mercredi 7 mars 2001

QU'EST-CE QUE LA VIOLENCE ?

Il me parait triste de constater qu’à son stade actuel, la terminologie de notre science politique est incapable de faire nettement la distinction entre pouvoir, puissance, force, autorité et violence”(du Mensonge à la Violence, III). Arendt ne serait sans doute pas étonnée de constater que l’utilisation obsessionnelle de la notion de violence est un phénomène de société sans doute plus significatif de notre civilisation que la violence elle-même. Qu’y a-t-il de commun en effet entre la violence conjugale, la violence scolaire, la violence routière, la violence verbale, la violence sociale, la violence policière, la violence des couleurs et la violence du vent ? Sans doute pas grand chose sinon, comme le fait remarquer H.Arendt, une grande confusion avec les notions de pouvoir, de puissance, de force ou d’autorité. D’où le problème d’essayer de définir ce qu’est exactement la violence. L’enjeu étant de savoir s’il n’existerait pas, comme le suggère le titre français de son oeuvre, un rapport entre le mensonge politique et la violence.

I - La violence n’est pas essentiellement destructrice.

A - la violence n’est pas un phénomène de destruction naturelle.
Il ne faut confondre la violence ni avec la puissance ni avec la force. En effet “la puissance est un élément caractéristique d’une entité individuelle, elle est la propriété d’un objet ou d’une personne et fait partie de sa nature”(C.C., III). La puissance est donc la simple possibilité dont une entité (inerte ou vivante) est dotée naturellement pour persévérer dans son existence, ce que Spinoza appelle le conatus, l’appétit, le désir. Et cette puissance est un ensemble de causes réelles dont il résulte potentiellement une force, “c’est-à-dire la qualification d’une énergie qui se libère au cours des mouvements”(C.C., III). Bref, la force (ou énergie) n’est que la conséquence réelle de la puissance que possède une chose : plus une entité aura de puissance plus l’impact physique de cette puissance sera fort. Ce sont des phénomènes essentiellement quantitatifs que la science physique est à même de mesurer : la force (ou énergie) se formulant comme ML2T-2, la puissance comme ML2T-3, ce qui veut dire que l’on passe de la puissance à la force (ou énergie) en la faisant agir réellement dans le temps. L’une et l’autre appartiennent donc au vocabulaire des sciences de la nature et non pas à celui des sciences humaines.
On pourrait alors penser qu’il y a de la violence chaque fois qu’un phénomène possède un effet dévastateur. Ne parle-t-on pas en effet d’un violent incendie ou d’un choc violent ? Or il est facile de voir qu’il n’y a dans la notion de violence rien de plus que dans celle de force : dire qu’un choc est violent, c’est dire que la puissance en jeu a libéré une énergie considérable ; dire que les carnassiers sont violents, c’est dire qu’ils imposent leur puissance physique à d’autres animaux en faisant usage de leur force. C’est donc de manière métaphorique que l’on affirme que la nature est violente : la destruction naturelle n’est pas une manifestation de la violence. De même, lorsque Freud fait remarquer à quel point la guerre de 1914-1918 a été violente, il veut dire que cet épisode de l’histoire a été l’occasion d’un déchaînement anormal des pulsions agressives normalement refoulées. Normalement car “par suite de l’hostilité primaire des hommes les uns envers les autres, la société et la culture est constamment menacée de désagrégation”(Malaise dans la Civilisation). Autrement dit, ce pourquoi on dit que la guerre a été violente, c’est qu’elle a brusquement fait régresser l’homme à une sorte d’état de nature dans lequel chacun doit faire usage de sa puissance naturelle puis de sa force naturelle à l’égard d’autrui, soit pour détruire la vie, soit pour la conserver. L’état de nature étant ici défini à la manière de Hobbes comme “état de guerre de chacun contre chacun”(Léviathan, XII). Donc là encore, c’est de manière métaphorique que l’on dit que la guerre est violente : l’agressivité naturelle n’est pas une manifestation de la violence. Est-ce à dire que la violence est un phénomène purement culturel ?

B - la violence n’est pas non plus un phénomène de destruction intentionnelle.
Ce n’est pas parce que la guerre est destructrice qu’elle est violente, puisqu’elle ne fait que concentrer en un lieu et en un temps très restreints des puissances puis des forces naturelles ordinairement incompatibles avec la survie des organismes (ex. des armements nucléaires ou chimiques ou biologiques). Mais ce n’est pas non plus parce qu’elle déchaîne des pulsions agressives naturelles et mal refoulées que la guerre est violente, puisque les pulsions ne sont rien d’autre que “les représentants psychiques des excitations physiques”(Métapsychologie), bref les représentations psychiques de phénomènes naturels. Bref, la violence ne peut être naturelle ou alors elle se confondrait avec la puissance puis la force qui se dégage nécessairement d’un enchaînement causal aveugle. Au contraire, il faut admettre que la violence est liée à la culture de l’homme, plus particulièrement au fait qu’il existe dans une communauté sociale où les relations ne sont nullement nécessaires, où les rapports entre ses membres ne sont pas nécessairement des rapports de force. En d’autres termes, il n’y a de violence qu’en relation avec un être conscient désirant agir indépendamment de la nécessité naturelle. Mais alors, il faut admettre ausssi qu’il ne peut y avoir violence sans intention de poursuivre une certaine fin, laquelle étant non-nécessaire, exige pour être atteinte des moyens appropriés car “si l’acte involontaire est fait par nécessité ou par hasard, l’acte volontaire semblerait être l’acte dont le principe est dans l’agent lui-même qui sait en détail toutes les conditions que son action renferme”(E.N., 1111a). L’acte non-naturel se distingue donc du simple comportement naturel, nécessaire ou aléatoire, par le fait qu’il est intentionnel. Et c’est en ce sens que la violenceexige toujours des instruments” : elle exige des moyens délibérément choisis au service d’une fin délibérément choisie qui ne doit rien ni au hasard ni à la nécessité : il n’existe donc pas de violence aveugle.
Ce qui ne veut pas dire que la violence soit un phénomène de destruction intentionnelle. Et en effet, H.Arendt fait remarquer que ce qui caractérise les guerres modernes (à partir de la 1° guerre mondiale), c’est qu’elles profitent de “la révolution technologique, révolution dans la fabrication des outils a revêtu une importance particulière dans le domaine militaire”(M.M., III). C’est-à-dire que l’on y constate une modification radicale des moyens et non pas du but poursuivi, lequel reste toujours l’agression ou la destruction programmée. Mais même si le raffinement technologique “a revêtu une importance particulière dans le domaine militaire”(-id-), si le choix de moyens de plus en plus efficaces de destruction massive des populations et des matériels, on ne dira rien de plus en qualifiant la guerre de violente ou en la qualifiant de destructrice. Or la guerre reste fréquemment associée à la violence, quand ce n’est pas à la violence aveugle. Il doit donc demeurer une relation entre guerre et violence qui explique la fréquence de cette confusion. Quelle peut donc bien être cette relation ?

C - la violence a un rapport avec le pouvoir et l’autorité.
Il semble qu’on puisse voir dans le pouvoir et dans l’autorité l’origine de l’amalgame qui est souvent fait entre violence et guerre. En effet “le pouvoir correspond à l’aptitude de l’homme à agir de façon concertée”(-id-). Autrement dit, le pouvoir caractérise l’action essentiellement politique, c’est-à-dire effectuée en commun en vertu du fait qu’existe une communauté dotée de structures durables (institutions) fondées sur des règles et reconnues par des membres conscients qui tentent par là-même d’échapper à la simple détermination naturelle. C’est en ce sens qu’Aristote dit que “l’homme est par nature un animal politique”(Politique, 1252b). Cela implique que le pouvoir est toujours la forme générale d’une action collective, que celle-ci ait été décidée explicitement, ou bien implicitement. De sorte que “sitôt que plusieurs personnes se rassemblent et agissent de concert, le pouvoir est manifeste et il tire sa légitimité du fait initial du rassemblement”(-id-). Ce que H.Arendt appelle le pouvoir, c’est la source de la légitimité, ce que Rousseau appelle la souveraineté, c’est-à-dire “l’exercice de la volonté générale”(du Contrat Social, II, i) : celui qui a le pouvoir détient donc la légitimité ou souveraineté.
Or, comme le détenteur collectif du pouvoir ne peut pas toujours agir directement, il lui arrive d’exercer sa souveraineté indirectement par l’intermédiaire d’une instance déléguée, laquelle se trouve par là investie d’une autorité : “l’autorité implique une obéissance dans laquelle les hommes gardent leur liberté”(C.C, IV). C’est que l’exercice du pouvoir réclame, pour être effectif, une instance qui soit capable de prendre des décisions rapides et efficaces, au nom de l’intérêt général, sans nécessairement consulter la communauté de manière explicite, mais dans le décret de laquelle “chacun n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant”(du Contrat Social, I, vi). Le délégué est alors dépositaire de l’autorité dans le sens où ses décisions sont, jusqu’à preuve du contraire, considérées comme conformes à l’intérêt général et à la volonté générale (légitimes) sans qu’il soit recouru à de quelconques moyens d’incitation, qu’ils soient imaginaires (persuasion) ou réels (contrainte). Peu importe la forme de désignation de l’autorité, ce qui importe c’est qu’elle soit reconnue comme légitime par ceux à qui s’imposent ses décisions : l’autorité, c’est littéralement la personne individuelle ou collective qui est autorisée, qui est l’auteur de ses décisions (de auctor qui vient de augere, augmenter). D’où la formule de Cicéron “potestas in populo, auctoritas in senatu”(des Lois, III, xii, 38) qui signifie que le pouvoir populaire ne peut s’exercer que par l’intermédiaire de l’autorité politique. On peut donc dire analogiquement que l’autorité est la conséquence du pouvoir, de même que la force est l’effet de la puissance. Est-ce à dire que le violence est le moyen d’action de l’autorité politique ?

II - L’action violente est essentiellement réaction contre le mensonge politique.

A - la violence n’est pas le moyen normal de l’action politique.
La violence n’est nullement naturelle et donc elle ne peut se confondre ni avec la puissance, ni avec la force. Pourtant, dans la mesure où la violence caractérise une action typiquement humaine, elle doit en général avoir de l’affinité avec les manifestations typiques de la vie culturelle que sont le pouvoir, l’autorité et la guerre. On a coutume de considérer que c’est l’autorité à laquelle est délégué le pouvoir politique qui, en général, se signale par son usage, au moins potentiel, de la violence. C’est ce que dit par exemple Weber : “la violence n’est évidemment pas l’unique moyen normal de l’Etat [...] mais elle en est le moyen spécifique”(le Savant et le Politique). Ce qui signifie clairement que le recours à l’action violente dans le choix des moyens pour atteindre une fin donnée est une caractéristique essentielle de l’Etat, c’est-à-dire ici, de l’autorité à laquelle est confié l’exercice du pouvoir politique. Pour Weber, en effet, autoriser l’Etat à faire usage de violence pour atteindre sa fin, à savoir le maintien de la paix aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de ses frontières, est l’un des moyens qui visent à éviter que des particuliers ou d’autres Etats fassent usage de violence pour leur propre profit et tendent donc à désagréger cet Etat. Ce qui lui permet de conclure que l’Etat “revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime”(le Savant et le Politique). Parmi les attributions déléguées par le pouvoir commun à l’autorité représentative, figurerait le droit de contraindre par violence éventuellement les autres Etats mais également les citoyens eux-même sous prétexte que “pour maintenir l’Etat dans son autorité les moyens, quels qu’ils soient paraîtront toujours honorables”(le Prince, XVIII). La violence serait la contrainte consciente et instrumentée que toute autorité pourrait utiliser pour parvenir à ses fins.
Or ceci est contradictoire car le détenteur du pouvoir ne peut par avance autoriser quiconque à aliéner son pouvoir : “même si chacun pouvait s’aliéner lui-même, il ne peut pas aliéner ses enfants [...] leur liberté leur appartient, nul n’a le droit d’en disposer”(du Contrat Social, I, 3). En d’autres termes, il est absurde de penser que les citoyens exerçant le pouvoir puissent légitimement décider d’autoriser une autorité à être ce que Weber appelle “l’unique source du droit à la violence”(le Savant et le Politique) pour le motif qu’ils autoriseraient alors à la limite leur représentant à leur interdire d’exercer le pouvoir dès que l’autorité l’aurait jugé utile au nom de ce que tous les dictateurs appellent “la raison d’Etat” : “c’est supposer un peuple de fous, et la folie ne fait pas droit”(du Contrat Social, I, 3). Dès lors de deux choses l’une : ou bien l’utilisation de la violence comme moyen de gouvernement met constamment l’Etat hors la loi, ou bien les moyens de coercition légitimes de l’Etat ne sont pas de la violence. Or si l’Etat totalitaire ou absolu est effectivement au-dessus des lois, il ne peut en être de même, par définition, de l’Etat de droit, c’est-à-dire celui qui précisément tient sa légitimité de la volonté générale dont il est l’autorité déléguée. Donc l’usage de la violence ne peut pas sans contradiction être rendu politiquement légitime, c’est-à-dire conforme aux principes reconnus et acceptés par la communauté. Car précisément, c’est le pouvoir politique lui-même qui est source de légitimité et il ne peut pas rationnellement risquer consciemment que la violence se retourne contre lui et lui retire l’exercice de la légitimité.
On doit donc admettre que la violence ne peut pas être ce que Weber appelle “le moyen normal du pouvoir” pour la raison qu’il ne peut y avoir de “violence physique légitime”. Plutôt que de violence, c’est encore une fois de force qu’il est question ici, plus exactement, de force publique : “la garantie des droits de l’homme et du citoyen exige une force publique”(D.D.H.C., art.12). C’est ce dont parle Weber quand il dit que les personnes “n’ont le droit de faire appel à la violence que dans la mesure où l’Etat le tolère”(le Savant et le Politique), ce qui veut dire que le maintien de la paix interne comme externe, est une fin dont la réalisation est parfois assurée par le recours à une accumulation de moyens techniques dont la puissance ne laisse planer aucun doute sur la force qui en résultera. Mais l’emploi de la force publique, contrairement à l’usage de la violence, est légitime puisqu’il est expressément prévu par des normes de droit : le Code Pénal en France définit les conditions d’utilisation de la force publique contre les personnes ; au niveau international, le pacte Brian-Kellog de 1928, la Charte des Nations Unies (art.2, §4) et le Traité de l’O.T.A.N. (art.5), réglementent le recours à la guerre à la fois dans ses motifs et dans ses procédures. Cette légitimité se fonde non pas sur une décision irrationnelle du détenteur du pouvoir pour se priver le cas échéant de ce pouvoir, mais plutôt dans sa décision rationnelle de se faire sanctionner dans les cas prédéterminés où il reconnaît a priori qu’il ne sera plus digne d’exercer ce pouvoir (ce sont ces cas que prévoit le Code Pénal, par exemple). Est-ce à dire que la violence est injustifiable ?

B - la violence est un moyen d’action justifiable mais illégitime.
Aristote fait remarquer que ce qui caractérise la prudence et l’habileté humaines réside moins dans la fin qui est poursuivie que dans le choix des moyens d’atteindre cette fin : “nous ne délibérons pas tellement sur le but que nous nous proposons, c’est plutôt sur les moyens qui doivent nous y conduire”(E.N., 1112b). Et ceci s’explique aisément par le fait que la fin est toujours entrevue confusément dans la mesure où elle appartient au futur et qu’on ne peut pas prédire le futur. Car en effet ce que nous appelons futur ne sera que la réalisation de ce que la nature ou le hasard ou encore notre volonté prolongée par des moyens techniques utilisés aura causés. Mais, s’agissant des effets du hasard et de ceux de la technique humaine, on peut difficilement les prédire car, contrairement aux effets de la nature, ils ne sont nullement nécessaires. C’est en ce sens que H.Arendt dit que “il est impossible de prédire valablement quelle peut être la fin d’une action humaine en tant qu’entité distincte des moyens de sa réalisation”(M.M., III). Ce qui veut dire qu’une action aussi bien objectivement que subjectivement se manifeste concrètement par l’emploi de moyens, la fin n’étant qu’une intention.
D’où la tendance à donner la préférence aux moyens sur les fins : les uns sont actuels, concrets, présents, les autres sont virtuelles, abstraites, futures. Or réaliser dans le détail la fin délibérée en commun est l’essentiel de la tâche que confie tout détenteur d’un pouvoir à l’autorité qui est censée le représenter. Il s’ensuit que tout détenteur d’un pouvoir souhaite que l’autorité déléguée s’entoure du maximum de garanties quant aux moyens techniques de réaliser les fins. De sorte que, ce que le détenteur du pouvoir souhaite et ce que l’autorité déléguée s’efforce de réaliser, c’est la substitution de la gestion à l’action : on fait en sorte que “l’avenir ne soit que les projections des automatismes et des processus du présent, autrement dit de ce qui se produira probablement si les hommes s’abstiennent d’agir et si n’intervient aucun événement imprévu”(-id-). Gérer, contrairement à agir, consiste à accumuler les moyens techniques de reproduction à l’identique du présent dans le futur et, pour cela, consiste à minimiser le risque d’irruption de l’imprévu, autrement dit du hasard ou de la volonté humaine. On aboutit au paradoxe que l’objectif d’action politique, à force d’accumuler les moyens de réalisation, s’enlise dans la gestion de ces moyens : c’est la naissance de la bureaucratie qui est “une forme de gouvernement où chacun est entièrement privé de la liberté politique et du pouvoir d’agir”(-id-). C’est ce sentiment d’inutilité de l’action politique condamnée à la gestion impuissante du présent en regard des moyens techniques accumulés qui engendre la violence : “plus la vie publique tend à se bureaucratiser et plus s’accroît la tentation du recours à la violence”(-id-).
De fait, la violence est toujours une action contre un ordre politique d’autant plus haï qu’il avait été placé en lui plus d’espoirs. Bref, l’action violente est toujours une action de révolte contre une trahison de la confiance que le pouvoir avait placé dans l’autorité, ou encore du mensonge de l’autorité au pouvoir. Mais on ne peut pas demander à une action violente, fût-elle révolutionnaire, d’avoir plus d’efficacité politique que les institutions légitimes déjà largement dotées des moyens d’atteindre leurs objectifs. Si la violence est une action illégitime dirigée contre l’absence d’action légitime, elle lui est en revanche étrangement assimilée en ce qui concerne l’inefficacité politique consistant à édifier un avenir commun. Dans le cas de l’action violente, la fuite en avant dans la débauche de moyens techniques pour renverser l’ordre établi est l’exact correspondant de l’immobilité dans la débauche de moyens techniques pour le conserver. Donc même si “la violence est l’accoucheuse de toute vieille société qui en porte une nouvelle dans ses flancs”(Engels, Anti-Dühring), l’action révolutionnaire semble n’être pas plus rationnelle que la gestion conservatrice. Car “la violence, instrumentale par nature, est rationnelle dans la mesure où elle atteint le but qu’elle s’était fixé”(M.M., III). Et si être rationnel consiste à se donner les moyens d’atteindre une fin donnée, alors il y a nécessairement ce que Weber appelle une rationalité instrumentale (Economie et Société) de la violence. Alors, dans la mesure où les conséquences à long terme d’une action violente sont imprévisiblesla violence ne saurait être rationnelle que si elle se fixe des objectifs à très court terme”(-id-). La rationalité de la violence est alors le degré le plus faible possible de la rationalité. Bref, c’est la rationalité minimale de ceux qui “n’ont aucune place dans le monde qui soit reconnue et garantie par les autres”(le Système Totalitaire, IV), c’est-à-dire de ceux que l’absence d’avenir politique exclut de la rationalité élargie qui caractérise l’homme comme animal politique.

Conclusion.

La violence se distingue à la fois de la puissance naturelle par laquelle une entité tend à se conserver et de la force ou énergie naturelle qui résulte de l’application concrète de cette puissance. Mais s’il ne suffit pas non plus qu’un acte intentionnel soit destructeur pour qu’il soit violent, en revanche la violence doit avoir de l’affinité avec les formes d’existence politique typiquement humaines que sont le pouvoir et l’autorité. Pour autant, il est inexact de prétendre que l’autorité politique est le lieu normal d’exercice de la violence, car cela voudrait dire que le détenteur du pouvoir légitime autorise l’instance déléguée à se doter d’un ensemble de moyens susceptibles de le priver de son pouvoir. La violence est plutôt la réaction illégitime et désespérée d’une partie du pouvoir politique contre l’inefficacité de l’autorité à tenir des promesses qui apparaissent alors comme des mensonges.

mercredi 7 février 2001

L'APPROPRIATION PRIVEE EST-ELLE NATURELLE ?

        La société et la sympathie ont beaucoup d’empire sur toutes nos opinions : il n’est guère possible de maintenir un principe ou un sentiment lorsqu’on se voit contredit par tous ses amis ou connaissances. Mais de toutes nos opinions, celles que nous formons en notre propre faveur, quoique les plus hautes et les plus présomptueuses, sont cependant les moins stables et donc celles que l’opposition des autres ébranle le plus facilement. [...] Et c’est là que réside la véritable origine du désir de la renommée : si nous cherchons à être applaudis, ce n’est pas par une passion primordiale, ce n’est que pour fixer et pour confirmer la bonne opinion que nous avons de nous-mêmes. [...] Ainsi, peu d’objets sont susceptibles de flatter notre amour-propre, quand bien même ils nous seraient proches et agréables, si nous ne les voyons pas recherchés et approuvés par les autres. [...] Une seconde circonstance qui influe sur ces passions, c’est la durée et la constance des choses qui en sont les objets. Ce qui est fortuit et passager jusqu’à un certain point nous donne peu de joie et encore moins d’orgueil. [...] En troisième lieu, il ne faut pas oublier que pour qu’un objet flatte notre orgueil et notre amour-propre, il faut qu’il nous soit particulièrement proche, ou du moins que nous le partagions avec le moins de monde possible.
(Hume - Dissertation sur les Passions - II, 10, 11)



    “Les droits naturels et imprescriptibles de l’homme sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression”(D.D.H.C., art.2). Autrement dit, parmi les droits inaliénables et sacrés que possède tout être humain à raison de sa seule qualité d’être humain, figurerait la propriété privée. Le droit naturel à la propriété privée serait alors un des quatre attributs essentiels de l’humanité, ce dont “l’ignorance, l’oubli ou le mépris [...] sont les seules causes des malheurs publics”(-id-, préambule). Ce qui est étonnant, c’est que cette déclaration solennelle s’inspire de Rousseau et de Robespierre sauf sur un point précisément : le statut de la propriété privée. Car pour Robespierre, “la propriété est le droit qu’a chaque citoyen de disposer et de jouir de la portion de biens qui lui est garantie par la loi”(Discours à la Convention, 24 avril 1793), ce n’est donc pas un droit naturel, contrairement à l’existence et à la liberté, mais un droit positif (créé par la loi). Rousseau va plus loin encore en disant que l’instauration de la propriété privée est non seulement anti-naturelle, puisqu’elle détermine la transition entre l’état de nature et l’état civil, mais en plus funeste car “que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui arrachant les pieux et comblant le fossé, eût crié à ses semblables ‘[...] les fruits sont à tous et la terre n’est à personne’”(Discours sur l’Origine ..., II) : l’apparition de la propriété privée est incompatible avec la liberté et l’égalité naturelles de l’homme. Donc est-ce que l’appropriation privée est ou non naturelle ? L’enjeu vise à tester la solidité du fondement même de notre société capitaliste libérale, à savoir l’individualisme possessif.


I - Le désir de conformité sociale se pervertit en amour-propre.

    A - “la société et la sympathie ont beaucoup d’empire sur nos opinions : il n’est guère possible de maintenir un principe ou un sentiment lorsqu’on se voit contredit par tous ses amis ou connaissances”.

    Dans la nature les animaux se font des perceptions pertinentes du monde qui les environne. Cette pertinence consiste à assigner à certaines d’entre elles une valeur de survie supérieure. Or qu’est-ce qui leur confère cette valeur supérieure sinon le fait que certaines catégories de perceptions sont fréquentes et ressemblantes entre elles, qu’elles sont contiguës dans le temps et dans l’espace, enfin qu’elles s’associent de telle sorte que leurs objets semblent avoir un lien de cause à effet. Par là, les perceptions les plus pertinentes se renforcent dans la mémoire, les moins pertinentes s’inhibent dans la mémoire et l’animal est, de fait, capable de s’adapter à son milieu naturel en se préparant par avance au retour de certains faits réguliers qui ont pour lui une importance vitale. C’est cette préparation, c’est cette attente que Hume appelle croyance ou opinion : “c’est une idée vive associée ou reliée à une impression présente”(Traité de la Nature Humaine, I, iii, 7). Bref, une croyance ou opinion, c’est une idée, ou perception inscrite dans la mémoire en raison de son importance vitale, qui est réactivée par une impression, c’est-à-dire une perception présente. La croyance ou opinion c’est donc la réactivation vivace de l’habitude naturelle.

    Or il n’y a aucune raison de penser que ce qui vaut pour le monde animal en général ne vaille pas pour nous. A ceci près que nos expériences naturelles sont plus rares et, fort heureusement, leur importance n’est pas toujours vitale. C’est pourquoi Hume fait de la pression de la coutume sociale et non de l’habitude naturelle le fondement de nos opinions ou croyances. Mais au fond, le résultat est le même : “la coutume agit avant que nous ayons eu le temps de réfléchir [...] elle peut produire une croyance [...] par une opération secrète, sans qu’on y ait pensé”(T.N.H., I, iii, 8). La différence est que dans l’habitude animale, la sanction de la croyance est soit le plaisir et la survie, soit la douleur et peut-être la mort. Tandis que dans la coutume humaine, la sanction est soit l’approbation linguistique et le bien-être, soit la désapprobation linguistique et le malaise. Cette différence rend la coutume culturelle beaucoup plus efficace que l’habitude naturelle pour le renforcement ou l’inhibition des croyances : “les récompenses et punitions sensibles n’ont de valeur qu’individuelle [...] l’approbation et la désapprobation qui dépendent d’une convention sociale ont une valeur collective”(Gochet, le Concept de Signification Empirique chez Quine). Donc, ce qui explique la difficulté à se défaire des opinions socialement approuvées ou d’adhérer à des opinions socialement désapprouvées, c’est que le caractère linguistique de la sanction indique à son destinataire que ce n’est pas un individu mais toute la collectivité qui approuve ou désapprouve cette opinion.

    Hume remarque même qu’il existe un mécanisme naturel qui, chez l’homme, amplifie encore l’approbation sociale d’une opinion : c’est la sympathie. Supposons que j’aie une opinion, c’est-à-dire que je me trouve dans un état de réactivation actuelle et vivace d’une habitude sensori-motrice ; si je sens, par exemple parce qu’on me l’a dit, que mon opinion est partagée, mon opinion va devenir ce que Hume appelle une passion, c’est-à-dire une opinion suffisamment puissante pour me faire agir en conséquence. C’est ainsi que fonctionnent par exemple les opinions politiques : si j’ai un projet P déjà ancien qui est réactivé par une circonstance présente C et que j’ai de bonnes raisons de croire que ce projet a la sympathie de mon électorat, je serai enclin à le réaliser. Etymologiquement d’ailleurs, “sympathie” signifie “passion partagée”, “compassion”. Par exemple au théâtre, “à la vue ou du moins à l’idée des fortes passions que doit produire l’importance de la perte ou du gain, le spectateur est ému, il se prend de sympathie en éprouvant quelque chose de ces mêmes passions”(Hume, de la Tragédie). Que je sois un acteur de théâtre ou non, l’effet de la sympathie sociale sera toujours de renforcer une certaine opinion, jusqu’à la transformer éventuellement en passion. Voilà pourquoi “la société et la sympathie ont beaucoup d’empire sur nos opinions”. Mais quel peut être l’effet de la sympathie sur l’opinion que nous avons de nous-mêmes ?

    B - “mais de toute nos opinions, celles que nous formons en notre propre faveur, quoique les plus hautes et les plus  présomptueuses, sont cependant les moins stables et donc celles que l’opposition des autres ébranle le plus facilement”.

    Si le mécanisme de la sympathie contribue puissamment à renforcer l’approbation sociale d’une opinion donnée au moyen du retentissement affectif qu’elle détermine dans l’esprit d’un individu, en revanche l’aspect passionnel de la sympathie na va pas sans poser quelques problèmes. Le plus grave est que la sympathie est un mécanisme qui incite à préférer une opinion sanctionnée par une approbation sociale, fût-ce, au détriment de la rationalité, voire de la moralité de l’opinion proprement dite. D’autant que ce mécanisme d’approbation est essentiellement implicite, sa puissance repose sur l’imagination de celui qui en est l’objet : “la personne est portée à imaginer de quelle manière elle serait affectée si elle n’était que l’un des spectateurs de sa propre situation”(Smith, Théorie des Sentiments Moraux, I, iv). Il s’ensuit qu’un homme politique préférera agir sur la base d’une sympathie majoritaire même si celle-ci est irrationnelle (augmentation de l’âge de la retraite), voire immorale (expulsion des étrangers en situation irrégulière). Pour éviter une telle difficulté, il faudrait pouvoir dissocier raison et passion, approbation et sympathie, l’objet privé de la sympathie (le moi) et la cause publique de la sympathie (l’opinion). Bref, il faudrait que le moi ne soit jamais en question dans ses propres opinions. Autrement dit, il faudrait un moi cartésien qui “estime fort peu tous les bien qui peuvent lui être ôtés et qui au contraire estime beaucoup la liberté et l’empire absolu qu’il a sur soi-même”(Descartes, Traité des Passions, art.203). Il faudrait un moi substantiel, qui résiderait dans une essence rationnelle qui ne serait en rien modifiée par son existence passionnelle.

    Or Hume fait remarquer que “je ne parviens jamais à aucun moment à me saisir moi-même sans une perception et je ne peux jamais observer rien d’autre que la perception [...] ce ne sont que des perceptions successives qui constituent l’esprit”(T.N.H., I, iv, 6). Ce qui veut dire que le moi n’a pas d’existence séparée de ses perceptions directes (impressions) ou indirectes (idées). Or nous avons dit que l’opinion est une idée ancienne ravivée par une impression présente, et qu’elle peut se transformer en passion sous l’effet de la sympathie. Donc, contre Descartes, Hume affirme que “nous ne parlons pas rigoureusement lorsque nous discourons du combat de la passion et de la raison [...] car une passion est une modification originelle de l’existence”(T.N.H., II, iii, 3). Ce qui veut dire qu’il n’y a pas de moi substantiel qui pourrait s’opposer à ses passions comme on soignerait une maladie. Le moi est au contraire toujours modifié par ses perceptions et en particulier dans ses passions. Le moi n’est, rigoureusement parlant, qu’un nom pour désigner la totalité toujours provisoire et mouvante de ses perceptions. Ce qui vaut pour l’être humain vaut d’ailleurs chez Hume pour tous les êtres : “tout ce qui est peut ne pas être” (Enquête sur l'Entendement Humain, xii, 3) : il n’y a d’être nécessaire que dans les questions de raisonnement et non dans les questions de fait. Dans les faits, (et l’existence du moi est un fait), seul ce que l’on perçoit est réel et ce réel est contingent. Il s’ensuit qu’il est impossible de dissocier le moi de ses perceptions, de ses opinions et de ses passions. Bref, le moi est toujours remis en question lorsqu’une des ses croyances est approuvée ou désapprouvée.

    Tout cela explique l’enjeu passionnel qui entoure nécessairement toute sanction sociale. Il est naturel que l’esprit conçoive de la joie lorsqu’une de ses opinions est approuvée et par là vient enrichir son moi, et de la peine dans le cas contraire, car “la joie est la passion par laquelle l’esprit passe à une perfection plus grande ; la tristesse est la passion  par laquelle il passe à une perfection moindre”(Spinoza, Ethique, III, 11). Mais puisque le moi est toujours en question dans ses opinions, nous finissons naturellement par associer le tout (le moi) et la partie (l’opinion) et considérons la sympathie ou l’antipathie sociales comme sanctionnant non pas nos opinions mais notre moi ; et c’est ainsi que “selon l’opinion plus ou moins avantageuse que nous nous faisons de nous-mêmes, nous voilà enivrés d’orgueil ou abattus par l’humiliation”(T.N.H., II, i, 2), autrement dit, le fait de transférer à un moi indéfini et mouvant la sympathie ou l’antipathie sociale qui revient originairement à nos opinions, amplifie de façon dramatique la joie et la peine que nous en concevons naturellement. C’est en ce sens que la joie éprouvée lorsque nous imaginons qu’une de nos opinions approuvée devient de l’orgueil : l’opinion est la cause de cette approbation, il y a objectivement une conjonction constante entre une certaine opinion On et une certaine approbation An, tandis que le moi est le but de cette approbation, c’est-à-dire l’espoir que cette approbation soit la cause d’un nouvel effet : la construction du moi. La joie est donc l’effet direct de l’approbation, l’orgueil est l’effet indirect d’une présomption : celle qui consiste à tenir pour définitif ce qui n’est que provisoire, à savoir le moi. Nous faisons comme si l’opinion, qui est la cause de l’approbation, était en même temps l’effet du moi. L’orgueil est donc la passion causée par la présomption selon laquelle la sympathie est l’effet de notre moi alors qu’elle n’est l’effet que de notre opinion. Dès lors, si nous recherchons l’approbation sociale en raison de la sympathie dont elle s’accompagne et que nous tentons présomptueusement de l’étendre à un moi incertain, ne sommes-nous pas tentés de faire de toute approbation une question d’amour-propre ?

    C - “et c’est là que réside la véritable origine du désir de renommée : si nous  cherchons à être applaudis, ce n’est pas par une passion primordiale, ce n’est que pour fixer et pour confirmer la bonne opinion que nous avons de nous-même”.

    Il semble donc que la sympathie ou l’antipathie sociale qui devraient s’accompagner d’une simple joie ou tristesse de nature à renforcer ou inhiber une opinion, prend en fait d’étranges proportions en engendrant de l’orgueil ou de l’humiliation. En effet, “pour susciter l’orgueil, il faut deux objets : la cause ou l’objet qui produit le plaisir et le moi, qui est le véritable objet de cette passion ; or un seul objet est nécessaire à la production de la joie, à savoir celui qui procure du plaisir”(T.N.H., II, i, 6). Donc si la passion de la joie est l’effet direct de l’enrichissement de notre moi qui nous rend plus apte à exister dans notre environnement social, la passion de l’orgueil en revanche est l’effet indirect d’une fuite en avant. Car l’expérience de la succession de l’orgueil et de l’humiliation étant la preuve de la fragilité de notre moi, nous tentons désespérément de fixer une bonne fois pour toute la sympathie sociale sur ce moi introuvable, ce qui aurait l’avantage au passage de confirmer définitivement l’opinion présomptueuse que nous avons de nous-même. De sorte que la sympathie, qui est originairement une fonction de coordination collective, devient implicitement une fonction de satisfaction égoïste en transformant le moyen de constitution sociale des individus en objectif de consécration d’individus soi-disant déjà réalisés. 

    Le problème, c’est que la consécration sociale du moi est d’autant plus précaire que le moi n’existe pas. D’où le caractère asocial de l’orgueil. En effet, si chaque approbation sociale doit engendrer de l’orgueil plutôt que de la joie, doit glorifier le moi plutôt qu’encourager l’opinion, il est clair que l’attente de l’individu risque d’être plus d’une fois déçue, transformant petit à petit une attente de coordination sociale en exigence de renommée singulière. De là l’égoïsme ou amour-propre. Ce qui est une passion d’autant plus insatiable qu’elle repose sur une illusoire consécration d’un moi singulier. Illusoire parce que justement la sanction sociale ne concerne jamais des moi singuliers mais tel ou tel aspect particulier de la construction du moi qui soit doté d’une pertinence sociale. Dès lors, il est clair que même si les mécanismes d’approbation et de désapprobation sociales reposant sur la sympathie ou l’antipathie sont des processus naturels, ils prennent en se complexifiant un tour de plus en plus contradictoire puisque l’égoïsme est, au sens étymologique, la tendance auto-suffisante de l’ego, c’est-à-dire du moi, et l’amour-propre l’amour prioritaire de soi-même : “la nature de l’amour-propre de ce moi humain est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi”(Pascal, Pensées, B100).

    En effet, en cherchant à être applaudis pour fixer et confirmer la bonne opinion que nous avons de nous-mêmes, nous procédons à rien moins qu’un détournement des procédures sociales de coordinations inter-individuelles en notre faveur. Or ceci est très problématique. D’abord parce qu’il y a là un effet de dissolution du corps social lié à la tendance asociale de l’amour-propre : “dans l’ivresse de la renommée, l’estime modérée et juste est tellement en-deçà de l’extravagante admiration qu’il a pour lui-même qu’il la tient pour pure malveillance et envie”(Smith, T.S.M., VI, iii). Ensuite parce s’il appartient aux règles normales du spectacle d’applaudir un acteur pour encourager une prestation limitée dans le temps et dans l’espace (ceux d’une représentation), en revanche il est absurde pour le spectateur d’accorder une consécration illimitée dans le temps et dans l’espace à un moi qui n’existe : “l’amour-propre [...] en nous préférant aux autres, exige aussi que les autres nous préfèrent à eux, ce qui est impossible”(Rousseau, Emile ou de l'Education, IV). Dès lors, troisième conséquence, toute exigence de confirmation honorifique de la valeur définitive d’un moi ne semble pouvoir se régler que sur le mode de l’hypocrisie : “l’homme n’est alors que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l’égard des autres”(Pensées, B.100). La passion insatiable de renommée prend alors la forme de la mauvaise foi pour celui qui s’efforce de croire qu’il est admiré pour ce qu’il est tout en sachant qu’il n’est applaudi que pour ce qu’il fait. A la limite, cette passion devient du cynisme pour celui qui peut toujours “préférer la destruction du monde entier à l’égratignure de son doigt”(Hume, T.N.H., II, iii, 3), c’est-à-dire qui ne tolère plus la moindre contrariété de son amour-propre. Comment concilier cette passion insatiable de renommée du moi avec la fonction coordonnatrice de l’approbation sociale ?


II - L’amour-propre se satisfait de la valorisation sociale de la propriété privée.

    A - “peu d’objets sont susceptibles de flatter notre amour-propre quand bien même ils nous seraient proches et agréables si nous ne les voyons pas recherchés et approuvés par les autres”.

    Nous avons vu que la sympathie naturelle qu’autrui peut éprouver pour un moi est toujours liée à une opinion qu’il s’agit par là de renforcer. On comprend que dans ces conditions l’aspect rationnel public de l’approbation sociale sera toujours nécessairement soumis à son aspect passionnel privé. D’autant que “l’amour-propre qui se compare n’est jamais content et ne saurait l’être”(Rousseau, l’Emile, IV), puisqu’en effet cette tendance à détourner l’approbation sociale au profit d’un moi jamais définitif s’accompagne d’une insatisfaction cumulative qui rend le moi toujours plus égoïste, donc moins sympathique, donc plus exigeant, etc. Il s’ensuit que “l’homme est nécessairement toujours soumis aux passions”(Spinoza, Ethique, IV, 4), ou encore que “la raison est et ne doit qu’être l’esclave des passions”(Hume, T.N.H., II, iii, 3). Le problème est évidemment de savoir comment enrayer cette tendance pour le moi à transformer la fonction rationnelle et publique de la sympathie en un mécanisme passionnel et privé. La réponse semble aller de soi : “un sentiment ne peut être contrarié ou supprimé que par un sentiment contraire”(Ethique, IV, 7), “rien ne peut s’opposer à l’impulsion d’une passion, si ce n’est une impulsion contraire”(T.N.H., II, III, 3). Le défi pour la société est donc d’utiliser le caractère fondamentalement irrationnel et immoral d’un moi fictif obsédé par sa renommée tout en évitant de tomber dans l’hypocrisie généralisée dénoncée par Pascal, et qui, à la longue est désastreux pour la cohésion sociale.

    Or, si le désir insatiable de renommée ne peut se satisfaire de l’attention portée à un moi nominal, en revanche il pourrait peut-être être comblé par l’attention portée à un objet réel auquel le moi serait ordinairement associé par autrui et auquel autrui accorderait de l’importance. Tout se passerait comme si, le moi sachant qu’il ne peut être applaudi pour ce qu’il est, mais n’acceptant pas de l’être que pour ce qu’il fait, admettrait finalement de l’être pour ce qu’il possède. Car “si la paix, le contentement de l’âme [...] est assurément le plus désirable des dispositions, cependant c’est celle [...] dont on s’enorgueillit le moins, car elle n’a point d’éclat extérieur par où l’on brille dans la conversation et dans le commerce du monde”(Hume, Dissertation sur les Passions, II, 11). Il s’agit donc de trouver un prétexte objectif et concret qui puisse attirer la sympathie sur le moi en faisant oublier le manque de réalité de celui-ci. Plus précisément, si un certain objet durable était associé par coutume à un certain moi qui manifeste à l’égard de cet objet des opinions qui sont approuvées par la société, alors la sympathie portant sur les opinions associées à l’objet durable en question, sera plus constante que si elle portait sur un moi réduit objectivement à ses seuls actes multiples et changeants.

    Il est donc essentiel que l’objet durable auquel est associé le moi soit socialement valorisé pour que la tendance orgueilleuse du moi soit satisfait. Et c’est ainsi que “le bien que l’homme désire pour lui-même et qu’il aime, il l’aimera avec plus de constance s’il en voit d’autres l’aimer”(Ethique, IV, 37). En d’autres termes, il n’est pas essentiel que l’objet auquel le moi est associé procure directement du bien-être au moi. En revanche, il importe au plus haut point qu’autrui le valorise en approuvant l’opinion que le moi lui porte, ce qui entraînera à la fois de la joie en enrichissant le moi d’une opinion approuvée et de l’orgueil en associant le moi à l’objet comme cause de l’opinion approuvée. Bref, la condition à laquelle notre amour-propre sera plus profondément flatté, c’est qu’autrui accorde de la valeur à l’objet auquel le moi désire être associé. Cela dit, qu’est-ce qui peut bien justifier objectivement cette valeur ?

    B - “une seconde circonstance qui influe sur ces passions, c’est la durée et la constance des choses qui en sont les objets ; ce qui est fortuit et passager jusqu’à un certain point nous donne peu de joie et encore moins d’orgueil”.

    Une fois de plus, le mécanisme social de valorisation est destiné à procurer à la société le maximum de stabilité et de cohésion en tirant profit des tendances naturelles des hommes. Autrement dit, ce qui constitue la spécificité et, en général, la force de toute société humaine, c’est qu’elle parvient à rationaliser au niveau collectif le comportement irrationnel des agents individuels. C’est en particulier ce qui se passe lorsque l’amour-propre des hommes se satisfait d’une approbation sociale accordée à une opinion en raison de la valeur de l’objet qui cause cette opinion. Or que doit être l’objet pour qu’il lui soit accordé de la valeur ? Il va de soi que l’approbation sera plutôt accordée dans un premier temps à des opinions concernant la production ou la conservation d’objets utiles à l’édification matérielle de la société. C’est ainsi qu’apparaît la valeur d’usage : une chose a d’autant plus de valeur qu’elle est considérée comme plus utile, c’est-à-dire comme contribuant au bien-être social des individus. Puis dans un second temps, seront valorisées les opinions concernant des choses qui, sans être directement utiles, permettent indirectement d’acquérir des choses utiles dans le cadre d’un échange. C’est ainsi que naît la valeur d’échange : une chose a d’autant plus de valeur d’échange qu’elle permet d’acquérir une plus grande quantité de choses utiles. Dans les deux cas cependant, c’est l’utilité du plus grand nombre et non pas d’un seul qui importe.

    Donc, pour que nous puissions nous enorgueillir de posséder un objet valorisé, il faut d’abord que cet objet ait plus de réalité que notre moi. En effet, “il paraît ridicule d’inférer quelque excellence en nous-mêmes à partir d’un objet d’une durée tellement plus brève que la nôtre et qui nous tient compagnie si peu de temps, car l’idée du moi n’y est plus essentielle”(T.N.H., II, i, 6). Car si le moi avait été associé à un objet fortuit, il aurait certes pu en tirer du plaisir, peut-être de la joie, mais pas de l’orgueil puisque, par hypothèse, le moi n’aurait été pour rien dans l’apparition de cet objet. De même, si le moi avait associé à un objet éphémère, la contribution du moi à l’édification matérielle d’une société commune eût été considérée comme insuffisante. Donc le moi ne peut s’enorgueillir que d’être associé à un objet possédé et constant. Tout se passe donc comme s’il était utile à la société que le caractère foncièrement éphémère et instable des moi qui la composent soit contrebalancé par une certaine durabilité des objets : “c’est cette durabilité qui donne aux objets du monde une relative indépendance par rapport aux hommes qui les ont produits et qui s’en servent”(Arendt, Condition de l'Homme Moderne, IV). D’où l’importance du travail pour pouvoir posséder des objets durables et pouvoir en retour tirer satisfaction de la valorisation sociale qui en résulte : “la solidité inhérente à tous les ouvrages humains, vient du matériau ouvragé, mais ce matériau lui-même n’est pas simplement donné et présent [...] il est déjà un produit des mains qui l’ont tiré de son emplacement naturel”(C.H.M., IV). Ce qui implique que l’un des facteurs essentiels de la valorisation sociale des objets est le travail du moi, soit directement par la valeur d’usage que le travail a incorporé à l’objet fini, soit indirectement par la valeur d’échange qu’a pu avoir son travail dans l’acquisition de cet objet. En tout cas, il est certain que “même si nous ne produisons par notre travail qu’une modification de l’objet, celle-ci instaure une relation entre l’objet et nous”(Hume, T.N.H., III, ii, 3). Et c’est bien entendu cette relation qui est fondamentale pour que la valorisation sociale qui se porte sur l’objet puisse, par ricochet, atteindre le moi pour qu’il en tire gloire. Or la relation laborieuse est-elle en ce sens la plus étroite qui puisse exister ?

    C - “en troisième lieu, il ne faut pas oublier que pour qu’un objet flatte notre orgueil et notre amour-propre, il faut qu’il nous soit particulièrement proche, ou du moins que nous le partagions avec le moins de monde possible”.

    Certes dans la société humaine, les opinions naissent de ce que certaines perceptions naturelles sont renforcées par les relations de ressemblance, de contiguïté et de causalité que l’on a coutume d’y trouver. Par exemple une opinion On est implicitement approuvée parce qu’elle ressemble à une séries d’opinions O1, O2, O3 ... que la coutume a déjà approuvées.  L’approbation implicite de l’opinion On rejaillit sur l’individu In qui l’avait émise parce que l’on a coutume d’associer O1 à I1, O2 à I2, etc. par une relation de contiguïté spatio-temporelle. De plus, une certaine chose Cn est elle aussi implicitement valorisée par l’opinion On (Cn ; On) ressemblant à (C1 ; O1), (C2 ; O2), etc. déjà valorisés. La valorisation de la chose Cn, qui est l’objet de l’opinion On, flatte l’amour-propre de l’individu In qui l’a énoncée parce que l’on a coutume de considérer I1 comme la cause de C1, I2 de C2, etc. De telle sorte que “les objets paraissent si inséparables que nous passons de l’un à l’autre sans intercaler ne serait-ce qu’un instant de délai”(T.N.H., I, iii, 8). Ce qui veut dire que l’esprit remonte sans difficulté de l’opinion à l’objet de l’opinion puis au moi qui en est la cause. Mais l’orgueil que le moi va en tirer sera nécessairement tempéré par le fait que l’opinion, l’objet et le moi sont trois choses distinctes, mêmes si la coutume sociale les associe. De sorte que la relation d’association entre ces trois choses reste une relation externe, c’est-à-dire un fait contingent, non-nécessaire. Or le moi préférerait être admiré pour ce qu’il est plutôt que pour ce qu’il a. Et comme le moi n’est rien de définitif ni de stable, le problème, en un sens, reste entier : “en nous comparant aux autres [...] nous voyons bien que nous ne nous en distinguons pas le moins du monde et en comparant notre possession à celle d’autrui, nous nous trouvons dans une position tout aussi fâcheuse”(T.N.H., II, i, 6). En d’autres termes, nous sentons que notre moi n’a rien en lui-même qui mérite d’être valorisé car les objets auxquels notre moi est associé par la relation de possession est une relation externe non-nécessaire, donc fortuite en un certain sens.

    Il s’agit donc de trouver, si possible, une relation encore plus étroite entre le moi et l’objet qui lui est associé afin que l’opinion causée par l’objet soit, si possible, une opinion causée par le moi. Et telle est précisément la relation de propriété qui est une véritable relation interne, c’est-à-dire une relation nécessaire que la partie entretient avec le tout. Par exemple dire que le triangle a la propriété d’être une figure à trois côtés, ce n’est pas dire que la trilatéralité est associée au triangle, que le triangle possède la trilatéralité, c’est dire plutôt que le triangle est indissociable de la trilatéralité, ou que le triangle et la trilatéralité ont une relation nécessaire, ou encore que le triangle est trilatéral. De même, si A désire être loué en raison de l’opinion valorisante qui s’attache à l’objet B, ce n’est pas la même chose de dire que B est possédé par A ou que B est la propriété de A. Car dans la seconde formulation uniquement, on dit que B est indissociable de A ou que A et B ont une relation nécessaire. Donc la relation de propriété est complétement différente de la relation de possession : “ce n’est pas la relation extérieure et corporelle qui forme l’essence de la propriété, car une telle relation pourrait être la même entre des objets inanimés ou des bêtes, et cependant, en de tels cas, on ne parle pas de propriété mais de possession ; c’est donc en une certaine relation intérieure que constitue la propriété”(T.N.H., III, II, 6). Bref, on dira que B est la propriété de A comme on dit que la trilatéralité est une propriété du triangle, et non pas au sens où l’on dit que le lion possède une crinière. Car la relation de propriété est une relation supposée nécessaire à un certain objet, ce qui n’est pas le cas de la relation de possession. Dès lors, “la propriété produit une véritable relation intérieure entre la personne et l’objet de sa vanité”(Dissertation sur les Passions, II, 9). Ce qui signifie que la propriété est au moi ce que la trilatéralité est au triangle : si on ôte le premier terme, le second n’a plus d’existence. Ce qu’approuve la coutume par excellence que constitue la loi puisque “la législation va même jusqu’à nous garantir l’exercice de notre plein pouvoir sur notre propriété”(D.P., II, 9).

    C’est pourquoi, ce qui est susceptible de flatter l’orgueil du moi au plus haut point, c’est d’être loué à propos d’objets matériels suffisamment durables pour suppléer l’insuffisance du moi et suffisamment singuliers pour pouvoir avoir une relation interne ou nécessaire avec ce moi. L’idéal étant que la propriété soit privée, c’est-à-dire la propriété exclusive d’un seul moi. C’est là le fondement de l’individualisme possessif qui consiste à définir les individus par ce avec quoi ils entretiennent une relation nécessaire garantie par une loi. C’est pourquoi Smith a vu dans la propriété privée l’origine de l’abondance, par la productivité comme contre-partie de l’orgueil dans le processus d’approbation sociale : “c’est de l’orgueil du riche que tous obtiennent leur part des nécessités de la vie, ce qu’ils auraient attendu en vain de son humanité ou de sa justice”(Smith, Théorie des Sentiments Moraux, IV, i).


Conclusion.

    L’approbation ou la désapprobation des opinions en fonction de leur pertinence sociale s’appuie sur un mécanisme de renforcement ou d’inhibition passionnelle : la sympathie. Or, l’accessoire passionnel de la sympathie prend d’autant plus le dessus sur le principe rationnel de l’approbation qu’il concerne un moi incertain et privé. De là le désir de renommée que le moi entend satisfaire à tout prix, même si cet amour-propre doit mettre la cohérence sociale en péril. Or, comme l’objet de l’opinion est spontanément associé non seulement à l’opinion mais au moi qu’elle constitue, il suffit que la société accorde du prix à cet objet pour que, par contrecoup, le moi y soit associé. D’où la recherche par le moi d’un objet qui le représente avantageusement en raison de son utilité et de sa durabilité, ce à quoi contribue le travail qui instaure une relation externe de cause à effet entre le moi et l’objet. Mais cette relation peut être plus intime encore lorsque l’objet est supposé entretenir une relation interne nécessaire avec le moi : la relation de propriété privée.