jeudi 1 octobre 2020

MARCHER SUR LA VOIE OU FLÂNER COMME EN NAGEANT.

Sur un forum de discussion, par ailleurs tout à fait remarquable, consacré à la marche nordique1, il est beaucoup question de compétition, d'effort, de technique, de matériel, etc., autant de thèmes qui, explicitement ou non, posent toujours plus ou moins la même question : comment faire pour optimiser l'effort et maximiser la vitesse ? Et même chez ceux et celles qui reconnaissent la légitimité des motivations non-compétitives (marcher pour se rééduquer fonctionnellement, marcher pour faire des rencontres, naturelles ou sociales, marcher pour se faire du bien, etc.), il y a toujours l'idée sous-jacente que sans la sensation d'un effort pénible (au moins occasionnellement) et sans la sensation de la vitesse, il ne saurait exister de satisfaction légitime. Il semble donc que, pour la mentalité occidentale tout au moins, forcer et aller vite soient des motivations nécessaires de tout mouvement bien accompli, fussent-elles à l'arrière plan d'autres objectifs. Bref, là où Marx disait que le capitalisme avait réduit le système de nos valeurs à une seule, la valeur monétaire, je dirais pour ma part que l'idéologie inhérente au capitalisme a réduit la valeur de tout mouvement à ces deux seules : effort et vitesse. C'est pourquoi je voudrais ici prendre le contre-pied de cette idéologie main stream en faisant l'éloge de la facilité et de la lenteur dans la marche et, tout particulièrement, dans la marche nordique en m'inspirant des enseignements du 道, dào (Tao), notamment en reprenant le titre du premier chapitre de l’œuvre de Zhuāng Zǐ : 逍遥游 (xiāo yáo yóu), littéralement "flâner loin comme en nageant".

mardi 7 avril 2020

PLATON, LAO-TSEU, PATANJALI : SAGESSES OU PHILOSOPHIES ?(1)

La première fois que j'ai lu les Yoga-Sûtra dans la traduction et avec les commentaires de Jean Bouchart d'Orval, le texte de Patañjali m'a paru éminemment philosophique. Puis, avec le recul du temps et l'utilisation que j'ai dû en faire, notamment dans ma conférence sur la dualité du corps et de l'esprit, cela m'a semblé de moins en moins évident, au point même que j'ai fini par en parler comme d'un exemple de "sagesse" et non plus de "philosophie". Depuis, j'ai lu plusieurs autres traductions et commentaires de ce vénérable texte et j'ai été frappé par le fait que tou(te)s les traducteur(trice)s et commentateur(trice)s que j'ai consulté(e)s le qualifiaient indistinctement de philosophie et/ou de sagesse. D'où le double problème qui s'est fait jour dans mon esprit : d'abord, doit-on considérer ces termes comme synonymes, sinon, lequel convient le mieux au Patañjali des Yoga-Sûtra ?2

samedi 19 octobre 2019

LES YOGA-SÛTRA DE PATANJALI : SAGESSE OU PHILOSOPHIE ?

 Quel est le statut des Yoga-Sûtra de Patañjali ? Plusieurs catégories semblent en mesure de se disputer l'honneur de les compter dans leurs rangs. Commençons par éliminer les "candidats" les moins sérieux, les moins crédibles. De toute évidence, les Yoga-Sûtra ne sont pas un traité scientifique, en tout cas pas au sens moderne, post-kantien de ce terme. En effet, bien qu'il propose une méthode progressive pour remédier à l'agitation mentale (vritti) et aux souffrances (duhkha) qui lui font suite, le texte ne satisfait aux réquisits ni de rigueur formelle (mathématisée) de sa formulation a priori, ni d'expérimentabilité objective de ses résultats a posteriori. Même s'il est fait référence, notamment dans sa deuxième partie, à un certain nombre de devoirs (yamas, niyamas), il est manifeste que les Sûtra ne sont pas non plus un traité de droit ou de morale : ce texte est descriptif plus que prescriptif dans le sens où les conseils qui y sont donnés sont censés déterminer un certain état de bien-être (samâdhi, kaivalya) qui n'a aucune valeur absolue (le bien pour la morale ou le juste pour le droit). Pour autant, ce n'est pas non plus un traité d'éthique au sens d'Aristote ou de Spinoza dans la mesure où il affiche, d'entrée de jeu, l'ambition de limiter (nirodha) nos actions plutôt que de les cultiver selon un certain nombre de critères positifs. Mais ne serait-ce pas plutôt un texte sacré ? Certes, les Sûtra entendent donner une justification théorique à la pratique du yoga, lui-même une des six darshana ou doctrines astika reconnaissant l'autorité des Vedas puis des Upanishads, lesquels sont des textes sacrés pour l'hindouisme. Mais leur auteur (à supposer qu'il n'y en eût qu'un seul) n'est pas considéré comme un prophète, un envoyé ou un saint. Aussi son texte ne relève-t-il pas d'une révélation inspirée, ce qui est le critère généralement admis pour attribuer le caractère sacré à un corpus, même si les Yoga-Sûtra font parfois allusion à la divinité. Est-ce alors de la littérature ? Comparés à la Bhagavad Gîta, autre texte fondateur pour les pratiquants du yoga, les Yoga-Sûtra de Patañjali n'ont aucun caractère épique ni même narratif du point de vue de la forme et n'ont aucun caractère fictionnel du point de vue du contenu. Le problème de savoir si ce ne serait pas un poème est déjà plus difficile à résoudre. Il n'existe, en effet, guère de définition satisfaisante du poème, ni formelle, puisqu'il existe des poèmes en vers et d'autres en prose (cf. Baudelaire), ni matérielle puisque n'importe quel contenu littéral peut être dit poétique. Toutefois, bien que rappelant tout à la fois l'aspect condensé et allusif et la progressivité méthodique et didactique du de Rerum Natura, de la Divine Comédie, du ainsi parlait Zarathoustra ou de la Légende des Siècles, le texte de Patañjali est beaucoup plus concis, beaucoup moins emphatique (par exemple, dépourvu de toute formule d'interpellation vocative) et, surtout, beaucoup plus démonstratif que les œuvres sus-mentionnées. Donc, après tout, puisqu'on trouve des poèmes philosophiques (cf. Parménide, Cléanthe, Lucrèce, Dante, Nietzsche ou Hugo), pourquoi ne pas parler, plus directement et plus simplement, à propos des Yoga-Sûtra de Patañjali, de philosophie ou de sagesse, ce que font spontanément d'ailleurs la plupart des commentateurs modernes de ce texte ? Après avoir levé cette ambiguïté permanente qui, depuis Platon, grève la pensée occidentale et qui consiste à confondre abusivement la sagesse et la philosophie, nous verrons que l'enrôlement de Patañjali sous l'une ou l'autre de ces deux bannières est loin d'aller de soi.

LES YOGA-SÛTRA DE PATANJALI : SAGESSE OU PHILOSOPHIE ? (suite et fin)

mardi 11 juin 2019

HYPOTHÈSE SCIENTIFIQUE ET MODÈLE EXPLICATIF.

Le propre de l'authentique scientifique est de ne pas se satisfaire seulement de comprendre le plus profondément possible le réel mais de s'évertuer aussi à l'expliquer le plus distinctement et le plus précisément possible à ses semblables. C'est ce qui le distingue du poète, du prêtre, du prophète ou du sage, pour qui comprendre et faire comprendre est plus important qu'expliquer, de l'habile, du mage, ou du mystique pour qui comprendre suffit. Voilà pourquoi Platon, Aristote, Averroès, Galilée, Descartes, Pascal, Leibniz, Newton, Lavoisier, Einstein, Schrödinger, etc. ont été des scientifiques et, en même temps, des épistémologues. En effet, "si l'on traduit par notre mot « science » le mot grec ἐπιστήμη, l'épistémologie est, étymologiquement, la théorie de la science. Bien que la forme anglaise du vocable ait existé avant que le français ne l'assimile, c'est pourtant avec le sens différent et plus large de « théorie de la connaissance » qu'il est généralement utilisé par les Anglo-Saxons. Ce décalage sémantique n'intéresse pas seulement le linguiste ; il évoque une différence d'orientation significative, qui se retrouve aussi bien à l'intérieur même de l'épistémologie entendue au sens français. Sans doute ne qualifierions-nous pas volontiers d'« épistémologiques » des considérations sur la connaissance en général, ou sur des modes de connaissance s'éloignant manifestement de ceux qu'un large consensus désigne comme scientifiques. Néanmoins, l'épistémologie ne saurait non plus se réduire à l'examen purement technologique des méthodes spécifiques des sciences. Elle vise aussi à situer la science dans une expérience du savoir qui la déborde, à en évaluer la portée, à en dégager le sens pour l'ensemble de la pratique humaine. Il convient donc de dire que le mot français lui-même renvoie à deux styles de théorie de la science ; l'un, plus proche de la philosophie d'obédience américaine ou britannique, met l'accent sur les processus les plus généraux de la connaissance, sur leur logique, sur leur fondement ; l'autre, assez caractéristique des épistémologues français, et même continentaux, depuis la fin du XIXe siècle, privilégie volontiers l'étude spécifique des sciences, voire du développement historique concret de leurs problèmes"(G.-G. Granger, Encyclopaedia Universalis, VII, 61, 2, article "Épistémologie"). En tout cas, quelle que soit l'acception que l'on privilégie, dire que tous les grands scientifiques ont été des épistémologues, c'est insister sur leur capacité à "situer la science dans une expérience du savoir qui la déborde, à en évaluer la portée, à en dégager le sens pour l'ensemble de la pratique humaine", autrement dit à donner un fondement légitime à leur explication. Bref, le vrai scientifique est, avant toutes choses, un philosophe. Il n'est que de faire un peu d'histoire de la philosophie pour se rendre compte que, jusque très récemment encore (en gros, les Lumières), elle se confond avec l'histoire de la science. Voilà ce qui distingue, en outre, le scientifique du scientiste. Tout à l'opposé du scientifique, en effet, le scientiste serait, dans le meilleur des cas, une sorte d'habile, de mage ou de mystique honteux qui, n'arrivant à se comprendre lui-même, tenterait désespérément d'y parvenir, dans le pire des cas, à l'instar de Bouvard et de Pécuchet, un imbécile qui accumulerait les concepts comme d'autres enfilent des perles ou, si l'on préfère, un clown qui s’empêtrerait dans un habit trop grand pour lui. Alors, pour faire pièce au lobby scientiste qui colonise aujourd'hui l'opinion, je voudrais à présent développer une réflexion épistémologique autour de deux axes complémentaires : la notion d'hypothèse en science et la notion de modèle explicatif.

samedi 8 juin 2019

CORPS ET ÂME.

 Les relations de l'âme et du corps (que les anglo-saxons nomment mind-body problem) constituent l'un des sinon le thème le plus souvent discuté(s) dans l'histoire non seulement de la philosophie occidentale mais, sans doute aussi, de la pensée humaine en général. Malgré cela ou peut-être à cause de cela, c'est un thème dont le traitement est philosophiquement souvent peu satisfaisant, tant il est vrai que l'on s'est toujours et que l'on continue encore à se heurter, lorsqu'on l'évoque, à l'une au moins de ces deux constats d'évidence. Pour les uns, les dualistes classiques (par exemple le sociologue français du début du XX° siècle Émile Durkheim), il est évident qu'en tout temps, en tout lieu, dans toute culture, toute civilisation, les hommes se sont toujours sentis participer de ces deux êtres hétérogènes que sont respectivement l'âme et le corps1. Pour les autres, les monistes2 classiques (par exemple le neuro-scientifique français contemporain Jean-Pierre Changeux), il est tout aussi évident que cette distinction corps/esprit est une manière archaïque de s'exprimer qui repose sur des superstitions que l'avancée triomphale de la science moderne se fait fort de dissiper. Je vais tenter de montrer que le monisme classique a tort de considérer le dualisme comme un tissu de superstitions mais que, de son côté, le dualisme classique se méprend en traitant le corps et l'esprit comme deux "êtres hétérogènes"3.

mercredi 1 mai 2019

JILL ET JOHN (FIN DE PARTIE).

"Jill : Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir. (Un temps.) Les grains s’ajoutent aux grains, un à un, et un jour, soudain, c’est un tas, un petit tas, l’impossible tas. (Un temps.) On ne peut plus me punir". La colère, la divine colère, la mènis d'Achille ou d'Ulysse, obéit à la même logique que le tas de sable : un grain ne fait pas un tas, un grain de plus ajouté à un non-tas ne fait pas non plus un tas, etc. et pourtant, à partir d'un certain moment, on a néanmoins un tas. Même chose pour la colère : chacune des petites humiliations quotidiennes est presque indolore, à la longue, l'accumulation finit même par paraître normale (de même que l'ajout d'un grain à un grain peut aplatir le tas au lieu de le faire monter) et pourtant, un jour ... ça prend ... miracle !