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lundi 22 octobre 2018

FREUD, METAPSYCHOLOGIE ET PSYCHANALYSE (III - ESTHETIQUE)


(les termes en gras sont expliqués à la fin de cet article)

Car enfin, quelle est la fonction du mythe ? Nous avons montré dans un autre article1 que le mythe, comme base narrative de toute représentation dramatique (théâtrale), est une classe de récits dont l’objet est, en général, fictif2. Lorsque celui-ci est un personnage (et non un événement ou une chose par exemple), il est alors doté d’attributs personnels (nom propre, langage, sensibilité, raisonnement, apparence physique, etc.) qui, sans qu’il soit une personne réelle, rend néanmoins possible la narration dramatisée (au sens de Politzer) de sa pseudo-existence. D'où l'importance que prend le mythe dans la mémoire, qu'elle soit collective ou bien individuelle : construire des schèmes narratifs commodes sous les traits du dieu et du héros, c'est-à-dire, respectivement, de la figuration des forces majeures éternelles et immuables qui influencent la vie humaine3, et de la figuration de modèles de comportement humain à l'égard desdites forces. Bref, le mythe donne lieu à deux sortes de récits : un récit épistémique sur les origines de ces forces insurmontables qui nous contraignent, un récit éthique sur la manière idéale de vivre au présent malgré et avec ces forces. À ce double titre, on peut donc dire que le mythe structure concrètement notre mémoire. Ou, plus exactement, "ce n'est pas la mémoire qui intéresse le psychologue concret, mais le souvenir en tant qu'il éclaire le drame et celui-ci étant l'objet premier de la psychologie, la mémoire elle-même n'apparaît plus que comme une supposition lointaine"(Politzer, Critique des Fondements de la Psychologie), le souvenir, c'est-à-dire le récit qui s'autorise de la mémoire. Freud établit d'ailleurs une analogie très éclairante entre le caractère phylogénétique du mythe et le caractère ontogénétique du rêve : "le rêve fait surgir un matériel qui n’appartient ni à la vie adulte ni à l’enfance du rêveur mais à l’héritage archaïque, résultat de l’expérience des aïeux et que l’enfant apporte en naissant avant même d’avoir commencé de vivre ; dans les légendes les plus anciennes de l’humanité, ainsi que dans certaines coutumes survivantes, nous découvrons des éléments qui correspondent à ce matériel phylogénétique" (Freud, Abrégé de Psychanalyse). Autrement dit, le mythe est à l'enfance de l'humanité ce que le rêve est à l'enfance de l'individu. Dès lors, "les prétendus souvenirs d’enfance ne sont pas des traces brutes d’événements réels, mais une élaboration de ces traces qui a dû s’effectuer sous l’influence de différentes forces psychiques ultérieures ; […] de tels “souvenirs” présentent une remarquable analogie avec les souvenirs d’enfance des peuples, tels qu’ils sont figurés dans les mythes et les légendes"(Freud, Psychopathologie de la Vie Quotidienne). La toute première fonction du mythe est donc de rendre possible ce souvenir qui donne un sens au "drame" humain dans l'exacte mesure où ce dont on se souvient provient d'une mémoire structurée par un mythe figurant l'homme aux prises avec des forces transcendantes et non pas la description d'un soi-disant contenu mental accessible par introspection dans un soi-disant substrat mental.

Toutefois, la modalité du récit mythique, c'est le possible, par opposition au récit historique qui porte sur le réel. C'est pourquoi il est facile de comprendre en quoi le rêve va, pour le psychanalyste, constituer le paradigme tout à la fois du souvenir et du mythe : "rêver consiste à se ressouvenir, bien que ce ressouvenir doive se plier aux conditions qui règnent la nuit et à celles de la formation du rêve […] ; dans le rêve, les représentations sont transformées en images visuelles, les pensées latentes du rêve sont donc dramatisées et illustrées"(Freud, l’Interprétation des Rêves)4. À travers l'analyse du rêve, en effet, le psychanalyste va s'attacher "à connaître l’héritage archaïque de l’homme, à découvrir ce qui est psychiquement inné ; il semble que rêve et névrose nous aient conservé une part de la préhistoire de l’esprit"(Freud, l’Interprétation des Rêves) et, par là, s'ingénier à donner au caractère dramatique (aux deux sens du terme) d'une existence individuelle une trame narrative pertinente et ce, exactement de la même façon que la Théogonie d'Hésiode donne, dans un contexte historique et géographique bien précis, une trame narrative pertinente au drame de l'existence de l'humanité en général. L'analogie entre le mythe collectif et le rêve, voire la névrose individuels est d'une grande pertinence : dans les deux cas, "l'homme" (l'humanité tout entière ou bien l'individu endormi) est confronté à des forces ("divines") qui le dépassent et le contraignent, dans les deux cas, le souvenir et donc la structure du récit qui lui fait suite est remarquablement stable. Freud insiste sur cette analogie : "l’artiste, comme le névrosé, s’est retiré loin de la réalité insatisfaisante dans ce monde imaginaire ; mais, à l’inverse du névrosé, il s’entend à trouver le chemin du retour et à reprendre pied dans la réalité. Ses créations, les œuvres d’art, sont des satisfactions imaginatives de désirs inconscients, tout comme les rêves avec lesquels elles ont d’ailleurs en commun le caractère d’être un compromis destiné à éviter un conflit ouvert avec les puissances de refoulement. Mais, à l’inverse des productions asociales et narcissiques du rêve, elles peuvent compter sur la sympathie des autres hommes, étant capables d’éveiller et de satisfaire chez eux les mêmes aspirations à sublimer des désirs inconscients"(Freud, ma Vie et la Psychanalyse). Donc, les mythes, tout comme les rêves, sont déterminés par un refoulement, par un obstacle insurmontable à la dicibilité à l'égard duquel ils sont se révèlent être des subterfuges puisque "le but de l[eur] élaboration est d’obtenir une expression qui échappe à la censure"(Freud, l’Interprétation des Rêves), autrement dit une tentative plus ou moins aboutie pour dire l'indicible, pour représenter l'irreprésentable5. Voilà pourquoi le rêveur ou le névrosé, tout comme le poète ou le conteur raconte toujours plus ou moins les mêmes choses, des choses qui restent indicibles et, à ce titre, sources de tourments. Et, dans tous les cas, le récit, le dit, est invariablement structuré par un type bien particulier de relation entre l'humain et une force transcendance : dieu/héros dans le mythe, inconscient/conscient dans la psychanalyse. C'est exactement ce type de relation qu'évoque Pascal lorsqu'il dit : "je sens que je puis n'avoir point été, car le moi consiste dans ma pensée ; donc moi qui pense n'aurais point été, si ma mère eût été tuée avant que j'eusse été animé ; donc je ne suis pas un être nécessaire. Je ne suis pas aussi éternel, ni infini ; mais je vois bien qu'il y a dans la nature un être nécessaire, éternel et infini"(Pascal, Pensées, B469) : il est angoissé par l'incommensurabilité de sa propre finitude à l'éternité et à l'infini qu'il ne peut comprendre ni circonscrire, aussi s'institue-t-il "héros" d'un mythe dont le "dieu" est, comme il le dit lui-même, "Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants"(Pascal, Mémorial, 23 novembre 1654). Que le mythe qui structure ses réflexions ait le statut d'une religion monothéiste ne change donc pas grand chose. Après tout, le récit biblique, tout comme le rêve, "exprime les catégories de l’opposition et de la contradiction [de manière] frappante : il ne les exprime pas, il paraît ignorer le non, il excelle à réunir les contraires et à les représenter en un seul objet"(Freud, l’Interprétation des Rêves). Or "absence de contradiction, mobilité des investissements, intemporalité et remplacement de la réalité extérieure par la réalité psychique, tels sont les caractères que nous pouvons nous attendre à trouver dans les processus du système inconscient"(Freud, Métapsychologie), tout particulièrement dans les œuvres d'art qui tentent d'exprimer ces processus indicibles. Il semble donc bien que le propre du mythe, qu'il soit sacré ou profane, soit d'offrir une trame narrative formellement rigide (dualité transcendance supra-humaine/existence humaine) pour un récit matériellement très souple et d'autant plus souple que le mythe n'a aucun compte à rendre à la recherche de la vérité et est cru à partir du moment où les récits qui le composent atteignent un certain degré de vraisemblance, autrement dit de cohérence tant interne (à chaque récit) qu'externe (avec les autres récits du même mythe), sans avoir besoin de quelque autre type de preuve, c'est-à-dire de correspondance factuelle que ce soit. Ce qui explique que sa fonction soit prisée non seulement dans l'art, la religion ou la psychanalyse, mais aussi dans les domaines politique, économique, social, voire historique, scientifique ou technologique, etc6. Ce qui explique aussi que le contenu manifeste d'un mythe doive toujours faire l'objet d'une interprétation. Notamment en psychanalyse : "même s’il n’y avait pas de censure du rêve, le rêve ne serait pas pour autant aisément compréhensible pour nous [psychanalystes], car nous nous trouverions encore alors devant le problème consistant à traduire7 la langue symbolique du rêve dans celle de notre pensée éveillée"(Freud, l’Interprétation des Rêves). Voilà donc que ressurgit la problématique de la troisième personne dans un récit mentaliste ("j'ai rêvé que …") en première personne.

Afin que "l'analyse [...] remplace le refoulement, qui est un processus automatique et excessif par une maîtrise appropriée et tempérée des pulsions, exercée à l'aide des plus hautes instances psychiques"(Freud, cinq Psychanalyses), Freud reconnaît que "le matériel de [son] travail vient [...] des dires du patient, de ses associations libres, de l'interprétation des rêves et enfin de ses actes manqués"(Freud, Abrégé de Psychanalyse), autrement dit que le matériau du psychanalyste est essentiellement langagier. Or, nous avons déjà dit qu'un tel matériau n'est pas un donné empirique inerte que le praticien aurait tout loisir d'observer et traiter à la manière d'un médecin qui aurait isolé une cause pathologique. Encore une fois, le thérapeute "ne doit pas se concentrer sur le contenu mais sur le processus c'est-à-dire sur la relation entre le patient et le psycho-thérapeute"(Irvin Yalom, Mensonges sur le Divan, i). Il importe en effet que son "point de vue de psychologue [soit] celui qui coïncide avec le drame"(Politzer, Critique des Fondements de la Psychologie), en l'occurrence, celui de son patient. Car si l'inconscient n'est que l'autre nom de l'indicible, alors Lacan est fondé à souligner que "l’inconscient est structuré comme un langage, [...] c’est le discours de l’Autre"(Lacan, Fonction et Champ de la Parole et du Langage), "l'Autre" étant, par excellence, le domaine symbolique, "lieu de la parole, [...] lieu du signifiant"(Lacan, Écrits). En d'autres termes, un énoncé qui est indicible par moi et pour moi n'a de pertinence psychanalytique que si et seulement si le même énoncé est dicible par l'Autre et pour l'Autre, de la même manière que, dans la nouvelle éponyme d'Edgar Allan Poe, la lettre volée est invisible par et pour le policier mais visible par et pour le détective, lors même qu'ils l'ont, l'un et l'autre sous les yeux. Mais, de même que l'enjeu de la nouvelle n'est pas que la lettre volée soit vue par le seul détective, de même, en substituant l'espace symbolique du langage à l'espace physique du boudoir royal, l'enjeu de la cure psychanalytique est que l'énoncé réputé indicible devienne dicible, non pas par l'Autre et pour moi8, mais par moi et pour l'Autre. Il s'agit bien de me rendre capable, à l'instant t+n, de réintroduire dans l'espace symbolique du langage ("l'Autre") cela même qui ne peut pas être énoncé par moi à l'instant t. Car telle est bien la difficulté majeure que la psychanalyse doit s'attacher à résoudre : que "cet inconscient, ce chapitre de mon histoire marqué par un blanc ou occupé par un mensonge"(Lacan, Fonction et Champ de la Parole et du Langage) soit, in fine, prononçable par moi sans que ne se développent ou se réactivent les réactions de déni constitutives du refoulement que le psychanalyste entend, précisément, combattre et ce, malgré d'inévitables résistances : "quant à la force qui produit et maintient le refoulement, nous disons que nous la ressentons, pendant le travail analytique, sous la forme d'une résistance"(Freud, Essais de Psychanalyse, III). C'est en ce sens que, pour que "la psychanalyse élimine des résistances et reconstitue l’unité du psychisme"(Freud, la Technique Psychanalytique), il importe donc que l'analyste fasse preuve d'un certain sens esthétique, c'est-à-dire à la fois d'une certaine imagination, d'une certaine perspicacité, d'une certaine sensibilité artistiques. Lorsque Freud dit que "pour arriver à une confirmation expérimentale des constatations psychanalytiques, l’analyste peut seulement rapporter des connexions, des associations" (Freud, Contribution à l’Histoire du Mouvement Psychanalytique), Wittgenstein comprend que "l’explication de Freud fait ce que fait l’esthétique : elle met deux facteurs l’un à côté de l’autre [...]. La question "quelle est la nature d'un mot d'esprit ?" est analogue à la question "quelle est la nature d'un poème lyrique ?""(Wittgenstein, Cours de Cambridge 1932-1935)9. Par analogie, on pourrait dire : la question "qu'est-ce qui fait obstacle à la dicibilité d'un énoncé e par l'individu i ?" est du même type que la question "qu'est-ce qui fait obstacle à l'appréciation de la musique dodécaphonique par i ?" et non pas de la question "qu'est-ce qui fait obstacle à l'assimilation du fer par i ?". Le sens esthétique du thérapeute va donc mis à contribution dans l'expression langagière d'une intuition et non pas dans le compte-rendu d'une recherche empirique, étant entendu que "le sentiment prend la forme d’une critique et non pas d’un état de mon esprit ; cette forme pourrait être de se demander, en regardant quelque chose, ce qui ne va pas là-dedans"(Wittgenstein, Leçons sur l’Esthétique, I, 19)10. S'agissant, tout particulièrement du rêve, ce qui intéresse le patient, c'est qu'on l'aide à trouver un sens pertinent au récit incohérent d'un rêve rémanent qui le trouble. Aussi le thérapeute va-t-il critiquer (analyser) ce qui est manifeste (évident) dans le récit du patient pour essayer d'en interpoler des connexions conceptuelles qui ne sont latentes (cachées) que parce que le patient est incapable de les concevoir. D'où, "dans l’analyse freudienne, le rêve est pour ainsi dire décomposé. Il perd entièrement son sens premier. On pourrait imaginer le rêve joué sur la scène d’un théâtre"(Wittgenstein, Remarques Mêlées, 68). Ou, comme le souligne Politzer, la psychanalyse freudienne "remplace immédiatement le drame personnel par un drame en troisième personne où les acteurs sont les éléments ; tout le drame s'abaisse alors au niveau de ces derniers, et le fait est finalement énoncé de la manière suivante : l'entrée de la conscience est refusée à une représentation"(Politzer, Critique des Fondements de la Psychologie), les "éléments" étant, bien entendu ces instances élémentaires que Freud nomme, selon les topiques, "conscient", "préconscient" et "inconscient" ou bien "moi", "surmoi" et "ça" et la "représentation" s'entendant tout à la fois au sens de représentation mentale et de représentation théâtrale. Est-ce à dire alors que le psychanalyste est une sorte de metteur en scène ?

Filons l'analogie. Nous avons suggéré que la thérapie psychanalytique pourrait être une représentation théâtrale dont le patient serait à la fois l'auteur (première personne), l'acteur et le spectateur (troisième personne). Montrons à présent qu'effectivement, le thérapeute est une sorte de metteur en scène dont la liberté interprétative, tout comme celle d'un metteur en scène de théâtre ou de cinéma qui connaît une limite dans le respect du texte ou du scénario, est canalisée ici par le cadre conceptuel de la métapsychologie. Pour Freud, le point de départ de ce cadre conceptuel se situe dans la constatation de l'existence de névroses, c'est-à-dire de troubles auxquels nulle cause organique ne peut être assignée. Si on admet que la culture des hommes entre en conflit avec leur nature pulsionnelle à propos, notamment, de certaines pulsions sexuelles et/ou agressives, alors "il semble bien que toute éducation doive nécessairement s’édifier sur la contrainte, en particulier sur le renoncement pulsionnel" (Freud, l’Avenir d’une Illusion, i). D'où le "mécanisme" du refoulement dont "l’essence [...] ne consiste pas à supprimer, à anéantir une pulsion, mais à l’empêcher de devenir consciente"(Freud, Métapsychologie). De là, le problème "psychique" : "les symptômes des névroses, comme nous l'avons appris, sont essentiellement des satisfactions substitutives de désirs sexuels non accomplis"(Freud, Malaise dans la Culture, viii). Et sa solution psychanalytique consistant, non à supprimer le refoulement, mais à être autorisé à en dire quelque chose, plus exactement "parvenir à soulever le voile d'amnésie qui recouvre les premières années de l'enfance, rappeler au souvenir conscient les manifestations de la vie sexuelle de la première enfance"(Freud, Nouvelles Conférences sur la Psychanalyse). Car s'il s'agit, afin de soulager le névrotique, de "soulever le voile d'amnésie"11, la cure psychanalytique est, de part en part, un travail sur le langage. Quelle sorte de travail ? Si on admet avec Wittgenstein que "se représenter un langage, c’est se représenter une forme de vie" (Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §19) et si toute "forme de vie" génère ses propres limites langagières, alors "toute une mythologie est déposée dans notre langage"(Wittgenstein, Remarques sur “le Rameau d’Or” de Frazer, 10) dans la mesure où "on est porté à voir dans les étranges manifestations extérieures un moyen par lequel s’expriment des forces cachées"(Freud, Psychopathologie de la Vie Quotidienne), "cachées" sous-entendu "à la conscience" au sens d'inexprimables dans et par le langage qui produit alors du mythe pour tenter de donner le change au moyen d'une expression substitutive mais nécessairement illusoire12. Or, le mythe, en tant qu'illusion partagée par les membres d'une communauté culturelle donnée, y (ré-)inscrit en permanence son destinataire, c'est-à-dire, ici, le patient. Car les névroses sont centrifuges : "les symptômes névrotiques découlent de tendances sexuelles refoulées mais demeurées actives, de tendances entravées, mais de façon incomplète, ce qui rend possible le retour du but sexuel refoulé ; c’est ce qui explique que la névrose rende asocial, […] qu’elle soit pour la collectivité un facteur de décomposition"(Freud, Essais de Psychanalyse). Tandis que le mythe est centripète, il "comble les lacunes de la vérité individuelle avec de la vérité préhistorique ; il remplace la propre expérience [du patient] par celle de ses ancêtres"(Freud, cinq Leçons sur la Psychanalyse)13. Par suite, on est porté à penser que la figuration mythiquet le récit du rêve sont deux aspects d'une même fonction thérapeutique consistant à (ré-)intégrer l'individu dans l'espace social symbolique dont l'éloigne l'impossibilité de dire ce qui le tourmente. À cet égard, la place qu'occupe, dans l'économie conceptuelle freudienne, le mythe d'Œdipe, est tout à fait prépondérante puisque, nous dit Freud, "par l’éducation, tout être humain se voit imposer la tâche primitive de maîtriser le complexe d’Œdipe ; c’est alors que notre “moi” recourt au refoulement et subit une névrose infantile"(Freud, Psychanalyse et Médecine).

Le "complexe d’Œdipe" n'est pas une maladie, une infection, une nécrose, fussent-elles "psychiques". C'est juste un schème conceptuel destiné à fournir un cadre pour une interprétation. Certes, Freud réduit l'interprétation psychanalytique d'Œdipe-Roi au meurtre de Laïos par Œdipe et à sa vie conjugale avec Jocaste pour en inférer que "si le totem14 n’est autre que le père, les deux prescriptions tabous qui en forment le noyau, à savoir la prohibition de tuer le totem et celle d’épouser une femme appartenant au même totem, coïncident quant à leur contenu avec les deux crimes d'Œdipe qui a tué son père et épousé sa mère, et avec les deux désirs primitifs de l’enfant dont le refoulement insuffisant ou le réveil forment peut-être le noyau de toutes les névroses"(Freud, Totem et Tabou, iv). Le "complexe d’Œdipe" entendu en ce sens a été beaucoup commenté et critiqué15. On a dit avec raison que le mythe d'Œdipe et sa figuration par la pièce de Sophocle recelaient des possibilités interprétatives d'un type d'expérience humaine extrêmement répandue (celle d'un comportement coupable tout en n'étant pas intentionnel) infiniment plus riche que les seuls parricide et inceste retenus par Freud pour assigner une origine aux névroses infantiles en termes de désirs inconscients refoulés. Il est vrai que le "complexe d’Œdipe" est le concept-clé du pansexualisme freudien faisant des pulsions sexuelles interdites tout à la fois le paradigme de l'indicible et l'origine des relations violentes entre les hommes. Mais, après tout, lorsqu'il remarque, en historien, que "la première forme de propriété se trouve dans la famille où la femme et les enfants sont les esclaves de l’homme"(Marx, l’Idéologie Allemande), Marx ne dit pas autre chose. Cela suffit-il à justifier le pansexualisme de Freud ? Sans doute pas. Mais on pourrait élever la même objection à propos de l'angoisse, de l'ennui, de l'étonnement, etc., en objectant que "la soif de généralité, ou encore l’attitude dédaigneuse à l’égard du cas particulier"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 19) sont sans doute communs à toutes les métaphysiques. Or, avons-nous vu, la métapsychologie freudienne comme fondement conceptuel de la psychanalyse est une métaphysique. On a objecté aussi que le cadre interprétatif fourni par le mythe d'Œdipe n'avait rien d'universel mais était européo-centré. Or, dire que "le pouvoir de suggestion d'Œdipe-Roi […] met en valeur une compulsion que chacun reconnaît pour avoir perçu en lui-même des traces de son existence"(Freud, Lettre à Fliess, 15 octobre 1897) n'est pas dire que ce mythe des origines de l'indicible soit le seul ni même le meilleur possible. C'est juste avancer que, comme toutes les œuvres d'art, il a une portée interprétative potentiellement universelle en raison, nous l'avons dit, de la rigidité de sa forme et de la souplesse de sa matière. D'ailleurs, en quoi le "pouvoir de suggestion" d'un mythe dépend-il de sa pré-cognition par le spectateur plutôt que de la pertinence intrinsèque que recèle sa structure narrative ? Faut-il, pour tirer parti de la lecture de Platon, connaître préalablement les mythes de Prométhée, de Gygès, de l'Atlantide, de Theuth, etc. ? Prendre connaissance d'un mythe et voir son propre champ conceptuel modifié par la force rhétorique du même mythe ne peuvent-elles pas être événements simultanées ? Et, surtout, il a été opposé à Freud l'argument selon lequel le sens littéral (par exemple le fait que si Œdipe avait réellement désiré tuer son père et épouser sa mère, ce sont ses parents adoptifs, Polybe et Mérope, qui eussent été ses objets de pulsions respectivement meurtrière et incestueuse et non pas Laïos et Jocaste) et le contexte historique (par exemple la tolérance de la société grecque antique à l'égard de certaines unions charnelles que l'on qualifie aujourd'hui d'incestueuses) ont été délibérément ignorés par Freud. Mais cela revient, derechef, à confondre la métapsychologie avec une science, ou, tout au moins, une investigation historique. Cela revient, en effet, à dire que les désirs d'Œdipe, respectivement de tuer ce voyageur qu'il ne sait pas être son géniteur et d'épouser cette reine qu'il ne sait pas être sa génitrice sont les causes putatives, respectivement, d'un sentiment de culpabilité et d'une angoisse diffuses16 chez l'Œdipe de Sophocle d'abord, puis, inexplicablement, chez tous les hommes. Culpabilité et angoisse qui seraient alors traités par la psychanalyse qui en identifierait le mécanisme puis en éradiquerait les causes chez un patient donné comme le font un acte pharmacologique ou chirurgical.

Or, nous dit Wittgenstein, il convient d'éviter, précisément, "une confusion entre une cause et une raison [...]. La différence entre cause et raison peut être expliquée de la façon suivante : la recherche d’une raison entraîne comme partie essentielle l’accord de l’intéressé avec elle, alors que la recherche d’une cause est menée expérimentalement [...]. C’est une confusion de dire qu’une raison est une cause vue de l’intérieur"(Wittgenstein, Cours de Cambridge 1932-1935)". Wittgenstein pointe ici ce qu'il considère comme la force principale de la métaphysique freudienne et qui est, effectivement, très éloignée de la force de conviction à laquelle la rationalité scientifique nous a habitués : exposer non pas les causes empiriques d'un phénomène troublant, mais ses raisons subjectives17. "Repérer un mécanisme est une façon de trouver la cause, [tandis que] Freud a trouvé une façon tout à fait nouvelle de rendre compte d’une explication […]. La raison n’est pas une explication conforme à une expérience, mais simplement une explication acceptée"(Wittgenstein, Leçons sur l’Esthétique, II, 39). Dès lors, on peut assez facilement répondre à la question "n’y a-t-il pas une bonne raison d’admettre le sexe comme un motif pour tous nos comportements ?"(Wittgenstein, Leçon sur l’Esthétique, III, 31) sans faire appel aux ressources argumentatives de la science ou de l'histoire. Il suffit d'admettre que "certains types d’explication exercent à un moment donné une attraction irrésistible"(Wittgenstein, Leçon sur l’Esthétique, III, 22). Aucune explication n'est plus irrationnelle, plus tautologique : on accepte une explication parce qu'elle est … acceptable. Certes. Et pourtant, Wittgenstein, tout comme Nietzsche18, n'a de cesse de marteler qu'en la matière "une explication historique [...] est une supposition superflue qui n'explique rien. [Car] il n'y a aucune raison qui ait conduit certains hommes à pratiquer certains rites, de vénérer certains dieux, etc., sinon le simple fait d'être unis dans une communauté de vie et non l'effet d'un choix"(Wittgenstein, Remarques sur "le Rameau d'Or" de Frazer, 12), donc que "ce qui doit être accepté, le donné, ce sont des formes de vie"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, II, xi). "Il n'y a aucune raison", sauf, bien entendu la raison qui, sans raison, fait consensus hic et nunc. Tout le talent du psycho-thérapeute réside, on le comprend, dans cette faculté de proposer au patient la raison qu'il va être enclin à accepter et, partant, qui est de nature à apaiser son trouble. Voilà, notamment, l'enjeu de l'interprétation des rêves : "nous pourrions dire d’un rêve une fois interprété qu’il s’insère dans un contexte où il cesse d’être troublant. En un sens, le rêveur rêve à nouveau son rêve dans un environnement tel que le rêve change d’aspect"(Wittgenstein, Conversation sur Freud). Interprétation qui ne repose pas sur un schéma causal : "ce qui m’intrigue le plus dans le rêve n’est pas sa relation causale avec des événements de ma vie, mais plutôt ceci qu’il fasse partie d’une histoire, et d’une histoire très vivante, dont le reste est dans l’obscurité"(Wittgenstein, Remarques Mêlées, 68). Cela dit, comme le patient est toujours-déjà inséré, à son corps défendant, dans un univers culturel déterminé, il n'est pas très difficile, pour le psychanalyste, d'éclairer pertinemment la partie obscure du récit du patient. Il suffit pour cela de posséder ce que Platon appelle "une âme perspicace et naturellement habile dans les relations humaines"(Platon, Gorgias 463b). Les détracteurs de la psychanalyse y voient la preuve qu'elle est une forme de manipulation mentale, qu'elle n'aurait d'effet bénéfique sur le patient qu'à condition que celui-ci croie à l'effet placebo de la poudre de perlimpinpin proposée par le charlatan. Or, outre que le fait d'imaginer qu'il suffit d'avoir l'idée que p est vraie pour que p soit efficace relève, typiquement, de la superstition19, celle-là même que lesdits détracteurs affirment traquer dans la psychanalyse, admettre "j'ai fait a pour la raison r" n'est pas dire "j'ai commencé par croire r, en suite de quoi j'ai décidé de faire a". Comme l'a finement remarqué Pascal, "M. de Roannez disait : « Les raisons me viennent après, mais d’abord la chose m'agrée ou me choque sans en savoir la raison, et cependant cela me choque par cette raison que je ne découvre qu'ensuite. » Mais je crois, non pas que cela choquait par ces raisons qu'on trouve après, mais qu'on ne trouve ces raisons que parce que cela choque"(Pascal, Pensées, B276). Ce qui veut dire que, non seulement la raison (et donc la "croyance" en la validité de cette raison) ne précède pas nécessairement l'acte jugé "choquant"20, ce qui semble aller de soi lorsque cet acte est réputé inconscient donc inintentionnel21, mais surtout que les raisons d'agir ou, en l'occurrence, d'avoir agi, doivent souvent faire l'objet d'une recherche après coup et c'est, bien entendu, dans les cas des personnes névrosées, à cette recherche que s'attelle le psychanalyste. En ce sens, ce serait le contenu symbolique du mythe qui fournirait au psychanalyste une palette de scénarios attrayants pour aider son patient à dire les raisons de sa névrose.

Est-ce à dire que la pertinence psychanalytique du mythe se limite à son contenu symbolique transgressif ? N'est-ce pas aussi, et peut-être surtout, sa forme tragique qui, notamment dans le cas du mythe d'Œdipe, le rend psychanalytiquement irrésistible ? Freud remarque, en effet, que "certaines personnes donnent l’impression d’être poursuivies par le sort : on dirait qu’il y a quelque chose de démoniaque dans tout ce qui leur arrive, et la psychanalyse a depuis longtemps formulé l’opinion qu’une pareille destinée […] se laissait ramener à des influences subies par le sujet au cours de la première enfance"(Freud, Essais de Psychanalyse). En admettant avec Freud que ces "influences subies par le sujet au cours de la première enfance" sont l'autre nom du destin, c'est-à-dire de ce contre quoi on ne peut rien, en quoi leur figuration contribue-t-elle à la réussite de la psychanalyse ? Et si on est convaincu avec Wittgenstein que "le critère permettant de dire que la psychanalyse a réussi, c’est que cela vous a satisfait"(Wittgenstein, Leçon sur l’Esthétique, III, 9), en quoi consiste donc cette satisfaction ? Si on admet qu'un dieu est un personnage mythique dont la pertinence narrative est assurée par le fait que tous les récits qui en sont faits sont invariablement structurés autour du même thème central typique, en l’occurrence, une force majeure (dont les effets sont, pour tout être humain, irrésistibles), éternelle et immuable, alors on doit dire que le destin à l’œuvre dans la tragédie est le nom que les hommes ont donné à l'une des deux forces majeures par excellence, à savoir la vie22 avec tout son cortège de chances (bonheurs) et de malchances (malheurs), lesquelles sont aussi, figurées, dans la représentation tragique, par la lutte désordonnée de tous les dieux. Plus précisément, la tragédie montre que, si une conjonction favorable de forces divines fait accomplir de grandes choses à l’individu qui en est l’objet (le héros), en revanche, le même héros s'abaissera à des abominations pour peu que ladite conjonction lui soit défavorable, ce qui, statistiquement parlant, est beaucoup plus probable que son contraire. Freud n'en disconvient pas qui, à l'instar de Wittgenstein, ironise sur "l’étroitesse du besoin de causalité de l’homme, besoin qui, en opposition avec la configuration habituelle de la réalité, veut se contenter d’un unique facteur causal23. [...] Nous refusons d’établir une opposition essentielle entre les deux séries de facteurs étiologiques et admettons plutôt l’existence d’une action des deux dans la production des résultats observés. Ce sont les Daimon kai Tukhè [les causes mécaniques et le hasard] qui déterminent le destin de tout être humain, rarement, voire jamais, l’une seulement de ces deux forces"(Freud, la Technique Psychanalytique). L'histoire de la tragédie, tout comme sa sémantique et son lexique, militent donc pour un rapprochement du sentiment tragique et du sentiment religieux. Ce que nous avons nous-même suggéré plus haut en assimilant le récit religieux à une variété de récit mythique. Ce que Wittgenstein n'a pas manqué de remarquer : "le monde m’est donné, c’est-à-dire que mon vouloir pénètre du dehors dans le monde, comme dans quelque chose de déjà prêt. […] C’est pourquoi nous avons le sentiment de dépendre d’une volonté étrangère. De quoi que nous dépendions, nous sommes en tout cas, en un certain sens, dépendants, et ce dont nous dépendons, nous pouvons l’appeler Dieu. Dieu serait, en ce sens, simplement le Destin, ou, ce qui est la même chose, le monde – indépendant de notre vouloir"(Wittgenstein, Carnets 1914-1916, 8/7/16). Ce que Freud admet lui aussi bien volontiers : "voir dans le hasard extérieur un moyen par lequel s’expriment certaines forces qui lui sont cachées [explique] la conception mythologique du monde, qui se retrouve jusque dans les religions les plus modernes, et qui n’est qu’une psychologie projetée dans le monde extérieur"(Freud, Totem et Tabou, iv)24. Est-ce à dire que l'approche tragique qu'opère la cure psychanalytique est assimilable à une approche religieuse du trouble dont souffre le patient, que le complexe d’Œdipe est une sorte de péché originel et la psychanalyse une sorte d'exorcisme, que le psychanalyste enfin est une sorte de gourou et le freudisme une secte ou une religion, ainsi que le suggèrent ses détracteurs ?

Pour clore définitivement le débat sur ce point, revenons sur le mythe d'Œdipe, comme figuration fantastique de l'homme qui prétend, en vain, échapper à son destin. On objectera qu'Œdipe n'est pas le seul héros tragique à manifester la sotte prétention d'échapper à son destin. Certes. Sauf que, dans les mythes de Prométhée ou de Sisyphe, par exemple, l'un et l'autre héros sont punis parce que leurs tentatives de défier le destin représenté, respectivement par Zeus et par Thanatos, ont réussi : l'un a subtilisé le feu, l'autre échappe à la mort. Tandis qu'Œdipe subit une double peine : il a échoué à déjouer les prédictions de l'oracle en s'enfuyant à Thèbes et, en plus, il est châtié pour avoir accompli ce qui, de toute éternité, était prédit. Prométhée et Sisyphe sont jugés coupables de ce dont ils sont pleinement responsables. Œdipe, lui, est coupable de ce dont il n'est pas responsable. Toute l'horreur et toute l'absurdité de l'existence humaine dont parle Nietzsche se trouve résumée par cette situation qui est le comble de l'injustice. Aussi, la tragédie en général, et celle d'Œdipe tout particulièrement, est le plus cruel des schèmes narratifs possibles pour une biographie humaine, trop humaine. D'où, évidemment, la place prépondérante qu'elle occupe dans l'économie du corpus freudien mais aussi dans l'histoire de la tragédie. En rappelant que "la tragédie est issue du chœur tragique et était, à son origine, chœur et rien que chœur […] le chœur des satyres du dithyrambe"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, vii), ldithyrambe25 étant une cérémonie liturgique destinée à célébrer le dieu Dionysos (ou Bacchus), qui est le dieu de l’instinct vital et, accessoirement, de l’ivresse26, Nietzsche nous rappelle que l'invention de cette institution culturelle particulière qu'est la tragédie répond à un besoin expressif en même temps qu'à un besoin cérémoniel : figurer le caractère originairement dionysiaque de l'existence humaine et célébrer le dieu Dionysos. En disant que "la figure du chœur de satyres, du chœur d’entités naturelles, dont la vie subsiste d’une manière quasi indélébile derrière toute civilisation, et qui, malgré les métamorphoses des générations et les vicissitudes de l’histoire des peuples, restent éternellement immuables"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, vii), Nietzsche confirme donc l'intuition freudienne d'une perpétuation phylogénétique de la figure terrible et grimaçante du destin individuel, celui-là même que Freud localise, ontogénétiquement, dans le ça et le surmoi, en d'autres termes, dans l'inconscient. Loin de concevoir l'existence humaine comme ordre, paix et harmonie, la tragédie la considère tout au contraire comme chaos, conflit et dissonance. D'où, chez Nietzsche, la bi-polarité d’Apollon, divinité de l’ordre, de la civilisation et de la modération, et de Dionysos, dieu du chaos, de la nature et de la démesure, structure, en un sens, toute l’histoire des hommes27. Voilà qui suffirait à diamétralement opposer la conception tragique sur laquelle s'appuie la psychanalyse à la conception religieuse à quoi ses adversaires l'assimilent. Mais il y a plus. Pour Freud, il n'y a nulle ambiguïté sur ce point : "il est facile de voir où se trouve la ressemblance entre le cérémonial névrotique et les actes sacrés du rite religieux […] : le cérémonial névrotique consiste en petits actes […] qui sont toujours exécutés de la même manière, ou bien d’une façon qui varie suivant des règles données […] ; on peut donc dire que la névrose obsessionnelle individuelle est la caricature d’une religion privée ou bien que l’acceptation de la névrose universelle dispense le vrai croyant de la tâche de se créer une névrose personnelle"(Freud, l’Avenir d’une Illusion, viii). Bref, d'une part la religion fait partie de la problématique névrotique générale à laquelle la psychanalyse envisage, précisément, d'apporter une solution, et d'autre part, pour parler comme Nietzsche, la religion s'oppose à la tragédie (et donc à la psychanalyse) comme Apollon s'oppose à Dionysos. Sans doute l'homme apollinien, la connaissance de soi28, la religion et la morale sont-ils des progrès souhaitables, mais, d'une part, ils ne sont, nous rappelle Nietzsche, que le résultat d'une évolution récente et précaire à partir d'une base dionysiaque faite d'inconscience, d'irresponsabilité et d'immoralité. Freud ne dit pas autre chose : "la culture désigne la somme totale des réalisations et dispositifs par lesquels notre vie s’éloigne de celle de nos ancêtres animaux et qui servent à deux fins : la protection de l’homme contre la nature et la réglementation des relations des hommes entre eux"(Freud, Malaise dans la Culture). Et, d'autre part, l'homme apollinien est, pour Nietzsche, non l'homme du progrès mais celui de la décadence, l'homme du nihilisme, du pessimisme, notamment en raison de son obsession de la vérité : "la connaissance tue l'action, à l'action appartient le mirage de l'illusion ; c'est là l'enseignement de Hamlet [...]. Sous l'influence de la vérité contemplée, l'homme ne perçoit plus maintenant de toutes parts que l'horrible et l'absurde de l'existence"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, vii). Bref, comme c'est notre culture (apollinienne) qui engendre la névrose à travers le refoulement de notre nature (dionysiaque), il lui appartient aussi de fournir l'antidote consistant à corriger les excès de la culture apollinienne par le rappel de notre nature dionysiaque. La psychanalyse se veut cette antidote. Si donc la psychanalyse a de l'affinité avec la tragédie c'est que "la tragédie écoute un chant lointain et mélancolique ; — il parle des causes génératrices de l’Être, qui s’appellent : Illusion, Volonté, Malheur"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, xx), et non pas vérité, certitude, bonheur, comme voudrait nous le faire accroire la société de consolation. Et c'est bien là le point d'opposition décisif entre le caractère apollinien de la religion et le caractère dionysiaque de la tragédie et donc aussi de la psychanalyse : celles-ci, contrairement à celle-là, tournent résolument le dos à l'idée de consolation, d'apaisement. Certes, nous dit Nietzsche, "l'art [tragique] s'avance [...] comme un dieu sauveur et guérisseur : lui seul a le pouvoir de transmuer ce dégoût de ce qu'il y a d'horrible et d'absurde dans l'existence en représentation à l'aide desquelles la vie est rendue possible"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, vii), mais c'est parce que "l’explication esthétique n’est pas une explication causale corroborée par l’expérience mais le fait qu’on vous a proposé quelque chose qui vous a satisfait"(Wittgenstein, Leçons sur l’Esthétique, III, 11) et non pas, en l'occurrence, quelque chose qui vous a apaisé. Toute l'histoire de l'art peut en témoigner : si la Madone Sixtine de Raphaël est apaisante, qu'en est-il du Cri de Munch ? Il faut donc admettre que, paradoxalement, ce n'est pas en une lèpsis, une anesthésie, une sédation, que consistent les contributions tragique ou psychanalytique aux difficultés de l'existence, mais, tout au contraire, en une katharsis, c'est-à-dire une hyperesthésie, une purgation. D'où la question : comment peut-on être "guéri", "sauvé", "satisfait" par ce qui ne nous soulage pas ?

Comme le fait remarquer Clément Rosset, "le sens du plaisir à la tragédie réside [….] dans cette idée que l'hypothèse de la consolation, hypothèse anti-tragique, est définitivement écartée"(Rosset, la Philosophie Tragique, I, iii, 3). Notons que ni Nietzsche ni Freud n'ont, au regard de la puissance cathartique de la tragédie, rien inventé, puisqu'on trouve déjà chez Aristote l'idée que "la tendance à la représentation [mimèsis] est instinctive chez l’homme et dès l’enfance. [Au point que même] les objets réels que nous ne pouvons pas regarder sans éprouver du déplaisir, nous en contemplons avec plaisir l’image la plus fidèle, car la représentation, par elle-même, nous procure du plaisir. [Aussi], la tragédie [en] suscitant pitié et crainte [phobos kaï éléos], opère la purification [katharsis], propre à pareilles émotions"(Aristote, Poétique, 1448b-1450a). Car c'est bien en cette katharsis que consiste, malgré le déplaisir suscité par "la pitié et la crainte"29 éprouvées à l'endroit du héros qui souffre et meurt, "l’ivresse extatique de l’état dionysiaque, abolissant les entraves et les limites ordinaires de l’existence" (Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, vii)30. Et c'est en cette katharsis que consiste aussi la "cure psychanalytique" puisque "si la finalité du spectacle dramatique est bien d’éveiller « crainte et pitié », d’entraîner une « purification des affects », comme on le suppose depuis Aristote, on peut décrire ce dessein de façon un peu plus détaillée, en disant qu’il s’agit d’ouvrir le passage à des sources de plaisir ou de jouissance provenant de notre vie d’affect, tout comme on le fait dans le comique, le trait d’esprit, etc., pour des sources provenant du travail de notre intelligence, par lequel au demeurant nombre de ces sources ont été rendues inaccessibles"(Freud, Personnages Psychopathiques à la Scène). Freud souligne là toute l'ambiguïté d'une katharsis qui est loin d'être cet apaisement à quoi d'aucuns réduisent la fonction de l’œuvre d'art31 et qui est certainement celle de ce que Marx désigne comme l'"opium du peuple". Certes, elle est une expérience plaisante ("source de plaisir et de jouissance"), mais, en même temps, une épreuve douloureuse ("crainte et pitié"). En disant que "l’action de la pièce ne consiste en rien d’autre qu’en ce dévoilement, progressant pas à pas et savamment différé au terme duquel Œdipe est lui-même meurtrier de Laïos, mais également le fils de la victime du meurtre et de Jocaste"(Freud, l'Interprétation des Rêves), Freud rappelle que, s'il est évident que la tragédie en général et l'Œdipe-Roi en particulier, sont la trame même de toute existence humaine, c'est parce que l'existence humaine est fondamentalement tragique, c'est-à-dire déterminée par le jeu aléatoire de forces transcendantes sans aucun espoir de providence. C'est bien parce que l'existence humaine est tragique que "chaque auditeur a été un jour en germe et en fantaisie cet Œdipe, et devant un tel accomplissement en rêve transporté ici dans la réalité, il recule d’épouvante avec tout le montant du refoulement qui sépare son état infantile de celui qui est le sien aujourd’hui"(Freud, Lettre à Fliess, 15 octobre 1897) et que la représentation tragique, toute illusoire32 qu'elle soit en ce qu'elle procède du mythe et non de la science, opère un douloureux dévoilement de la propre histoire du patient. Car, Aristote y insiste, ce n'est pas tant la mise en scène, le spectacle qui sont, par eux-mêmes, cathartiques, mais bien plutôt l'histoire, le récit : "il faut qu’indépendamment du spectacle l’histoire soit ainsi constituée qu’en apprenant les faits qui se produisent on frissonne et soit pris de pitié devant ce qui se passe : c’est ce qu’on ressent en écoutant l’histoire d’Œdipe"(Aristote, Poétique, 1452b). Or, que l'effet cathartique procède d'une narration, voilà qui confirme le caractère essentiellement langagier tout à la fois du problème central qui fonde la métapsychologie freudienne et de la solution que la psychanalyse entend apporter audit problème.

Si le problème réside dans le refoulement, alors, en effet, la katharsis psychanalytique va consister à "ramener à la surface de la conscience tout ce qui a été refoulé"(Freud, cinq Psychanalyses). En d'autres termes, si un certain énoncé est refoulé, c'est-à-dire indicible pour moi au temps t, il n'est pas nécessairement indicible pour l'Autre (le psychanalyste) au temps t, mais peut-être simplement encore non-dit. Aussi appartient-il à l'Autre (le psychanalyste) de dire à moi ce non-dit au temps t+n en montrant à moi que, si cet énoncé était, en fait, indicible en t pour moi, c'est qu'il l'était aussi en droit : c'est que je n'avais pas le droit (moral)33 de le dire. Œdipe, au début de la pièce de Sophocle, ne sait pas qu'il a tué son père et épousé sa mère. Mais quand bien même il le saurait, il n'aurait pas le droit (moral) de (se) le dire. Ce serait trop horrible. Ce serait insupportable. La suite de la pièce le lui apprend en le lui disant (il n'y a pas de fait nouveau, mais rien que des preuves verbales, des témoignages), même si toutes les péripéties de la tragédie de Sophocle sont une succession de révélations de la part de témoins de bonne foi et de dénis de la part d'Œdipe, dénis d'autant plus énergiques et fébriles à la fois à mesure que l'on s'approche du dénouement, c'est-à-dire du dévoilement de l'indicible. Et qu'Œdipe se punisse lui-même en se crevant les yeux est la figuration symbolique du caractère infiniment douloureux de ce dévoilement cognitif34. De même, si, "bien avant d’être capable de condamner un émoi pulsionnel par un jugement conscient, le refoulement constitue le degré préliminaire de la condamnation"(Freud, Métapsychologie), alors le psychanalyste va reconstituer l'identité narrative du patient en l'aidant à formuler en t+n ce qu'il ne pouvait, en fait, dire en t pour la raison qu'une telle formulation était, en droit, condamnable (moralement). Sauf que, comme c'est le cas pour Œdipe, ce qui était condamnable en t, demeure encore condamnable en t+n. Ainsi, la psychanalyse n'annule pas le refoulement mais "remplace le refoulement par la condamnation"(Freud, cinq Psychanalyses) : un certain énoncé n'est plus refoulé, il n'est plus indicible, mais il demeure condamnable (moralement). Voilà pourquoi la katharsis est douloureuse. Mais alors, objectera-t-on enfin, en quoi la psychanalyse permet-elle d'envisager un enjeu éthique si celui-ci consiste, comme le dit par ailleurs Aristote, à vivre le mieux possible35 ? Là encore, on peut être tenté par une analogie médicale : "les hommes veulent-ils faire chaque action qu'ils font ou bien ce qu'ils veulent n'est-ce pas plutôt le but qu'ils poursuivent en faisant telle ou telle chose ? Par exemple, quand on avale la potion prescrite par le médecin, à ton avis, désire-t-on juste ce qu'on fait, à savoir boire cette potion et en être tout indisposé, ne veut-on pas plutôt recouvrer la santé ?"(Platon, Gorgias, 467c). Mais un autre argument nous paraît bien plus solide. Vincent Descombes cite le psychanalyste américain Erik Erikson à propos de quelques-uns de ses patients, jeunes soldats rescapés de la Seconde Guerre Mondiale : "ils savaient qui ils étaient, ils avaient une identité personnelle, mais tout se passait comme si, subjectivement, leurs vies avaient perdu toute cohésion et ne pourraient plus jamais en retrouver une"(Descombes, les Embarras de l'Identité, i). Ce syndrome, qui est, notamment, celui de ceux qui ont échappé à une catastrophe, pose le problème de l'indicible, de l'innommable, de l'irracontable, bref, de ce qui, rendant toute identité narrative impossible (ce "blanc" dans notre histoire dont parle Lacan) est insupportable36 pour le commun des hommes. Dans un article précédent37, nous montrions qu'il existe une éthique de la sérendipité consistant à s'efforcer de vivre, et même de vivre bien, en l'absence d'identité personnelle. Mais enfin, pour un Nietzsche, un Proust, un Musil, un Joyce, un Semprun (des "esprits exceptionnels", dirait Wittgenstein) qui y parvinrent effectivement, combien d'autres qui, à l'instar de ces figures tragiques que sont le Dorian Gray d'Oscar Wilde, le Solal d'Albert Cohen, la Sophie de William Styron, ou bien Primo Levi, ont mis fin à une vie indicible ? Manifestement, "il y a de nombreuses personnes qui, à un moment de leur vie, éprouvent des troubles si sérieux qu’ils peuvent conduire à des idées de suicide, [...] et qui peuvent ressentir un immense soulagement si on est ne mesure de leur montrer que leur vie a l’allure d’une tragédie"(Wittgenstein, Conversation sur Freud). C'est là la tâche du psychanalyste : aider le patient à construire un récit de soi-même (en première personne, en disant "je") dont le caractère tragique témoigne de la pertinence (le patient souffre) mais qui, en même temps, (re-)constitue son identité personnelle tant il est vrai que "le récit construit l'identité du personnage, qu'on peut appeler son identité narrative, en construisant celle de l'histoire racontée. C'est l'identité de l'histoire qui fait l'identité du personnage"(Ricœur, soi-même comme un Autre, vi, 1). Si la psychanalyse y parvient, alors elle est indiscutablement d'utilité publique38.

Nous avons donc établi que, contrairement à l'ambition explicite de Freud, la métapsychologie est une métaphysique et non une science. Ce qui la rend telle, c'est l'obstination de Freud à s'inscrire dans les standards de la métaphysique classique en assumant le présupposé d'un milieu mental incorporel accessible seulement en première personne, laquelle est d'ailleurs, régulièrement un inconscient et exceptionnellement une conscience. Or, pour un matérialiste comme Freud, il semble que la seule conception possible d'un mental non réductible à des phénomènes physico-chimiques (neuronaux), ce soit un conceptualisme qui fasse de l'inconscient ou de la conscience, respectivement ce qui, à propos de soi, est indicible ou dicible avec, dans les deux cas, un soi mentaliste, c'est-à-dire un soi qui n'est pas sujet d'énoncé et ne peut donc pas recevoir d'imputation prédicative. Pour autant, l'enjeu de cette métaphysique conceptualiste n'est pas théorique mais technique : il s'agit de justifier la pratique psychanalytique comme une sorte de médecine du mental destinée à aider des patients qui souffrent de ne pouvoir parler de ce qui empoisonne leur existence. Cette technique est originale, d'une part en ce que le patient et les symptômes pathologiques y sont des réalités matérielles conceptuelles (langagières) et non pas organiques, d'autre part en ce que le praticien n'est pas un tiers extérieur au patient et aux symptômes mais est partie prenante d'un jeu de langage au sein duquel le récit du patient occupe une place prépondérante. Ce que le psychanalyste s'évertue à faire, en effet, c'est de (re-)construire l'histoire personnelle du patient afin qu'elle soit dicible pour et par lui. Pour cela, il utilise la trame narrative du mythe en y traitant les épisodes sombres ou douloureux comme autant de péripéties tragiques à la suite desquelles le héros (c'est-à-dire le patient), à l'instar d'Œdipe, est condamné pour avoir accompli quelque chose dont il n'est pas responsable. Il s'ensuit une katharsis certes pénible mais néanmoins bénéfique en ce qu'elle instaure/restaure l'identité narrative du patient dont l'existence a désormais le statut d'un destin œdipien dans le sens où "l'homme n'est pas un être qu'on puisse décrire ou définir, il est un problème, une énigme dont on n'a jamais fini de déchiffrer les doubles sens"(Vernant, Mythe et Tragédie en Grèce Ancienne, I, v). C'est bien parce qu'au fond, Œdipe, c'est l'homme39, que la psychanalyse convoque de manière aussi constante la tragédie d’Œdipe.

LEXIQUE :
- béhaviorisme : sorte de matérialisme qui élimine complètement le mental en n'étudiant, en l'homme, que des comportements (behaviours) observables
- computationnalisme : variante du physicalisme qui conçoit le mental sur le modèle des systèmes informatiques
- conceptualisme : cf. physicalisme
- dualisme : cf. monisme
- matérialisme historique : sorte de monisme faisant des transformations historiques le résultat d'un jeu de forces matérielles et non d'une confrontation d'idées comme le soutient l'idéalisme
- matérialisme ontologique : sorte de monisme faisant de la matière le seul constituant de l'univers ; opposé au mentalisme ontologique pour lequel les états et processus mentaux ne sont pas des phénomènes matériels mais intrinsèquement psychiques (à ne pas confondre avec la forme faible, non-ontologique, du mentalisme qui refuse simplement la réduction ou l'élimination du mental)
- mentalisme : cf. physicalisme
- monisme : conception unificatrice des composants de l'univers destinée, originairement, à nier la dualité de l'âme et du corps (ou dualisme psycho-physique)
- physicalisme : sorte de matérialisme qui, sans éliminer le mental, le réduit à l'observation de phénomènes neuro-chimiques ; se distingue du conceptualisme qui le réduit à un ensemble de pratiques langagières en première personne, du monisme anomal qui en fait un ensemble de propriétés supplémentaires ("survenantes") de certains phénomènes matériels, et, bien entendu, du mentalisme (cf. matérialisme).
- positivisme : attitude consistant à maintenir une stricte démarcation entre science et non-science sans, pour cela, établir de hiérarchie entre ces deux domaines comme le fait le scientisme
- pragmatisme : c'est l'idée que la valeur d'efficacité pratique d'un énoncé donné est plus importante que sa valeur de vérité théorique, voire, l'en fait dériver
- scientisme : tendance à évaluer toute activité intellectuelle sur la base de sa plus ou moins grande proximité par rapport à la science entendue comme horizon indépassable de tout espoir de progrès humain

2Mais pas nécessairement : certaines personnes bien réelles, existant ou ayant existé, peuvent aussi faire l’objet de récits fictifs, que ces personnes soient sacrées (les saints, les prophètes, les martyrs, etc.) ou profanes (les "grands hommes", les génies, les champions, etc.).
3Par exemple, dans la mythologie grecque, la guerre en Arès, l'amour en Aphrodite, la mort en Hadès, la fertilité en Héra, etc.
4Notons que le psychanalyste et, un temps, ami de Freud que fut Otto Rank, lequel avait travaillé sur l'origine des mythes (le Mythe de la Naissance du Héros), a contribué à la quatrième édition de l'Interprétation des Rêves.
5De là, la distinction qu'établit Freud entre le contenu manifeste (le dit car dicible) du rêve et son contenu latent (le non-dit car indicible mais faisant néanmoins l'objet d'une tentative de dicibilité) : "l’élaboration du rêve, c’est l’ensemble des processus de transformation qui ont introduit les représentations latentes du rêve dans ses représentations manifestes"(Freud, l’Interprétation des Rêves).
7Encore un terme qui pose problème. Peut-on dire que "les interprétations de la psychanalyse constituent d’abord des traductions d’un mode d’expression qui nous est étranger dans celui qui nous est familier : quand nous interprétons un rêve, nous ne faisons que traduire un certain contenu de pensée (les pensées latentes du rêve) du "langage du rêve" dans celui de notre vie éveillée"(Freud, l’Interprétation des Rêves) ? Ou s'agit-il, en l'occurrence, "de voir la figure tantôt d’une façon, tantôt de l’autre ? – Est-ce que je vois effectivement chaque fois quelque chose d’autre, ou ne fais-je qu’interpréter de façon différente ce que je vois ? – Je pencherais pour la première réponse" (Wittgenstein, Leçons sur la Philosophie de la Psychologie, §1) ? Il est probable que l'interprétation du dit manifeste soit rendue nécessaire non pas tant par son caractère crypté que par le fait qu'"une fois que vous êtes entré dans la roue du moulin à paroles, votre discours en dit toujours plus que ce que vous n’en dîtes [...]. Ce n’est pas seulement l’homme qui parle, mais que dans l’homme et par l’homme ça parle"(Lacan, le Séminaire, V). Cf. Wittgenstein et la Musicalité non-Toxique du Langage.
8"Si la connaissance de l'inconscient était aussi nécessaire au malade que le suppose le psychanalyste expérimenté, il suffirait de lui faire entendre des conférences ou de lui faire lire des livres"(Freud, la Technique Psychanalytique).
9Il s'agit là d'une position que Wittgenstein adopte aussi à l'égard des sciences de l'homme : "peut-on apprendre la connaissance de l'homme ? Oui, plus d'un peut l'apprendre. [Mais] l'authenticité de l'expression ne peut pas être démontrée, on doit la sentir [...]. L'expérience, par conséquent l'observation variée, peut les enseigner ; et on ne peut pas non plus en donner une formulation générale, mais seulement, dans des cas dispersés, énoncer un jugement correct, fécond, établir une connexion féconde"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, II, xi).
10En ce sens, "on peut remarquer l’étrange ressemblance d’une recherche philosophique avec une recherche esthétique"(Wittgenstein, Remarques Mêlées, 25). Une preuve supplémentaire que l'entreprise freudienne est plus proche d'une métaphysique que d'une science.
11Ce n'est pas pour rien que la vérité se dit en grec "hè alèthéïa", littéralement, "ce qui n'est plus oublié" !D'où le rapport que Platon établit entre le processus d'anamnèse et l'éducation en général : "l’éducation n’est pas ce que certains proclament qu’elle est : car ils prétendent l’introduire dans l’âme où elle n’est point comme on donnerait la vue à des yeux aveugles. [...] Or chacun possède la faculté d’apprendre et l’organe destiné à cet usage, et que, semblable à des yeux qui ne pourraient se tourner qu’avec le corps tout entier des ténèbres vers la lumière, cet organe doit aussi se détourner avec l’âme toute entière de ce qui naît, jusqu’à ce qu’il devienne capable de supporter la vue de l’être, [...] ce que nous appelons le bien. [...] L’éducation est donc l’art qui se propose ce but, la conversion de l’âme, et qui cherche les moyens les plus aisées et les plus efficaces de l’opérer. Elle ne consiste pas à donner la vue à l’organe de l’âme, puisqu’il l’a déjà, mais, comme il est mal tourné et ne regarde pas où il faudrait, elle s’efforce de l’amener dans la bonne direction"(Platon, République, VII, 518c-d).
12On pourrait sans doute montrer que le mythe, tout comme le rêve, opère sur les signifiants un triple travail de "condensation", de "déplacement" et de "figuration". Mais cela dépasse le cadre, déjà très large, de cet article.
13Cf. aussi Pascal : "lorsqu'on ne sait pas la vérité d'une chose, il est bon qu'il y ait une erreur commune qui fixe l'esprit des hommes, comme par exemple la lune, à qui l’on attribue le changement des saisons, le progrès des maladies, etc."(Pascal, Pensées, B18).
14"Le totem est un animal [...] une plante ou une force naturelle qui se trouve dans un rapport particulier avec l’ensemble du groupe ; [c’est] en premier lieu l’ancêtre du groupe, en deuxième lieu son esprit protecteur et son bienfaiteur [...] ; il comporte la loi d’après laquelle les membres d’un seul et même totem ne doivent pas avoir entre eux de relations sexuelles, par conséquent ne doivent pas se marier entre eux : c’est la loi de l’exogamie"(Freud, Totem et Tabou, i).
15C'est le cas, notamment, de Jean-Pierre Vernant qui, dans Mythe et Tragédie en Grèce Ancienne, I, iv, fait de l'interprétation freudienne du mythe d’Œdipe une critique très sévère dans laquelle on retrouve tous les griefs énumérés ci-dessous.
16"Toute névrose dissimule un montant de sentiment de culpabilité inconscient qui, à son tour, consolide les symptômes en les utilisant comme punition. On est porté maintenant à formuler cette thèse : si une tendance pulsionnelle succombe au refoulement, ses éléments libidinaux sont transposés en symptômes, ses composantes agressives en sentiment de culpabilité"(Freud, Malaise dans la Culture, viii).
17Il va de soi que le terme "subjectif" est à prendre ici au sens grammatical (sujet d'énonciation sans sujet d'énoncé) et non mentaliste (contenu soi-disant privé accessible seulement en première personne) : ""subjectif" est donc ici à prendre au sens de : incorrigible par autrui [...]. On peut dire aussi comme Wittgenstein : "asymétrie de la première personne de l'indicatif présent du point de vue de la justification"(Descombes, le Parler de soi, II, 5). "Je fais a pour la raison r" est, à cet égard, dépourvu de sujet d'énoncé, donc incorrigible par autrui dans le sens où il est impossible de détacher l'agent à la fois de son action et de la raison qu'il invoque pour l'accomplir.
18"La vie a besoin des services de l’histoire, il est aussi nécessaire de s’en convaincre que de cette autre proposition qu’il faudra démontrer plus tard, à savoir que l’excès d’études historiques est nuisible aux vivants"(Nietzsche, Deuxième Considération Inactuelle)
19Freud, qui est matérialiste et non pas idéaliste, rappelle que "la superstition, commune à la sorcellerie et à la magie, consiste à s’imaginer pouvoir transformer le monde extérieur uniquement par des idées"(Freud, Totem et Tabou, iii).
20On peut même soutenir qu'à la limite, "la décision de l’Esprit et l’appétit ou détermination du Corps sont choses naturellement simultanées, ou, pour mieux dire, sont une seule et même chose"(Spinoza, Éthique, III, 2). Ou, en tout cas, qu'il existe "des motifs orientés-vers-le-passé [backward-looking motives]. Une chose du passé est-elle la raison d'une action ? [...] La réponse de l'agent à la question "pourquoi ?" mentionne une raison d'agir [et donc une preuve de son intention] à deux conditions : si, en considérant sa réponse comme une raison, l'agent la conçoit comme quelque chose de bon ou de mauvais, et s'il conçoit sa propre action comme faisant du bien ou du mal"(Anscombe, l'Intention, §§13-14). Cf. de la Nature des Croyances Religieuses.
21"Les actions intentionnelles sont celles auxquelles s'applique un certain sens de la question "pourquoi ?". Ce sens est bien sûr celui dans lequel la réponse mentionne, si elle est positive, une raison d'agir. [...] On refuse toute application à cette question quand on répond : "je n'étais pas conscient(e) que je faisais cela". [...] Une telle réponse n'est pas vraiment une preuve (puisqu'elle peut être mensongère) mais plutôt l'affirmation que la question "pourquoi avez-vous fait cela (faites-vous cela) ?" prise dans le sens requis [le sens non-causal du "pourquoi"] n'a pas d'application. Dès lors, dire qu'un homme sait qu'il fait X, c'est donner une description de ce qu'il a fait sous laquelle il le sait"(Anscombe, l'Intention, §§5-6)
22L'autre étant évidemment la mort. Freud donne parfois à la "pulsion de vie" et à la "pulsion de mort", respectivement les noms grecs d'Eros et de Thanatos. Rappelons que, dans la Théogonie d'Hésiode, Eros est l'une des cinq forces fondamentales avec Chaos, Nyx, Erèbe et Tartare. Thanatos est, quant à lui, le fils de Nyx (la nuit) et d'Erèbe (les ténèbres) et le frère jumeau d'Hypnos (le sommeil).
23Cf. Wittgenstein : "croire en l’existence d’un lien causal [en général], c’est cela la superstition" (Wittgenstein, Tractatus, 5.1361).
24Pour Durkheim ou Wittgenstein c'est, tout au contraire, la psychologie qui est une mythologie que l'institution sociale du langage introjette dans un soi-disant "milieu intérieur".
25Les participants aux dithyrambes (mais on trouve des manifestations équivalentes dans toutes les civilisations humaines) se déguisent en satyres et, après s’être enivrés, chantent et dansent de manière spontanée et désordonnée en s’accompagnant d’instruments (essentiellement des flûtes et des tambourins) afin de manifester en eux la présence du dieu. À travers les chants (ou les cris), les danses (ou les contorsions) et le son (ou le bruit) des instruments, il s’agit donc là du culte d’une divinité, et pas n’importe laquelle puisque c’est la divinité de la vie et de la nature, culte qui consiste à se montrer littéralement possédé par la divinité. D’où l’atmosphère de délire, voire d’hystérie qui entoure ce genre de manifestation. Cf. Nietzsche, la Musique, le Théâtre et la Vie.
26Qui est Dionysos ? Jean-Pierre Vernant répond : "Dionysos, on ne peut pas dire qu’il est le dieu de quelque chose. Il est un dieu à part […] : c’est la figure de l’autre […] Cela veut dire que dans un monde grec où les divinités elles-mêmes s’insèrent dans un certain ordre […] il incarne toujours l’ailleurs. C’est un dieu que l’on ne peut pas localiser, il n’est nulle part. Il est né à Thèbes [...] mais c’est un dieu en même temps de l’errance. C’est un dieu vagabond. Il arrive dans les villes comme une maladie, une épidémie [...]. Cela veut dire que quand il arrive dans une région, dans une cité, comme une maladie qui se répand, les femmes vont être prises d’un délire dionysiaque. L’idéal grec, c’est la sophrosunè, le bon sens, le contrôle de soi, la raison, le juste-milieu"(Vernant, Dionysos).
27En particulier, toute l’histoire des arts, donc toute l’histoire de la musique et du théâtre : "l’évolution de l’art est liée au dualisme de l’esprit apollinien et de l’esprit dionysiaque [...]. À travers leurs deux divinités de l’art, Apollon et Dionysos, nous comprenons que, dans le monde grec, il existe une violente opposition, non seulement sous le rapport de l’origine mais aussi sous celui de la fin, entre l’art du sculpteur, art apollinien, et l’art non sculptural de la musique, qui appartient à Dionysos"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, i).
28Rappelons que l'injonction "connais-toi toi-même" figurait au fronton du temple d'Apollon à Delphes.
29Il importe peu pour notre propos que ce soient ces émotions et pas d'autres qui caractérisent la tragédie. L'important est comme le remarque Nietzsche, "qu'une joie puisse résulter de l'anéantissement de l'individu"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, xvi).
30"Ivresse extatique" que Nietzsche situe dans "l'esprit de la musique" (der Geist der Musik) il voit l'origine de la tragédie. Cf. sans Musique la Vie serait une Erreur.
31Par exemple Schopenhauer pour qui l'art est "plaisir esthétique, consolation, enthousiasme qui efface les peines de la vie"(Schopenhauer, le Monde comme Volonté et comme Représentation, §53).
32"Qu'un jugement soit faux n'est pas, à nos yeux, une objection contre ce jugement. [...] Il s'agit de savoir dans quelle mesure un jugement aide à la propagation et à la conservation de la vie, à la conservation, peut-être même à l'amélioration de l'espèce"(Nietzsche, par-delà le Bien et le Mal, §229). Remarque qui n'est rien d'autre que le fondement même du pragmatisme.
33"La conscience morale, c’est la perception de la répudiation de certains désirs que nous éprouvons, répudiation qui n’a pas besoin de se justifier mais qui est sûre d’elle-même"(Freud, Totem et Tabou, ii). Cf. la note 11 de la deuxième partie.
34Rappelons l'analogie qu'entretient, depuis l'origine, toute l'histoire de la philosophie entre l’œil et la conscience : "il existe une sorte d’œil de l’esprit par lequel l’âme peut fixer son regard sur la vérité"(Platon, République, VI, 508e).
35"Puisque toute connaissance et toute décision librement prise vise quelque bien, quel est le but que nous assignons à la politique et quel est le souverain bien de notre activité ? Sur son nom du moins il y a assentiment presque général : c'est le bonheur, selon la masse et selon l'élite, qui suppose que bien vivre et réussir sont synonymes de vie heureuse"(Aristote, Éthique à Nicomaque, 1094a).
36"- T'auras beau raconter, s'pas, on t'croira pas [...]. Personne ne saura. I'n'y aura qu'toi. - Non, pas même nous, pas même nous, s'écria quelqu'un. - J'dis comme toi, moi : nous oublierons, nous ... Nous oublions déjà, mon pauv'vieux ! - Nous en avons trop vu ! - Et chaque chose qu'on a vue était trop. On n'est pas fabriqués pour contenir ça ... Ça fout l'camp de tous les côtés ; on est trop p'tit [...]. - Ni les autres, ni nous, alors ! Tant de malheur est perdu ! Cette perspective vint s'ajouter à la déchéance de ces créatures comme la nouvelle d'un désastre plus grand, les abaisser encore sur leur grève de déluge. - Ah ! si on se rappelait ! s'écria l'un. - Si on s'rappelait, dit l'autre, y'aurait plus d'guerre !"(Barbusse, le Feu, xxiv). Cf. ne pas croire ce que l'on sait : Mensonge à soi-même, Schizophrénie et Capitalisme.
37Cf. Éthique, Identité Narrative et Conscience de soi. Il n'est sans doute pas anodin 1) que le thème de l'identité, personnelle ou collective, soit devenue une obsession de notre époque, 2) que la notion d'identité ait tendance à se résumer à une identification administrativo-juridique sur des critères physiques objectifs, ce que Ricœur appelle d'ailleurs "mêmeté" pour la distinguer de l'"identité" proprement dite, laquelle, rappelle-t-il, concerne nécessairement le moi narratif, le moi mentaliste, bref, le moi première personne.
38Nous avons montré dans l'Enjeu Éthique de la Littérature que la littérature en général (pas seulement la tragédie) poursuit les mêmes objectifs que la psychanalyse avec des moyens assez comparables. Comme l'écrit Yves Tadié dans une étude comparative de Freud et de Proust, "chez [Freud], littérature et psychanalyse puisent aux mêmes sources et s'enrichissent l'une l'autre. Marthe Robert affirme même que les plus belles pages de Freud sont celles qu'il a écrites sur Vinci, Gœthe, Shakespeare, Michel-Ange [...]. Dans les deux pratiques [celle de Freud et celle de Proust], il s'agit de « rendre conscient l'inconscient »"(Tadié, le Lac Inconnu, xviii).
39Nous écrivions dans Nietzsche, la Musique, le Théâtre et la Vie que, dans toute la mythologie grecque, Œdipe est le seul héros tragique qui n'ait pas été, préalablement, un héros épique, si on entend par là un personnage qui est la personnification d’une classe d’exploits, un exploit étant une action mémorable tout à fait extraordinaire car hors de portée du commun des mortels. Ce qui s'explique aisément : le thème central de la geste œdipienne, c'est la tentative de fuir le destin. Or, si Œdipe avait dû accomplir un ou plusieurs exploits épiques, c'eût été d'y parvenir. Ce qui est impossible si le destin est bien cette conjonction de forces divines obscures et confuses à quoi aucune idée "claire et distincte" (pour parler comme Descartes) ne nous fera échapper. Œdipe le comprend bien qui se crève les yeux (symboliquement, l'organe de la connaissance et de la conscience) alors même qu'il pense avoir résolu l'énigme la plus difficile, celle que lui posait la Sphinge : qu'est-ce que l'homme ?

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