lundi 4 février 2013

"OBJETS IMPOSSIBLES" ET PRINCIPE DE CONTRADICTION.

Je voudrais, dans cet article, tenter d'apporter une preuve au dossier du caractère essentiellement logique et non-ontologique du principe de contradiction1 en essayant de montrer que c'est un principe entendu en ce sens qui permet de rendre compte des illusions d'optique consistant à "voir un objet impossible" tel que, par exemple, l'escalier de Penrose. Disons tout de suite, que, s'agissant de l'expression paradoxale "objet impossible", je me propose justement de montrer qu'il ne s'agit pas là d'un objet d'une certaine sorte (un objet inconstructible, par exemple), ni même de la simple représentation d'un tel objet, ce qui, dans les deux cas, impliquerait que la contradiction est inhérente à la chose même (à l'"escalier" rendu par là-même inconstructible, ou bien à la représentation graphique de l'"escalier" rendue par là-même paradoxale), mais plutôt qu'elle est l'expression, la figuration d'un problème logiquement insoluble, et que ce problème est, précisément, la violation du principe de contradiction.

"Mais encore qu’en effet je ne puisse pas concevoir un Dieu sans existence, non plus qu’une montagne sans vallée, toutefois, comme de cela seul que je conçois une montagne avec une vallée, il ne s’ensuit pas qu’il y ait aucune montagne dans le monde, de même aussi, quoique je conçoive Dieu avec l’existence, il semble qu’il ne s’ensuit pas pour cela qu’il y en ait aucun qui existe : car ma pensée n’impose aucune nécessité aux choses ; et comme il ne tient qu’à moi d’imaginer un cheval ailé, encore qu’il n’y en ait aucun qui ait des ailes, ainsi je pourrais peut-être attribuer l’existence à Dieu, encore qu’il n’y eût aucun Dieu qui existât. Tant s’en faut, c’est ici qu’il y a un sophisme caché sous l’apparence de cette objection : car de ce que je ne puis concevoir une montagne sans vallée, il ne s’ensuit pas qu’il y ait au monde aucune montagne, ni aucune vallée, mais seulement que la montagne et la vallée, soit qu’il y en ait, soit qu’il n’y en ait point, ne se peuvent en aucune façon séparer l’une d’avec l’autre ; au lieu que, de cela seul que je ne puis concevoir Dieu sans existence, il s’ensuit que l’existence est inséparable de lui, et partant qu’il existe véritablement : non pas que ma pensée puisse faire que cela soit de la sorte, et qu’elle impose aux choses aucune nécessité ; mais, au contraire, parce que la nécessité de la chose même, à savoir de l’existence de Dieu, détermine ma pensée à le concevoir de cette façon. Car il n’est pas en ma liberté de concevoir un Dieu sans existence (c’est-à-dire un être souverainement parfait sans une souveraine perfection), comme il m’est libre d’imaginer un cheval sans ailes ou avec des ailes"(Descartes, Méditations Métaphysiques, V).

Que nous dit Descartes dans ce passage ? "Encore qu’en effet je ne puisse pas concevoir un Dieu sans existence, non plus qu’une montagne sans vallée" : pour Descartes, il est aussi impossible de concevoir un Dieu dépourvu de la propriété d'existence qu'une montagne dépourvue de la propriété d'être vallonnée. Ces deux propriétés sont nécessaires à l'existence du sujet duquel elle est prédiquée. Dans les deux cas, c'est l'identité du sujet (montagne ou Dieu) duquel on retirerait cette propriété nécessaire (vallée ou existence) qui serait contrariée. On peut donc d'ores et déjà dire que, pour Descartes, si une montagne-sans-vallée ou un Dieu-sans-existence sont des êtres impossibles, c'est parce que l'idée de montagne, tout comme l'idée de Dieu, ont nécessairement, dans leur compréhension respective (cf. Extension et Compréhension des Termes Singuliers à Port-Royal), l'attribut de vallée ou celui d'existence. Dire que les idées "montagne-sans-vallée" ou "Dieu-sans-existence" sont contradictoire, c'est donc, en ce sens, dire que que la contradiction réside en un défaut de l'identité de l'idée qui en est le sujet (respectivement "montagne" et "Dieu"), ce que Descartes appelle l'identité objective (cf. Descartes, Identité Formelle, Identité Objective, Identité Personnelle). Cela dit, nous précise Descartes, l'analogie entre les deux situations s'arrête là. Car "que la montagne et la vallée, soit qu’il y en ait, soit qu’il n’y en ait point, ne se peuvent en aucune façon séparer l’une d’avec l’autre ; au lieu que, de cela seul que je ne puis concevoir Dieu sans existence, il s’ensuit que l’existence est inséparable de lui, et partant qu’il existe véritablement". La différence entre l'objet impossible "montagne-sans-vallée" et l'objet impossible "Dieu-sans-existence" tient précisément à ceci : dans le premier cas, la contradiction est seulement objective dans la mesure où l'absence de vallée ne contrarie l'identité que de l'idée "montagne" (si cette idée n'était pas contrariée, rien ne nous garantirait cependant qu'elle n'est pas factice2) ; tandis que dans le second cas, la contradiction n'est pas seulement objective mais aussi formelle3 puisque l'absence d'existence ne contrarierait pas seulement l'idée "Dieu", mais aussi la cause formelle de cette idée, à savoir Dieu lui-même, en personne, si l'on peut dire. En d'autres termes, si je puis imaginer une montagne-sans-vallée, tout autant, d'ailleurs, qu'un cheval-ailé, je ne puis nullement, nous dit Descartes, imaginer un Dieu-sans-existence. Je ne discuterai pas ici le détail de cette distinction ni la pertinence des preuves (notamment de la preuve dite justement ontologique) de l'existence d'un être nécessaire ou de l'existence nécessaire d'un être (ce qui n'est pas la même chose, cf. Philosophie Analytique vs Philosophie Continentale -un exemple-), encore moins des problèmes que soulève l'attribution de l'existence comme propriété d'un objet (cf. la Théorie Russellienne des Descriptions et Sens et Dénotation des Noms Propre chez Frege). Je veux simplement souligner qu'une contradiction affecte donc, chez Descartes, au minimum, l'identité objective de l'idée (l'idée "sans vallée" contrarie l'idée "montagne", l'idée "ailé" contrarie l'idée "cheval", l'idée "inexistant" contrarie l'idée "Dieu", etc.), et, au maximum, l'identité formelle de la chose qui est cause de l'idée (l'inexistence contrarie l'être de Dieu, l'inégalité des rayons contrarie l'être du cercle, etc.).

Apparemment, on est là, en ce qui concerne notre problème de la nature de la contradiction, en présence d'une double thèse : une thèse logique lorsqu'il s'agit d'une contradiction objective qui ne s'attaque qu'à l'idée du sujet, une thèse ontologique lorsque la contradiction formelle s'en prend à la cause même de cette idée. Du coup, un objet impossible serait, soit un objet qu'on ne peut pas penser, soit un objet qui ne peut pas être. Or, précise Descartes, "l'idée est la chose même conçue ou pensée en tant qu'elle est objectivement dans l'entendement [...] laquelle façon d'être est de vrai bien plus imparfaite que celle par laquelle les choses existent hors de l'entendement ; mais pourtant ce n'est pas un pur rien"(Réponses aux 1° Objections, §101). "L'idée est la chose même" en tant qu'elle est pensée, elle "n'est pas un pur rien" : même les idées factices, celles que produit notre imagination, ne sont que des modifications de la res cogitans. De sorte qu'il existe certainement, pour les cartésiens, une différence de degré de perfection à l'intérieur de la classe des idées d'une part et, d'autre part, entre la classe des idées et celle des causes formelles de ces idées (les choses dont elles sont les idées). Mais il semble difficile d'y voir une différence de nature. Une contradiction logique ne serait alors, finalement, qu'un certain degré de contradiction ontologique. Et, d'ailleurs, pas le plus faible puisque les cartésiens distinguent soigneusement la logique, qui est une création divine éternelle et immuable, et qui est l'art de bien conduire sa pensée, de la grammaire, qui est une création humaine historique et variable, et qui est l'art de respecter les usages et convenances des diverses langues.

D'où, deuxième difficulté à quoi se heurte la conception cartésienne du principe de contradiction : en quelque sorte, celle de la contingence de l'ontologie en général et de la logique en particulier. En effet, même si le Dieu de Descartes est un summus rerum opifex, c'est de sa volonté et de sa volonté seule que découlent toutes choses. En d'autres termes, et sans faire aucunement injure à Sa perfection, Il eût pu vouloir qu'il en allât autrement. De la logique d'abord, Il eût pu vouloir des montagnes sans vallée, des cercles dont tous les rayons ne fussent pas égaux, etc. Du coup, la seule contradiction que Lui-même n'eût pu vouloir concerne Son statut d'ens necessarium : seule son existence nécessaire échappe à Son pouvoir discrétionnaire. Mais aussi, par voie de conséquence, de l'ontologie, puisque, Son existence étant la seule réputée nécessaire, il s'ensuit que Dieu intervient à tout instant pour, non seulement conférer la propriété d'existence à certaines essences et pas à d'autres, mais encore pour entretenir ces existences qui, précisément, sont dépourvues de la nécessité d'exister4. Bref, en dehors de la nécessité de l'existence de Dieu, toute autre nécessité est, si l'on peut dire, contingente. Ce que Leibniz refuse :

"Nos raisonnements sont fondés sur deux grands principes : le principe de contradiction en vertu duquel nous ju­geons faux ce qui en enveloppe et vrai ce qui est opposé ; celui de la raison suffisante en vertu duquel nous considérons qu’aucun fait ne saurait se trouver existant, aucune énonciation vraie, sans qu’il y ait une raison suffisante pourquoi il en soit ainsi et pas autrement [...]. Et c’est ainsi que la dernière raison des choses doit être dans une substance nécessaire [...] et c’est ce que nous ap­pelons Dieu. Or cette substance étant une raison suffisante de tout le détail, lequel aussi est lié partout, il n’y a qu’un Dieu et ce Dieu suffit"(Leibniz, la Monadologie, §§31, 32, 38, 39).

Pour Leibniz, dire que Dieu est l'ens necessarium, ce n'est pas dire seulement, à l'instar des cartésiens, que la volonté de Dieu n'est limitée que par Sa seule existence nécessaire, c'est dire aussi, et peut-être même surtout, que Sa volonté se confond avec le principe de raison suffisante. Il faut qu'il y ait une raison suffisante pour qu'il y ait quelque chose plutôt que rien, encore que le néant soit toujours moins coûteux que l'être. Or "la dernière raison des choses doit être dans une substance nécessaire [...] et c’est ce que nous ap­pelons Dieu". Le Dieu de Leibniz, ce n'est ni le "Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob" cher à Pascal. Ce n'est pas non plus le Dieu géomètre de Descartes. Dieu, c'est le principe de raison suffisante in persona ou, plus exactement, in substantia, "cette substance étant une raison suffisante de tout le détail, lequel aussi est lié partout". Et dire que Dieu est le principe de raison suffisante, c'est dire que la perfection divine consiste en une double fonction universelle, à la fois d'évaluation du "détail" des possibles, et à la fois de sélection de la meilleure configuration possible. Par quoi on comprend que ce "détail", qui "est lié partout", cette ontologie leibnizienne, donc, ce sont des monades, ou substances absolument simples : "il faut qu'il y ait des substances simples, puisqu'il y a des composés, car le composé n'est autre qu'un amas ou un aggregatum des simples"(Leibniz, Monadologie, §2). En vertu du principe de raison suffisante, chaque monade est un individu absolument distinct(e) de tout(e) autre, parce que, s'il devait y avoir deux (ou plusieurs) monades identiques, ou même distinctes solo numero, comme chaque monade est liée à toute autre, cela voudrait dire qu'il existe deux (ou plusieurs) agrégats de ces monades, ce qui nierait cette double fonction d'évaluation/sélection du meilleur et donc, in fine, le principe de raison suffisante, c'est-à-dire l'existence de Dieu. Le principe de raison suffisante présuppose donc celui dit de l'identité des indiscernables (cf. Leibniz et l'Identité des Indiscernables).

Mais on voit aussi que le principe de raison suffisante, qui est un principe de sélection déterminant Dieu à vouloir l'existence du meilleur monde (c'est-à-dire configuration de monades) possible présuppose un autre principe plus fondamental encore qui, lui, est un principe d'évaluation des configurations possibles et qui détermine Dieu à connaître les essences particulières de ces monades individuelles. Et ce principe, c'est effecti­vement le principe de contradiction :

"Il est bien vrai que, lorsque plusieurs prédicats s’attribuent à un même sujet, et que ce sujet ne s’attribue à aucun autre, on l’appelle substance individuelle ; mais cela n’est pas assez et une telle explication n’est que nominale. Il faut donc considérer ce que c’est que d’être attribué véritablement à un certain sujet. Or il est constant que toute prédication véritable a quelque fondement dans la nature des choses, et lorsqu’une proposition n’est pas identique, c’est-à-dire lorsque le prédicat n’est pas compris expressément dans le sujet, il faut qu’il y soit compris virtuellement, et c’est ce que les philosophes appellent in-esse, en disant que le prédicat est dans le sujet. Ainsi il faut que le terme du sujet enferme toujours celui du prédicat, en sorte que celui qui entendrait parfaitement la notion du sujet, jugerait aussi que le prédicat lui appartient. Cela étant, nous pouvons dire que la nature d’une substance individuelle ou d’un être complet est d’avoir une notion si accomplie qu’elle soit suffisante à comprendre et à en faire déduire tous les prédicats du sujet à qui cette notion est attribuée"(Leibniz, Discours de Métaphysique, viii).

On peut faire sur ce passage les cinq remarques suivantes :
- l'analogie du sujet et du prédicat avec la substance et l'accident instaure d'emblée un parallélisme logico-ontologique absolu, puisqu'"il est constant que toute prédication véritable a quelque fondement dans la nature des choses"
- en vertu du principe de l'identité des indiscernables et du parallélisme ci-dessus évoqué, une proposition, bien comprise, est nécessairement le corrélat logique d'une substance individuelle (monade) dont la connaissance passe, dans les deux cas, par l'analyse : "lorsque le prédicat n’est pas compris expressément dans le sujet, il faut qu’il y soit compris virtuellement"
- toute proposition, bien comprise, est donc, au sens kantien, analytique, puisque la notion d'un prédicat quelconque est toujours, fût-ce virtuellement, contenue dans la notion du sujet, ce qui, en vertu du parallélisme, implique qu'aucun accident d'une substance individuelle (monade) n'est contingente pour "celui qui entendrait parfaitement la notion du sujet"
- en conséquence de ce qui précède, ce que Leibniz appelle "la notion complète" consiste justement, pour une monade donnée, en la conjonction infinie de ses accidents, ou, ce qui revient au même, pour un sujet donné, en la conjonction infinie de ses prédicats, conjonction qui, dans tous les cas, doit pouvoir être déduite par un entendement infini (divin)
- donc, puisque tout prédicat (ou tout accident) doit pouvoir se déduire de tout sujet (ou de toute substance) dont on a une notion complète, aucun prédicat (aucun accident) inhérent au même sujet (à la même substance) ne doit pouvoir entrer en contradiction avec aucun autre, sous peine de rendre l'essence (l'esse) du sujet (ou de la substance) impossible.

On voit donc que si, pour Descartes, la contradiction affecte, au minimum, l'être de l'idée de la chose, et, dans les cas les plus graves, l'être de la chose même, être dont l'existence n'est qu'une propriété parmi d'autres, pour Leibniz en revanche la contradiction affecte indistinctement l'être de la chose ou l'être de l'idée de la chose (ou, plus exactement, l'être du pouvoir-être-pensé de la chose), être qui se décline en trois catégories : celle de l'essence, celle de l'entéléchie et celle de l'existence5. La contradiction affecte l'essence d'une monade lorsque celle-ci est logiquement impossible à concevoir, y compris pour un entendement infini : un cercle dont les rayons sont inégaux n'a pas dut tout d'essence. "Un cercle dont les rayons sont inégaux" est, pour Leibniz, un flatus vocis qui a exactement le même statut ontologique qu'"abracadabra", c'est-à-dire strictement aucun. La contradiction du prédicat "rayons inégaux" avec la notion complète du sujet "cercle" empêche une telle configuration d'être une substance possible, donc d'avoir une essence. C'est ce qu'il faut entendre par "impossibilité". Mais il existe un deuxième niveau de contradiction : celle qui affecte non pas la possibilité d'une essence en soi (ou pour Dieu, ce qui revient au même), mais l'entéléchie, c'est-à-dire la compossibilité d'une essence possible avec d'autres essences possibles au sein d'un même monde possible. Par exemple, il n'y aucune contradiction inhérente à l'essence d'un Jules César qui n'est pas assassiné par Brutus aux Ides de Mars -44 ; de même, aucune contradiction dans celle d'un Brutus qui assassine Jules César aux Ides de Mars -44 ; en revanche, il y a manifestement, entre ces deux essences possibles, in-compossibilité, si l'on peut dire, c'est-à-dire impossibilité de co-action de ces deux monades. Enfin, troisième niveau de contradiction : celle qui affecte l'existence de la meilleure configuration possible de monades compossibles, bref, l'existence du meilleur monde possible. L'exemple favori de Leibniz, c'est qu'il n'y a aucune contradiction dans l'essence d'un Adam qui ne pêche pas, non plus que dans celle d'une humanité dépourvue de péché, donc aucune in-compossibilité au sein d'un même monde possible cette fois-ci ; en revanche un tel monde possible n'est pas le meilleur des mondes possibles puisqu'il ne nécessite plus l'intervention rédemptrice du Fils de Dieu. La contradiction, à ce niveau, est, pour en revenir à notre point de départ, contradiction avec le principe du meilleur (principium possibilitatum optimae optionis) qui, seul, peut justifier une existence. On pourrait l'appeler "inoptimalité". Bref, pour Leibniz, un objet contradictoire peut être, soit un objet impossible en soi, soit un objet possible en soi mais in-compossible avec d'autres, soit un objet possible en soi, compossible avec d'autres, mais inoptimal.

On voit en tout cas que, en résolvant le problème cartésien d'une contingence qui aurait contaminé tout être, mis à part celui de Dieu, Leibniz tombe dans l'excès inverse de Descartes. Car si, pour celui-ci, toute essence, en dehors de celle de Dieu, est, de facto, contingente, pour celui-là, en revanche, toute existence est, in fine, en vertu du principe de raison suffisante, nécessaire6. Du coup, le principe de contradiction change radicalement de nature. D'une part, en effet, sa portée est désormais ontologique sans ambiguïté puisque, dès le premier degré de contradiction, celle-ci affecte l'essence ("ce qu'il y a de réel dans le possible", dit Leibniz) d'une chose, essence qui s'exprime dans une proposition analytique dont le sujet enveloppe la totalité infinie de ses prédicats non-contradictoires7. Mais, d'autre part aussi, puisque la notion complète d'un sujet donné, quoique infinie, doit, de toute éternité, être connue de l'entendement divin sous peine de rendre inapplicable le principe du meilleur, le principe de contradiction se confond désormais explicitement8 avec celui du tiers exclu (tertium non datur) : "de deux propositions contradictoires, l'une est vraie, l'autre fausse"(Leibniz, Théodicée, §44). Aucune n'est, en droit, indécidable car aucune n'est, en fait, indéterminée.

Le principe logico-mathématique dit du tiers exclu consiste effectivement à tenir toute proposition d'un certain type (par exemple, toute proposition mathématique) comme soit vraie, soit fausse, tertium non datur, "une troisième possibilité étant exclue". C'est ce principe qui justifie, par exemple, la démonstration par l'absurde (le fait de tenir p pour vraie dès lors que l'on a démontré, indirectement, l'impossibilité de non-p) d'une proposition qui est, dès lors, réputée auto-subsistante dans un monde intelligible de type platonicien. D'où sa popularité, tant auprès des métaphysiciens que, bien entendu, des mathématiciens. Comme le soulignera plaisamment David Hilbert, "priver le mathématicien du tertium non datur serait enlever son télescope à l'astronome, son poing au boxeur"(Die Grundlagen der Mathematik). Si ce principe, qui présuppose que les propositions sont, de toute éternité, affectées d'une valeur de vérité que le mathématicien, par exemple, ne fait que découvrir, doit se confondre avec le principe de contradiction, alors il est clair que notre problème est résolu : sa portée est indéfectiblement ontologique, elle concerne bien ce qu'il y a avant de concerner notre forme de représentation de ce qu'il y a. En revanche, si les deux principes sont dissociés, a fortiori si le principe de tiers-exclu est nié, alors le débat est relancé.

C'est ce que fait Wittgenstein. En effet, "comment applique-t-on la loi du tiers exclu ? « Il existe, ou bien une règle qui l'interdit, ou bien une règle qui l'impose. » Mettons qu'il n'existe pas de règle qui en interdise l'occurrence, pourquoi doit-il y avoir en avoir une qui l'impose"(Wittgenstein, Remarques sur les Fondements des Mathématiques, V, 18). Ce que veut dire Wittgenstein, c'est que si p est une règle, le principe de tiers-exclu "p ou non-p" ne s'applique manifestement pas. S'il n'existe pas de règle qui interdit aux véhicules de rouler à plus de 130 km/h, pourquoi devrait-il en exister une qui impose aux véhicules de rouler à plus de 130 km/h ? On dira que la négation de "p est interdit" n'est pas "p est obligatoire", mais "p est autorisé". Fort bien. Mais a-t-on alors besoin d'une règle pour autoriser p ? Supprimer la règle qui l'interdit ou bien l'impose ne suffit-il pas ? Quelle différence y a-t-il entre une possibilité de facto et une autorisation de jure ?9 Bref, "le contraire de « il existe une loi suivant laquelle » n'est pas « il existe une loi selon laquelle non-p »"(Wittgenstein, Remarques sur les Fondements des Mathématiques, V, 13). C'est bien plutôt "il n'existe pas de règle selon laquelle p". Et c'est bien ça le problème majeur que pose l'application du principe de tiers-exclu : "quand quelqu'un établit la loi du tiers-exclu, il nous propose en quelque sorte deux images au choix et dit que l'une d'elles doit correspondre aux faits. Mais si l'on doute que des images soient applicables ici ?"(Wittgenstein, Remarques sur les Fondements des Mathématiques, V, 10). Quel sens cela aurait-il de dire : "de deux choses l'une, ou bien il existe une règle selon laquelle le développement décimal de π comprend trois sept consécutifs, ou bien il en existe une selon laquelle le développement décimal de π ne comprend pas trois sept consécutifs" ? Supposé qu'il n'existe rien tel que la première règle, il ne s'ensuit pas qu'il existe quelque chose comme la seconde. On peut très bien ne pas disposer de règle ni pour un cas, ni pour l'autre.

L'objection qu'aurait faite Leibniz est évidemment que ce que nous venons de dire ne vaut que pour les esprits finis, relativement aux êtres humains et que, dans l'absolu, Dieu, avec Son entendement infini, sait, Lui. Et, en effet, la validité du principe du tiers-exclu présuppose, soit une extension finie des possibles (il est, bien entendu, tout à fait correct de dire que, dans les mille premiers chiffres du développement décimal de π, ou bien on doit trouver trois sept consécutifs ou bien on n'en doit pas trouver), soit l'existence d'un topos noètos platonicien au sein duquel les extensions infinies n'ont aucun secret pour, par exemple, un entendement divin leibnizien. L'adoption d'un principe de tiers-exclu absorbant, pour ainsi dire, le principe de contradiction apparaît donc clairement comme la conséquence d'une assomption métaphysique de l'ontologie10, en l'occurrence, pour Leibniz, d'une métaphysique des mondes possibles (ou des essences) conçus comme le tout premier degré de la réalité11. La balle est donc désormais dans le camp de la métaphysique et tout le problème de la portée ontologique ou non du principe de contradiction dépend maintenant de la réponse à la question de savoir si l'ontologie est bien une branche de la métaphysique, ainsi que l'affirme le rationalisme classique. Parce que, dans la négative, le principe de tiers-exclu serait définitivement invalidé, ce qui priverait le principe de contradiction d'un allié précieux dans sa quête d'un statut ontologique.

Disons tout de suite que, pour Wittgenstein, la métaphysique n'a pas vocation à dire ce qui est. D'abord parce que la tradition philosophique classique, qui va d'Aristote à Leibniz en passant par Descartes, a certainement vécu et qu'il appartient, en fait, sinon en droit, aux sciences expérimentales (dans l'acception moderne qui est celle de la tradition philosophique des Lumières, en gros, de Kant à Quine12, et qui, surtout, est celle qui correspond à la pratique scientifique contemporaine elle-même) de supporter la charge de la preuve ontologique. Changement de paradigme que Wittgenstein assume pleinement : "la réalité est comparée à la proposition [...]. La proposition ne peut être vraie ou fausse que dans la mesure où elle est une image de la réalité [...]. La totalité des propositions vraies constitue la totalité des sciences de la nature"(Tractatus, 4.06-4.11). Ensuite parce que, depuis la philosophie critique de Kant qui a débouté la métaphysique de toute prétention à nous faire connaître ce qui existe13, des doutes sérieux se sont élevés au sujet du caractère signifiant du discours métaphysique. Là encore, Wittgenstein enfonce le clou : "la méthode correcte en philosophie consisterait proprement en ceci : ne rien dire que ce qui se laisse dire, à savoir les propositions de la science de la nature, quelque chose qui, par conséquent, n'a rien à voir avec la philosophie. Puis, quand quelqu'un d'autre voudrait dire quelque chose de métaphysique, lui démontrer toujours qu'il a omis de donner, dans ses pro­positions, une signification à certains signes"(Tractatus, 6.53). En particulier, le défaut de vérifiabilité expérimentale des assertions de la métaphysique est rédhibitoire puisqu'alors elles n'ont pas de "conditions de vérité" (Wahrheitsbedigungen) : "Ce que l’image [par exemple, propositionnelle] représente est son sens [...]. Dans l’accord ou le désaccord de son sens avec la réalité, consiste sa vérité ou sa fausseté [...]. Pour reconnaître si l’image est vraie ou fausse, nous devons la comparer avec la réalité [...]. À partir de la seule image, on ne peut reconnaître si elle est vraie ou fausse [...]. Il n’y a pas d’image vraie a priori"(Tractatus, 2.221-2.222-2.223-2.224-2.225). Pire que cela, dans la mesure où la métaphysique a tendance à poser des problèmes indécidables, c'est-à-dire insolubles en un nombre fini d'étapes, elle manque même de "fondements de vérité" (Wahrheitsgründe) : "d'une réponse qu’on ne peut formuler, on ne peut non plus formuler la question. Il n’y a pas d'énigme. Si une question peut de quelque manière être posée, elle peut aussi recevoir une réponse"(Tractatus, 6.5). Pour toutes ces raisons, le discours métaphysique est, pour Wittgenstein, "dépourvu de sens" (unsinnig), et le principe de tiers-exclu, tout autant que celui dit de l'identité des indiscernables14, son corollaire leibnizien, qui sont des principes purement métaphysiques, le sont aussi.

Pour autant, la validité du principe de contradiction est hors de doute, puisqu'"il tient à la grammaire du mot « règle » que « p et non-p » ne soit pas une règle si p est une règle"(Wittgenstein, Grammaire Philosophique, II, 14). En effet, "« p et q » est l’une des propositions qui affirment « p » et en même temps l’une des propositions qui affirment « q ». Deux propositions sont opposées l’une à l’autre s’il n’y a pas de proposition pourvue de sens qui les affirme toutes deux. Toute proposition qui en contredit une la nie"(Tractatus, 5.1241). Ou encore, "la contradiction est ce qui est commun aux propositions, qu’aucune proposition n’a en commun avec une autre"(Tractatus, 5.143). Le principe de contradiction est donc tautologique, son existence est certaine, exprimant a priori l'impossibilité de la configuration "p et non-p" : "la vérité de la tautologie est certaine; de la proposition, possible; de la contradiction, impossible"(Tractatus, 4.464). En d'autres termes, le principe de contradiction est transcendantal au sens kantien15, et, partant, nécessaire. Mais non pas ontologiquement nécessaire, comme chez Leibniz16, dans la mesure où l'ontologie ne peut être que contingente, dépendante qu'elle est de propositions bi-polaires (susceptibles d'être vraies ou fausses après confrontation avec une réalité extérieure) : "la proposition positive doit présupposer l’existence de la proposition négative, et vice versa"(Tractatus, 5.5151). Le principe de contradiction ne peut être que logiquement nécessaire : "de même qu’il n’est de nécessité que logique, de même il n’est d’impossibilité que logique"(Tractatus, 6.375). C'est-à-dire que, loin de pouvoir se dire, en d'autres termes, être décrit comme une situation simplement possible par une proposition douée de sens (sinvoll), le principe de contradiction va, précisément, se montrer dans toute impossibilité de figurer une situation par une telle proposition : "ce qui peut être montré ne peut être dit"(Tractatus, 4.1212). Il s'ensuit que, non seulement le principe de contradiction ne détermine aucune situation réelle, puisque "[si] la tautologie laisse à la réalité tout – infini – l’espace logique ; la contradiction remplit tout l’espace logique et ne laisse à la réalité aucun point. Aucune de deux ne peut donc déterminer en quelque manière la réalité"(Tractatus, 4.463), mais, bien plus, ne détermine non plus aucune représentation possible : "tautologie et contradiction ne sont pas images de la réalité. Elles ne représentent aucune situation possible. Car celle-là permet toute situation possible, celle-ci aucune"(Tractatus, 6.462). Bref, on ne peut pas représenter le principe de contradiction, puisque toute représentation le présuppose déjà, pas plus que la violation de ce principe, pour exactement la même raison.

Mais alors, à la lumière de l'analyse de Wittgenstein, en quoi peut bien consister un "objet impossible", c'est-à-dire un "objet" dans lequel, par hypothèse, le principe de contradiction est nié ? Soit, par exemple, E, l'escalier de Penrose, soit Ie l'énoncé : "il est impossible de construire un objet isomorphe à E". Ie n'est pas une "connaissance" (nous ne "savons" pas que "cet escalier est impossible", puisque toute connaissance, avons-nous dit supra, est une proposition comparable à la réalité dont elle prétend être l'image) mais une certitude a priori. Certitude apodictique dans la mesure où Ie n'est pas une proposition bi-polaire, (susceptible d'être vraie-ou-fausse), mais une tautologie, nécessairement vraie, puisque Ie ne dit rien mais montre la forme du principe de contradiction comme conséquence logique que l'on peut déduire a priori. Comparons, en effet, le problème de l'escalier de Penrose avec celui du cube de Necker et celui du canard-lapin de Jastrow. Soient N, le cube de Necker, C, le canard-lapin de Jastrow, Pn l'énoncé "il est possible de construire un objet isomorphe à N" et Pc l'énoncé "il est possible de construire un objet isomorphe à C". Pn se déduit a priori de ce que l'on peut, indistinctement, se donner pour règle de choisir l'un ou l'autre des deux carrés pour figurer la face du cube au premier plan. Appelons p la règle que l'on a choisi de suivre et non-p sa négation. Pn est alors de la forme (p ou non-p). Ce qui est nécessairement vrai a priori. De même pour Pc, le choix étant alors, par exemple p (je dois le voir comme canard) ou non-p (je dois le voir comme lapin, c'est-à-dire comme non-canard - en supposant, cette fois, qu'il n'y a pas d'autre possibilité de voir la figure de Jastrow-). Maintenant, s'agissant de l'escalier de Penrose, appelons q la règle selon laquelle, si je tourne dans le sens horaire d'un objet construit sur le modèle de E, je descends, et non-q la règle selon laquelle, en tournant dans le sens horaire, je ne descends pas. Il se trouve que, si je tourne effectivement dans le sens des aiguilles d'une montre je descends et, en même temps, je ne descends pas (puisque, si je choisis un "degré" quelconque comme point de départ et si je fais un tour complet, je me retrouve au-dessus du point de départ). L'impossibilité vient de ce que le principe de contradiction se trouve violé : le problème est ici de la forme "q et non-q". Ce qui est nécessairement impossible a priori.

En termes wittgensteiniens, rien de tout cela ne relève de la "connaissance". Nous ne "savons" pas que l'escalier de Penrose. est un "objet impossible", cette impossibilité se montre (zeigt sich) sans pouvoir se dire (sagen sich). Car une telle impossibilité n'est nullement une sorte d'interdit qui prohiberait un certain type de représentation du réel, ce dont nous prendrions conscience au cours d'une particulière contention de l'esprit17. Cette impossibilité est transcendantale. Elle ne prohibe rien du tout mais montre qu'il n'y a là simplement rien de possible, a fortiori, rien de réel, dans la concaténation de signes "q et non-q" dont l'escalier de Penrose est une version parmi d'autres. Dès lors, il n'y a pas non plus de sens à penser une possibilité impensable transcendantalement mais qui pourrait néanmoins être possible, en quelque sorte dans un autre monde. Pour Wittgenstein, il n'existe qu'un monde, le monde réel : "le monde est tout ce qui a lieu [die Welt ist alles, was der Fall ist]"(Tractatus, 1). Quant à "la possibilité [...] d'une situation, [elle] s'exprime par ceci qu'une expression [...] est une proposition pourvue de sens"(Tractatus, 5.525), autrement dit une image (Bild) empiriquement confrontable à ce qui a lieu. Et ce que Wittgenstein appelle "la pensée" (der Gedanke), c'est la forme commune à toutes les images, c'est-à-dire à toutes les représentations susceptibles d'être vraies ou fausses, donc possibles, de ce qui a lieu dans le monde : "la pensée contient la possibilité des situations qu'elle pense. Ce qui est pensable est aussi possible. [...] Nous ne pouvons rien penser d'illogique, parce que nous devrions alors penser illogiquement" (Wittgenstein, Tractatus, 3.02-3.03). Dès lors, l'escalier de Penrose n'est pas, au sens de Wittgenstein, un "objet impossible", ni même l'"image impossible d'un objet", mais la figuration, la manifestation du genre de problème que nous rencontrons lorsque nous nous heurtons aux "frontières du langage" (die Grenzen der Sprache). Dès lors, en effet, "les frontières de mon langage [...] signifient les frontières de mon monde"(Wittgenstein, Tractatus, 5.62) : un monde où l'escalier de Penrose est "possible" n'est pas un autre monde, un monde dans lequel les normes qui gouvernent la représentation des faits sont complètement différentes de ce qu'elles sont en réalité. Car, en affirmant cela, nous disons penser ce que, précisément, nous ne pouvons pas penser.

Pour autant, dire qu'une telle démarche est impensable ou impossible, qu'elle est dépourvue de sens (unsinnig), n'implique pas qu'elle soit dépourvue de toute valeur, mais simplement de toute valeur de vérité, en d'autres termes, qu'elle ne fait pas ce qu'elle prétend faire, à savoir nous "décrire" sur un mode extra-logique des "mondes possibles" plus ou moins éthérés. En tout cas des mondes possibles dans le sens métaphysique que nous avons donné, avec Leibniz, à cette expression. Car, comme nous avons essayé de le montrer par ailleurs (cf. Philosophie et Littérature), pour peu que l'ambitieux projet d'envisager (de donner un visage, une figure) à un au-delà du monde réel soit retiré à la métaphysique et à son absurde prétention à enrégimenter toutes les valeurs sous la bannière de la seule valeur de vérité, un "objet impossible" ici-bas mais mais non dans un autre "monde possible" peut se révéler être une oeuvre d'art. C'est ce qui se passe lorsque l'escalier de Penrose devient, par exemple, Relativité, de Maurits Cornelius Escher. Sauf que, encore une fois, pour Wittgenstein, ce que produit Escher ce n'est, ni une "pensée", ni une "image", c'est la manifestation d'une impossibilité logique (das Zeichen einer logische Unmöglichkeit). C'est en tout cas de cette manière que je comprends la définition freudienne des oeuvres d'arts comme "des satisfactions imaginatives de désirs inconscients, tout comme les rêves avec lesquels elles ont d’ailleurs en commun le caractère d’être un compromis destiné à éviter un conflit ouvert avec les puissances de refoulement"(Freud, ma Vie et la Psychana­lyse).


1J'entendrai, tout au long de cet article, par "principe de contradiction" (ou "principe de non-contradiction") la règle de consistance d'après laquelle on ne doit pas pouvoir, dans un langage donné, pouvoir asserter à la fois p et non-p. Je ferai donc délibérément abstraction des processus mécaniques de la contradiction et de ses aspects dialectiques qui nécessiteraient un tout autre développement.
2"De ces idées les unes me semble être nées avec moi, les autres être étrangères et venir de dehors, et les der­nières faites et inventées par moi-même"(Descartes, Méditations Métaphysiques, III, 10).
3"Les mêmes choses sont dites être formellement dans les objets des idées quand elles sont en eux telles que nous concevons"(Descartes, Réponses aux secondes Objections, Déf.4).
4"Dieu est la cause de toutes les choses créées, non seulement en ce qui dépend de leur production, mais même en ce qui concerne leur conservation ou leur durée dans l’être. C’est pourquoi il doit toujours agir sur son effet d’une même façon pour le conserver dans le premier être qu’il lui a donné"(Descartes, Réponses aux Cinquièmes Objections).
5"Les Essences, en tant que réelles, [sont] ce qu’il y a de réel dans la possibilité [...]. On pourrait donner le nom d’Entéléchies à toutes les substances simples, ou Monades créées, car elles ont en elles une certaine perfection [...] qui les rend sources de leurs actions internes [...]. Chaque possible [a] droit de prétendre à l’Existence à mesure de la perfection qu’il enveloppe"(Leibniz, Monadologie, §§43, 18, 54).
6"Dieu voyant la notion individuelle ou hecceïté d’Alexandre, y voit en même temps le fondement et la raison de tous les prédicats qui se peuvent dire de lui véritablement [...]. Aussi, quand on considère bien la connexion des choses, on peut dire qu’il y a de tout temps dans l’âme d’Alexandre des restes de tout ce qui lui est arrivé, et les marques de tout ce qui lui arrivera, et même des traces de tout ce qui se passe dans l’univers, quoiqu’il n’appartienne qu’à Dieu de les reconnaître toutes"(Leibniz, Discours de Métaphysique, viii)
7"Disant que la notion individuelle d'Adam enferme tout ce qui lui arrivera jamais, je ne veux dire autre chose que praedicatum inesse subjecto verae propositionis"(Leibniz, Correspondance avec Arnauld).
8Depuis Aristote, la confusion était déjà implicite : "Il n'est pas possible qu'il y ait aucun intermédiaire entre les énoncés contradictoires : il faut nécessairement ou affirmer ou nier un seul prédicat, quel qu'il soit"(Métaphysique, Γ, 1011b23).
9Tandis que nous avons, manifestement, l'intuition d'une telle différence entre contrainte de facto d'une part, et obligation (interdiction) ou nécessité (impossibilité) de jure d'autre part : "nous avons l'idée d'un super-mécanisme lorsque nous parlons de nécessité logique. Par exemple, la physique a essayé (c'était pour elle un idéal) de réduire les choses à des mécanismes ou au choc de quelque chose contre quelque chose d'autre. Votre désir est de dire : « il y a une liaison ». Mais qu'est-ce qu'une liaison ? Eh bien des leviers, des chaînes, des engrenages. Ce sont là des liaisons, mais ce que nous devrions expliquer ici, c'est plutôt le préfixe « super ». Nous disons que les hommes condamnent un homme à mort, et nous disons que la loi le condamne à mort. « Bien que le jury puisse l'absoudre, l'acquitter, la loi ne le peut » (cela peut vouloir dire que la loi ne peut se laisser suborner, etc.). L'idée de quelque chose de super-strict, quelque chose de plus strict qu'un juge ne peut l'être, une super-rigidité, quelque chose que l'on ne peut pas influencer. Le rôle de tout ceci étant de nous amener à nous demander : « avons-nous une image de quelque chose de plus rigoureux ? » Sans doute que non. Mais nous sommes enclins à nous exprimer nous-mêmes à la forme superlative. [...] « Le levier géométrique est plus dur que le plus dur de tous les leviers, il ne peut pas plier. » Là, vous avez le cas de l'impossibilité logique. « La logique est un mécanisme forgé dans un matériau infiniment dur, la logique ne peut pas plier, ou ne peut plus plier. » C'est là la façon d'arriver à un super-quelque chose, la façon dont certains superlatifs viennent au jour, la façon dont ils sont employés"(Wittgenstein, Leçon sur l'Esthétique, II, 25-26-27).
10Laquelle, rappelons-le, est définie, depuis Aristote comme la "science qui étudie l'être en tant qu'être, et les attributs qui lui appartiennent de par lui-même"(Métaphysique, Γ, 1003a21).
11Là encore, cf. Aristote : "l’essence d’une chose n’est rien d’autre que sa puissance de passer à l’acte [...]. Donc, une chose est possible si son passage à l’acte dont elle est dite avoir la puissance n’entraîne aucune impossibilité"(Métaphysique, Η, 1047a24)
12"Une science proprement dite [...] exige une partie pure sur laquelle se fonde la partie empirique et qui repose sur la connaissance a priori [i.e. mathématisée, cf. Kant, Wittgenstein et l'Univers Mathématisé de Galilée] des choses de la nature"(Kant, Pre­miers Principes Métaphysiques de la Science de la Nature, IV, 470) ; "être réel c’est être la valeur d’une variable, plus précisément, ce que l’on reconnaît être, c’est ce que l’on admet comme valeur pour les variables de la théorie"(Quine, la Poursuite de la Vérité, §10) ; "le caractère de la réalité, c’est l’affaire de l’homme de science"(Quine, le Mot et la Chose, §6).
13"Dans le simple concept d’une chose, on ne saurait trouver aucun caractère de son existence : c’est en vain que nous prétendons explorer ou deviner l’existence d’une chose quelconque"(Kant, Critique de la Raison Pure, III, 190).
14"Sommairement parlant, dire que deux choses sont identiques est dépourvu de sens, et dire d'une chose est identique à elle-même ce n'est rien dire du tout"(Wittgenstein, Tractatus, 5.5303).
15"[Ce] qui s'occupe en général non pas tant d'objets que de notre mode de connaissance des objets en tant que celui-ci doit être possible a priori"(Kant, Cri­tique de la Raison Pure, AK III, 43).
16Wittgenstein ne réhabilite pas pour autant le type de contingence des principes logiques que nous avons souligné chez Descartes. Wittgenstein, en cela très kantien, se refuse en effet à confondre l'origine d'un principe avec sa valeur. Que la logique ait une origine divine ou non, conventionnelle ou non, empirique ou non, etc., bref, quelle que soit son origine de facto, cela n'a aucun impact sur sa valeur de jure, nécessité "transcendantale" pour Wittgenstein comme pour Kant. Cela dit, il n'y a pas, chez Wittgenstein, de "connaissance" possible du transcendantal : celui-ci se montre sans pouvoir se dire (cf. Dire et Montrer : le "Mysticisme" de Wittgenstein).
17Comparer avec Descartes : "Quand donc on dit qu'un bâton paraît rompu dans l'eau, à cause de la réfraction, c'est de même que si l'on disait qu'il nous parait d'une telle façon qu'un enfant jugerait de là qu'il est rompu et qui fait aussi que, selon les préjugés auxquels nous sommes accoutumés dès notre enfance, nous jugeons la même chose. Mais je ne puis demeurer d'accord de ce que l'on ajoute ensuite, à savoir que cette erreur n'est point corrigée par l'entendement, mais par le sens de l'attouchement ; car bien que ce sens nous fasse juger qu'un bâton est droit, outre cela il est besoin que nous ayons quelque raison, qui nous enseigne que nous devons en cette rencontre, nous fier plutôt au jugement, que nous faisons ensuite de l'attouchement, qu'à celui où semble nous porter le sens de la vue : laquelle raison ne peut être attribuée au sens, mais au seul entendement"(Réponses aux Sixièmes Objections).

mardi 8 janvier 2013

"DROIT DU PLUS FORT" : NON-SENS OU ERREUR ? (LECTURE WITTGENSTEINIENNE DE ROUSSEAU)

"Le plus fort n’est jamais assez fort pour être le maître s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en de­voir. De là le droit du plus fort. [Mais] la force est une puissance physique, je ne vois point quelle moralité peut résulter de ses effets. Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté, c’est tout au plus un acte de prudence. En quel sens pourra-ce être un devoir [...] ? Car sitôt que c’est la force qui fait le droit, l’effet change avec la cause, toute force qui sur­monte la première succède à son droit. Sitôt qu’on peut désobéir impunément on le peut légitimement. Et puisque le plus fort a toujours raison, il ne s’agit que de faire en sorte qu’on soit le plus fort. Or, qu’est-ce qu’un droit qui périt quand la force cesse ? S’il faut obéir par force, on n’a pas besoin d’obéir par devoir, et si l’on n’est plus forcé d’obéir, on n’y est plus obligé. On voit donc que ce mot de droit n’ajoute rien à la force : il ne signifie ici rien du tout [...]. Convenons donc que force ne fait pas droit et qu’on n’est obligé d’obéir qu’aux puissances légitimes"(Rousseau, du Contrat Social, I, 3).
Lorsque Rousseau dit que, dans l'expression "droit du plus fort", "ce mot de droit n’ajoute rien à la force : il ne signifie ici rien du tout"(op. cit.), le philosophe analytique se demande si le prétendu "non-sens" dont il est fait état par l'auteur est véritablement un non-sens conceptuel ou s'il n'est pas plutôt une appellation emphatique pour dire que c'est une erreur empirique monstrueuse. En d'autres termes le prétendu "droit du plus fort" est-il une expression du type "carré rond" ou du type "montagne d'or" ? Lorsqu'il écrit "le plus fort n’est jamais assez fort pour être le maître s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en de­voir"(op. cit.), veut-il dire qu'un rond n'est jamais un carré s'il ne transforme ses arcs en côtés et ses diamètres en diagonales, ou veut-il dire qu'une montagne n'est jamais une montagne d'or si elle n'est composé d'éléments chimiques dont le numéro atomique est 79 ? En termes wittgensteiniens, est-il logiquement impensable qu'un fait corresponde à un énoncé qui contiendrait l'expression "droit du plus fort" parce qu'un tel énoncé serait vide de sens (sinnlos), dépourvu de signification (unsinnig), ou bien est-il empiriquement faux qu'un fait y corresponde ? Il m'a semblé que ce que Rousseau établit dans ce passage, ce n'est pas, en dépit des apparences, que l'expression "droit du plus fort" est une contradiction ou une absurdité comme il le prétend, mais plutôt une erreur factuelle. Je vais donc essayer de faire pour l'argument du "droit du plus fort" ce que d'autres ont fait à propos du cogito cartésien (cf. Philosophie Analytique vs Philosophie Continentale -un exemple-).

Appelons donc R cet énoncé de Rousseau : "le droit n'ajoute rien à la force", et non-R sa contradictoire : "le droit ajoute quelque chose à la force", le verbe "ajouter" étant manifestement pris au sens de la logique de Port-Royal, c'est-à-dire consistant en une opération sémantique de détermination d'une idée par une autre1. À sa suite, Rousseau affirme que l'expression "droit du plus fort" est "du galimatias inexplicable", ou encore, "ne signifie rien du tout". D'où le problème que nous posons : cette expression, pourtant fort courante, mérite-t-elle, dans le contexte de son énonciation, sa qualification de non-sens (ou galimatias, ou absurdité, ou ...) ou doit-elle être requalifiée en simple erreur ? En effet, du point de vue wittgensteinien que nous avons choisi d'adopter, de deux choses l'une :
1 - ou bien non-R est un non-sens conceptuel (et, bien entendu, R aussi), ce qui confirmerait Rousseau
2 - ou bien non-R est une erreur empirique (et R une vérité empirique), ce qui rectifierait Rousseau.

1 - Affirmer que non-R est un non-sens conceptuel, c'est, de deux choses l'une :
1a - soit affirmer que non-R est un non-sens logique (non-R est sinnlos)
1b - soit affirmer que non-R est un non-sens métaphysique ou grammatical (non-R est unsinnig).

1a - Pour que non-R soit un non-sens logique, il faudrait démontrer que cet argument est contradictoire (ou, éventuellement, que R est tautologique, si on admet le principe du tiers exclu). Or, il est patent que Rousseau ne le "démontre" pas, ni directement, ni indirectement (par raisonnement par l'absurde). Il ne conclut pas formellement que la classe S1 des situations subsumées sous le concept O ("obligation morale d'obéir au droit impérissable") est disjointe de la classe des situations S2 subsumées sous le concept C ("contrainte physique de se soumettre à la force périssable"). Pourtant il le présuppose à tout instant car, si ce n'était pas le cas, il devrait admettre qu'il existe au moins une situation S (un exemple de relations sociales réelles) appartenant à la fois à l'extension de O et à celle de C, en d'autres termes une situation qui ne peut être décrite adéquatement qu'en disant que c'est une situation de droit et en même temps de force, donc que le droit peut ajouter quelque chose à la force2. Mais c'est ce que R nie catégoriquement sans le conclure d'une démonstration mais en reformulant R en R1 "la force doit être transformée en droit pour devenir droit", R2 "la force, qui est une puissance physique, n'est en rien modifiée par le droit, qui est une puissance morale", R3 "céder nécessairement à la force n'a pas besoin de l'adhésion volontaire au droit", R4 "l'obéissance à la force se passe de la notion de devoir, contrairement à l'obéissance au droit", R5 "si la force à toujours raison, le degré maximal de contrainte est déjà atteint et ne peut, a fortiori être dépassé par le droit", R6 "si le droit disparaît toujours en même temps que la force, la force n'a nul besoin du droit pour exister". Le problème est que, d'une part, ces reformulations de R sont juxtaposées sans être jamais mises en relation de consécution logique (d'où l'impression de circularité de l'argumentation ainsi qu'un effet d'accumulation typiquement rhétorique), d'autre part qu'aucune de ces reformulations n'exhibe la forme de la contradiction : 
- ni du point de vue syntaxique : la forme "p et non-p", soit, en langage vernaculaire, "la force se suffit à elle-même et la force a besoin du secours du droit", ne se montre jamais
- ni du point de vue sémantique : ce qui se montre ne peut se dire, donc ne peut nous apporter la moindre information sur le monde, "ce qui peut être montré ne peut être dit"(Tractatus, 4.1212), or, il semble bien que R nous apprenne quelque chose et donc dise bien quelque chose
- ni du point de vue sémiotique : l'infraction d'un principe logique comme celui de non-contradiction doit entraîner l'impensabilité, c'est-à-dire l'irreprésentabilité de ce qui, précisément, l'enfreint : "le caractère a priori de la logique consiste dans l'impossibilité de rien penser d'illogique"(Tractatus, 5.4731), ce qui n'est manifestement pas le cas de non-R
- ni du point de vue psychologique : l'impossibilité de non-R et la certitude de R sont loin de sauter aux yeux, or "certitude, possibilité ou impossibilité d’une situation ne s’expriment pas au moyen d’une proposition, mais par ceci qu’une expression est une tautologie, une proposition pourvue de sens ou une contradiction"(Tractatus, 5.525).

Pour toutes ces raisons, il semble difficile de dire que non-R est une contradiction, c'est-à-dire un non-sens logique, bref, que non-R est sinnlos.

1b - Pour que non-R soit, toujours d'un point wittgensteinien, un non-sens métaphysique ou grammatical3, il faudrait que non-R ait fait l'objet d'une analyse grammaticale qui conclue, non plus que l'argument est formellement contradictoire, mais qu'il est absurde (unsinnig). "Droit" aurait alors, dans "le droit ajoute quelque chose à la force", le même statut qu'"identique" dans "Socrate est identique" (cf. Tractatus, 5.4733), à savoir qu'il serait tout bonnement dépourvu de référence (Bedeutung), ce que dit d'ailleurs explicitement Rousseau : "ce mot de droit [...] ne signifie ici rien du tout". Il semblerait exister là une voie plus prometteuse d'exploration de l'argumentation de Rousseau. Mais de nouvelles difficultés surgissent bientôt. Car, s'il s'agit à présent d'examiner les relations4 qu'entretiennent les termes constitutifs de l'énoncé non-R, c'est de relations internes qu'il s'agit et pas de n'importe quelles relations. Wittgenstein n'a eu de cesse, en effet, d'établir et de maintenir, tout au long de son parcours philosophique, une distinction définitive (d'aucuns diront "dogmatique") entre ce qui se dit (la contingence empirique de la vérité en tant qu'elle relève de l'expérience sensible : "pour reconnaître si l’image est vraie ou fausse, nous devons la comparer avec la réalité", Tractatus, 2.223) et ce qui se montre (la nécessité logico-grammaticale de la tautologie lato sensu en tant qu'elle procède de la seule réflexion conceptuelle : "de même qu’il n’est de nécessité que logique, de même il n’est d’impossibilité que logique", Tractatus, 6.375). Mais, dire que nous allons nous intéresser exclusivement aux relations internes qu'entretiennent entre eux les termes "droit" et "force" indépendamment, donc, des relations externes qu'entretiennent entre elles les situations empiriques éventuellement dénotées par ces termes, c'est dire que nous allons examiner des relations que lesdits termes ne peuvent pas ne pas avoir, des relations nécessaires donc, en tant que celles-ci sont réputées être données avec les termes reliés eux-mêmes : "quelle est donc la caractéristique des propriétés internes ? Le fait que toujours, invariablement, elles se trouvent dans l'ensemble qu'elles déterminent, en quelque sorte indépendamment des événements extérieurs"(Wittgenstein, Remarques sur les Fondements des Mathématiques, §102). Si je dis, par exemple (cf. op.cit., §104) "le blanc est plus clair que le noir", la relation "être plus clair que" est donnée en même temps que les termes "blanc" et "noir", de sorte que si ce n'est pas le cas, s'il faut vérifier l'existence de cette relation, je peux conclure avec certitude que les relata ne sont pas, respectivement, "blanc" et "noir"). C'est d'ailleurs ce que Rousseau semble dire à propos de la relation "être exclusif de" et du couple [liberté, indépendance] dans le passage suivant :
"On a beau vouloir confondre l’indépendance et la liberté, ces deux choses sont si différentes que même elles s’ex­cluent mutuellement. Quand chacun fait ce qui lui plaît, on fait souvent ce qui déplaît à d’autres [...]. La liberté consiste moins à faire sa volonté qu’à n’être pas soumis à celle d’autrui [...]. Je ne connais de liberté vraiment libre que celle à laquelle nul n’a le droit d’opposer de la résistance [...]. Ainsi la liberté sans la justice est une véritable contradiction [...]. Il n’y a donc point de liberté sans lois, ni où quelqu’un est au-dessus des lois"(Rousseau, Lettres écrites de la Montagne, VIII).
Rousseau procède là, typiquement, à une analyse grammaticale des termes "liberté" et "indépendance" pour conclure que l'indépendance nie la liberté (mon indépendance entraîne une subordination d'autrui à ma volonté et, par réciprocité, ma subordination à la volonté d'autrui) et que la liberté nie l'indépendance (la liberté est une certaine sorte de dépendance, la dépendance à l'égard des lois sous réserve que celles-ci soient l'expression de la volonté générale). D'où l'exclusion mutuelle de la liberté et de l'indépendance, relation d'exclusion mutuelle qui, dans l'analyse de Rousseau, est constitutive des relata "liberté" et "indépendance". Or, qu'en est-il pour les termes "droit" et "force" reliés par la relation "n'ajoute rien à" ? Si cette relation est contingente au lieu d'être nécessaire, avons-nous encore affaire à "droit" et à "force" ? Eh bien, contrairement à l'exemple de la relation "être plus clair que", qui fait partie de l'essence du couple ordonné [blanc, noir], contrairement à la relation "être exclusif de", qui fait partie du couple [liberté, indépendance], il semble que la relation "n'ajoute rien à" ne fasse pas partie de celle du couple [droit, force]. Car, nous dit Wittgenstein, si c'était le cas, cette relation, réputée interne serait tout à la fois intemporelle et paradigmatique :
"Quand nous disons : « cette proposition suit de celle-ci », le verbe « suivre » est employé hors du temps (et cela montre que cette proposition n'exprime pas le résultat d'une expérience. […] Comparer cela à « le blanc est plus clair que le noir ». Cette expression également est hors du temps et elle aussi exprime l'existence d'une relation interne. […] L'image d'une tache noire et d'une tache blanche nous sert simultanément de paradigme de ce que nous comprenons par « plus clair », « plus foncé » et de paradigme pour « blanc » et « noir ». Dans cette mesure, le caractère « foncé » se trouve dans le « noir »"(Wittgenstein, Remarques sur les Fondements des Mathématiques, §§103-104-105).
De même qu'il n'y a aucun sens à dire "le blanc est plus clair que le noir maintenant, mais on ne sait pas s'il en ira de même tout à l'heure", pour Rousseau, il serait absurde de prétendre "l'indépendance et la liberté étaient compatibles hier mais plus aujourd'hui". Rousseau argumente, dans ce passage, dans le plus pur style métaphysicien : il recherche l'essence éternelle et immuable de la liberté et de l'indépendance. En termes wittgensteiniens, il procède donc bien à une analyse grammaticale : "l’essence d’une chose, c’est l’usage grammatical du mot correspondant [...] C’est la grammaire qui dit quel genre d’objet est une certaine chose" (Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §§371, 373). Mais est-il aussi absurde, du point de vue même de Rousseau, de dire "le droit n'ajoute rien à la force pour le moment mais qui sait, dans l'avenir ..." ? L'argumentation de Rousseau est, dans du Contrat Social, I, 3, incontestablement moins métaphysicienne et plus moralisante. Il parle de "moralité", de "prudence", de "devoir", de "légitimité", autant de termes qui, avant les Fondements de la Métaphysique des Moeurs de Kant, ne relèvent justement pas d'une métaphysique de l'intemporel extra-mondain mais plutôt, comme dirait Kant, d'une anthropologie du point de vue pragmatique5. Hésitation qui se retrouve au chapitre suivant à propos de l'esclavage : "ainsi, de quelque sens qu'on envisage les choses, le droit d'esclavage est nul, non seulement parce qu'il est illégitime, mais parce qu'il est absurde et ne signifie rien. Ces mots, esclavage et droit, sont contradictoires ; ils s'excluent mutuellement"(Rousseau, du Contrat social, I, iv). Il ne peut y avoir de droit à l'esclavage, le droit ne peut rien ajouter à cet usage limite de la force qu'on appelle "esclavage", nous dit Rousseau, "non seulement parce qu'il est illégitime mais aussi parce que ...". Donc, inter alia, parce qu'il est moralement condamnable. Argument qui ne peut tenir lieu de relation intemporelle, ne fût-ce que parce qu'il n'est pas du tout exclu que cette condamnation ne soit pas universelle.

Mais ce n'est pas tout. Dans l'énoncé R ("le droit n'ajoute rien à la force"), la relation "n'ajoute rien à", dans la mesure où elle n'est pas intemporelle, n'est pas non plus paradigmatique. Si je désire expliquer en quoi consiste la relation "être plus clair que", je peux prendre l'exemple du couple ordonné [blanc, noir]. De même, si je veux faire comprendre ce qu'est une hauteur acoustique moyenne, je prendrai, par exemple, le trio ordonné [violon, alto, violoncelle] et si j'entends préciser ce qu'est un déplacement en diagonal, l'exemple du fou aux échecs sera éclairant. Enfin, dans la métaphysique rousseauïste, nul doute que le couple [liberté, indépendance] exemplifie la relation d'exclusion mutuelle. Aussi, toutes ces propriétés et relations seront-elles dites "internes" puisqu'elles sont, en quelque sorte, indissociables des termes qui sont par elles reliés. Or, si on veut fournir un exemple frappant de ce en quoi consiste la relation "n'ajoute rien à", il me semble qu'on prendra l'exemple des couples [nombre zéro, nombre x], [transparence, couleur], ou bien celui de deux termes réputés synonymes ([célibataire, non-marié], [homme, bipède sans plumes], [eau, H2O], etc...). Mais en quel sens dira-t-on que le couple ordonné [droit, force] est un exemple paradigmatique de la relation "n'ajoute rien à" ? Une preuve supplémentaire de ce défaut d'internalité de ladite relation nous est d'ailleurs fournie par le fait que, comme nous l'avons montré supra en 1a, Rousseau se sent obligé de reformuler sa thèse R en R1, R2, ... R6. Or, que sont ces reformulations non-démonstratives, sinon des tentatives d'interprétation de la relation qui est en question. Ce critère est, pour Wittgenstein, tout à fait significatif : une relation interne se comprend directement, par soi-même, dès lors qu'on a fait état des termes reliés par elle. Elle n'a pas besoin d'être interprétée. Ce qui explique pourquoi, lorsqu'on nous demande d'expliquer en quoi consiste une quelconque relation interne, nous réagissions, non pas en la reformulant, mais en disant : "tu veux savoir ce que c'est que la relation ... ? Eh bien, c'est, par exemple, celle qui existe entre ...".

Décidément, il nous est donc impossible d'affirmer, comme Rousseau nous y convie, que non-R ("le droit ajoute quelque chose à la force") est absurde ("un galimatias incompréhensible"), ou, dans le vocabulaire de Wittgenstein, que non-R est un non-sens métaphysique ou grammatical, bref, que non-R est unsinnig.

2 - Il nous reste à examiner la possibilité qu'en dépit des apparences engendrées par la structure de surface de son argumentation, l'énoncé non-R soit doué de sens (sinvoll) mais tout simplement faux : "un complexe ne peut être donné que par sa description, qui sera vraie ou fausse. Une proposition qui mentionne un complexe qui n'existe pas ne sera pas absurde, mais simplement fausse"(Wittgenstein, Tractatus, 3.24). En effet, "percevoir un complexe signifie percevoir que ses parties constitutives sont dans telle ou telle relation"(op.cit., 5.5423). Bref, une proposition sera fausse, non pas si elle contradictoire comme dans le cas du non-sens logique ou absurde comme dans celui du non-sens métaphysique, mais si, tout en étant douée de sens (sinvoll), ses éléments constitutifs dénotent un complexe6 dont les termes existent bien mais dont les relations, externes cette fois, c'est-à-dire empiriquement constatables, ne sont celles qui sont affirmées par la proposition. Car, différence fondamentale, chez Wittgenstein, entre les énoncés faux et ceux qui sont des non-sens (logiques ou métaphysiques) : dans ceux-ci, tout ou partie des termes sont dépourvus de dénotation (Bedeutung, cf. Tractatus, 4.0312, 5.4, 5.4733, 6.53), tandis que dans ceux-là, c'est tout ou partie des relations (externes) qui font défaut. Une proposition est fausse lorsque donc des objets sont correctement nommés mais qu'ils ne sont pas entre eux dans la relation (Beziehung) décrite par la proposition. Et comme "la proposition positive doit présupposer l’existence de la proposition négative, et vice versa"(Tractatus, 5.5151), dire qu'un énoncé est faux n'est autre chose qu'affirmer que ses conditions de vérités (Wahrheitsbedigungen, cf Tractatus, 4.463), concernant donc l'effectivité des relations et non pas celle des objets, ne sont pas satisfaites bien que ses fondements de vérité7 (Wahrheitsgründe, cf Tractatus, 5.101) soient tout à fait valides. Bref, pour en revenir à notre problème initial, dire que non-R est faux, dire qu'il est faux que le droit ajoute quoi que ce soit à la force, revient à dire, non pas que le terme "droit" est, dans cet énoncé, a priori un terme vide comme le prétend Rousseau (et comme ce serait le cas si non-R était un non-sens logique ou métaphysique), mais que la relation empirique qui régit les rapports entre "droit" et "force" n'est pas que le premier terme "ajoute quelque chose" au second. Alors comment allons-nous à présent établir le statut d'erreur empirique de ce fameux énoncé après avoir, du moins l'espérons-nous, réfuté son statut de non-sens logique ou métaphysique ?

Il me semble que, dans l'ensemble de son oeuvre, Rousseau adopte une posture d'historien ou d'anthropologue beaucoup plus que de logicien ou de métaphysicien. En particulier, sa préoccupation constante de rapporter l'état civil factuel à un état de nature normatif n'a rien d'une spéculation métaphysique. Comparons, par exemple,
"ce n'est donc pas par l'avilissement des peuples asservis qu'il faut juger des dispositions naturelles de l'homme pour ou contre la servitude, mais par les prodiges qu'ont faits tous les peuples libres pour se garantir de l'oppression. Je sais que les premiers ne font que vanter sans cesse la paix et le repos dont ils jouissent dans leurs fers et que miserrimam servitutem pacem appellant, mais quand je vois les autres sacrifier les plaisirs, le repos, la richesse, la puissance et la vie même la conservation de ce seul bien si dédaigné de ceux qui l'ont perdu ; quand je vois des animaux nés libres et abhorrant la captivité se briser la tête contre les barreaux de leur prison, quand je vois des multitudes de sauvages tout nus mépriser les voluptés européennes et braver la faim, le feu, le fer et la mort pour ne conserver que leur indépendance, je sens que ce n'est pas à des esclaves qu'il appartient de raisonner de liberté"(Rousseau, Discours sur l’Origine de l’Inégalité, i)
avec
"dire à un homme qu’il vive en repos, c’est lui conseiller qu’il vive heureux : c’est lui conseiller d’avoir une condition tout heureuse et laquelle il puisse considérer à loisir, sans y trouver sujet d’affliction. Ce n’est donc pas entendre la nature. [...] Ils ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l'occupation au-dehors, qui vient du ressentiment de leurs misères continuelles ; et ils ont un autre instinct secret, qui reste de la grandeur de notre première nature, qui leur fait connaître que le bonheur n'est en effet que dans le repos, et non pas dans le tumulte ; et de ces deux instincts contraires, il se forme en eux un projet confus, qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme, qui les porte à tendre au repos par l'agitation, et à se figurer toujours que la satisfaction qu'ils n'ont point leur arrivera, si, en surmontant quelques difficultés qu'ils envisagent, ils peuvent s'ouvrir par là la porte au repos. Ainsi s'écoule toute la vie."(Pascal, Pensées, B139).
Qu'est-ce que l'homme à l'état de nature ? Pour l'un, ce qui se dessine en filigrane derrière les luttes sociales des hommes et derrière l'instinct biologique des hommes, pour l'autre, un être d'essence divine, celle d'avant la "chute" dans la mort et le péché qui, désormais, vont caractériser l'existence des hommes. Réflexion appuyée sur des exemples historiques et des observations empiriques dans un cas, inférence métaphysique (Wittgenstein aurait dit "analyse grammaticale") nourrie des Saintes Écritures8, donc entièrement a priori, dans l'autre. Et, effectivement, si l'un et l'autre s'évertuent à penser le douloureux passage de l'état de nature à l'état civil, contrairement à Pascal, pour Rousseau, comme le dit Jean Starobinski,
"le drame de la chute ne précède donc pas l'existence terrestre ; Rousseau transporte le mythe religieux dans l'histoire elle-même ; il la divise en deux temps : l'un, temps stable de l'innocence, règne tranquille de la pure nature ; l'autre, histoire en devenir, activité coupable, négation de la nature par l'homme [...]. L'état de nature n'est donc que le postulat spéculatif que se donne une « histoire hypothétique », principe sur lequel la déduction pourra prendre appui, en quête d'une série de causes et d'effets bien enchaînés, pour construire l'explication génétique du monde tel qu'il s'offre à nos yeux. Ainsi procèdent presque tous les hommes de sciences et les philosophes de l'époque, qui croient n'avoir rien démontré s'ils ne sont remontés aux sources simples et nécessaires de tous les phénomènes : ils se font donc les historiens des origines de la terre, de la vie, des facultés de l'âme, des sociétés"(la Transparence et l'Obstacle, p.24-26).
En d'autres termes, Rousseau est (comment pourrait-il en être autrement?) un érudit de son temps qui entend substituer, à l'instar des empiristes et des encyclopédistes, l'enquête empirique à la pure spéculation métaphysique, notamment à celle qui se réduit au dogmatisme théologique. Aussi, lorsque l'académie de Dijon lance, en 1752, un concours autour de la question "quelle est l'origine de l'inégalité parmi les hommes et si elle est autorisée par la loi naturelle ?", Rousseau commence-t-il par objecter :
"comment connaître les sources de l'inégalité parmi les hommes si l'on ne commence par les connaître eux-mêmes ? [...] Semblable à la statue de Glaucus, que le temps, la mer et les orages avaient tellement défigurée qu'elle ressemblait moins à un dieu qu'à une bête féroce, l'âme humaine, altérée au sein de la société par mille causes sans cesse renaissantes, par l'acquisition d'une multitude de connaissances et d'erreurs, par les changements arrivés à la constitution des corps, et par le choc continuel des passions, a, pour ainsi dire, changé d'apparence au point d'être presque méconnaissable"(Discours sur l'Origine de l'Inégalité, préf.).
L'analogie de l'état civil de l'humanité avec une statue antique rongée par les outrages du temps laisse, certes, mal augurer de la rigueur méthodologique avec laquelle l'auteur va conduire son enquête historique. Mais, encore une fois, comment pourrait-il en être autrement ? Et si l'on se rappelle que Rousseau a commencé à se faire connaître par ses talents littéraires et pour son intérêt pour l'art musical, on ne s'étonnera plus qu'"une certitude prend corps, qui est d'essence poétique, mais qui se trompe sur sa nature : elle veut parler le langage de l'histoire et prendre à témoin l'érudition la plus sérieuse. La conviction s'impose irréfutablement : tels furent sans conteste les débuts de l'humanité, tel fut bien le premier visage de l'homme"(Jean Starobinski, la Transparence et l'Obstacle, p.26). Bref, avec des moyens et une méthode sans doute contestables, Rousseau entend cependant faire de l'histoire et non pas de la métaphysique, encore moins de la logique :
"Tant que les hommes se contentèrent de leurs cabanes rustiques, tant qu’ils se bornèrent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arêtes, à se parer de plumes ou de coquillages, à se peindre le corps de diverses couleurs, à perfectionner ou embellir leurs arcs et leurs flèches, à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs ou quelques grossiers instruments de musique, en un mot, tant qu’ils s’appliquèrent à des ouvrages qu’un seul pouvait faire et qu’à des arts qui n’avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu’ils pou­vaient l’être par leur nature et continuèrent à jouir entre eux des douceurs d’un commerce indépendant. Mais dès l’instant qu’un homme eut besoin du secours d’un autre, dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux, l’égalité disparut, la propriété s’introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu’il fallut arroser de la sueur des hommes et dans lesquelles on vit bientôt l’esclavage et la misère germer et croître avec les moissons"(Rousseau, Discours sur l’Origine de l’Inégalité, ii).
Retenons juste le contraste entre les dernières propositions de chacune des deux phrases emblématiques de ce passage : "[les hommes] continuèrent à jouir entre eux des douceurs d’un commerce indépendant" vs "on vit bientôt l’esclavage et la misère germer et croître avec les moissons". La perte de l'état de nature, le passage à l'état civil est le résultat concret, historique, empirique de l'instauration du rapport de force (voire de servitude) dans les relations sociales. Pour Rousseau, l'homme n'est pas, par nature, un zôon politikon, un animal social. Par suite, si ordre social il doit y avoir (et l'état civil, le status civilis, c'est, par définition, l'état d'ordre social), celui-ci ne peut être que conventionnel. Dès lors, comme l'irréversibilité du temps historique interdit de retrouver le paradis perdu de l'état de nature, "l'ordre social est un droit sacré qui sert de base à tous les autres. Cependant, ce droit ne vient point de la nature. Il est donc fondé sur des conventions"(Rousseau, du Contrat Social, I, 1). Or, de quel droit, de quelles conventions s'agit-il ?
"Résumons en quatre mots le pacte social des deux états [à savoir : l'état de richesse et l'état de pauvreté]. Vous avez besoin de moi car je suis riche et vous êtes pauvre ; faisons donc un accord entre nous : je permettrai que vous ayez l'honneur de me servir, à condition que vous me donnerez le peu qui vous reste pour la peine que je prendrai de vous commander"9(Rousseau, Encyclopédie, tome V, art. "Économie Politique").
Voilà le pacte social originel, c'est-à-dire, pour Rousseau, celui qui marque la transition à l'état civil, à l'état de droit. De ce point de vue, asserter non-R, exciper d'un soi-disant "droit du plus fort", est bien, au sens de Wittgenstein, une erreur. En effet, le droit est une réalité, la force aussi (ce ne sont pas des termes vides mais qui dénotent deux "objets complexes"), seulement la relation qui unit le premier terme au second ne peut pas être "ajouter quelque chose à", ni dans le sens des "jusnaturalistes", ni dans le sens des "positivistes". Pour les théoriciens du droit naturel, les "jusnaturalistes" (Aristote, Grotius, Hobbes, Spinoza, Locke), le droit n'est rien d'autre que l'énergie des rapports de force réputés naturels mise en quelque sorte au service de la paix et de la stabilité sociales. Quant aux théoriciens du droit positif, les "positivistes", dont les premiers représentants, connus de Rousseau, sont Machiavel (dont il est un grand lecteur) ou Pascal, ils considèrent, à rebours des "jusnaturalistes", que les conventions sont le fruit de coutumes contingentes (la fortuna machiavelienne) et non pas de la nature humaine. Or, Rousseau pense, à l'instar des "positivistes", que les rapports sociaux et, a fortiori, l'inégalité sociale, sont historiquement contingents et non pas nécessaires par nature. Il est donc faux de croire, comme les "jusnaturalistes", que le droit peut contribuer à renforcer le lien social : le lien social n'a pas, du point de vue de Rousseau, à être renforcé, mais doit être créé de toute pièce : "la dépendance des hommes étant désordonnée [...] engendre tous [les vices] et c'est par elle que le maître et l'esclave se dépravent mutuellement. S'il y a quelque moyen de remédier à ce mal dans la société c'est de substituer la loi à l'homme et d'armer les volontés générales d'une force réelle supérieure à l'action de toute volonté particulière"(Rousseau, Émile ou de l’Éducation, iv). Cela dit, un lien social qui pérennise des rapport sociaux inégalitaires, surtout s'ils n'ont rien de naturel, ainsi que le croient les "positivistes", est plutôt un facteur de conflit et d'instabilité sociales que le contraire : "tant qu'un peuple est contraint d'obéir et qu'il obéit, il fait bien ; sitôt qu'il peut secouer le joug et qu'il le secoue, il fait encore mieux10"(Rousseau, du Contrat Social, I, 1). Toute la théorie rousseauïenne du contrat social repose sur cette idée : il est historiquement faux que le droit ait jamais renforcé le lien social et il est historiquement faux que le droit ait jamais consolidé une société inégalitaire. Et c'est aux "jusnaturalistes" et aux "positivistes" que Rousseau s'adresse pour leur dire qu'ils commettent une erreur historique et non pas que leurs propos sont, dans l'absolu, dépourvus de signification.

Si le "droit du plus fort" n'avait été qu'un simple non-sens, Rousseau aurait-il mis autant d'acharnement à l'établir ? En effet, nous dit-il, "j'entre en matière sans prouver l'importance de mon sujet. On me demandera si je suis prince ou législateur pour écrire sur la Politique ? [...] Si j'étais prince ou législateur, je ne perdrais pas mon temps à dire ce qu'il faut faire ; je le ferais ou je me tairais"(du Contrat Social, préamb.). Car enfin, la fausseté de non-R est beaucoup plus grave que sa contradiction ou son absurdité : "la vérité ou la fausseté de chaque proposition change assurément quelque chose à la constitution générale du monde"(Wittgenstein, Tractatus, 5.5262), ce qui n'est évidemment pas le cas pour un non-sens. Cependant, conscient du dogme de la préséance du possible sur le réel, Rousseau emploie tout son talent rhétorique à cultiver l'ambiguïté d'une erreur historique paraissant plus grossière encore parée des oripeaux de l'impossibilité logique ou métaphysique.

1 Si je dis "l'homme qui est philosophe", l'idée de "philosophe" détermine celle d'"homme", donc lui ajoute quelque chose ; si, en revanche, je dis "l'homme qui est un bipède sans plume", "bipède sans plumes" n'ajoute rien à "homme", ce qui est donc aussi le cas, d'après Rousseau, pour l'idée de "droit" par rapport à l'idée de "force". 
2De la même manière que le concept "losange" ajoute quelque chose au concept "rectangle" dans la mesure où un quadrilatère qui appartient à la classe des rectangles et en même temps à celle des losanges est un carré. 
3Les deux termes peuvent, ici, être tenus pour synonymes (cf. Recherches Philosophiques, §§371, 373). 
4Y compris les propriétés qui seront traitées, classiquement, comme des relations "unaires" : dire "a est rouge", c'est dire "a entretient la relation « être rouge » avec lui-même". 
5 Exception faite pour Spinoza chez qui, cependant, il n'y a pas, à proprement parler de morale, mais plutôt une éthique (cf. Spinoza : Morale ou Ethique ?
6C'est-à-dire un fait complexe (Tatsache) plutôt qu'un fait simple ou état de choses (Sachverhalt), cf. Tractatus, 2 et sq. 
7Pour Wittgenstein, une différence importante entre un énoncé métaphysique unsinnig et un énoncé logique sinnlos, c'est que le premier n'a aucun fondement de vérité, tandis que le deuxième, étant inconditionnellement vrai (tautologie) ou inconditionnellement faux (contradiction), est, par conséquent, dépourvu de conditions de vérité, mais non de fondements de vérité. 
8"La théologie n’est qu’une affaire de gram­maire"(Wittgenstein, Recherches Philosophiques, §373). 
9Comparer avec : "cher ami, je te donnerai ce qui t’est nécessaire, mais tu connais la condition, tu sais de quelle encre tu dois signer le pacte qui fait de moi ton maître : je te plume en te procurant du plaisir"(Marx, Manuscrits Parisiens de 1844)
10"Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs"(Constitution du 24 juin 1793, art.35).