(III) Car, au fond, "tout ce qu'[il y a] de profondeur, de mystère, de masque, d’esprit, de ruse, de grandeur n’a-t-il pas été acquis par la souffrance, par la discipline de la grande douleur ?"(Nietzsche, par-delà le Bien et le Mal, 225). En d'autres termes, la position de surplomb qu'occupe l'humanité dans l'échelle évolutive n'est-elle pas la conséquence d'une "discipline" de la souffrance plutôt que celle de la chimère de sa disparition ? Sous-entendu, prétendre apporter une solution au problème de la souffrance n'est-ce pas une illusion plus douloureuse encore que le problème lui-même ? On peut, en effet, classer les solutions humaines apportées au soi-disant problème de la souffrance en deux catégories selon qu'elles prétendent compenser ou sur-compenser la perte, ou, plus modestement, qu'elles visent à apprendre aux hommes à vivre avec le manque. La techno-science occidentale illustre à la perfection la première catégorie. Depuis l'âge classique et le siècle des Lumières, elle adopte typiquement un déterminisme causal qui considère le corps humain comme un assemblage de pièces mécaniques dont l'absence ou le défaut peuvent toujours être compensées en puisant dans cette réserve inépuisable de pièces mécanique que constitue la nature1. C'est typique chez Descartes : "sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles différent des principes dont on s’est servi jusques à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées, sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer, autant qu’il est en nous, le bien général de tous les hommes. Car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et que [...] connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature. Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices, qui feraient qu'on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé ; laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie"(Descartes, Discours de la Méthode, VI). Or, un tel point de vue, qui nous paraît être une évidence de "bon sens" à nous autres occidentaux, s'est révélé désastreux tant du point de vue écologique qu'existentiel. D'un point de vue écologique, la solution qui, depuis cinq siècles environ, a été imposée à l'humanité par sa civilisation dominante a donc consisté à sacraliser l'invariance des organisations humaines dominantes (c'est-à-dire chrétiennes, puis européennes, enfin occidentales) afin de s'octroyer le droit puis le pouvoir presque illimités d'infliger aux organisations physiques connexes, vivantes ou non, des souffrances entropiques qui ont, de fait, dégénéré souvent en pures et simples destructions, et ce, au risque de précipiter la mort thermique du Soi humain au lieu de la ralentir. De plus, d'un point de vue existentiel, le modus operandi de la méthode scientifique, pourtant, depuis les Lumières, explicitement destinée à combattre l'illusion réputée vestige superstitieux des âges farouches, est, à cet égard, doublement voué à l'échec. D'abord parce que c'est la souffrance entropique originelle qui génère l'illusion apaisante d'un monde d'"objets" en soi à fuir ou à conserver. Ce type d'illusion est donc une illusion vitale, condition de l'intentionnalité perceptive qui, sans cela, serait littéralement sans objet, et cette illusion est indissociable de la souffrance entropique. Donc prétendre combattre toutes les illusions au nom d'une rationalité pure et parfaite, cela revient à nier la souffrance entropique dont on a vu qu'elle est la condition fondamentale de toute réalité physique, vivante ou non, consciente ou non. Ensuite parce que la techno-science mécaniste ne se rend pas compte qu'elle (s')illusionne sur la pérennité du monde d'"objets" qu'elle prétend produire afin, dit-elle, de préserver l'humanité des aléas du réel générateurs d'incertitude, d'instabilité existentielles et, par conséquent, de souffrance. En d'autres termes, la rationalité techno-scientifique, non seulement ne détruit aucune illusion mais en génère d'autres, donc ajoute potentiellement de la souffrance à la souffrance. Et, parmi celles-ci, les plus lourdes de conséquences sont celles qui réduisent le vivant et la conscience à une mécanique, ou celles qui isolent l'humanité dans la nature, dans sa nature2, et, pire encore, qui isolent chaque Soi individuel dans la tour d'ivoire du "moi", du "je". Par là, la rationalité techno-scientifique détruit les liens de solidarité, d'empathie spontanée qui existe entre les organisations vivantes participant du même écosystème3. En bref, "sous l'influence de la vérité contemplée, l'homme ne perçoit plus maintenant de toutes parts que l'horrible et l'absurde de l'existence"(Nietzsche, la Naissance de la Tragédie, vii)4. Sous prétexte de de solutionner le problème de la souffrance humaine, la science occidentale inflige à l'humanité une souffrance existentielle d'autant plus intense que la prise de conscience du désastre écologique irrémédiable qu'elle engendre se fait de plus en plus aiguë.
La seconde catégorie de solutions, de loin la plus ancienne et la plus répandue bien qu'impuissante à lutter à armes égales avec l'hégémonie de la techno-science occidentale, réside en ce que, de tous temps, toutes les civilisations se sont toujours spontanément dotées de sotériologies, c'est-à-dire de doctrines de salut qui théorisent ce qu'il convient de faire ou de ne pas faire pour vivre dans un monde où il existe une dose incompressible de souffrance existentielle du fait de la prise de conscience par le vivant humain de sa précarité et de sa mortalité. De ce point de vue, le remède envisagé par la sotériologie occidentale, toujours obsédée par le schéma d'un déterminisme causal universel, est celui d'une causalité finale dans le cadre de laquelle une Providence, un summus artifex, s'emploie à procurer au Soi humain ce dont il manque pour le sauver du malaise existentiel inhérent à son statut d'être conscient5. Dans cette optique, le Soi humain s'en remet à la Providence et endure tant sa douleur physique que sa souffrance existentielle, au motif qu'elles sont, l'une et l'autre, d'une part provisoires (la Providence ne saurait faillir) et, d'autre part, qu'elles sont l'occasion de mettre à l'épreuve la valeur, le mérite du Soi souffrant et qui seront inévitablement (ré-)compensés par une consolation à la mesure de sa patience6. Ce genre de sotériologie fait donc "espérer" au vivant humain l'obtention d'une contre-partie (bonheur ici-bas et/ou béatitude dans l'au-delà) de sa souffrance à proportion de celle-ci. De sorte que c'est moins la religion que l'espérance en général, fût-elle laïque, qui fait office de baume apaisant, d'"opium du peuple". En ce sens, les sotériologies occidentales, qu'elles soient monothéistes ou laïques, sont "positives" (ou cataphatiques) dans la mesure où elles augmentent le Soi humain d'une dimension d'espérance en un futur qui transcende le présent, c'est-à-dire qui le dépasse métaphysiquement et non simplement qui lui succède physiquement. Donc, sous prétexte d'éliminer les illusions relatives (et les désillusions donc les souffrances corrélatives) à des solutions réputées faciles ou simplistes car situées dans un futur immédiat et que l'être humain serait tenté d'adopter pour mettre fin à sa douleur physique ou à sa souffrance existentielle, les sotériologies "positives" prennent le risque, encore et toujours, de bercer les hommes de nouvelles illusions. À cet égard, Clément Rosset nous rappelle qu'"il n'est pas de force plus douteuse que l'espérance. Hésiode assimile, toujours dans les Travaux et les Jours, l'espoir au pire des maux, au fléau qui est resté dans la boîte de Pandore, à la libre disposition des hommes qui s'y précipitent dans la pensée qu'ils y trouveront le salut et le contre-poison à tous les autres maux"(Rosset, la Force Majeure).
C'est pourquoi, au rebours des sotériologies "positives" occidentales, d'autres systèmes de pensées, à l'instar du brahmanisme, du bouddhisme ou du taoïsme, sont dites "négatives" (ou apophatiques) en ce qu'elles ne se donnent pas pour tâche d'augmenter le Soi humain de cette dimension d'espérance mais qu'elles se bornent simplement à lui faire prendre conscience de la trilogie intention-illusion-souffrance sans risquer d'ajouter de la souffrance à la souffrance. Elles entendent en effet, non pas apporter l'espérance salvatrice au Soi souffrant de l'homme en lui procurant, en quelque sorte, un supplément d'âme, mais traiter hic et nunc quelques-unes des causes immédiates de la souffrance existentielle au moyen d'une pratique méditative (du latin medeo, "soigner", dhyāna en sanskrit, 禅, chán en chinois) conjoignant, ou, plutôt ne séparant pas, les aspects physiques et les aspects existentiels de la souffrance7. Par exemple, il s'agit, à l'instar du bouddhisme ou du taoïsme, de soigner la souffrance (duhkha, 苦难, kǔ nàn) consécutive à l’attachement (trishnā, 贪, tān) du Soi humain (ātman, 我, wǒ) à l'égard de tous les soi-disants "objets", les Soi, vivants ou inertes, en tant que ceux-ci procèdent de l'illusion-ignorance (avidyā, 无明, wú míng) engendrée par le cycle de la perpétuation de la vie (samsāra, 轮回, lún huí). Ou, du moins, à l'instar de l'école brahmanique du Yoga qui s'accroche à l'illusion d'un Soi véritable (ātman), d'induire en celui-ci un détachement (vaïrāgya) à l'égard de l'illusion (avidyā) d'être concerné par les conséquences de l'action (phalatrishnā) au motif que le Soi (ātman) étant de nature métaphysique (purusha), il n'est pas concerné par l'action (karman) qui procède de la nature physique (prakriti) du corps agissant et de son représentant mental (citta). Moyennant de très profondes divergences doctrinales aussi bien qu'opérationnelles, l'objectif visé par ces différents courants méditatifs est néanmoins toujours le même, à savoir l'extinction (nirvāna, 涅盘, niè pán), fût-ce de manière provisoire, le temps d'une méditation, d'une certaine forme d'attachement irrémédiablement facteur d'illusion donc de souffrance (cf. Soi ou non-Soi : le Débat).
Cela
dit,
qu'elles
soient positives
ou négatives, toutes
les sotériologies se
signalent par
une
ascèse
de la volition8
au
moyen de
laquelle le
Soi humain doit
tendre,
soit
au
moyen
d'un
ensemble de
règles
morales
consciemment
convoquées,
soit
au moyen d'une éthique globale
du bien-vivre9,
à
éviter
les
contextes matériels générateurs de souffrance
(passions, excès, etc.) et
à privilégier ceux qui ne le sont pas.
Or,
l'idée même d'ascèse
présuppose l'efficacité du déterminisme causal final de la
conscience des règles
sur l'ordre (ou le désordre) des choses. C'est
notamment
le
cas des
règles
de
prière,
d'humilité et de charité dans les
morales monothéistes
mais aussi
des
yamā
et
niyamā
brahmanistes
(notamment
les notions
d'ahimsā,
non-violence ou
d'aparigraha,
non-appropriation),
des
normes confucianistes de
礼仪, lǐ
yí (bienséance)
et de 仁义,
rén
yi
(humanité) ou
de
la
norme bouddhiste de karunā
(bienveillance,
sympathie,
compassion).
De telles normes éthico-morales
ont
toujours été
destinées à éliminer
certaines illusions
liées
à
l'attachement atavique
à certains phénomènes
qui,
pour être biologiquement
pertinents,
sont
néanmoins considérées
comme maîtrisables, sinon éliminables.
Donc
toutes
rejoignent
in
fine la
démarche techno-scientifique
occidentale
consistant
à vouloir
rectifier
certaines représentations mentales jugées
fautives au
moyen d'autres
représentations réputées
saines.
Ce
faisant, en partant du principe cartésien que
nous avons déjà évoqué à propos de Platon et de Pascal et
selon lequel la
volition
"nous
rend en quelque façon pareil à Dieu"(Descartes,
Lettre
à Christine,
20 nov. 1647), le
déterminisme final de type juridico-éthico-moral
rejoint le déterminisme mécanique d'après lequel un
dysfonctionnement pénible peut toujours être corrigé pour peu
qu'on le veuille.
La
confusion est donc désormais totale entre déterminisme mécanique
et déterminisme final d'une part, celui-ci se réduisant à
celui-là, et entre erreur de jugement et illusion existentielle
d'autre part, celle-ci se réduisant à celui-là ! Voilà
désormais achevé un
parfait édifice
onirique au moyen d'un
corpus
de
propositions déontiques ("tu dois …", "il faut que
…", etc.)
qui
délimite une sphère de
perfection humaine10
qui,
posant
des normes juridiques,
éthiques
ou morales,
forge
des représentations idéales
qu'il
suffit de "vouloir" appliquer pour que s'enclenche une
mécanique vertueuse.
À
cet égard, le "rêve"
le plus absurde car contradictoire
dans ses termes mêmes
et le plus dangereux en
tant que
générateur de la plus cruelle des désillusions, semble bien
résider dans l'illusion déterministe
typiquement occidentale selon laquelle l'individu occidental
"éclairé",
par
la science ou par la religion, peu importe, serait
en mesure de
"vouloir" son
propre destin11.
Or,
nous avons vu que pour
Nietzsche, la "civilisation" (Kultur
en
allemand) est le pôle "apollinien" de l'existence humaine,
par
opposition au pôle
"dionysien", c'est-à-dire non-civilisé.
Or
"les
Grecs ont représenté sous la figure de leur Apollon ce désir
joyeux du rêve. Apollon, en tant que dieu de toutes les facultés
créatrices de formes, est en même temps le dieu divinateur. Lui
qui, d’après son origine, est « l’apparence » rayonnante, la
divinité de la lumière, il règne aussi sur l’apparence pleine de
beauté du monde intérieur de l’imagination"(Nietzsche,
la
Naissance de la Tragédie,
i). À
cet égard, rien n'est plus opposé à la posture tragique que le
rêve apollinien d'une
volition toute puissante
propre
à maîtriser le chaos du réel et rien ne promet d'être plus
douloureux que le réveil faisant suite à "l’apparence
pleine de beauté du monde intérieur de l’imagination" !
Certes,
les sotériologies orientales et, tout particulièrement le
bouddhisme, sont immunisées contre nombre de représentations
oniriques occidentales : "la
vie n’est que souffrance” – prétendent[les
bouddhistes],
et ils ne mentent pas"(Nietzsche,
ainsi
parlait Zarathoustra, 60). Mais enfin, si le nirvāna doit être l’extinction définitive de la souffrance par l'interruption du samsāra comme cycle de perpétuation de la vie, alors il n’est pas autre chose qu'une volition d’interruption de la vie tout court : "faites donc en sorte que vous cessiez d’être ! Faites donc cesser la vie qui n’est que souffrance !"(Nietzsche, ainsi parlait Zarathoustra, 60). En quoi peut donc bien consister une volition se donnant pour objet l'extinction définitive de la souffrance ?
Du coup, il se pourrait bien que le déterminisme causal en général, justement en tant qu'il procède d’une volition aussi illusoire dans son existence qu'absurde dans son principe, fasse partie du problème plutôt que de sa solution. Et il se pourrait bien, par conséquent, que l'abolition du vouloir et le consentement à la force majeure soit une, sinon la justification de la tendance universelle à adopter la posture tragique, que "le secret de la plus grande créativité et de la plus grande jouissance de l'existence [soit] de vivre dangereusement"(Nietzsche,
le
Gai Savoir). Examinons celle qui est typiquement
à
l’œuvre dans le
contexte
juridique
à
partir d'un exemple que prend Locke.
Soit
une
personne qui, en état d'ébriété, a commis un délit, donc
déterminé un dommage, une souffrance à l'égard d'un tiers et, à
ce titre, est passible d'une sanction pénale. "Cet
homme tantôt saoul, tantôt sobre ne sont-ils pas le même ? sinon
pourquoi cet homme est-il puni pour ce qu’il a commis quand il
était saoul, même s’il n’en a plus eu conscience ensuite
?"(Locke,
Essai
Philosophique concernant l’Entendement Humain,
II, xxvii, 22). La formulation du problème ("cet
homme")
présuppose en effet que l'auteur des faits a été (illusoirement)
identifié par sa
victime
comme étant le même
individu avant, pendant et après les faits. En d'autres termes, le
témoin a
(illusoirement) constitué l'individu en question en un Soi objectif
(au
sens de Wittgenstein)
suffisamment homogène et permanent pour qu'il soit admis dans son
Umwelt,
et ce, dans les conditions de pertinence physique et biologiques
précédemment décrites. Sauf que le mis
en cause
était, au moment des faits, dans un état d'ébriété tel qu'il
n'est pas conscient d'avoir
commis son
forfait.
En d'autres termes, son Soi subjectif connaît une sorte d'éclipse
de conscience en
ce qu'il ne parvient pas (on le suppose sincère) à se représenter
récursivement l'acte de
commission des faits qui
lui sont imputés.
Le problème qui se pose à la communauté humaine dont
il est membre est
donc de décider si l'individu en question, "objectivement"
le
même
mais "subjectivement" un
autre12,
doit être tenu pour responsable et/ou coupable des
actes qui lui sont imputés.
Dans (presque) tous les systèmes juridiques de l'humanité, il
existe une clause d'exonération partielle de responsabilité pénale
en cas d'aliénation du prévenu13
et même d'exonération totale "en cas de force majeure"14.
Mais la formulation précise du problème par Locke ("un
homme tantôt saoul, tantôt sobre")
donne la solution : même s'il est admis que le prévenu n'était
pas conscient de
ses actes au moment où il les commettait, une telle éclipse de
conscience n'est que l'effet causal d'un état qui ne
résulte nullement
d'une contrainte irrésistible puisqu'il
s'avère que
cet homme se met intentionnellement
dans un état tel que, périodiquement, il perd la conscience et donc
le contrôle de ses actes. Or,
dans
(presque) tous les systèmes juridiques de l'humanité, le caractère
intentionnel d'un acte emporte la présomption de son caractère
conscient, donc
de responsabilité15.
Donc,
dans le cas décrit
par Locke, il sera probablement reproché au prévenu de s'être
consciemment
mis dans un état propre à maximiser la probabilité à la fois d'un
comportements à risque16
et de
perte
de
contrôle sur ce comportement, bref,
d'être responsable de ce qui lui arrive.
Pour Locke, la responsabilité consciente est le propre de la personnalité17. Ce terme, en effet, "est un terme du langage judiciaire qui assigne la propriété des actes et de leur valeur, et comme tel n’appartient qu’à des agents doués d’intelligence, susceptibles de reconnaître une loi et d’éprouver bonheur et malheur. C’est uniquement par la conscience que cette personnalité s’étend soi-même au passé par-delà l’existence présente : par là elle devient soucieuse et comptable des actions passées, elle les avoue et les impute à soi-même, au même titre et pour les mêmes motifs que les actes présents"(Locke, Essai Philosophique concernant l’Entendement Humain, II, xxvii, 26). Locke se réfère donc à un système institutionnel qui fonctionne en deux temps. Dans un premier temps, le déterminisme juridique consiste à imputer aux "personnalités", c'est-à-dire aux Soi conscients, "la propriété des actes et de leur valeur", c'est-à-dire que ces actes, tout en étant attribués à une personnalité responsable, sont assortis d'une évaluation allant de l'éloge au blâme. Puis, dans un second temps, dans la mesure où ces "personnalités" sont supposées conscientes donc capables d'une part de perception récursive, d'autre part de volition orientée vers les actes positivement valorisés, le déterminisme juridique induit une auto-imputation éthique et/ou morale. Il se crée alors, tant du point de vue du Soi que du point de vue de la société, une illusion d'invariance qui ne portera pas principalement sur l'intégrité biologique mais plutôt sur l'intégrité (le double sens du mot en français le dit assez) juridique, éthique ou morale (réputation, estime de soi, bonne conscience, etc.). À quelque échelle du vivant où l'on se place, cette illusion d'invariance est nécessaire à l'établissement du lien social en général : il faut que le Soi manifeste une certaine prévisibilité à l'égard des tiers afin que ceux-ci puissent intégrer cette prévisibilité dans leur propre intentionnalité. Mais, s'agissant de l'être humain, cette manifestation doit dépasser l'intentionnalité biologique pour atteindre la volonté éthico-morale de bien agir. L'être humain est réputé conscient, donc responsable si et seulement si d'autres êtres humains ont confiance en lui, c'est-à-dire croient en ma résolution constante de vouloir le meilleur : "tout ceci repose sur le fait qu’un souci pour son propre bonheur accompagne inévitablement la conscience, ce qui est conscient du plaisir et de la douleur désirant toujours aussi le bonheur du soi qui précisément est conscient. C’est pourquoi, s’il ne pouvait, par la conscience, confier ou approprier à ce soi actuel des actes passés, il ne pourrait pas plus s’en soucier que s’ils n’avaient jamais été accomplis"(Locke, Essai Philosophique concernant l’Entendement Humain, II, xxvii, 26). Je suis responsable dans la mesure où je suis conscient qu'en voulant le meilleur, j'assure mon bonheur et en ne le voulant pas, je précipite mon malheur. Mais alors, que se passe-t-il lorsque ma volonté faiblit ou s'absente, c'est-à-dire "quand on juge, sur la base de toutes les considérations qu'on considère comme étant disponibles, qu'une autre ligne de conduite également possible serait meilleure"(Davidson, Duperie et Division, in Paradoxes de l'Irrationalité) ? Dans la logique lockienne, le Soi conscient n'est-il pas alors en position, sinon d'être condamné, du moins de s'auto-condamner, dans les deux cas, d'augmenter sa souffrance ?
On objectera avec raison que Locke se place dans un contexte civilisationnel marqué par l'essor du capitalisme économique et du libéralisme politique qui constitue l'individu (la "personnalité") responsable doté de volitions maîtrisées comme la base de d'une organisation sociale minimisant la souffrance sociale globale18. Il nous semble pourtant que la posture tragique consistant, pour une organisation humaine quelconque, à se mettre en quête du paradis perdu de l'insouciance et de l'innocence enfantines est la chose au monde la mieux partagée. Et si c'est le cas, c'est peut-être parce que cette quête est "sacrée" au sens de René Girard. Car "le sacré, c'est tout ce qui maîtrise l'homme d'autant plus sûrement que l'homme se croit plus capable de le maîtriser. C'est donc, entre autres choses mais secondairement, les tempêtes, les incendies de forêt, les épidémies qui terrassent une population. Mais c'est aussi et surtout, bien que de façon plus cachée, la violence des hommes eux-mêmes, la violence posée comme extérieure à l'homme et confondue, désormais, à toutes les autres forces qui pèsent sur l'homme du dehors. C'est la violence qui constitue le cœur véritable et l'âme secrète du sacré"(Girard, la Violence et le Sacré, i). Or, si la violence, entendue comme cause prochaine de la souffrance, est "sacrée", tenter d'y échapper l'est tout autant. Car ce qui constitue son caractère "sacré" n'est autre, au fond, que l'entropie différentielle de toutes les organisations physiques interconnectées, donc, en particulier, des organisations humaines, à quelque échelle qu'on les conçoivent. À ce propos, nous disions dans un autre article (cf. Thermodynamique des Conflits) que c'est l'auto-organisation vivante elle-même qui hiérarchise les priorités néguentropiques des structures globalement associées en privilégiant les exigences néguentropiques d'un attracteur local, c'est-à-dire d'un système physique vers lequel convergent prioritairement les compensations néguentropiques à la souffrance. Et nous conjecturions que c'est cet attracteur local qui, dans le cadre de l'entropie globale du système, joue le rôle du "maître" qui diminue sa propre souffrance au détriment de celle des structures associées réduites au statut d'"esclaves". De là, le "conflit" d'intérêts entre la domination du "maître" et la résistance des "esclaves" et la "violence" latente qui menace de dégénérer en entropie paroxystique potentiellement létale pour toute l'organisation globale. C'est pour cela que "toute communauté en proie à la violence ou accablée par quelque désastre auquel elle est incapable de remédier se jette dans une chasse aveugle au ''bouc émissaire'' [grâce à quoi] les hommes veulent se convaincre que leurs maux relèvent d'un responsable unique dont il sera facile de se débarrasser"(Girard, la Violence et le Sacré, iii). Ce "bouc émissaire", réputé donc unique responsable de l'entropie globale, sera alors "sacrifié", c'est-à-dire, étymologiquement, rendu "sacré" au sens où, souligné supra, il concentrera sur sa propre structure la violence entropique latente de la communauté, violence qui menace une néguentropie déjà naturellement problématique. Ce "sacrifice" a pris, dans l'histoire de l'humanité les formes rituelles les plus diverses, notamment celles auxquelles nous sommes habitués et qui consistent, pour une organisation humaine, à "faire porter le chapeau" d'un fléau social potentiel ou avéré à un(e) coupable expiatoire qu'on condamne à réparation, enfermement, bannissement, torture ou mort. L'une de ces formes, on s'en souvient, est, littéralement, le sacrifice du bouc lors des fêtes de dionysos. Sauf qu'à proprement parler, "il n'y a rien à expier. La société cherche à détourner vers une victime [...] ''sacrifiable'' une violence qui risque de frapper ses propres membres, ceux qu'elle entend à tout prix protéger [...]. C'est la communauté entière que le sacrifice protège de sa propre violence"(Girard, la Violence et le Sacré, i). Bref, la charge, de l'accusation à la condamnation, ne sont que prétextes à désamorcer un risque de conflit endogène, c'est-à-dire ce risque d'une flambée, potentiellement létale, de l'entropie du Soi collectif. En criant "haro sur le baudet", il s'agit moins, en effet, de traiter la racine de la souffrance, en l'occurrence, la violence sourde du corps social, que de lui faire croire au moyen d'un discours habile qu'on la traite19. Mais alors, puisque le corps social est à ce point sensible à l'effet placebo du beau langage, autant aller plus loin en faisant aussi l'économie du sacrifice en chair et en os. Du coup, "en décrivant l'effet tragique en termes de katharsis, [Aristote] affirme que la tragédie peut et doit remplir au moins certaines des fonctions dévolues au rituel dans un univers où celui-ci a disparu. [...] Au lieu de substituer à la violence collective un temple et un autel sur lequel on immolera réellement une victime, on a maintenant un théâtre et une scène sur laquelle le destin de ce katharma, mimé par un acteur, purgera les spectateurs de leurs passions, provoquera une nouvelle katharsis individuelle et collective salutaire, elle aussi pour la communauté"(Girard, la Violence et le Sacré, xi). C'est, typiquement, le cas dans et pour la tragédie d'Œdipe. Mais le même raisonnement vaut aussi, mutatis mutandis, pour la procédure décrite par Locke. Dans tous les cas, il faut et il suffit que le mis en cause dans une procédure proteste de son innocence et que le spectateur de cette procédure éprouve, fût-ce très momentanément, pour l'accusé un sentiment de communion compassionnelle20, pour que le malaise, tant psychologique que social, soit (momentanément) dissipé et, avec, lui, le risque d'une flambée de violence. Bref, d'après René Girard, il est clair que l'aspect théâtral, tout comme l'aspect judiciaire de la tragédie21 ne sont que des avatars du même sacrifice rituel que toute organisation humaine pratique plus ou moins consciemment et qui met en scène une (ou plusieurs) victime(s) expiatoire(s) qui concentre(nt) sur sa (leur) personne une souffrance qui émeut favorablement le reste du corps social.
Certes, Aristote semble aussi, à l'instar de Locke ou de Girard, supposer une influence causale édifiante, c'est-à-dire mécanique et/ou finale, du spectacle tragique sur les spectateurs : "le caractère éthique de la tragédie apparaît dans la volonté du personnage"(Aristote, Poétique, 1450b), intention qui ne peut être que bonne ou mauvaise, autrement dit éthiquement souhaitable ou non, moralement louable ou non22. Il reste cependant que "la tragédie est une représentation […] du bonheur et du malheur [et] a pour objet [...] des événements [qui], tout en découlant les uns des autres, ont lieu contre notre attente"(Aristote, Poétique, 1450a-1452a). Or, quel déterminisme juridico-éthico-moral efficace peut-on appliquer à des événements qui "ont lieu contre notre attente" et qui donc défient, par hypothèse, tout schéma pré-établi d'action volontaire ? Il se pourrait bien plutôt que l'effet cathartique consiste, à l'inverse de ce que croient Locke ou Girard, non à construire de la stabilité sociale mais "à dissoudre l'ordre apparent pour retrouver le chaos […], à dissiper l'idée de tout le bonheur virtuel pour affirmer le malheur […], à défaire, détruire, dissoudre et, de manière générale, priver l'homme de tout ce dont il s'est intellectuellement muni à titre de provision et de remède en cas de malheur"(Rosset, Logique du Pire, i, 1). En d'autres termes, il se pourrait bien que la posture tragique, fût une réaction salutaire, une réponse immunitaire23, en quelque sorte, de la vie consciente au lourd déterminisme causal de la loi juridique, de la loi éthique et de la loi morale. Raison pour laquelle, en effet, le terrain privilégié d'expression de la posture tragique semble être, non le théâtre mais le prétoire24. En ce sens, si, comme y insiste Locke, "un souci pour son propre bonheur accompagne inévitablement la conscience", alors il est inévitable que les "personnalités" humaines auront précisément le souci, leur vie durant, d'utiliser toutes les ressources récursives de leur conscience et de leur langage pour échapper à la douloureuse imputation (juridique) ou auto-imputation (éthico-morale) de responsabilité et/ou de culpabilité à l'égard d'événements dans lesquels ils sont impliqués ou s'auto-impliquent. Et en effet, tout en prenant acte de la vocation de toute vie à la trilogie fatale "illusion-volonté-malheur" (avidyā-trishnā-duhkha), la pensée tragique grecque va à contre-courant de la croyance en l'efficacité causalement et/ou finalement déterminante des lois juridiques, éthiques ou morales. D'abord parce que celles-ci font clairement partie du problème de la souffrance humaine plutôt que de sa solution. Comme nous l'avons vu, l'illusion étant inhérente à la vie elle-même, s'il est illusoire de vouloir l'éradiquer, il importe cependant de ne pas l'aggraver et, pour cela, "écart[er] le rideau de la corruption des hommes [en le privant] de moraline"(Nietzsche, l’Antéchrist). À ce titre, la pensée tragique est la négation de cette "moraline25" décadente et détestable dont parle Nietzsche, comme, à l'inverse, "la négation de cette idée [de pensée tragique] est la définition même de toutes les idées morales"(Rosset, la Philosophie Tragique, I, i). Ensuite parce que toute vie étant, avons-nous vu, perte de substance/énergie, "perte, perdition, non-être, dénaturation, état de mort sont des variations d'un même thème fondamental qui s'appelle indifféremment hasard ou tragique"(Rosset, Logique du Pire, iii, 2), hasard ou tragique indépassables, insurmontables car constitutifs de toute réalité. Voilà pourquoi Nietzsche oppose l'ivresse dionysiaque de la pensée tragique comme affirmation joyeuse de la vie réelle d'une part, et l'hypnose apollinienne de la pensée normative (causaliste mécaniste, théiste ou juridico-éthico-moraliste) comme éloge d'une vie rêvée qui n'est, au fond, que le triste mépris de la vie réelle, quand ce n'est pas une lugubre apologie de la mortification, voire de la mort tout court. Ainsi dans la philosophie platonicienne : "le corps nous cause mille soucis [...]. Aussi longtemps que nous aurons notre corps et que notre âme sera mêlée à cet élément mauvais, jamais nous ne pourrons posséder la vérité, [car] l’âme est véritablement enchaînée et soudée au corps et forcée de considérer les réalités au travers des corps comme à travers des barreaux d’un cachot"(Platon, Phédon 66b-82). Et, bien entendu, dans le monothéisme : "[l'abbé Mouret] se désespérait de ne pouvoir se dépouiller davantage de son corps, de ne pas être laid, immonde, puant la vermine des saints. […] Il s’accusait ensuite de ses délicatesses, de ses fiertés de nature, comme de véritables fautes. Ne devait-il pas être mort à toutes les faiblesses de ce monde ?"(Zola, la Faute de l'Abbé Mouret, I, 5). Quelle ivresse, en revanche, que de pouvoir jouir sans remords juridique, sans malaise éthique ni ressentiment moral de sa propre existence corporelle, quelque souffrante qu'elle soit ! Car "l’homme ne refuse pas en soi la souffrance [...]. C’est l’absence de sens de la souffrance et non celle-ci qui était la malédiction jusqu’ici répandue sur l’humanité"(Nietzsche, Généalogie de la Morale).
Esquissons à présent la structure approximative de toute figuration/narration tragique26. Soit un "héros" h (par exemple "Œdipe")27 qu'une "force majeure" f (le fait qu’Œdipe se prend de querelle avec un "inconnu" et le tue) contrarie douloureusement, l’instant t, son intention i de se maintenir dans l'illusion vitale de sa propre invariance (laquelle fait l'objet du "mythe", c'est-à-dire de l'histoire du "héros"). C'est à cet instant t que le drame "se noue" : c’est la catastrophe (du grec καταστροφή “renversement”), l'accident (du latin accidit, "cela arrive"), le "coup de théâtre" à la suite de quoi h prend conscience que son intention i était illusoire. Mais, à l’instant t’ postérieur à t28, va se produire le "dénouement" à la suite d'un second accident f' (le témoignage du berger qui apprend à Œdipe que ses parents sont Laïos et Jocaste, et non Polybe et Mérope). Le dénouement amène h à un triple "dévoilement" (en grec ἀναγνώρισις), celui, précisément, qui va induire l'illumination, l'"ivresse extatique", la katharsis. D'abord le dévoilement d'une absence totale de responsabilité de h à l'égard de l'enchaînement catastrophique en raison de la présence de l'aléa qui subjugue toute causalité intentionnelle, consciente ou non, qui anéantit toute volition, bref qui impute la cruauté des événements au réel lui-même : "j'entends […] par cruauté du réel le caractère unique, et par conséquent irrémédiable et sans appel de cette réalité"(Rosset, l'École du Réel). Ensuite le dévoilement global de la fatalité (ἀνάγκη)29 de l'enchaînement des événements, "la révélation du caractère insurmontable de l'échec qui s'est soudain imposé à nous : [...] nous prenons conscience du caractère irrémédiable de cet échec […]. Nous découvrons tout à coup qu'il n'y avait pas d'autre voie possible"(Rosset, la Philosophie Tragique, I, ii). Enfin, le dévoilement du caractère imprédictible de cette fatalité, d'où il suit une sorte de jubilation ludique de même nature que la passion qui s'empare de ceux et celles qui s'adonnent aux jeux de hasard : "il est en effet un destin indépendant de toute nécessité et de toute prévisibilité, indépendant donc de toute manifestation oraculaire"(Rosset, l'École du Réel). C'est d'ailleurs bien parce qu'Œdipe reconnaît l'absurdité de son recours initial à l'oracle30 et, plus encore, l'absurdité de sa volonté de maîtriser son destin qu'il se crève les yeux31 et s'en va vivre au jour le jour comme un mendiant. Car, quel que soit, par ailleurs, le caractère prévisible de l'enchaînement de certaines causes et de certains effets, on peut, à la limite, tout prévoir sauf, précisément … l'imprévisible (loi de Cournot), l'occurrence de f. Dans la tragédie d'Œdipe, on peut tout expliquer rationnellement, mécaniquement, depuis sa généalogie jusqu'à son auto-mutilation, sauf le fait qu'entre ces deux événements il se prend de querelle avec un "inconnu" qu'il tue sans savoir que c'est son père qu'il tue32. De même qu'une chaîne ne sera pas dite solide mais faible, quel que soit par ailleurs le nombre de ses maillons solides si elle comprend un seul maillon faible, de même l'existence humaine ne sera pas dite déterminée causalement mais déterminée tragiquement, quel que soit par ailleurs le nombre des causes mécaniques, providentielles ou juridico-éthico-morales qui la conditionnent, dès lors qu'un seul événement aléatoire s'y produit. On dira que l'acceptation lucide de l'horreur, de l'absurdité d'une existence consciente irrémédiablement vouée à la souffrance et à la mort est "pessimiste", "nihiliste", etc., en ce qu'elle ne résout en rien le problème de la souffrance. Mais la posture tragique ne prétend justement pas résoudre le problème de la souffrance, c'est-à-dire, le chaos fondamental du réel, l'irrémédiable entropie physique et l'inexorable illusion biologique qui en sont les racines. Elle refuse juste d'ajouter du chaos au chaos, de l'entropie à l'entropie, de l'illusion à l'illusion, bref, de la souffrance à la souffrance. La posture tragique est, en fait, le dévoilement brutal et limpide que la souffrance n'est pas à supprimer mais à sublimer. Ce qui rend universelle la recherche de la posture tragique, c'est donc que la katharsis qui lui est propre est une sublimation de la souffrance au sens de Freud, c'est-à-dire telle que "toutes les activités [...] destructrices sont redirigées [...] loin de leur but destructeur original"(Freud, Lettre du 25 mai 1937 à Marie Bonaparte). Or, la désillusion et la souffrance sont destructrices. Donc, faute de pouvoir être supprimées, elles doivent être sublimées. La katharsis tragique consiste à faire de nécessité vertu.
1 On dira que toutes les médecines ont toujours présupposé l'efficacité causale mécanique des remèdes qu'elles préconisaient. C'est vrai. Qu'il s'agisse de la médecine ayurvédique, de l'acupuncture, de la phytothérapie, etc. on part toujours du principe que le remède exerce un effet causal sur le mal. Sauf qu'à cet égard, la médecine occidentale est un cas limite, voire caricatural, qui considère que "les fonctions [vitales] suivent [...] de la seule disposition de ces organes ni plus ni moins que font les mouvements d’une horloge ou autre automate"(Descartes, Traité de l’Homme), bref, qui ne reconnaît aucune spécificité intentionnelle au règne vivant.
2 Dans par-delà Nature et Culture, Philippe Descola analyse en détail les tenants et aboutissants de ce qu'il appelle "l'idéologie naturaliste" qui consiste, justement, à faire de l'être humain, une exception dans la nature.
3 L'être humain mis à part, le prédateur, pas plus que le parasite ou le commensal, ne "scient la branche sur laquelle il sont assis" en semant la désolation autour d'eux (cf. Thermodynamique des Conflits II : Prédation et Parasitisme).
4 Cf. aussi Freud : "la science enseigne, il est vrai, à éviter certains périls, à lutter victorieusement contre certains maux : impossible de nier l'aide qu'elle apporte aux humains, mais en bien des cas elle ne peut supprimer la souffrance"(Freud, Nouvelles Conférences sur la Psychanalyse).
5 Ce peut être aussi bien le Dieu du monothéisme, que l'Être Suprême (la Raison) de la Révolution française ou bien l'État-Providence keynésien.
6 Quand ce n'est pas à son masochisme mortificatoire : "le masochisme révèle pleinement la contradiction qui fonde le désir métaphysique. [...] Toutes les victimes du désir métaphysique, y compris les masochistes, convoitent la divinité du médiateur et c'est pour cette divinité qu'elles accepteront, s'il le faut -et il le faut toujours-, ou même qu'elles rechercheront la honte, l'humiliation et la souffrance"(Girard, Mensonge Romantique et Vérité Romanesque, viii). Cf. la Tentation de Saint Antoine de Gustave Flaubert.
7 Contrairement aux monothéismes, par exemple, qui ancrent l'espérance métaphysique dans les seuls exercices dits "spirituels" (les Exercitia Spiritualia d'Ignace de Loyola en sont un parfait exemple), ce qui est significatif de l'illusion transcendantale de ces sotériologies qui prétendent résoudre le problème de la souffrance en faisant abstraction de la matérialité du corps vivant.
8 Nous employons le terme de "volition" de préférence à "volonté" souvent confondue (c'est d'ailleurs ce que fait Nietzsche) avec "intention". Or l'intention est le caractère commun du vivant en général en tant qu'il est tendu vers un objectif (la survie), tandis que la volonté ou volition est, stricto sensu, l'intention récursive, c'est-à-dire consciente d'elle-même. Cf. Locke : "la volition est un acte de l'esprit exerçant avec connaissance l'empire qu'il suppose avoir sur quelque partie de l'homme, pour l'application à quelque action particulière ou pour l'en détourner"(Locke, Essai Philosophique concernant l'Entendement Humain).
9 Dans le cas de la morale, on applique un code qui distingue explicitement le bien du mal, dans le cas de l'éthique, on tâche de ne suivre qu'une seule règle : vivre le mieux possible. Cf. Aristote : "ce n’est pas seulement en vue de vivre, mais en vue de vivre bien, qu’on s’assemble en une Cité"(Aristote, Politique, III, 1280a). Cf. aussi Spinoza : Morale ou Éthique ?
10 Cf. Platon : "l’idée du bien est l’objet de connaissance le plus sublime, que la justice et les autres vertus qui réalisent cette idée, empruntent d’elle leur utilité et tous leurs avantages"(Platon, République, VI, 505a).
11 Cf. Wittgenstein : "ce dont nous dépendons, nous pouvons l’appeler Dieu. Dieu serait, en ce sens, simplement le Destin, ou, ce qui est la même chose, le monde – indépendant de notre vouloir"(Wittgenstein, Carnets 1914-1916, 8/7/16) car "le monde est tout ce qui arrive [die Welt ist alles, was der Fall ist]"(Wittgenstein, Tractatus, 1), de sorte que "si le bon ou le mauvais vouloir changent le monde, ils ne peuvent changer que les limites du monde, non les faits ; non ce qui peut être exprimé par le langage"(Wittgenstein, Tractatus, 6.43).
12 "Un autre" au sens d'alienus, au sens où il était "aliéné", où il n'était plus "lui-même".
13 "Il n’y a ni crime ni délit lorsque le prévenu est atteint au moment des faits d’un trouble ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes"(Code Pénal, art.122-1).
14 "N'est pas pénalement responsable la personne qui a agi sous l'empire d'une force ou d'une contrainte à laquelle elle n'a pu résister"(Code Pénal, art.122-2).
15 S'"il n'y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre" - Code Pénal, art.121-3, en revanche, l'intention "est constituée dès lors que, manifestée par un commencement d'exécution, elle n'a été suspendue ou n'a manqué son effet qu'en raison de circonstances indépendantes de la volonté de son auteur"(Code Pénal, art.121-5). L'intention dont il est question ici est donc l'intention consciente, autrement dit la volition.
16 "Il y a délit en cas de mise en danger délibérée de la personne d'autrui"(Code Pénal, art.121-3).
17 Notons : ni "personne", ni "personnage" mais "personnalité". On reste cependant dans le champ lexical de la mascarade.
18 Cf. aussi Kant : "il n’est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n’est seulement une bonne volonté"(Kant, Fondements de la Métaphysique des Mœurs, IV, 393).
19 "Un Loup quelque peu clerc prouva par sa harangue / Qu'il fallait dévouer ce maudit animal / Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout leur mal"(J. de la Fontaine, les Animaux Malades de la Peste).
20 La karunā des bouddhistes. Notons qu'en chinois, "tragédie" se dit 悲剧, bēi jù, littéralement "théâtre de la compassion".
21 On pourrait ajouter ici l'aspect ludique de toutes sortes de compétitions, de concours, physiques ou intellectuels dans le cadre duquel un vainqueur "achève" toujours, symboliquement, un ou plusieurs vaincu(s). À cet égard, le vocabulaire journalistique est toujours évocateur : tel concurrent a "humilié" ses adversaires, telle équipe "n'a fait qu'une bouchée" de l'équipe adverse, etc.
22 La pensée éthique d'Aristote privilégie manifestement une approche juridico-éthico-morale de l'existence au nom de la spécificité "politique" de la nature humaine : "l’homme est naturellement un animal politique [ὁ ἄνθρωπος φύσει πολιτικὸν ζῷον] destiné à vivre en société […] à un plus haut degré que les abeilles et tous les animaux qui vivent réunis"(Aristote, Politique, I, 1252b).
23 Dans un article intitulé le Système Immunitaire, un Soi Cognitif Autonome, Francisco Varela montre en quoi le système immunitaire des vivants qui en sont dotés participe d'un fonctionnement chaotique et induit une dérive naturelle aléatoire.
24 Socrate et Platon l'avaient parfaitement compris qui avaient pris pour cible, non pas tant les auteurs tragiques en tant que fauteurs d'immoralité, mais ces professionnels de l'argumentation qu'étaient les rhéteurs et les sophistes qui élevaient l'excuse d'accident tragique devant les tribunaux et sur la place publique.
25 S'il avait vécu de nos jours, Nietzsche eût sans doute forgé aussi le néologisme d'"éthiline" pour désigner l'obsession cynique de consommer, d'épargner, d'enseigner, de travailler, de licencier, voire de faire la guerre de manière "éthique", c'est-à-dire, in fine, de ne suivre qu'une seule règle : celle de la bonne conscience individuelle. Notons aussi cette tendance à remplacer les notions de "morale" et de "droit" par celle de "déontologie" comme ensemble de règles contraignantes que les lobbies politiquement corrects imposent en fonction des circonstances, c'est-à-dire de leurs propres intérêts.
26 Insistons sur le fait qu'une situation n'est jamais tragique par elle-même, c'est la figuration/narration qu'on en fait qui l'est ou ne l'est pas. Le débat permanent entre l'histoire dite "événementielle" et l'École des Annales est là pour nous le rappeler.
27 Éventuellement dédoublé en un personnage actant et une personne assistant. Mais ce n'est pas une nécessité, d'une part parce que, avons-nous vu, la katharsis tragique reconstitue l'unité originelle de l'actant et de l'assistant dans l'"ivresse extatique" éprouvée dans le dithyrambe, et, d'autre part, parce que les capacités récursives de la conscience humaine permettent à chacun(e) d'être spectateur de soi-même, ce que prouvent, notamment, les pratiques méditatives.
28 Il importe, lorsque l'actant est distinct de l'assistant (par exemple, au théâtre) qu’un délai suffisant s’écoule pour que l'assistant ait le temps d’éprouver "pitié et horreur" en goûtant l'étendue de la catastrophe. C'est là le rôle des péripéties, περιπέτειαι, et de la narration faite par le chœur.
29 Dans son avant-propos à l'édition de 1831 de son roman Notre-Dame de Paris, Victor Hugo dit avoir "trouv[é], dans un recoin obscur de l’une des tours [de Notre-Dame], ce mot gravé à la main sur le mur". Et il conclut en disant : "c’est sur ce mot qu’on a fait ce livre" !
30 On dira que l'oracle lui avait pourtant prédit tout l'enchaînement mécanique du processus. Mais c'est faux. L'oracle avait prédit à Œdipe qu'il tuerait son père et non qu'il tuerait un inconnu dans un carrefour. L'aléa non prédit par l'oracle, c'est que, pour tuer son père, il a fallu que son père et l'inconnu du carrefour fussent la même personne. On fera le même raisonnement pour la prédiction selon laquelle il épouserait sa mère. De là la différence entre "prévoir" et "prédire" : sur la base de son expérience personnelle, l'oracle peut bien prévoir par induction la survenance globale et abstraite de tel schéma événementiel (par exemple, des troubles sociaux ou bien le temps qu'il va faire) mais sans en pouvoir prédire le détail.
31 Dans la pensée grecque classique, savoir, c'est avant tout pré-voir, c'est-à-dire voir loin. Se crever les yeux, donc ne plus voir, est aussi une sorte de suicide symbolique (Homère dit des guerriers morts au combat qu'ils ne verront plus le jour).
32 Tel est, d'ailleurs le ressort classique du "polar" : l'assassin a tout prévu sauf la survenance de l'événement qui, in fine, va disculper l'entité à qui il veut faire porter la responsabilité du forfait (que le même événement accuse l'assassin par voie de conséquence n'est en revanche qu'une simple convention de bonnes mœurs : cf. a contrario le film Match Point de Woody Allen).
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