Sur un forum de discussion, par ailleurs tout à fait remarquable, consacré à la marche nordique1, il est beaucoup question de compétition, d'effort, de technique, de matériel, etc., autant de thèmes qui, explicitement ou non, posent toujours plus ou moins la même question : comment faire pour optimiser l'effort et maximiser la vitesse ? Et même chez ceux et celles qui reconnaissent la légitimité des motivations non-compétitives (marcher pour se rééduquer fonctionnellement, marcher pour faire des rencontres, naturelles ou sociales, marcher pour se faire du bien, etc.), il y a toujours l'idée sous-jacente que sans la sensation d'un effort pénible (au moins occasionnellement) et sans la sensation de la vitesse, il ne saurait exister de satisfaction légitime. Il semble donc que, pour la mentalité occidentale tout au moins, forcer et aller vite soient des motivations nécessaires de tout mouvement bien accompli, fussent-elles à l'arrière plan d'autres objectifs. Bref, là où Marx disait que le capitalisme avait réduit le système de nos valeurs à une seule, la valeur monétaire, je dirais pour ma part que l'idéologie inhérente au capitalisme a réduit la valeur de tout mouvement à ces deux seules : effort et vitesse. C'est pourquoi je voudrais ici prendre le contre-pied de cette idéologie main stream en faisant l'éloge de la facilité et de la lenteur dans la marche et, tout particulièrement, dans la marche nordique en m'inspirant des enseignements du 道, dào (Tao), notamment en reprenant le titre du premier chapitre de l’œuvre de Zhuāng Zǐ : 逍遥游 (xiāo yáo yóu), littéralement "flâner loin comme en nageant".
jeudi 1 octobre 2020
mardi 7 avril 2020
PLATON, LAO-TSEU, PATANJALI : SAGESSES OU PHILOSOPHIES ?(1)
La
première fois que j'ai lu les Yoga-Sûtra
dans
la traduction et avec les commentaires de Jean Bouchart d'Orval, le
texte de Patañjali
m'a
paru éminemment philosophique. Puis, avec le recul du temps
et
l'utilisation que j'ai dû en
faire,
notamment dans ma conférence sur la
dualité du corps et de l'esprit,
cela
m'a semblé de moins en moins évident, au point même que j'ai
fini par en parler
comme d'un exemple de "sagesse" et non plus
de
"philosophie". Depuis, j'ai lu plusieurs autres traductions
et commentaires de ce vénérable texte et j'ai été frappé par le
fait que tou(te)s les traducteur(trice)s et commentateur(trice)s que
j'ai consulté(e)s le qualifiaient indistinctement de philosophie
et/ou de sagesse. D'où le double problème qui s'est fait jour dans
mon esprit : d'abord,
doit-on
considérer ces termes comme synonymes, sinon, lequel convient le
mieux au
Patañjali des
Yoga-Sûtra
?2
samedi 19 octobre 2019
LES YOGA-SÛTRA DE PATANJALI : SAGESSE OU PHILOSOPHIE ?
Quel
est le statut des Yoga-Sûtra
de Patañjali ?
Plusieurs catégories semblent
en mesure de se disputer l'honneur de les compter dans leurs rangs.
Commençons par éliminer les "candidats" les moins
sérieux, les moins crédibles. De toute évidence, les Yoga-Sûtra
ne sont pas un traité scientifique, en tout cas pas
au sens moderne,
post-kantien de ce terme. En effet, bien
qu'il propose une méthode progressive pour remédier à l'agitation
mentale (vritti)
et aux souffrances (duhkha)
qui lui font suite, le texte ne satisfait aux réquisits ni de
rigueur formelle (mathématisée) de sa formulation a
priori,
ni d'expérimentabilité objective de ses résultats a
posteriori.
Même
s'il est fait référence, notamment dans sa deuxième partie, à un
certain nombre de devoirs (yamas,
niyamas),
il
est manifeste que
les Sûtra
ne sont
pas non plus un traité de droit ou de morale : ce texte est
descriptif plus que prescriptif dans le sens où les conseils qui y
sont donnés sont censés déterminer un certain état de bien-être
(samâdhi,
kaivalya)
qui n'a
aucune valeur absolue
(le bien pour
la morale ou
le juste pour
le droit).
Pour
autant, ce n'est pas non plus un traité d'éthique au sens
d'Aristote ou de Spinoza dans la mesure où il affiche, d'entrée de
jeu, l'ambition de limiter (nirodha)
nos actions plutôt que de les cultiver selon un certain nombre de
critères positifs. Mais
ne serait-ce pas plutôt un texte sacré ? Certes,
les Sûtra
entendent donner une justification théorique à la pratique du yoga,
lui-même une
des
six darshana ou
doctrines astika
reconnaissant l'autorité des Vedas puis
des Upanishads,
lesquels sont des textes sacrés pour l'hindouisme. Mais leur
auteur (à supposer qu'il n'y en eût qu'un seul) n'est pas considéré
comme un prophète, un
envoyé
ou un saint. Aussi son texte ne relève-t-il pas d'une révélation
inspirée, ce qui est le critère généralement admis pour attribuer
le caractère sacré à un corpus,
même si les Yoga-Sûtra
font parfois
allusion à la divinité. Est-ce
alors de la littérature ? Comparés
à la Bhagavad
Gîta,
autre texte fondateur pour les pratiquants du yoga, les Yoga-Sûtra
de Patañjali n'ont aucun caractère épique ni même narratif du
point de vue de la forme et n'ont aucun caractère fictionnel du
point de vue du contenu. Le
problème de savoir si ce ne serait pas un poème est déjà plus
difficile à résoudre. Il
n'existe, en
effet,
guère de définition satisfaisante du poème, ni
formelle, puisqu'il
existe des
poèmes en vers
et d'autres en prose
(cf.
Baudelaire),
ni
matérielle puisque
n'importe quel contenu littéral peut être dit poétique.
Toutefois,
bien que rappelant
tout
à la fois l'aspect condensé
et allusif
et la progressivité méthodique et didactique du de
Rerum Natura,
de la Divine
Comédie,
du ainsi parlait
Zarathoustra
ou de la Légende
des Siècles,
le texte de Patañjali est beaucoup plus concis, beaucoup moins
emphatique (par exemple, dépourvu de toute formule d'interpellation
vocative) et,
surtout, beaucoup plus démonstratif
que les œuvres sus-mentionnées.
Donc,
après tout, puisqu'on
trouve
des poèmes philosophiques (cf.
Parménide,
Cléanthe,
Lucrèce,
Dante,
Nietzsche
ou
Hugo),
pourquoi
ne pas parler, plus directement et plus simplement, à propos des
Yoga-Sûtra
de
Patañjali, de
philosophie ou
de sagesse,
ce
que font spontanément d'ailleurs la plupart des commentateurs
modernes de ce texte ?
Après
avoir levé
cette ambiguïté permanente qui, depuis Platon, grève la pensée
occidentale et qui consiste à confondre abusivement la sagesse
et
la
philosophie,
nous
verrons
que l'enrôlement de Patañjali sous l'une ou l'autre de ces deux
bannières est loin d'aller de soi.
mardi 11 juin 2019
HYPOTHÈSE SCIENTIFIQUE ET MODÈLE EXPLICATIF.
Le
propre de l'authentique scientifique
est de ne pas se satisfaire
seulement de comprendre
le plus profondément possible le réel mais de s'évertuer aussi à
l'expliquer
le plus distinctement et le plus
précisément possible à ses semblables.
C'est ce qui le distingue du poète, du prêtre, du prophète ou
du sage, pour qui comprendre et faire
comprendre est plus important qu'expliquer, de l'habile, du mage, ou
du mystique pour qui comprendre suffit. Voilà
pourquoi Platon, Aristote, Averroès,
Galilée, Descartes, Pascal, Leibniz, Newton, Lavoisier, Einstein,
Schrödinger,
etc. ont été des scientifiques et,
en
même temps,
des épistémologues.
En effet, "si
l'on traduit par notre mot « science » le mot grec
ἐπιστήμη, l'épistémologie est, étymologiquement, la
théorie de la science. Bien que la forme anglaise
du vocable ait existé avant que le français ne l'assimile, c'est
pourtant avec le sens différent et plus large de « théorie de
la connaissance » qu'il est généralement utilisé par
les Anglo-Saxons. Ce décalage sémantique n'intéresse
pas seulement le linguiste ; il évoque une différence
d'orientation significative, qui se retrouve aussi bien à
l'intérieur même de l'épistémologie entendue au sens français.
Sans doute ne
qualifierions-nous pas volontiers d'« épistémologiques »
des considérations sur la connaissance en
général, ou sur des modes de connaissance s'éloignant
manifestement de ceux qu'un large consensus désigne
comme scientifiques. Néanmoins, l'épistémologie ne saurait non
plus se réduire à l'examen purement technologique des méthodes
spécifiques des sciences. Elle vise aussi à situer la science
dans une expérience du
savoir qui la déborde, à en évaluer la portée, à en dégager le
sens pour l'ensemble de la pratique humaine. Il convient donc de dire
que le mot français lui-même renvoie à deux styles de théorie de
la science ; l'un, plus proche de la philosophie d'obédience
américaine ou britannique, met l'accent sur les processus les plus
généraux de la connaissance, sur leur logique,
sur leur fondement ; l'autre, assez caractéristique des
épistémologues français, et même continentaux, depuis la fin
du XIXe siècle,
privilégie volontiers l'étude spécifique des sciences, voire du
développement historique concret de leurs problèmes"(G.-G.
Granger, Encyclopaedia
Universalis,
VII, 61, 2, article "Épistémologie").
En
tout cas, quelle
que soit l'acception que l'on privilégie,
dire
que tous les grands scientifiques ont été des épistémologues,
c'est insister
sur
leur
capacité à
"situer
la science dans une expérience du
savoir qui la déborde, à en évaluer la portée, à en dégager le
sens pour l'ensemble de la pratique humaine",
autrement dit à
donner un fondement légitime à leur
explication.
Bref,
le vrai scientifique
est,
avant toutes choses, un philosophe.
Il
n'est que de faire un peu d'histoire de la philosophie
pour
se rendre compte que, jusque très récemment encore (en gros, les
Lumières), elle se confond avec l'histoire de la science.
Voilà
ce
qui
distingue, en outre, le scientifique
du
scientiste.
Tout
à l'opposé du scientifique,
en
effet, le
scientiste
serait,
dans
le meilleur des cas,
une sorte d'habile, de mage ou de mystique honteux qui, n'arrivant à
se
comprendre
lui-même,
tenterait
désespérément d'y parvenir,
dans
le pire des cas,
à
l'instar de Bouvard et de Pécuchet, un
imbécile qui
accumulerait
les concepts comme d'autres enfilent des perles ou,
si l'on préfère, un clown qui s’empêtrerait dans un habit trop
grand pour lui. Alors, pour faire pièce au lobby scientiste
qui
colonise
aujourd'hui l'opinion,
je voudrais à présent développer une réflexion épistémologique
autour
de deux axes complémentaires
: la notion d'hypothèse
en
science et la notion de modèle
explicatif.
samedi 8 juin 2019
CORPS ET ÂME.
Les relations de l'âme et du corps (que
les anglo-saxons nomment mind-body problem)
constituent l'un des sinon le thème le plus souvent discuté(s)
dans l'histoire non seulement de la philosophie occidentale mais,
sans doute aussi, de la pensée humaine en général. Malgré cela ou
peut-être à cause de cela, c'est un thème dont le traitement est
philosophiquement souvent peu satisfaisant, tant il est vrai que l'on
s'est toujours et que l'on continue encore à se heurter, lorsqu'on
l'évoque, à l'une au moins de ces deux constats d'évidence. Pour
les uns, les dualistes classiques (par exemple le sociologue
français du début du XX° siècle Émile Durkheim), il est évident
qu'en tout temps, en tout lieu, dans toute culture, toute
civilisation, les hommes se sont toujours sentis participer de ces
deux êtres hétérogènes que sont respectivement l'âme et le
corps1.
Pour les autres, les monistes2
classiques (par exemple le neuro-scientifique français
contemporain Jean-Pierre Changeux), il est tout aussi évident que
cette distinction corps/esprit est une manière archaïque de
s'exprimer qui repose sur des superstitions que l'avancée triomphale
de la science moderne se fait fort de dissiper. Je
vais tenter de montrer que le monisme classique a
tort de considérer le dualisme comme
un tissu de superstitions mais que, de
son côté, le dualisme
classique se méprend en
traitant le corps et l'esprit
comme deux "êtres hétérogènes"3.
mercredi 1 mai 2019
JILL ET JOHN (FIN DE PARTIE).
"Jill
: Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être
finir. (Un temps.) Les grains s’ajoutent aux grains, un à un, et
un jour, soudain, c’est un tas, un petit tas, l’impossible tas.
(Un temps.) On ne peut plus me punir".
La colère, la divine colère, la mènis d'Achille
ou d'Ulysse, obéit à la même logique que le tas de sable : un
grain ne fait pas un tas, un grain de plus ajouté à un non-tas ne
fait pas non plus un tas, etc. et pourtant, à partir d'un certain
moment, on a néanmoins un tas. Même chose pour la colère : chacune
des petites humiliations quotidiennes est presque indolore, à la
longue, l'accumulation finit
même par paraître normale (de même que l'ajout d'un grain à un
grain peut
aplatir le tas au lieu de le faire monter) et pourtant, un jour ...
ça
prend ... miracle !
Inscription à :
Articles (Atom)