Pour toutes ces raisons, nous suggérons désormais de reformuler la notion ricordienne d'"identité narrative" en "invariance mimétique
6" ou encore en "invariance figurative/narrative", pour indiquer la tendance spontanée des humains non seulement à "dire" (narrer) l'histoire d'un Soi réputé (illusoirement) invariant, mais aussi à la figurer en la répétant, littéralement en la re-présentant. En effet, "
quand nous rentrons à la maison et ''racontons notre journée'', nous mettons de façon artistique un matériau dans une forme narrative [...]. Par conséquent, en tant qu'utilisateurs des mots, d'une certaine façon, nous existons tous dans une atmosphère littéraire, nous vivons et respirons la littérature"(Iris Murdoch,
Philosophy and Literature,
in Bouveresse,
la Connaissance de l'Écrivain, §10). D'une manière générale, comme le souligne Erving Goffman, "
ce n'est probablement pas par un pur hasard historique que le mot "personne", dans son sens premier, signifie un masque. C'est plutôt la reconnaissance du fait que tout le monde, toujours et partout, joue un rôle, plus ou moins consciemment"(Goffman,
la Mise en Scène de la Vie Quotidienne, I). Mais cela ne suffit pas. Encore faut-il insister sur l'aspect foncièrement tragique de ce rôle que nous figurons et de la narration que nous en faisons. Car, suivant Aristote, "
la tendance à la représentation [μίμησις] est instinctive chez l’homme et dès l’enfance. [Au point que même] les objets réels que nous ne pouvons pas regarder sans éprouver un malaise, nous en contemplons avec satisfaction la représentation"(Aristote,
Poétique, 1448b). Et parmi ces "objets" qui nous font éprouver un malaise, il y a certainement la conscience que nous avons de l'incohérence chaotique de notre Soi en général, mais aussi, plus particulièrement, de certaines séquences de notre Soi. De là, l'exigence, pour apaiser le malaise, d'une représentation qui donne de la cohérence, de l'invariance au Soi par-delà la succession chaotique de ses séquences, mais en se prévalant cependant de cette succession chaotique pour se garantir du malaise inhérent au sentiment de responsabilité éprouvé par le Soi à l'égard de ce qui lui arrive ou lui est arrivé de fâcheux. Donc, si le tribunal est, certes, le lieu où l'intensité tragique de la mise en scène du Soi est souvent à son comble, c'est néanmoins autour de la table familiale, dans la cour de récréation ou au Café du Commerce que le recours à la
katharsis tragique est le plus fréquent. Il n'est que de constater la façon dont un enfant ou un adulte "met en scène" un incident dont il a été la victime ou dont il a été le spectateur. Aucun des ingrédients de la tragédie ne manque : la dualité (réelle ou fictive) entre l'actant et l'assistant, le dédoublement de l'actant en "héros" qui mime et "chœur" qui narre, le dédoublement de la narration entre "mythe" lointain et "péripéties" récentes, l'imparabilité de la force majeure qui vient bouleverser un bel ordonnancement causal voulu ou espéré et, par-dessus tout, si l'actant est convaincant et l'assistant attentif, la sympathie de celui-ci acquise au personnage joué par celui-là et la compassion pour son désagrément ou sa douleur. Mieux que cela, l'"acteur", comme au théâtre, a vocation à figurer/narrer plusieurs "personnages" successifs, en l'occurrence, plusieurs séquences distinctes du même Soi, devant des "publics" différents : "
chaque individu tient plus d'un rôle, mais la ségrégation des publics le sauve des contradictions, car, d'ordinaire, ceux devant qui il joue l'un de ses rôles ne sont pas ceux devant qui il en joue un autre, ce qui lui permet d'endosser plusieurs personnages sans en discréditer aucun"(Goffman,
les Rites d'Interaction)
7.
Dès lors, pour peu qu'une autre séquence soit, comme le dit Erving Goffman, "stigmatisée", c'est-à-dire "
possède [...] des différences fâcheuses d'avec ce à quoi nous nous attendions"(Goffman,
Stigmate), "différences fâcheuses"
8 qui induisent inévitablement le malaise, c'est cette tendance à l'invariance mimétique qui permet à chacun de figurer/narrer une séquence suffisamment exaltante de son Soi pour qu'elle permette, au moins le temps de la représentation, au héros de se dire avec satisfaction : "au fond, voilà ce que je suis
vraiment". Or, comme l'avait remarqué Locke, d'une part, un Soi conscient n'a de réalité que comme auto-imputation des jugements primitivement imputés par autrui, d'autre part, si ces derniers sont dévalorisants, donc pénibles, c'est toujours parce que, dans le cadre d'une séquence de vie déterminée, le Soi du "héros" est jugé (ou se juge), à tort ou à raison, avoir trahi, à la suite d'un événement inattendu, la confiance qu'autrui avait placée dans la volonté du Soi de se conformer aux jugements préalablement imputés. Il s'ensuit que la honte et la culpabilité sont les formes les plus fréquentes de la souffrance que le Soi tente de conjurer dans et par sa re-présentation mimétique. Car "
le sentiment de culpabilité ou la honte sont les contreparties en première personne de la colère ou du mépris […], la colère [étant] punitive, alors que le mépris conduit principalement à l'indifférence et au manque d'attention"(Gibbard,
Sagesse des Choix, Justesse des Sentiments, §7)
9, Du coup, la culpabilité ou la honte du Soi sont les corrélats respectifs de la colère et du mépris, qui sont deux niveaux d'imputation par un tiers d'une responsabilité du Soi à l'égard d'une faute
10 de la part d'autrui. Colère et/ou mépris sont parfois actuels, comme dans le cas de l'abbé Mouret surpris en galante compagnie par un ecclésiastique vigilant et intransigeant : "
le Frère resta un instant, les poings fermés, sans parler. Il regardait le couple, Albine réfugiée au cou de Serge, avec un dégoût d’homme rencontrant une ordure au bord d’un fossé. — Je m’en doutais, mâcha-t-il entre ses dents. […] Je vous vois, je sais que vous êtes nus… C’est une abomination"(Zola,
la Faute de l'Abbé Mouret, II, 17)
11. Mais ils ne sont souvent que virtuels, le Soi étant alors, au théâtre de son invariance mimétique, à la fois juge et partie. C'est par exemple le cas de ce jeune escroc qui, pendant l'Occupation, faisant partie à la fois de la Gestapo française et d'un réseau de résistance, fait fortune en livrant à chacune de ces deux organisations des renseignements sur l'autre : "
lui dire la vérité ? Laquelle au juste ? Agent double ? ou triple ? Je ne savais plus qui j'étais. Mon lieutenant, JE N'EXISTE PAS [...]. De toute façon, je n'ai jamais su qui j'étais"(Modiano,
la Ronde de Nuit). Dans les deux cas c'est le Soi conscient qui éprouve colère et/ou mépris pour des séquences dont il pense, à juste titre ou non, qu'autrui aurait toutes les raisons de les lui imputer à charge, mais aussi pour l'incapacité de vouloir donner à son propre Soi un minimum de cohérence.
Il y a cependant là une difficulté : c'est que l'exigence tragique d'irresponsabilité et l'exigence mimétique de cohérence (invariance) sont contradictoires. L'incohérence erratique à l'égard des événements est la meilleure garantie d'irresponsabilité comme nous reconnaître responsable y compris de ce que nous préférerions n'avoir jamais commis est le meilleur indice de cohérence. Il résulte de cette contradiction ces manœuvres dilatoires plus ou moins habiles du Soi que toute bonne morale qualifie de mensonge, d'hypocrisie, de cynisme ou de mauvaise foi. Ainsi, nous dit Pascal, "il se forme en [les hommes] un projet confus, qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme, qui les porte à tendre au repos par l'agitation, et à se figurer toujours que la satisfaction qu'ils n'ont point leur arrivera, si, en surmontant quelques difficultés qu'ils envisagent, ils peuvent s'ouvrir par là la porte au repos. Ainsi s'écoule toute la vie"(Pascal, Pensées, B139) ou, pour parler comme Freud, "il y a chez tout homme des désirs qu’il ne voudrait pas communiquer aux autres et des désirs qu’il ne voudrait même pas s’avouer à lui-même"(Freud, l’Interprétation des Rêves, iv). Notamment, le "désir" (c'est-à-dire l'intention, trishnā) d'occulter telle séquence jadis vécue mais intolérable pour le Soi spectateur de lui-même. Aussi, les victimes d'un traumatisme répugnent-elles en général à en mettre récursivement en scène les circonstances : "Infandum, regina, jubes renovare dolorem [Ma reine, vous m'ordonnez de rouvrir de cruelles blessures]"(Virgile, Énéide, II, v, 3) s'insurge Énée lorsque Didon lui réclame le récit de la destruction de Troie qu'il a abandonnée en flammes. D'ailleurs, ces victimes le voudraient-elles que les bornes du vraisemblables, donc du dicible seraient peut-être dépassées : "- T'auras beau raconter, s'pas, on t'croira pas [...]. Personne ne saura. I'n'y aura qu'toi. - Non, pas même nous, pas même nous, s'écria quelqu'un. - J'dis comme toi, moi : nous oublierons, nous ... Nous oublions déjà, mon pauv'vieux ! - Nous en avons trop vu ! - Et chaque chose qu'on a vue était trop. On n'est pas fabriqués pour contenir ça ... […] Si on s'rappelait, dit l'autre, y'aurait plus d'guerre !"(Barbusse, le Feu, xxiv). C'est typiquement le cas des Soi qui ont vécu des séquences au cours desquelles les bouleversements du Soi ont été tels que tout se passe désormais "comme si, subjectivement, leurs vies avaient perdu toute cohésion, et ne pourraient plus jamais en retrouver une"(Erikson, Childhood and Society, in Descombes, les Embarras de l'Identité, i). De là, le mensonge par omission. Et, lorsque ce Soi est un Soi collectif, comme le montre le film de Marcel Ophüls le Chagrin et la Pitié, le mensonge par omission devient alors une amnésie collective à l'égard de séquences dont le souvenir raviverait, effectivement, honte et culpabilité. Mais le Soi peut être tenté d'apaiser sa souffrance en s'inventant une innocence de façade par des mensonges actifs qui ne sont pas nécessairement des tartarinades, de pures et simple affabulations, mais en appellent à une sélection plus ou moins consciente qui met en avant des séquences plus satisfaisantes de l'histoire personnelle, un peu comme si, dans la tragédie grecque, le chœur innocentait le héros, non pas au nom de la fatalité de son destin, mais au nom de sa réputation mythique. C'est, notamment, le cas du mythe de la France toute résistante dans le film de Marcel Ophüls ou du héros des Mains Sales de Sartre qui préfère (se) dire qu'il a tué Hoederer par idéal politique plutôt que par jalousie amoureuse ou encore, comme le montre Max Weber, de l'entrepreneur capitaliste qui (auto-)attribue sa réussite économique à une prédétermination divine (son "mérite") plutôt qu'à l'exploitation éhontée de ses ouvriers. Toutefois, dans la mesure où le menteur sait qu'il ment, il continue à concevoir honte et culpabilité à l'égard de ce qu'il (se) cache, honte et culpabilité éventuellement augmentées de la honte et de la culpabilité d'être inconséquent à l'égard de son propre Soi.
Outre le mensonge, le cynisme est aussi une alternative désespérée pour concilier irresponsabilité et cohérence du Soi. Le Soi cynique prétend n'être pas le jouet des événements mais avoir voulu ce qui lui arrive et le fait souffrir. Comme le héros tragique et contrairement au menteur, le cynique accepte donc avec lucidité son présent catastrophique et tente de faire de nécessité vertu. Mais, contrairement au Soi tragique, le Soi cynique compte sur l'apaisement que doit lui procurer un déterminisme éthique inébranlable consistant à se représenter comme une vertu morale socialement valorisée le fait d'avoir voulu sans faiblesse son douloureux présent. Du coup, contrairement au héros tragique qui ne tire sa jubilation que de sa vitalité innocente à l'égard du présent et contrairement au menteur qui fait fonds sur un passé mythique pour occulter le présent, le cynique jouit de son héroïsme au présent en incrémentant son histoire mythique de son propre cynisme en jouant, en quelque sorte, l'éthique du bien vivre contre la morale du bien
12. Ainsi, Vautrin (alias Jacques Collin, Trompe-la-Mort ou l'abbé Carlos Herrera) est-il le paradigme balzacien du cynique, par exemple, lorsqu'il conseille Rastignac : "
une rapide fortune est le problème que se proposent de résoudre en ce moment cinquante mille jeunes gens qui se trouvent tous dans votre position. Vous êtes une unité de ce nombre-là. Jugez des efforts que vous avez à faire et de l’acharnement du combat. Il faut vous manger les uns les autres comme des araignées dans un pot, attendu qu’il n’y a pas cinquante mille bonnes places. Savez-vous comment on fait son chemin ici ? par l’éclat du génie ou par l’adresse de la corruption. Il faut entrer dans cette masse d’hommes comme un boulet de canon, ou s’y glisser comme une peste. L’honnêteté ne sert à rien"(Balzac,
le Père Goriot). Bien sûr, cette posture du cynique peut toujours être feinte, donc mensongère. Là se trouve la différence entre le cynisme vrai et l'hypocrisie qui est un cynisme pour le Soi mais un mensonge pour les tiers. Comme le cynique, l'hypocrite se représente soi-même comme "voulant" fièrement, sans honte ni culpabilité, les conséquences de ses actes, sauf qu'il préfère adopter à l'égard d'autrui une posture mensongère de moralité irréprochable
13. En ce sens, Tartuffe, séducteur auto-assumé mais dévot en société, est, bien entendu, le paradigme de l'hypocrite
14 : "
Enfin votre scrupule est facile à détruire : / Vous êtes assurée ici d'un plein secret, /Et le mal n'est jamais que dans l'éclat qu'on fait ; / Le scandale du monde est ce qui fait l’offense / Et ce n’est pas pécher que pécher en silence"(Molière,
Tartuffe, iv), dit-il à Elmire qu'il courtise avec empressement. Par contraste, Don Juan est cynique sans être hypocrite, lui qui préfère plutôt pécher en toute transparence : "
tu vois en Don Juan, mon maître, le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni Enfer, ni loup-garou, qui passe cette vie en véritable bête brute, un pourceau d'Épicure, un vrai Sardanapale, qui ferme l'oreille à toutes les remontrances chrétiennes qu'on lui peut faire, et traite de billevesées tout ce que nous croyons"(Molière,
Don Juan, i, 1) dit de lui son serviteur Sganarelle. Par où l'on voit que le cynique n'est pas amoral comme le tragique mais immoral au sens où il fait fi de la morale dominante, c'est-à-dire chrétienne pour privilégier une éthique du bien-être qui, précisément, est condamnée comme immorale par la morale chrétienne
15. Il reste donc exposé à la désillusion inhérente à toutes les formes d'éthique et de morale, à toutes les conceptions du Bien et du bien-vivre, à savoir l'efficacité causale illusoire de leurs volitions, et d'autant plus illusoire que les illusions socialement coalisées de la morale dominante est toujours sauve. Les uns et les autres échouent donc à la fois à restaurer leur innocence et à sauvegarder leur cohérence.
Ce qui explique que cet échec prend parfois la plus radicale des tournures : le suicide. Il est clair que, dans une civilisation lourdement déterminée par les avatars de l'idéologie mystico-capitaliste de la prédestination méritocratique dont l'expression culmine dans la mise en scène publicitaire des idoles, des saints, des puissants, des riches, des vedettes, des stars, etc. De là, notamment, l'impossibilité pour "
des hommes et des femmes du peuple à accéder à des formes d'expérience qui leur étaient jusque-là refusées"(Rancière,
le Fil Perdu) ne peut conduire, au-delà même de la honte, qu'à l'insignifiance du Soi
16 exemplifiée dans le personnage de Bartleby (
Bartleby le Scribe, de Melville), "
le gars qu'on croise et qu'on ne regarde pas" de Gainsbourg, ou ce que Roland Barthes appelle "un effet de réel", autrement dit un simple élément du
decorum. Par ailleurs, dans une civilisation lourdement déterminée par le mythe du "péché originel", qu'y a-t-il d'extraordinaire à considérer, à l'instar de Jules Romains à propos de la guerre de 14, à l'instar de la propagande sioniste à Gaza à propos des civils, ou à l'instar des machistes sexistes à propos des femmes violentées, qu'il n'y a pas de victime innocente
17 ? De toutes les façons, la victime innocente (le "héros tragique") est nécessairement, au moment de la catastrophe, en position de faiblesse (physique, psychologique, économique, sociale) donc d'infériorité : il est humble parce qu'il est humilié. De là s'explique "
la reconnaissance par laquelle les dominés contribuent à leur propre domination […], anticipant leur domination sous forme d’émotion corporelle de soumission (honte, timidité, anxiété, culpabilité, suicide)"(Bourdieu,
Méditations Pascaliennes, v). Et si la victime se (re-)présente souvent comme une victime expiatoire, ce n'est pas, telle Iphigénie (dans les pièces éponymes d'Euripide ou de Racine), au nom de la nécessité cosmologique d'un sacrifice rituel, mais plutôt parce qu'elle fait le raisonnement contrefactuel "si je n'avais pas été à tel endroit, si je n'avais pas commis tel geste, etc., tout cela n'aurait ne me serait pas arrivé", raisonnement dont chacun sait qu'il autorise tous les délires récursifs. Bref, lorsque le Soi est celui d'une personne individuelle, une conséquence de l'impossibilité de la
katharsis tragique à l'égard d'un événement douloureux est parfois la tentation du suicide, c'est-à-dire l'abandon ultime à l'efficacité causale d'un déterminisme mécanique du vouloir : Stefan Zweig, Primo Levi, mais aussi les personnages de Sophie dans le roman
Sophie's Choice de William Styron ou de Dorian Gray dans le Portrait de Dorian Gray d'Oscar Wilde, etc., pour ne rien dire des
working class heroes18, nous en offrent des exemples poignants. Dans tous les cas, pour de telles personnes, de tels personnages, l'existence se caractérise, à un moment donné, par l'impossibilité totale de (se) narrer/figurer un Soi qui ne soit pas entaché de honte ou de culpabilité. Manifestement, "
il y a de nombreuses personnes qui, à un moment de leur vie, éprouvent des troubles si sérieux qu’ils peuvent conduire à des idées de suicide"(Wittgenstein,
Conversation sur Freud). Or, c'est là, précisément, la tâche du psychanalyste que d'aider celui qui souffre sans rémission possible à construire une figuration/narration de Soi qui ait la structure et la vertu catharthique de la tragédie. La structure :
h ("héros"), en l'occurrence, le patient lui-même ;
i ("mythe"), c'est-à-dire son histoire personnelle ;
f ("catastrophe"), l'accident générateur de honte ou de culpabilité, éventuellement agrémenté de diverses péripéties ;
f' ("dénouement"), le patient, débarrassé de sa honte et/ou de sa culpabilité, consent enfin à se re-présenter. La vertu cathartique : de telles personnes "
peuvent ressentir un immense soulagement si on est ne mesure de leur montrer que leur vie a l’allure d’une tragédie"(Wittgenstein,
Conversation sur Freud). L'originalité d'une telle mise en scène tragique consiste en ce que le patient
h, contrairement au héros grec ou au metteur en scène de la vie quotidienne, ne peut accéder à l'entièreté de sa propre histoire. Littéralement,
i est donc, au moins pour partie, "in-consciente" en ce qu'elle ne peut faire spontanément l'objet d'un traitement récursif au moyen du langage et, pour cela, n'est pas directement éligible à la figuration/narration libératrice. Comme le dit Lacan, "
l’inconscient, c’est ce chapitre de mon histoire marqué par un blanc ou occupé par un mensonge"(Lacan,
Fonction et Champ de la Parole et du Langage). Comme dans le cas d'Œdipe,
h ignore qu'un accident
f est venu perturber
i et que c'est, précisément
f qui détermine présentement son malaise. Mais, tandis qu'Œdipe mène une véritable enquête policière sur son propre passé avec recueil d'indices matériels, citation de témoins, etc., dans le cas de la psychanalyse, cette enquête est rendue impossible dans la mesure où h est le seul témoin de la séquentialité de son Soi et que ce témoin est, par hypothèse, amnésique.
C'est là qu'intervient un enquêteur un peu particulier qui, à la manière de policiers "ripoux" qui fabriquent les preuves dont ils ont besoin pour justifier par avance les conclusions qu'ils entendent donner à leur enquête, va proposer lui-même au patient une mise en scène propre à favoriser
f', le dénouement puis le dévoilement cathartique. Dans la mesure où conscience, inconscient, existence humaine et ce que Wittgenstein appelle "jeu de langage" sont indissolublement liés, le thérapeute ("l'enquêteur", "le metteur en scène") va donc partir du récit forcément lacunaire et insatisfaisant que h va faire de son Soi afin d'élaborer des conjectures en partant du principe qu'"
une fois que vous êtes entré dans la roue du moulin à paroles, votre discours en dit toujours plus que ce que vous n’en dites [...]. Ce n’est pas seulement l’homme qui parle, mais dans l’homme et par l’homme Ça parle"(Lacan,
le Séminaire, V). Car, comme le dit Wittgenstein, "
ce qui, dans les signes, ne parvient pas à l’expression linguistique, l’usage des signes le montre [was in den Zeichen nicht zum Ausdruck kommt, das zeigt ihre Anwendung
]"(Wittgenstein,
Tractatus, 3.262). Il va, donc s'agir pour l'analysant, d'une part de se focaliser sur le caractère langagier et non pas proprement organique des symptômes pathologiques du patient, d'autre part de se considérer soi-même non pas comme un tiers extérieur au patient et à ses symptômes (un médecin, un chirurgien) mais comme partie prenante d'un jeu de langage incluant le patient et sa figuration/narration, en tirant le meilleur parti possible de ce que l'analysé dit et "montre" en disant, et cela, comme un véritable metteur en scène théâtral. À partir de quoi, il va user de tact et de sagacité pour proposer une version plausible de l'histoire du patient. "
Celle-ci comporte l’attrait de donner à la vie de chacun une sorte de canevas tragique. Elle est tout entière la répétition du même canevas qui a été tissé il y a très longtemps. Comme un personnage tragique exécutant les décrets auxquels le Destin l’a soumis à sa naissance. [Une telle interprétation] est attrayante comme le sont les explications mythologiques, ces explications qui disent que tout est répétition de quelque chose qui est arrivé antérieurement. Et quand les gens acceptent ou adoptent de telles vues, il y a certaines choses qui leur paraissent beaucoup plus claires et d’un accès beaucoup plus aisé"(Wittgenstein,
Conversation sur Freud). Wittgenstein insiste longuement sur ce que "
le critère permettant de dire que la psychanalyse a réussi, c’est que cela vous a satisfait"(Wittgenstein,
Leçon sur l’Esthétique, III, 9), autrement dit, non pas que cela a enclenché un mécanisme causal vertueux mais que cela vous a enfin permis de figurer/narrer quelques séquences problématiques de votre existence en les exonérant de la culpabilité et de la responsabilité sourdes et diffuses qui vous faisaient autrefois souffrir faute de pouvoir les référer à la "force majeure" dont vous n'aviez pas (plus) conscience. De tels événements ont-ils réellement eu lieu
19 ? La question est sans objet. Encore une fois, ce qui importe et qui est facteur de
katharsis, ce n'est pas la vérité de la figuration/narration mais sa vraisemblance. Car "
l’explication [psychanalytique] n’est pas une explication causale corroborée par l’expérience mais le fait qu’on vous a proposé quelque chose qui vous a satisfait"(Wittgenstein,
Leçons sur l’Esthétique, III, 11). La psychanalyse a, typiquement, un effet placebo dans le sens où l'efficacité de la thérapie n'est ni mécanique (par absorption de substances chimiques), ni finale (par recours à la morale comme dans les soi-disant "thérapies de conversion" destinées aux homosexuels) : elle est proprement tragique dans la mesure où le patient (
h), désormais conscient de l'enchaînement
i - f - non i - f', prend conscience du triple dévoilement tragique : innocence, fatalité, imprédictibilité. Nombreux ont été les commentateurs de Freud à souligner que "
chez [Freud], littérature et psychanalyse puisent aux mêmes sources et s'enrichissent l'une l'autre"(Yves Tadié,
le Lac Inconnu, xviii). Pour Freud lui-même, d'ailleurs, "
les récits de nos patients sont de véritables œuvres d'art"(Freud,
Lettre à Jung)
20. Et c'est dans ce contexte de souffrance existentielle qu'éclate au grand jour la supériorité de l'art sur la science dans le sens où "
l'homme n'est pas un être qu'on puisse décrire ou définir scientifiquement, il est un problème, une énigme"(J.-P. Vernant,
Mythe et Tragédie en Grèce Ancienne, I, v). C'est bien parce qu'au fond, Œdipe, c'est l'autre nom de l'énigme humaine que la psychanalyse convoque de manière aussi constante la tragédie d’Œdipe.
Cela dit, l'art thérapeutique de la mise en scène qui est celle du psychanalyste occidental n'a rien de particulièrement original : il fait ce que font le rebouteux, le sorcier, le chaman, le prêtre dans d'autres cultures, voire simplement l'ami(e) proche qui vous tape sur l'épaule et "vous dit : "Considère les choses de telle manière !""(Wittgenstein, Remarques Mêlées, 61). Son expertise est une expertise dans l'art du langage, la maîtrise d'un certain "jeu de langage", c'est-à-dire d'une activité typiquement humaine qui dit et qui montre tout à la fois. Qu'il conclue "inn ch'Allah", "tu es possédé(e) par les esprits", "ton Moi est le jouet de ton Ça et de ton Surmoi" ou "tu n'y es pour rien, tu ne pouvais rien faire d'autre", dans tous les cas, le thérapeute tragique de la vie quotidienne est celui qui admet que "l’inconscient est structuré comme un langage, [...] c’est le discours de l’Autre"(Lacan, Fonction et Champ de la Parole et du Langage) et que "l'Autre est le lieu de la parole, [...] le lieu du signifiant"(Lacan, Écrits). Car "si l'inconscient, au sens d'un indicible pour le sujet, n'était pas en même temps un dicible à son insu, il n'y aurait pas d'inconscient"(Vincent Descombes, l'Inconscient malgré lui, ix). L'inconscient, c'est l'indicible, pas dans le sens où il est absolument impossible de dire, par exemple quel est le plus grand nombre entier ou s'il y a un Dieu, mais, hic et nunc, relativement aux séquences d'un Soi aléatoirement déterminé dans l'espace et dans le temps. Dans tous les cas, et quel que soit son statut culturel et social, le thérapeute est donc cet Autre, ce tiers, qui fournit à celui (celle) qui souffre le canevas tragique propre à sublimer, à "transmuer ce dégoût de ce qu'il y a d'horrible et d'absurde dans l'existence en représentation à l'aide desquelles la vie est rendue possible"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, vii). Bref, comme l'avait pressenti Aristote, il n'y a de katharsis tragique que dans la mimèsis tragique.
(V) Le retour à Nietzsche s’impose enfin pour comprendre que "
seul l'esprit [tragique] nous fait comprendre qu'une joie puisse résulter de l'anéantissement de l'individu"(Nietzsche,
la Naissance de la Tragédie, xvi), autrement dit que cette sublimation cathartique de la désillusion et de la souffrance ne se limite pas à un simple soulagement mais est une véritable joie, voire la véritable joie. Dans le grand poème
ainsi parlait Zarathoustra, Zarathoustra arrive dans la ville dite "la Vache Bigarrée" et conte la parabole des "trois métamorphoses de l’esprit" : "
l’esprit robuste charge sur lui tous ces fardeaux pesants : tel le chameau qui sitôt chargé se hâte vers le désert, ainsi lui se hâte vers son désert. Mais au fond du désert le plus solitaire s’accomplit la seconde métamorphose : ici l’esprit devient lion, il veut conquérir la liberté et être maître de son propre désert […]. Mais, dites-moi, mes frères, que peut faire l’enfant que le lion ne pouvait faire ? Pourquoi faut-il que le lion ravisseur devienne enfant ? L’enfant est innocence et oubli, un renouveau et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, une sainte affirmation. Oui, pour le jeu divin de la création, ô mes frères, il faut une sainte affirmation"(Nietzsche,
ainsi parlait Zarathoustra, I). Ce que nous comprenons ainsi : la légèreté tragique du consentement de l'enfant au déterminisme aléatoire de la vie succède à la sourde résignation à l'égard du déterminisme causal mécanique ("le chameau"), puis à la révolte flamboyante sous la forme d'un contre-déterminisme éthico-moral volontaire ("le lion"). L'âge de la légèreté tragique comme troisième âge de l'humanité ferait donc suite à celui de la résignation ("
sustine et abstine !") et à celui de la révolte ("debout les damnés de la terre !"). En d'autres termes, l'âge de la légèreté tragique serait l'âge de l'Übermenscheit, de la "surhumanité" dont le héros, au rebours de l'imagerie militaro-industrielle fascisante, est un enfant. Car quoi de plus léger que l'enfant qui joue
21 avec toute sa fragilité, mais aussi sa souplesse, sa résilience, son insouciance, bref, son énergie vitale. Quelle que soit la cruauté du sort qui l'accable, l'enfant, pour peu qu'il soit encore vivant, en se remettant inlassablement à chanter, à danser, à siffloter, à jouer de plus belle, fait un pied de nez au destin. On ne peut pas s'empêcher de songer à Gavroche, ce gamin des rues de Paris, fils des sordides époux Thénardier, et qui, dans les Misérables, devient le symbole de la joie de vivre face à l'engrenage mécanique de la répression
22. On se souvient que, dans la bousculade et les échauffourées, Gavroche tombe mais se relève en scandant son refrain jusqu'au dernier coup de fusil qui le réduira définitivement au silence. Or, que dit ce refrain ? "Je ne suis pas notaire, c'est la faute à Voltaire, je suis petit oiseau, c'est la faute à Rousseau. Joie est mon caractère, c'est la faute à Voltaire, misère est mon trousseau, c'est la faute à Rousseau". Toute la philosophie tragique dans une ritournelle !
"Je ne suis pas notaire … je suis petit oiseau" : l'enfant est manifestement l'un des avatars de "Zarathoustra le danseur, Zarathoustra le léger, celui qui agite ses ailes, prêt au vol, faisant signe à tous les oiseaux, prêt et agile, divinement léger. Zarathoustra le devin, Zarathoustra le rieur, ni impatient, ni intolérant, quelqu’un qui aime les sauts et les écarts"(Nietzsche, ainsi parlait Zarathoustra, IV). Tandis que le notaire, dépositaire systématique, dans la Comédie Humaine, de la fortune des avares (Grandet), des escrocs (Nücingen), des usuriers (Gobseck) et des imbéciles (Crevel) … quelle meilleure image pourrait-on se faire de la lourdeur minérale d'une existence faite de phobie de l'imprévu et de haine de la jeunesse ? Sinon, peut-être la pesanteur sacerdotale d'un Abbé Faujas (la Conquête de Plassans) ou d'un Frère Archangias (la Faute de l'Abbé Mouret) chez Zola. Dans tous les cas, c'est, typiquement, le stade du "chameau", l'esprit de sérieux : "lorsque je vis mon diable, je le trouvai sérieux, minutieux, profond, solennel ; c’était l’esprit de pesanteur — par lui toutes choses tombent"(Nietzsche, ainsi parlait Zarathoustra, I). On se rappelle que Nietzsche oppose Apollon, le dieu qui parle et qui marche avec mesure et solennité, à Dionysos, qui chante et danse dans l'hubris du chaos de l'existence. De là, l'analogie de l'adulte sérieux (le notaire ?) versus l'enfant insouciant. "Aller pas à pas, quelle vie ! Une jambe et puis l'autre, c'est teuton et c'est lourd. J'ai dit au vent de m'enlever. L'oiseau m'a appris à planer"(Nietzsche, le Gai Savoir). "Joie est mon caractère … misère est mon trousseau". Car "l’expression de la faculté dionysiaque [est] une région d’harmonies joyeuses où délicieusement s’éteint la dissonance et s’évanouit l’horrible image du monde"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, xxv) : ce sont la poésie, la musique et la danse qui, comme le souvenir d'un passé enfantin qui ne passe pas, expriment adéquatement l'origine tragique de l'esprit festif. Dès lors, si "joie" et "misère" semblent antinomiques, c'est bien parce que nous sommes conditionnés par une logique causalement déterministe des valeurs juridico-éthico-morales qui fait de la joie le corrélat de la richesse (matérielle pour les uns, spirituelle pour les autres) comme récompense nécessaire de la vertu, et de la tristesse celui de la misère (matérielle pour les uns, spirituelle pour les autres) comme punition nécessaire du vice.
Tous les processus civilisationnels ayant toujours spontanément, par la science, la religion, le droit, l'éthique ou la morale, peu ou prou, créé l'illusion d'un déterminisme causal propre à combattre, par volition interposée, le chaos potentiellement destructeur de l'existence, c’est ainsi que pèsent sur l'existence ce qu'il est convenu d'appeler "les valeurs" (die Werte) de "contrainte, loi, nécessité et conséquence et but et volonté et bien et mal"(Nietzsche, ainsi parlait Zarathoustra, III) et leur cortège d'illusions de stabilité et de prospérité qui, sous prétexte de désamorcer les conflits, instituent le citoyen responsable et, accessoirement, coupable. À contre-courant de cette rationalisation apollinienne, seul, l'esprit tragique des enfants, des poètes et des sages reste en mesure de comprendre que "toute la force de l'être humain consiste en ceci : savoir que l'on va vieillir, souffrir et mourir, et être joyeux en assumant pleinement cette pensée"(Rosset, la Joie est plus profonde que la Tristesse, iv). En l'assumant en toute conscience et non en la chassant ou en prétendant l’accommoder par des manœuvres dilatoires de toutes façons vouées à l'échec. Et c'est donc paradoxalement "dans cette idée que l'hypothèse de la consolation [...] est définitivement écartée"(Rosset, la Philosophie Tragique, I, iii, 3), que réside la sublimation cathartique libératoire du poids des "valeurs". Il devient clair, à présent, que "seul l'esprit [tragique] nous fait comprendre qu'une joie puisse résulter de l'anéantissement des illusions"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, xvi). Une joie qui n'est ni un plaisir consécutif au comblement momentané d'un besoin vital, ni cette béatitude éternelle et immuable que nous promettent les monothéismes, ni même une "augmentation de la puissance d'être" au sens de Spinoza, mais "le sublime en tant que maîtrise artistique de l'horrible et le comique en tant que soulagement du dégoût de l'absurde"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, vii) : il n'est que de voir (écouter) l'emphase avec laquelle chacun se plaît à raconter ses malheurs en les ponctuant par des éclats de rire ! Sublimer la souffrance par le rire comme témoignage de la joie de vivre : voilà la katharsis tragique !
Car la joie de vivre n'est rien d'autre, au fond, qu'une approbation jubilatoire de la vie, telle qu'elle est, a été et sera, non parce qu'elle est la meilleure possible mais parce qu'elle est la seule possible : "
toute joie parfaite consiste en la joie de vivre, et en elle seule […]. Il y a dans la joie un mécanisme approbateur qui tend à déborder l'objet particulier qui l'a suscitée pour affecter indifféremment tout objet et aboutir à une affirmation du caractère jubilatoire de l'existence en général"(Rosset,
la Force Majeure). Mieux encore, nous dit Nietzsche, "
l'homme le plus exubérant, le plus vivant, le plus consentant au monde, [est celui] qui non seulement a appris à s'accommoder de la réalité telle qu'elle fut et telle qu'elle est et à la supporter, mais encore réclame qu'elle se répète telle qu'elle fut et telle qu'elle est, de toute éternité, criant insatiablement "da capo !
""(Nietzsche,
par-delà le Bien et le Mal, §56). "
Da capo !", "bis !", "encore !" crie-t-on lorsqu'on a goûté la légèreté et l'ivresse sans pareils de l'instant présent. La tragédie trouve donc tout naturellement, pour les êtres conscients que nous sommes, son prolongement joyeux dans la répétition, dans la parodie
23, dans ce que Nietzsche appelle aussi "l'éternel retour" (
die ewige Wiederkunft) et qui, il suffit là encore d'observer les enfants, suscite irrésistiblement le rire. Certes, tous les rires ne sont pas l'indice d'une
katharsis tragique
24 mais le comique dit "de répétition" est manifestement celui qui est le plus primitif, celui qui accompagne le plus spontanément la joie de l'instant présent. De là, le rire épanoui de l'enfant à qui l'on conte encore et encore l'histoire qu'il sait pourtant déjà par cœur, de là aussi l'éclat de rire de qui narre/figure sa propre mésaventure pour la nième fois. On dira qu'il est des douleurs si profondes que toute prise de distance comique à leur égard est impossible, que la cruauté du réel "
interdit à la fois de tenir celle-ci à distance et d'en atténuer la rigueur par la prise en considération de quelque instance que ce soit qui serait extérieur à elle"(Rosset,
l'École du Réel). Sauf que c'est justement parce qu'elles sont irracontables que la vertu cathartique y est inimaginable et non le contraire. En revanche, une fois mises en scène, puis re-mises en scène, puis re-re-mises en scène, etc., de telles séquences, si elles ont un effet cathartique finissent inévitablement par susciter le rire libérateur. Comment est-il possible que le dévoilement tragique s'accompagne d'un effet comique ? Aristote remarque sans approfondir son propos
25 que la différence entre la tragédie et la comédie, c’est que "
celle-ci tend à représenter des êtres pires que nous, celle-là des êtres meilleurs que nous"(Aristote,
Poétique, II). Ce qu’il semble vouloir dire, anticipant Bergson, c’est que le rire, dans une perspective déterministe juridico-éthico-morale, est une sanction sociale qui équivaut à un châtiment symbolique
26. Mais ce qu’il ne semble pas voir, c’est que, comme le dira Marx, d’une part que tragédie et comédie ne s’excluent pas
27, d’autre part que la posture critique, par elle-même, n’a pas plus d'efficacité causale
28 que la posture tragique.
Dans une perspective tragique, il est donc possible que la narration/figuration des péripéties qui ont conduit à la catastrophe induise, chez le spectateur, outre une première
katharsis relative, nous l'avons dit, à la communion prudente, car déjà distanciée, du spectateur avec les actes réputés fictifs d'un héros fictif, une deuxième
katharsis relative cette fois à la distance critique
29 qui s'instaure à force de répétition (parodie). Par là, comme le remarque Bertolt Brecht, "
il est difficile au spectateur de s’identifier. Il ne peut pas simplement sentir : "moi aussi, j’agirais ainsi", tout au plus peut-il dire :"si j’avais vécu dans de telles circonstances …"[…] et c’est là le commencement de la critique […] par un effet de distanciation [Verfremdungseffekt
] du familier"(Brecht,
Petit Organon pour le Théâtre). Ainsi s'efface la frontière tracée par Aristote entre tragédie et comédie, une frontière extrêmement fragile puisque, comme nous l'avons vu, le propre de la tragédie, c'est que même le héros impeccable ("meilleur que nous") peut commettre les pires exactions ("pire que nous"), ce qui ouvre nécessairement la voie à la distanciation critique, voire comique. C'est bien pour cela que le dévoilement d'une supercherie (mensonge, hypocrisie, déguisement) est l'un des ressorts favoris de la comédie. Mais on sent que cela ne suffit pas. Car le dévoilement d'un processus néfaste, par lui-même, est tragique et même s'il suppose une certaine distance critique, il n'a pas nécessairement de vertu comique pour autant. Pourquoi donc
Don Juan ou
le Misanthrope sont-elles estampillées "comédies" et non "tragédies" ? Comment expliquer que
la Cantatrice Chauve qu'Eugène Ionesco avait, dit-on, conçue comme une tragédie, se soit révélée être une comédie ? À l'inverse, que manque-t-il à l'
Ulysse de James Joyce pour que le roman que son auteur voulait "comique" le soit effectivement ?
Nous l'avons déjà dit : c'est la répétition, la parodie qui, mieux que n'importe quel argument, amène la distanciation critique qui va se manifester par le rire. Nous savons déjà que, pour Aristote, "
la tendance à la représentation [μίμησις] est instinctive chez l’homme et dès l’enfance"(Aristote,
Poétique, 1448b) et que la représentation (
mimèsis) est toujours une re-présentation
30, donc toujours potentiellement parodique qu'elle soit satirique ou bien humoristique. Satirique : il est temps de rappeler que l'
acmè de la comédie grecque se situe à la fin du V° siècle a.e.c., c'est-à-dire parallèlement à celle des grands auteurs tragiques, et qu'Aristophane y revendique explicitement le droit de parodier la politique (Cléon, dans
les Cavaliers), la philosophie (Socrate dans
les Nuées), la religion (Dionysos dans
les Grenouilles) et surtout la tragédie elle-même (Euripide dans
les Acharniens,
les Thesmophories,
les Grenouilles, etc.). On peut donc dire que la naissance de la comédie est contemporaine de la naissance de la tragédie en ce qu'elle évite d'emblée à cette dernière de se prendre trop au sérieux, de sorte que l'opposition aristotélicienne entre la vertu du héros tragique et le vice du contre-héros comique apparaît comme tautologique : celui-ci et celui-là ne sont, au fond, que l'avers et l'envers de la même médaille existentielle. Que ce soit dans les farces ou les soties médiévales, la
commedia dell'arte, les œuvres de Rabelais ou de Goldoni, pour ne rien dire de
la Comédie Humaine de Balzac, il n'y a là que parodie satirique de la bonne conscience responsable, bref, de l'illusion de l'efficacité causale de la vertu sur la souffrance humaine
31. Dans la parodie satirique, ce n'est pas le vice, le défaut, l'incongruité qui font rire, contrairement à ce que semblent croire Aristote ou Bergson. C'est au contraire l'accumulation des vertus (par exemple, celles de la société victorienne dans les comédies d'Oscar Wilde) qui, du fait de la répétition parodique, se change en vice en devenant risible. Toutefois, la parodie comique n'a pas besoin d'être satirique pour être drôle. Il suffit souvent qu'elle soit simplement humoristique. Ainsi, dans
le Tartuffe, outre la dénonciation satirique de l'hypocrisie cléricale, c'est la répétition (à quatre reprises) de la réplique d'Orgon, en réponse aux explications de Dorine sur la santé de Tartuffe, "
et Tartuffe […] le pauvre homme !"(acte I, scène 3) qui fait rire, tandis que l'aveuglement d'Orgon, par lui-même, serait plutôt pitoyable. De même, dans
le Misanthrope ou
Don Juan, c'est tout à la fois la parodie sociale (encore et toujours la morale) et le retour périodique des obsessions cyniques d'Alceste ou de Don Juan, retour souligné respectivement par Philinte et par Sganarelle, qui suscitent l'effet comique. Quant à
Œdipe-Roi, la cascade des déconvenues d'Œdipe finit immanquablement par faire (sou-)rire
32. Maint spectateur jugera Œdipe aussi naïf, aussi aveugle qu'Orgon dans le Tartuffe. "Mais comment n'a-t-il pas compris que … ?", se dit-il, oubliant par là que lui, spectateur, assiste à une nième répétition de la pièce. À moins que l'effet de répétition soit juste consécutif à la récapitulation récursive de l'enchaînement des événements une fois intervenu le dénouement. De même, dans la vie courante, comme à la lecture d'un roman policier
33, on réagit par un (sou-)rire d'aise simplement en se remémorant l'enchaînement fatal qu'on n'a pas su anticiper. Ce n'est donc pas sans raison que le rire est considéré comme un ingrédient important de la joie de vivre, de l'insouciance, de la jeunesse, de la fête
34, bref, de la subversion de tout déterminisme juridico-éthico-moral, de toute injonction de responsabilité et/ou de culpabilité.
Cela dit, si le rire, comme caractéristique fondamentale de la posture tragique n'a aucune efficacité causale, il est loin d'être inoffensif et anodin pour autant. C'est d'ailleurs pour cette raison, nous l'avons vu, que le dithyrambe dionysiaque originel a été strictement encadré et canalisé par les Grecs. Les tenants du déterminisme juridico-éthico-moral le comprennent bien qui craignent comme la peste l'efficacité aléatoire, imprévisible de l'esprit de la fête et du risque de destruction violente qui peut toujours s'nesuivre. Car, comme dans la danse cosmique de
Shiva Natarâja dans la religion hindouiste, "
la destruction est une fête, une fête dionysiaque liée au sentiment orgiastique du tragique. […] La destruction ne s'accompagne pas du sentiment de perte. [...]. La destruction est ici joie délirante et affirmative. Il s'agit d'une destruction riante, joyeuse, exaltée"(Julien Lamy,
le Rire chez Nietzsche, I, B, ii)
35. Il se pourrait bien, d'ailleurs, que certaines formes d'émeute, de révolte, de rébellion, voire de révolution violente, ne soient que des variantes de cet esprit festif général, donc, derechef, de l'ivresse dionysiaque par laquelle des êtres humains entendent simplement jouir sans les entraves juridico-éthico-morales imposées par l'idéologie dominante de l'instant présent dépourvu de toute projection ultérieure
36. Dans son roman
le Nom de la Rose, Umberto Eco met en scène la découverte, dans une abbaye médiévale, de ce qui devait être la suite consacrée spécifiquement au comique qu'Aristote entendait donner à sa
Poétique37. Un moine, tombant par hasard sur ce fameux ouvrage dans la bibliothèque de l'abbaye, empoisonne les pages du livre afin qu'en soient éliminés tous les lecteurs potentiels au motif que "
de ce livre pourrait partir l'étincelle luciférienne qui allumerait dans le monde entier un nouvel incendie [...]. Au moment où il rit, peu importe au vilain de mourir ; mais après, quand prend fin la licence, la liturgie lui impose de nouveau, selon le dessein divin, la peur de la mort. […] Et que serions-nous, nous créatures pécheresses, sans la peur, peut-être le plus affectueux des dons divins ?"(Eco,
le Nom de la Rose, 7° jour). Passage significatif : le rire est une licence "luciférienne", tandis que seule la crainte de la mort comme punition du refus de vouloir le Bien (en l'occurrence, celui prétendument dispensé par le déterminisme providentiel) peut tenir les hommes ("les créatures pécheresses") en respect. Or, "
le rire contre lequel la malédiction judéo-chrétienne s'effondre"(Philonenko,
Nietzsche, le Rire et le Tragique, xiii), cette ivresse dionysiaque que célèbrent conjointement la tragédie et la comédie n'est-elle pas, explicitement, "
un chant de danse plein de verve, dans lequel, ne vous en déplaise, c’est la morale qu’on piétine en dansant"(Nietzsche,
Ecce Homo) ? On voit encore là combien est solide le lien qui unit la posture tragique et la posture comique.
Clément Rosset rappelle que "
les Grecs confondirent en une seule fête le culte des morts […] et le culte du dieu symbolisant le vin et l'ivresse : les Grandes Dionysies qui, le même jour, célébraient tout à la fois les jeux de la vie, de la mort et du hasard"(Rosset,
Logique du Pire, iv, 4). Dans les deux cas, le même rejet des conventions rationnelles, la même célébration du hasard de l'instant par lesquels on déplore et on rit en même temps. L'idée que le rire est l'indice d'un point de non-retour dans la distance critique des valeurs dominantes, bref, d'une profanation effective de toute valeur sacrée
38 rendue comique par l'effet de leur seule répétition insistante, lui a valu la réputation philosophique, d'ailleurs méritée, d'amoralité
39. Et c'est bien pour cela que, s'il est, évidemment, banni et honni par l'esprit de sérieux notarial ou sacerdotal, l'humour accompagne souvent le dévoilement tragique
40 par une sublimation de cette peur de la mort dont se prévalent tous les régimes juridiques, éthiques ou moraux. En ce sens, c'est sans doute l'humour qui procure la joie la plus intense en ce que, contrairement à la satire, au sarcasme ou à l'ironie
41, il est un rire intransitif : on n'y rit pas de quelque chose ou de quelqu'un. Dans l'humour, il n'y a pas d'arrière-pensée. On rit parce qu'on jouit gratuitement de la légèreté
42 de l'instant présent qui se re-présente en étant débarrassé de la pesanteur des valeurs, on jouit de l'infinie répétition de l'instant qui n'est plus borné par le passé ni par le futur
43. C'est alors qu'on rit véritablement sans raison
44. Par la sublimation tragi-comique de la souffrance existentielle, l'invariance mimétique est alors totale : "je" suis tout entier(e) celui (ou celle) qui jouit de l'éphémère légèreté de l'instant présent infiniment diffracté. Le rire est donc indissociable de la joie de vivre la plus pure et la plus intense
45, "
l'épanchement d'une âme passionnée et douloureusement débordante en des états de conscience plus indistincts, plus pleins et plus légers ; un acquiescement extasié à la propriété générale qu'a la Vie d'être la même sous tous ses changements, également puissante, également enivrante"(Nietzsche,
Fragments Posthumes, xvi).
Nous avons donc pu voir que l'origine de la tragédie comme spectacle bien policé trahit sa nature et ses enjeux puisqu'il s'agit d'une mise en scène qui canalise dans une unité de temps (celle de la représentation) et de lieu (celle du théâtre) l'ivresse d'une existence humaine livrée à la force majeure de l'instant dont la prise de conscience est cathartique quelque douloureuse qu'elle puisse être par ailleurs. La vertu principale de la tragédie est donc de rétablir dans leurs droits les notions de hasard et de chaos là où, non seulement les hommes mais, tous les êtres vivants d'une manière générale, se bercent de l'illusion vitale d'un déterminisme causal stabilisant un monde propre circonscrit par une intentionnalité qui tend à éliminer les accidents. Or, ce qui est vital dans une telle illusion, c'est qu'elle est engendrée par une intentionnalité qui ne peut se déployer efficacement qu'en faisant le pari d'une relative prévisibilité du monde, de sorte que, même si elle s'accompagne inévitablement de désillusion donc de souffrance, prétendre mettre un terme à l'illusion vitale au moyen d'un déterminisme causal est parfaitement illusoire et ajoute donc de la désillusion à la désillusion, de la souffrance à la souffrance. Toutefois, à défaut de supprimer la souffrance en raison du caractère inexpugnable de sa corrélation avec l'illusion, il est possible de la sublimer par une re-présentation consciente des séquences d'un Soi qui réfère sa souffrance à l'accidentalité chaotique et aléatoire du monde plutôt qu'à la responsabilité dont le déterminisme causal tente de le charger. Une telle prise de conscience tragique est un facteur de joie cathartique d'autant plus intense qu'elle est plus éphémère et gratuite, ce dont témoignent de manière irrécusable le rire et la fête comme réminiscences de l'insouciance enfantine à l'égard de tous les facteurs de pesanteur existentielle.
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