans la pensée, se transforme en phénomène et qu'ainsi, notre conscience même, n'étant plus qu'une simple apparence, ne soit plus rien de réel"(Kant, Critique de la Raison Pure, III, 278).
3Certaines des déclarations de Freud sont, en effet, clairement scientistes : "c'est notre meilleur espoir pour l'avenir que l'intellect, l'esprit scientifique, la Raison, parvienne avec le temps à la dictature dans la vie psychique de l'homme. La Raison est une des puissances dont nous pouvons le plus attendre l'influence unificatrice sur les êtres humains, ces êtres qu'il est si difficile de maintenir ensemble, et qui sont pour cela presque ingouvernables"(Freud, Nouvelles Conférences sur la Psychanalyse).
4Comparons avec Descartes pour qui le prédicat "mécanique" n'est attribuable qu'à des corps et jamais (fût-ce analogiquement) à des esprits : "je ne reconnais aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose [...]. Et il est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique"(Descartes, Principes de la Philosophie, IV, art.203).
5Le terme allemand traduit par "pulsion", der Trieb, suggère l'idée de force active, de poussée (treiben = "pousser"). Freud, qui a été, notamment, l'élève du physicien et biologiste matérialiste Hermann von Helmholtz donne de la pulsion une définition qui rappelle celle que Helmholtz donne de la sensation : "nous appelons sensations les impressions produites sur nos sens, en tant qu'elles nous apparaissent seulement comme des états particuliers de notre corps (surtout de nos appareils nerveux) ; nous leur donnons au contraire le nom de perceptions, lorsqu'elles nous servent à nous former des représentations des objets extérieurs"(Théorie Physiologique de la Musique). On pourrait dire, par analogie que la pulsion et le désir sont, pour Freud, ce que la sensation et la perception sont pour Helmholtz. On peut aussi rapprocher la pulsion freudienne du conatus spinozien : "toute chose s’oppose à tout ce qui peut supprimer son existence et s’efforce, autant qu’elle peut et selon son être propre, de persévérer dans son être [in suo esse perseverare conatur]. L’effort [conatus] par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n’est rien de plus que l’essence actuelle de cette chose"(Spinoza, Éthique, III, 6). Chez Freud comme chez Spinoza, de tels élans prennent le nom de "désir" lorsque c'est l'homme qui en est l'objet.
6Le terme "matérialiste" s'oppose à "idéaliste". Marx ironise en rappelant qu'"on attribue par exemple aux idées des Lumières le pouvoir d’avoir permis le déclenchement de la Révolution Française [alors que] l’existence d’idées révolutionnaires suppose l’existence préalable d’une classe révolutionnaire"(Marx, l’Idéologie Allemande).
7Cf. dans quelle mesure le Langage est-il l'Expression de la Pensée ? Notons la position originale de Davidson qui "ressemble au matérialisme dans la mesure où [elle] soutient que tous les événements sont physiques mais rejette la thèse [...] selon laquelle tous les phénomènes mentaux peuvent recevoir une explication purement physique [...]. Les caractéristiques mentales sont, en un certain sens, dépendantes des caractéristiques physiques ou survenantes [supervenient] par rapport à elles. On peut interpréter cette survenance [supervenience] comme signifiant qu'il ne peut y avoir deux événements qui soient semblables sous tous leurs aspects physiques mais qui diffèrent sous un aspect mental quelconque"(Davidson, Actions et Événements, xi). Davidson qualifie sa position de "monisme anomal" (autrement dit, atypique) pour la distinguer, notamment, du monisme spinozien qui dispose que "l’Esprit et le Corps sont une seule et même chose, conçue tantôt sous l’attribut du Corps, tantôt sous l’attribut de la Pensée, "(Spinoza, Éthique, III, 2).
8Pour Marx, comme pour Freud, et contrairement à ce que proclament les institutions juridiques de la plupart des systèmes politiques fondés sur la notion de responsabilité individuelle, la conscience est, pour un être humain, l'exception et non la règle, pour l'un comme pour l'autre elle est illusoire, voire mensongère par suite d'une censure. Les deux différences essentielles entre eux deux, sont, d'une part que cette censure est publique et sociale chez Marx alors qu'elle est privée et mentale chez Freud, d'autre part que, pour un individu donné, cette censure trouve son origine dans l'histoire de la classe sociale pour Marx tandis qu'elle s'inscrit dans l'histoire de la parentèle ("papa-maman" disait joliment Deleuze) pour Freud. Comme Lacan l'a souligné, "toute l’interrogation freudienne se résume à ceci : qu’est-ce qu’être un père ? "(Lacan, au-delà du Principe de Plaisir).
9Avec, dans sa variante computationnaliste moderne, l'idée que "les phénomènes cognitifs dépendent des mécanismes cérébraux dans le sens où l'on peut dire, par analogie, que le traitement de l'information par un programme informatique dépend du détail des circuits électroniques de l'ordinateur sur lequel il est, à un moment donné, exécuté"(op. cit.).
10Objection qu'avait déjà formulée Leibniz : "en feignant qu’il y ait une machine dont la structure fasse penser, sentir, avoir perception, on pourra la concevoir agrandie en sorte qu’on puisse y entrer comme dans un moulin. Et cela posé, on ne trouvera en la visitant au-dedans que des pièces qui se poussent les unes les autres, et jamais de quoi expliquer une perception"(Leibniz, Monadologie, §17).
11"C’est précisément ce qui caractérise le tabou, qui est un commandement de la conscience morale dont la transgression est suivie d’un épouvantable sentiment de culpabilité dont on ignore l’origine"(Freud, Totem et Tabou, ii). Notons que le domaine du droit qui est ici supposé, c'est celui de la morale et non pas des institutions judiciaires. On n'est pas très éloigné de Kant pour qui "la loi morale limite par des conditions rigoureuses mon désir illimité de bonheur"(Kant, Critique de la Raison Pratique, V, 129). Cf. agir par Devoir est-ce agir de Manière Désintéressée ?
12"Certes, pour celui qui pratique la mauvaise foi, il s'agit bien de masquer une vérité déplaisante ou de présenter comme une vérité une erreur plaisante. La mauvaise foi a donc en apparence la structure du mensonge. Seulement, ce qui change tout, c'est que dans la mauvaise foi, c'est à moi-même que je masque la vérité. Ainsi, la dualité du trompeur et du trompé n'existe pas ici. La mauvaise foi implique au contraire par essence l'unité d'une conscience. [...] Il s'ensuit d'abord que celui à qui l'on ment et celui qui ment sont une seule et même personne, ce qui signifie que je dois savoir en tant que trompeur la vérité qui m'est masquée en tant que je suis trompé. Mieux encore je dois savoir très précisément cette vérité pour me la cacher plus soigneusement - et ceci non pas à deux moments différents de la temporalité - ce qui permettrait à la rigueur de rétablir un semblant de dualité - mais dans la structure unitaire d'un même projet. Comment donc le mensonge peut-il subsister si la dualité qui le conditionne est supprimée ? À cette difficulté s'en ajoute une autre qui dérive de la totale translucidité de la conscience. Celui qui s'affecte de mauvaise foi doit avoir conscience de sa mauvaise foi puisque l'être de la conscience est conscience d'être. Il semble donc que je doive être de bonne foi au moins en ceci que je suis conscient de ma mauvaise foi. Mais alors tout ce système psychique s'anéantit. On conviendra, en effet, que si j'essaie délibérément et cyniquement de me mentir, j'échoue complètement dans cette entreprise, le mensonge recule et s'effondre sous le regard ; il est ruiné, par-derrière, par la conscience même de me mentir qui se constitue impitoyablement en deçà de mon projet comme sa condition même"(Sartre, l'Être et le Néant, I, ii, 1).
13L'Être et le Néant est sous-titré "Essai d'Ontologie Phénoménologique" et s'inspire largement des phénoménologies husserlienne et heideggerienne. D'un point de vue éthique, l'existentialisme sartrien est le pendant de la morale par provision de Descartes.
15Qui a travaillé, entre autres, sur Lacan et sur Wittgenstein.
16 Comme exemple, on peut imaginer que, sur une photo un peu floue, je me vante d'accomplir l'exploit qui y est représenté alors qu'en réalité, ce n'est moi qui suis photographié, ou bien que ma mémoire me soit infidèle lorsque je m'attribue une pensée qui était, en réalité, celle de quelqu'un d'autre.
17Cette dualité sujet/prédicat comme dualité entre ce dont il est question dans l'énoncé et ce qu'on en dit, remonte à Aristote.
18Privilège épistémique (vérité nécessaire) et psychologique (certitude inébranlable) dans l'ontologie cartésienne, privilège phénoménologique (lucidité du flux de conscience) dans l'ontologie sartrienne.
19Ou des règles du je, soyons lacaniens !
20C'est comme si on disait, "au jeu d'échecs, il est impossible que la tour se déplace en diagonale" : ce sont les règles du jeu et non quelques circonstances qui l'interdisent.
21L'expression "jeu de langage" est de Wittgenstein : "ces systèmes de communication, nous les appellerons ‘jeux de langage’ car ils sont apparentés à ce que nous appelons ‘jeu’ dans le langage ordinaire, en particulier on apprend aux enfants leurs langue maternelle au moyen de tels jeux qui ont en effet le caractère divertissant des jeux"(Wittgenstein, le Cahier Brun, 81).
22Paraphrase quinienne : ""x, si x=a et u(x), alors u(a), et inversement, si u(a) alors $x tel que x=a et u(x)"(Quine, le Mot et la Chose, §37). Rappelons que Quine est béhavioriste, de sorte que sa paraphrase ne concerne, bien entendu, que des entités physiques.
23Paraphrase russellienne : "j'incline à penser que "ceci est rouge" n'est pas une proposition sujet-prédicat mais une proposition de la forme "la rougeur est ici", que "rouge" est un nom et non un prédicat, et ce qui s'appellerait communément "une chose" n'est rien qu'un faisceau de qualités coexistantes"(Russell, Signification et Vérité, vi). Notons que Russell entend, ici, éliminer tous les pronoms et pas seulement "je" ou "moi".
24Paraphrase lacanienne : "ce sujet, c’est ce que le signifiant représente et il ne saurait rien représenter que pour un autre signifiant à quoi dès lors se réduit le sujet qui écoute. Ce sujet, donc, on ne lui parle pas. Ça parle de lui, et c’est là qu’il s’appréhende, et ce d’autant plus forcément qu’avant que ça s’adresse à lui, qu'il disparaisse comme sujet sous le signifiant qu’il devient, il n’était absolument rien"(Lacan, le Séminaire, XI). Il va de soi que le ça lacanien n'est pas cette "première personne en troisième personne" dont il est question chez Freud.
25De même, Elisabeth Anscombe explique que "si vous voulez dire quelque chose d'à peu près exact sur les intentions de quelqu'un, une bonne manière d'y arriver sera d'indiquer ce qu'il a effectivement fait ou ce qu'il est en train de faire"(Anscombe, l'Intention, §4). Autrement dit, "quand je lève mon bras, mon bras se lève. Et le problème surgit : que reste-t-il si je soustrais du fait que mon bras se lève le fait que je lève [intentionnellement] mon bras ?"(Wittgenstein, Leçons sur la Philosophie de la Psychologie, §621). Bref, la clause "j'ai l'intention de …" est, typiquement, une clause mentaliste et n'a pas grand chose à voir avec la "transcendance à soi-même" dont fait état la phénoménologie sartrienne.
26Et, d'une manière générale, toutes les psychologies mentalistes (à ne pas confondre avec les clauses mentalistes des psychologies matérialistes qui, elles, dénient toute spécificité ontologique au mental).
27"Toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines font la métaphysique, le tronc est la physique et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences qui se réduisent à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale"(Descartes, Principes de la Philosophie, préf.).
28Il en va de même des Thérapies Comportementales Cognitives (dont on peut avoir un aperçu synoptique, quoique dépourvu de toute dimension critique, sur le site Philosophie, Science et Société à l'article la Psychologie Cognitive) par rapport aux neuro-sciences.
29Avec son champ lexical spécifique puisqu'il y est question de maladie, de patient, de symptôme, de guérison, de résistance, de traumatisme, etc.
30Il est aussi hégémonique dans le fatras conceptuel qui a toujours alimenté et continue d'alimenter les techniques commerciales qui, entretenues et encouragées par l'industrie, au demeurant florissante, de ces "hordes barbares de l'opportunisme et du rendement [qui] marchent sous les étendards flambants neufs des compagnies de sécurité sociale privées"(Irvin Yalom, Mensonges sur le Divan, 9), prétendent concurrencer la psychanalyse. Leur caractère commun consiste dans une supposée efficience immédiate de leurs applications thérapeutiques : "biorétroaction et relaxation musculaire pour les troubles anxiogènes, implosion ou désensibilisation pour les phobies, médicaments pour la dysthymie et les troubles obsessionnel compulsifs, thérapie de groupe cognitive en cas de troubles de l'alimentation, incitation à la prise de parole pour les timides, cours de sociabilité pour les solitaires chroniques, séance unique d'hypnose pour les gros fumeurs"(loc. cit.).
31D'où l'analogie avec la physique quantique que nous signalions à la note 13 de la première partie.
32Partition métaphysique chez Freud (ou chez Descartes lorsqu'il déclare que "je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en son navire, mais [...] je compose comme un seul tout avec lui" - Descartes, Méditations Métaphysiques, VI, 24) mais bien physique dans la psychologie cognitiviste lorsqu'elle affirme, par exemple, que c'est le cerveau qui pense.
33Nous disons "mon corps souffre", "mon œil voit", "mon estomac digère", etc.
34Possibilité d'ailleurs beaucoup plus laxiste dans certaines langues comme la langue allemande.
35Le neurobiologiste Francisco Varela considérait d'ailleurs le système immunitaire du vivant comme le paradigme biologique du soi.
36C'est la raison pour laquelle les philosophes ont, en général, entretenu un rapport assez conflictuel avec le théâtre. D'abord Platon : "si donc un homme en apparence capable, par son habileté, de prendre toutes les formes et de tout imiter, venait dans notre Cité pour s’y produire, lui et ses poèmes, nous le saluerions bien bas comme un être sacré, étonnant, agréable. Mais nous lui dirions qu’il n’y a point d’homme comme lui dans la Cité et qu’il ne peut y en avoir. Puis nous l’enverrions dans une autre Cité après avoir versé la myrrhe sur sa tête et l’avoir couronné de bandelettes"(Platon, République, III, 398b). Mais aussi Pascal : "tous les grands divertissements sont dangereux pour la vie chrétienne ; mais entre tous ceux que le monde a inventés, il n'y en a point qui soit plus à craindre que la comédie. C'est une représentation si naturelle et si délicate des passions, qu'elle les émeut et les fait naître dans notre cœur, et surtout celle de l'amour ; principalement lorsqu'on le représente fort chaste et fort honnête. Car plus il paraît innocent aux âmes innocentes, plus elles sont capables d'en être touchées"(Pascal, Pensées, B11). Ou encore Rousseau : "le théâtre est ce lieu emblématique où l'homme vivant en collectivité s'arroge le droit de mettre entre parenthèses les devoirs qui sont les siens, et contrevient, en se réfugiant dans l'imaginaire, au contrat moral qui le lie aux autres membres de la communauté"(Rousseau, Lettre à d'Alembert).
37Le comble de l'horreur et de l'absurdité étant atteinte dans l'infrastructure économique capitaliste. Cf. ne pas croire ce que l'on sait : Mensonge à soi-même, Schizophrénie et Capitalisme.
38De même pour Ricœur : "il est compréhensible [...] que le pôle stable du caractère puisse revêtir une dimension narrative, [car] ce que la sédimentation a contracté, le récit peut le redéployer, [mais encore] la personne dont on parle, l'agent dont l'action dépend, ont une histoire, sont leur propre histoire"(Ricœur, soi-même comme un Autre, v, 1).
39Le terme "sujet" doit s'entendre ici au sens de sujet de l'énonciation (celui qui raconte).
41On voit là toute la distance qui sépare Pascal d'un Descartes qui affirme, tout au contraire, que "j’ai une claire et distincte idée de moi-même en tant que je suis seulement une chose qui pense et non étendue"(Descartes, Méditations Métaphysiques, VI, 18).
42"Le moi est haïssable [...]. En un mot, le moi a deux qualités : il est injuste en soi, en ce qu'il se fait centre de tout ; il est incommode aux autres, en ce qu'il les veut asservir : car chaque moi est l'ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres"(Pascal, Pensées, B455).

43"La religion catholique n'oblige pas à découvrir ses péchés indifféremment à tout le monde : elle souffre qu'on demeure caché à tous les hommes, mais elle en excepte un seul, à qui elle commande de découvrir le fond de mon cœur, et de se faire voir tel qu'on est [...]. Peut-on imaginer rien de plus charitable et de plus doux ?"(Pascal, Pensées, B100). Cf. doit-on chercher le Bonheur en nous ou hors de nous ?

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