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dimanche 13 octobre 2024

SUBSTANCE, SUBSISTANCE, SUBSTRAT, SUBSTANTIF - III - EPISTEMOLOGIE.

 (suite de ...)

Au lendemain de la première guerre mondiale, Freud écrit ceci : "l'homme croyait au début de ses recherches que son lieu de résidence, la Terre, se trouvait immobile au centre de l'univers tandis que le Soleil, la Lune et les planètes se mouvaient autour de la Terre selon des trajectoires circulaires. La destruction de cette illusion narcissique se rattache au nom et à l'œuvre de Nicolas Copernic au XVI° siècle. [...] L'amour-propre humain avait subi là sa première humiliation, l'humiliation cosmologique"(Freud, Inquiétante Étrangeté). On se souvient que le système cosmologique circulaire et géocentré d'Aristote et de Ptolémée était considéré comme le témoignage empirique de la réalité métaphysique de l'ordre absolu de l'univers. Illusion et première humiliation pour la métaphysique. En effet, comme le souligne Trinh Xuan Thuan, ""ordre" était le maître mot, "désordre" était au contraire ignoré, tabou, banni du langage de la science. La Nature devait se comporter de manière régulière. Tout ce qui était susceptible de montrer des velléités d'irrégularité ou de désordre était considéré comme une monstruosité"(Trinh Xuan Thuan, le Chaos et l'Harmonie, iii). Paradoxalement, de telles "monstruosités" ont commencé d'apparaître dans la science du Ciel, qui, en se perfectionnant, a vite constaté quelques irrégularités dans les mouvements des astres. Or, comme l'ont montré Feyerabend ou Quine, "on peut, toujours, en cas d’expérience récalcitrante, soit modifier certains énoncés théoriques, soit préserver la vérité de la théorie en alléguant une hallucination […]. On peut toujours préserver la vérité de n’importe quel énoncé à condition d’effectuer les réajustements qui s’imposent"(Quine, les deux Dogmes de l’Empirisme, vi). C'est précisément ce qu'ont fait tous les astronomes depuis Hipparque au II° siècle en constatant que les périodes de révolution des "sphères" n'étaient pas tout à fait stables. Afin de préserver à tout prix le dogme de l'immuabilité de la mécanique céleste, ils ont imaginé des complications théoriques à n'en plus finir, notamment la fameuse doctrine dite "des épicycles". Sauf que, depuis peu, "la science du chaos a changé tout cela. Elle a mis de l'irrégularité dans la régularité, du désordre dans l'ordre"(Trinh Xuan Thuan, le Chaos et l'Harmonie, iii), la "science du chaos" c'est-à-dire une science occidentale qui accepte enfin de penser l'impermanence ontique et/ou l'imprédictibilité épistémique. Mais revenons un instant sur l'origine du terme "chaos" (χάος). C'est celui qu'utilise Hésiode (VIII°-VII° siècles a.e.c.) dans sa Théogonie1 pour désigner la confusion originelle d'un réel primitif, situation initiale dans laquelle tous les possibles coexistent avant que, progressivement, certains d'entre eux ne s'effacent tout en laissant peser néanmoins une indétermination totale et définitive sur l'existence de ceux qui se réaliseront. Il est clair qu'une telle conception se trouve tout à fait à l'opposé de l'idéal métaphysique qui se fera jour ultérieurement en Grèce. Pour autant, l'évocation métaphorique du chaos par un poème épique vieux de près de trois millénaires n'aurait pas suffi à infléchir un tel idéal si le plus beau fleuron de la métaphysique, la science post-cartésienne, ne s'en était pas un peu mêlé. Ainsi, lorsqu'il s'est agi de se pencher scientifiquement sur les débuts de l'Univers et que l'on s'est avisé2 que celui-ci devait probablement procéder d'un "atome originel" d'une taille infinitésimale (de l'ordre de 10-32 m), on s'est naturellement adressé à la branche de la physique dont l'objet est, précisément, l'étude des entités sub-atomiques (de taille inférieure à 10-12 m) : la physique quantique. Or, celle-ci nous dit, à travers, notamment, les relations d'indétermination de Heisenberg3, qu'à de telles échelles le comportement des particules est imprédictible a priori et n'est connaissable que statistiquement et a posteriori. De plus, ce qu'on appelle "particule" peut tout aussi bien être considéré comme un corpuscule, c'est-à-dire une entité localisable, que comme une onde, c'est-à-dire une entité qui remplit tout l'espace physique et n'est donc pas localisable. Et même sous leur aspect corpusculaire, dans certaines conditions expérimentales, une paire de photons qui comporte, par hypothèse, DEUX photons, se comporte, en fait, comme s'il n'y en avait qu'UN seul4, ce qui remet en question le principe de localisation sans lequel il n'est pas d'identification ni de quantification possibles. Bref, "le flou quantique envahit le monde subatomique, chassant le déterminisme si bien chanté par Laplace5. La Nature nous demande d'être tolérant et de renoncer au vieux rêve humain du savoir absolu"(Trinh Xuan Thuan, le Chaos et l'Harmonie, v). Sous ce constat de l'indétermination généralisée de la réalité sub-atomique, nous avons donc une convergence de la science physique avec tout à la fois le χάος d'Hésiode, le changement () et l'inaccomplissement (hún) taoïstes, l'impermanence (anitya) et la vacuité (sûnyatâ) bouddhistes, du moins dans leur version originelle et microscopique.

Mais la science physique moderne nous offre aussi une version actuelle et macroscopique du sarvam anityam bouddhiste, du , dào taoïste, de l'ἀγωνία d'Hésiode ou du πάντα ῥεῖ héraclitéen. D'abord on s'est rendu compte que, non seulement c'est la Terre qui tourne autour du soleil et non l'inverse, comme l'avait déjà souligné Copernic en 1543, mais, comme l'a découvert Kepler en 1609, son orbite n'est pas circulaire mais elliptique. Puis on s'est aperçu, au XX° siècle que les trajectoires célestes étaient sujettes à des variations et, dans les années 1970, que la vitesse de rotation de la Terre diminuait d'une milliseconde en moyenne par siècle6. Enfin, la deuxième loi de la thermodynamique (loi de Boltzmann) nous apprend en effet que tout système physique isolé (à la limite, l'univers tout entier) est soumis à l'"entropie"7, c'est-à-dire perd irrémédiablement de l'énergie sous forme de chaleur irrécupérable. Dit autrement, nulle entité ne saurait prétendre à l'homogénéité et à la permanence puisque tout système physique se corrompt inexorablement et se dirige nécessairement vers sa mort thermique. Cette tendance inexorable est aussi appelée "flèche8 du temps" : le temps, comme les métaphysiciens l'avaient justement remarqué mais au prix d'en nier la spécificité fugitive, c'est la dimension unidirectionnelle de la désorganisation, du désordre : le temps ne suspend jamais son vol. De sorte que, non seulement il n'y a pas de substance permanente simple (atomique) et naturellement encline à agir plutôt qu'à pâtir, mais il ne semble pas non plus exister de condition formelle absolument a priori  (quelque chose comme l'εἶδος grec ou le principe classique de "raison suffisante") qui pré-destinerait la réalité épistémique (l'esprit humain) à être spontanément accordé avec la réalité ontique (la matière, l'énergie) dans une soi-disant adæquatio rei et intellectus. Du coup, l'abandon d'un âtman illusoire implique bien une "vacuité formelle" (sûnyatâ), à la fois au sens bouddhiste où "la vacuité est forme et la forme est vacuité"(Sûtra du Cœur) et au sens taoïste où  "le vide est inépuisable et d'autant plus productif qu'il est plus souvent mis en mouvement [虚而不屈, 动而愈出xū ér bù qū, dòng ér yù chū ]"(Lǎozǐ, Dào Dé Jīng, §5), ce que montre, contre la pseudo-évidence métaphysique, l'extraordinaire fécondité d'une vacuité formelle capable de rendre scientifiquement compte tout à la fois de la naissance et du devenir de l'univers tout entier, tant au niveau microscopique qu'au niveau macroscopique. Ce faisant, l'"humiliation cosmologique" infligée à la métaphysique nous fournit un début d'explication au caractère illusoire de l'âtman comme réalité soi-disant substantielle. Tout d'abord, la physique nous explique que toute réalité est un tissu d'atomes, lesquels sont matériellement vides à 99,99 % puisque le noyau est concentré dans 1/10 000 de son volume total. Ce qui valide déjà le caractère illusoire de notre perception d'une réalité pleine et continue. Par ailleurs, la seconde loi de la thermodynamique nous montre qu'un processus entropique n'est jamais linéaire mais admet des paliers, et même des pauses néguentropiques qui contrecarrent momentanément et localement l'entropie pour créer des sortes d'îlots de stabilité relative et provisoire. C'est donc l'entropie (le désordre) même qui semble induire tout système physique à subsister en perdant le moins possible d'énergie lorsqu'il est perturbé ("principe de moindre action")9. La courbe, de forme logarithmique, de l'équation de Boltzmann montre en effet que plus un système est complexe et plus il perd de l'énergie mais plus il en perd avec modération, pourrait-on dire, bien qu'il en perde indéfiniment. Ce qui explique que les "grosses" entités physiques, à commencer bien entendu par les astres, nous paraissent plus stables que les "petites", que le monde "supra-lunaire", pour parler comme Aristote, nous semble moins agité, moins dégradé que le monde "sub-lunaire". Il reste cependant qu'à quelque échelle qu'on la conçoive, cette relative et provisoire modération entropique dans la subsistance d'un système isolé est toujours due au fait qu'il se comporte comme un "attracteur local" qui attire à lui la contribution de systèmes connexes qui lui cèdent l'énergie nécessaire à sa moindre action10. Le concept-clé qui va nous permettre de rendre compte de l'illusion de stabilité dans un univers chaotique est celui d'"auto-organisation" qui est apparu dans les années 1970 à la suite des nouvelles théories du chaos, des fractales, de la cybernétique et de la systémique, notamment avec les travaux de Henri Atlan, d'Ilya Prigogine et de Yuri Ivanov. L'"auto-organisation" comme antagonisme de la subsistance et de l'entropie11 concerne tous les systèmes physiques, en particulier biologiques et socio-économiques qui interagissent conformément au principe de moindre action12. Raison pour laquelle nous l'appellerons désormais "co-organisation", ce qui n'est qu'une reformulation de "co-production conditionnée" (pratîtyasamutpâda) des Bouddhistes. En tout cas, voilà qui nous fournit à la fois le problème et sa solution. Le problème : comment un système physique peut-il limiter son entropie, c'est-à-dire retarder son agonie, sinon en puisant en-dehors de soi-même l'énergie qui tend à lui faire défaut ? Autrement dit, comment un système peut-il assurer son aséité (rester "soi-même") sans s'imprégner d'altérité ? La solution : c'est impossible mais, vu de l'intérieur du système, en y supposant un spectateur vivant qui néglige les conditions extérieures, l'illusion que le système reste "soi-même" est néanmoins parfaite. Du coup, ces îlots de néguentropie (ou de moindre entropie) momentanée et localisée dans un océan d'entropie sont d'excellents candidats à la dignité d'objets en soi (âtman) pour des êtres vivants qui, comme on va le voir, sont tous naturellement enclins à s'illusionner.

Car Freud écrit aussi : "au cours de son évolution culturelle, l'homme s'érigea en maître de ses co-créatures animales. Mais, non content de cette hégémonie, il se mit à creuser un fossé entre leur essence et la sienne. Il leur dénia la raison et s'attribua une âme immortelle, allégua une origine divine élevée qui permit de rompre le lien de communauté avec le monde animal. [...] Nous savons ce que les recherches de Charles Darwin [...] ont mis il y a un peu plus d'un demi-siècle à cette présomption de l'homme. [...] Or c'est la deuxième humiliation pour le narcissisme humain, l'humiliation biologique"(Freud, Inquiétante Étrangeté). On a vu comment la métaphysique, surtout après Descartes, a proprement éliminé le concept de vie en faisant de la biologie un simple cas particulier de la mécanique. De là la conception de l'"animal-machine" chez la Mettrie, Malebranche, Pavlov, etc., puis du "cerveau-machine" chez Hilbert, Turing, von Neumann, etc., autant de conceptions qui fragmentent la vie en processus mécaniques causaux (les fameuses "fonctions vitales") en droit parfaitement prédictibles et maîtrisables. Illusion et seconde humiliation pour la métaphysique. Parmi les premiers scientifiques occidentaux à (ré-)introduire de l'imprédictibilité dans les processus biologiques, les plus connus sont Robert Brown lorsqu'il observa en 1827 au microscope les mouvements stochastiques spontanés de grains de pollen en suspension, puis Charles Darwin en 1859 lorsqu'il publia l'Origine des Espèces, ouvrage dans lequel il évoque la variabilité circonstancielle des espèces vivantes. On dira que le vivant en général, et le vivant conscient humain en particulier ne sont, après tout, que des phénomènes (dharma) concernés par le processus général d'"avènement co-dépendant" ou de "co-production conditionnée" (pratîtyasamutpâda) et qu'à ce titre, on ne voit pas pourquoi il devrait échapper au chaos, c'est-à-dire à anitya et à sûnyatâ, et à leur corrélat thermodynamique, à savoir la "co-organisation". Sauf que l'empathie spontanée que le vivant éprouve pour le vivant (la karunâ bouddhiste ou l'ahimsâ brahmaniste) trahit la spécificité du vivant comme théâtre des "agrégats d'attachement" (upâdâna skandha) eux-mêmes corrélés à la tendance à la perpétuation de la vie (samsâra)13. Car celle-ci a beau n'être qu'un cas particulier de la "co-production conditionnée" (pratîtyasamutpâda) résultant de l'opposition perpétuelle de la néguentropie et de l'entropie, il se trouve qu'il faut être vivant pour sentir cette opposition comme un problème. Si donc "la vie consiste en systèmes physiques qui tentent de résoudre des problèmes"(Popper, la Quête Inachevée, xxxvii), pénibles par définition, la spécificité de la souffrance (duhkha) du vivant est d'être non seulement passivité à l'égard de la "co-production conditionnée" (pratîtyasamutpâda), mais aussi, tout simplement, douleur.

Francisco Varela, pour sa part, définit une organisation vivante comme "auto-poïétique" (du grec ἡ αυτού ποίησις, "la production de soi-même") : "une structure auto-poïétique engendre et spécifie continuellement sa propre organisation. Elle accomplit ce processus incessant de remplacement de ses composants, parce qu’elle est continuellement soumise à des perturbations externes, et constamment forcée de compenser ces perturbations"(Varela, Autopoïèse et Organisation du Vivant, ii, 2 in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant).  Car le propre du dharma vivant est précisément le caractère continuel, constant du problème que lui pose le processus de perturbation entropique et qui l'induit à se "co-organiser", se "co-produire" avec d'autres dharma. Or cette constance, cette continuité dans le temps supposent une discontinuité, une fragmentation dans l'espace sous l'aspect d'un cadre topologique restreint où le problème entropique a quelques chances de trouver une solution néguentropique provisoire et locale. Or, c'est précisément à la condition qu'"un organisme [soit] opérationnellement clos, [que] son comportement est tel que toutes les transformations et tous les changements qu'il peut subir sont subordonnés à la conservation de son invariance"(Varela, la Clôture Opérationnelle, iv, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant). On voit poindre par là l'origine des illusions dualistes intériorité/extériorité, soi/non-soi. L'exemple typique que prend Varela pour illustrer ce type d'illusion est celui d'un système immunitaire : "la tolérance immunologique dont font preuve les organismes à l'égard de leurs propres composants [suppose] l'existence d'un mécanisme d'auto-reconnaissance qui permet à l'organisme d'apprendre à distinguer les éléments de sa propre structure (le soi) des éléments étrangers (le non-soi)"(Varela, l'Organe Cognitif au Niveau Moléculaire : le Réseau Immunitaire, ii, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant), voulant dire par là que la distinction soi/non-soi est vitale. Toutefois, "c'est parce que le système immunitaire répond constamment à des stimuli en provenance de lui-même qu'il peut reconnaître le soi du non-soi"(Varela, l'Organe Cognitif au Niveau Moléculaire : le Réseau Immunitaire, iii, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant). Autrement dit, l'illusion d'un "soi" est engendrée, non par une configuration objective déjà donnée dans un espace déjà fragmenté à cet effet, mais par la constitution intentionnelle d'une "frontière", d'ailleurs assez perméable14, selon la manière dont les structures biologiques visées par ces stimuli y répondent (ou pas). Cette illusion est donc pleinement intentionnelle. Le phénomène de la perception est un bon exemple de ce que Varela appelle la "clôture opérationnelle" d'un processus biologique qui, loin d'être, comme le suppose Descartes, un processus mécanique linéaire et univoque, est, tout au contraire, intentionnel et circulaire : "la perception et l'action ne peuvent pas être séparés parce que la perception exprime la clôture du système nerveux. En termes plus positifs, percevoir équivaut à construire des invariants par un couplage sensori-moteur qui permet à l'organisme de survivre dans son environnement"(Varela, la Clôture Opérationnelle du Système Nerveux, iii, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant)15. Plus précisément encore, Merleau-Ponty, "appelle protensions et rétentions les intentionnalités qui ancrent dans un entourage. Elles ne partent pas d’un "Je" central, mais en quelque sorte du champ perceptif lui-même qui traîne après lui son horizon de rétentions et mord par ses protensions sur l’avenir"(Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception). "Protensions" et "rétentions" sont autant de "tensions" qui qualifient respectivement la mémoire et le mouvement du vivant qui fonctionnent intentionnellement de manière circulaire et indivise. D'une manière générale, pour résoudre le problème entropique qui se pose à lui, "tout ce qui est rencontré [par le vivant] doit être évalué d'une manière ou d'une autre (aimer, ne pas aimer, ignorer) et doit provoquer une réponse ou une autre (acceptation, refus, indifférence). Cette évaluation élémentaire est inséparable de la manière dont le couplage rencontre une unité percepto-motrice en fonctionnement et elle donne naissance à une intention"(Varela, quel Savoir pour l'Éthique, iii). C'est sous cet ensemble de conditions qu'une solution, toujours partielle et impermanente, sera intentionnellement donnée par le vivant au problème entropique sous l'aspect d'une "invariance" comme propriété provisoire et globale d'une organisation qui, moyennant d'incessantes réorganisations locales, maintient tant bien que mal à l'existence des structures locales associées16. C'est pourquoi Varela parle d'"invariance" et non d'"identité" comme synthèse métaphysique de la permanence et de l'homogénéité, justement parce que, là où la notion d'identité (idem-titas) suppose une immuabilité fantasmée, l'invariance, tout au contraire est, à l'image du bateau de Thésée, effort de tous les instants pour exister tout en s'altérant intentionnellement17. Le problème posé au vivant ne saurait donc être celui de la conservation d'une identité, mais, tout au contraire, celui d'une altération non-aliénante18.

Il est facile, à présent, de généraliser la genèse biologique des "agrégats d'attachement" (upâdâna skandha) en tant que générateurs d'illusion (mâyâ).  Et d'abord l'illusion de l'existence d'un monde19 en soi. En effet, si tout vivant est une co-organisation locale, il faut bien, pour qu'elle puisse subsister en percevant/agissant en s'"attachant" à une portion réduite d'espace-temps, que "les signaux perceptifs d'un groupe de cellules perceptives se réunissent en dehors de l'organe de perception, en dehors du corps animal, en des unités qui deviennent les caractères des objets situés en dehors du sujet animal dans son monde propre [seine Umwelt]"(J. von Uexküll, Mondes Animaux et Monde Humain), c'est-à-dire dans un espace restreint suffisamment stabilisé. L'"objet" est donc ce qui est intentionnellement constitué, dans le cadre de cet espace restreint (Umwelt), soit comme facteur critique d'entropie (le problème), soit comme facteur pertinent de néguentropie (la solution), ce qui, dans tous les cas, déterminera une coopération intentionnelle sensori-motrice des structures intégrées soit pour éviter, soit pour s'approprier le phénomène perçu comme "objet". De là, les illusions métaphysiques de la préséance de l'objet (ontique) sur sa représentation (épistémique) et, d'une manière générale, de la préséance d'un monde externe d'objets sur le "soi" comme objet interne. Mais "il n'y a pas d'autre monde que celui formé à travers les expériences qui s'offrent [à l'organisation vivante] et qui font [que celle-ci est] enfermée dans un domaine cognitif dont [elle ne peut] échapper"(Varela, l'Histoire Naturelle de la Circularité, iv, in Autonomie et Connaissance, Essai sur le Vivant). Bref, il n'y a de "monde" que le "monde propre" (die Umwelt) au sein duquel il y a toujours une boucle de rétroaction entre objet du monde propre, perception de l'objet par le "soi" et action du "soi" sur l'objet. A contrario, le "monde extérieur" n'existe que comme un substrat indéterminé globalement dépourvu de pertinence pour l'organisation vivante. L'illusion fondamentale consiste donc en cela seul que le vivant ne perçoit du monde et donc ne modifie dans le monde que son "monde propre" (Umwelt), que ce qui est intentionnellement pertinent à l'égard de son invariance locale et momentanée. Ce qui n'a pas de pertinence intentionnelle pour lui, n'a pas non plus d'existence20. À partir de quoi nous serions tentés de redéfinir la perception présente non pas comme la saisie circonstancielle d'une information pertinente dans un monde complexe, mais tout au contraire comme la négligence intentionnelle de tout ce qui, dans un monde restreint, n'a pas de pertinence21. Et encore n'avons-nous évoqué là que l'aspect hic et nunc de l'intentionnalité et avons-nous négligé ses aspects rétentionnels (la mémoire) et protensionnels (l'anticipation) qui associent l'information/action présente à des informations/actions absentes mais biologiquement pertinentes comme le souvenir (passé) ou la construction inductive (future). Dans les deux cas, l'attachement à l'illusion d'un "moi" substantiel capable d'"agir" sur des "objets" présents ressemblants à des "objets" passés et susceptibles de perdurer ou de se reproduire dans le futur, voilà qui est pertinent pour que le vivant limite intentionnellement la dépense d'énergie qui résulterait d'une analyse sensori-motrice indifférenciée du réel22.

À ce propos, examinons un cas particulier extrêmement intéressant de l'illusion d'un "moi" substantiel qui se situe à la lisière du biologique et du psychologique. Ce phénomène se manifeste au cours de ce genre d'activité qu'on a coutume d'appeler "concentration". Dans le cas, par exemple, de l'ashtangayoga de Patañjali, "le point de départ du yoga est la concentration sur un seul objet […]. L'ekâgratâ, la concentration en un seul point, a pour résultat immédiat la censure prompte et lucide de toutes les distractions et de tous les automatismes qui […] font la conscience profane […]. L'exercice ekâgratâ tend à contrôler les deux génératrices de la fluidité mentale : l'activité sensorielle (indriya) et celle du subsconscient (samskâra)"(Mircea Eliade, le Yoga, Immortalité et Liberté, ii). De là l'enchaînement bien connu contrôle du souffle (prânâyâma)-concentration (dhâranâ)-méditation (dhyâna)-absorption (samadhi). Ce qui ressemble aux deux étapes de la méditation (dhyâna) bouddhiste qui sont aussi celle de la concentration (shamatha) puis celle du discernement (vipashyana). Sauf que, pour le yogin, il existe une étape intermédiaire entre prânâyâma et dhâranâ : "lorsque les sens [indriya] se sont écartés de leurs objets et qu’ils se réduisent simplement à leur élément de conscience, cela s’appelle le retrait [pratyâhâra]. Alors les sens sont parfaitement maîtrisés"(Patañjali, Yoga-Sûtra, ii, 54, 55) et la voie vers le "soi" (purusha, âtman) et le discernement est ouverte. Car, à l'instar de la métaphysique, ce sont les sollicitations sensibles multiples et éphémères présentes (perceptions, indriya) ou passées (intentions karmiques, samskâra) qui nuisent à l'avènement du principe de conscience (âtman, purusha, brahman) en maintenant l'hégémonie du mental (citta). Dès lors, "il n'est pas surprenant que les techniques de méditation qui présupposent l'existence d'un tel soi procèdent en éteignant les sens et en niant le monde de l'expérience. Mais ce cycle d'émergence et de déclin de l'expérience tourne continuellement et ne peut le faire que parce qu'il est dépourvu de soi"(Varela, l'Inscription Corporelle de l'Esprit, II, 4). Il s'ensuit que la concentration (shamatha) n'est pas un préalable à la méditation bouddhiste mais partie intégrante de celle-ci23. Or, nous reconnaissons généralement celui ou celle qui se concentre au type d'effort physique intentionnel qu'il ou elle fait pour ne pas "se disperser" mais se maintenir relativement immobile. Pour cela, la concentration bouddhiste, tout comme la concentration taoïste ou la concentration yogique, a pour "objet" intentionnel le hara (丹田, dān tián). Sauf que, contrairement à la concentration bouddhiste ou taoïste24 "la concentration [yogique] sur le hara vise à faire prendre intérieurement conscience à l'homme de l'unité originelle dans laquelle tous les contraires sont fondus"(Karlfried Graf Dürckheim, Hara, Centre Vital de l'Homme, IV, 3). Les analogies qui permettent de cerner la notion de hara (“ventre” en japonais, en chinois 丹田, dān tián, littéralement, "champ des transformations") évoquent irrésistiblement la notion physique de "centre de gravité" comme point d'application de la résultante des forces qui s'exercent sur un système donné. De sorte que, lorsque toutes les forces s'appliquent à ce point, le système se conforme au principe de moindre action en minimisant son entropie et, lorsque la résultante de ces forces (par exemple, le poids) est égale à une force de sens contraire et s'appliquant au même point (par exemple, la résistance d'un support), alors le système est dit "en équilibre" et semble immobile. Aussi, dans la logique brahmaniste, va-t-on considérer que "le développement de la conscience intérieure dépend étroitement du déplacement du centre de gravité vers le bas. Être ancré dans le centre vital est la condition nécessaire pour que la conscience "siégeant dans la tête" lâche prise"(Karlfried Graf Dürckheim, Hara, Centre Vital de l'Homme, IV, 6). L’intentionnalité peut donc se prendre elle-même pour objet (illusoire) en se concentrant sur un lieu imaginaire ("ici") et un temps imaginaire ("maintenant"). Sans être, à proprement parler, un âtman, un "soi" homogène et permanent, et ce, d’autant moins que l’équilibre qui en résulte est nécessairement éphémère, la prise conscience du hara comme effet de la concentration est donc une illusion bénéfique25 en ce que son ancrage détermine une moindre dispersion énergétique à partir d'une attention accordée à la présence hic et nunc.

Mais ce n'est pas tout parce que Freud écrit encore, et surtout, que "l'homme, même s'il est ravalé à l'extérieur, se sent néanmoins souverain dans son âme propre. Quelque part dans le noyau de son moi, il s'est créé un organe de surveillance qui contrôle ses mouvements et actions propres pour voir si elles concordent avec ses exigences [...], la conscience qui tient le moi au courant de tous les processus importants qui se passent dans les rouages psychiques, et la volonté, guidée par ces informations, exécute ce que le moi ordonne et modifie ce qui voudrait s'accomplir de manière spontanée. [...] Mais la psychanalyse a voulu instruire le moi que la vie pulsionnelle de la sexualité ne peut être domptée entièrement, et que les processus psychiques sont par nature inconscients, au point qu'ils ne sont accessibles au moi et ne sont soumis à celui-ci qu'à travers une perception incomplète et illusoire. Ce qui revient à dire que le moi n'est pas le maître dans sa propre maison. Voilà la troisième humiliation infligée au narcissisme humain : l'humiliation psychologique"(Freud, Inquiétante Étrangeté). Freud commence par prendre acte de la division cartésienne du réel entre une extériorité physique (cosmologique ou biologique) et une intériorité psychique (l'"âme", le "moi") qu'il dote d'un "noyau", un "organe de surveillance" qu'il nomme "conscience" et qui est destinée à informer fidèlement le "moi" des "processus importants" concernant le monde extérieur et à exécuter, le cas échéant, ses volontés quant aux modifications qu'il a décidé d'y apporter. Or, Freud "se refuse à considérer la conscience comme formant l'essence même de la vie psychique, mais voit dans la conscience une simple qualité de celle-ci, pouvant coexister avec d'autres qualités ou faire défaut (...). Être conscient est avant tout une expression purement descriptive et se rapporte à la perception la plus immédiate et la plus certaine. Mais l'expérience nous montre qu'un élément psychique, une représentation par exemple, n'est jamais conscient d'une façon permanente"(Freud, Essais de Psychanalyse, III). Là où la métaphysique cartésienne et post-cartésienne fait de la conscience la fonction principale, l'instance permanente de "surveillance" potentiellement omnisciente et omnipotente, du "moi", Freud prétend au contraire que celle-ci non seulement n'est qu'un état et non une fonction, mais, de plus, un état transitoire. Bref, le "moi" freudien n'est plus simple comme dans la tradition métaphysique mais désormais fragmenté, dans l'espace (pas d'unité) et dans le temps (pas de permanence). Ce qu'il explique par le fait qu'"il y a chez tout homme des désirs qu’il ne voudrait pas communiquer aux autres et des désirs qu’il ne voudrait même pas s’avouer à lui-même"(Freud, l’Interprétation des Rêves, iv), en l'occurrence, pour Freud, des intentions (Freud parle plutôt de "désirs" ou de "pulsions") d'agression et/ou d'acte sexuel qui sont réputés maintenus inconscients afin d'éviter la douleur qu'occasionnerait leur éclairage conscient eu égard aux contraintes sociales (le "sur-moi") qui les réglementent sévèrement ou qui non seulement prohibent leur réalisation mais jette même l’opprobre sur l'intention non réalisée. La conscience devient en quelque sorte un faisceau lumineux de durée et d'intensité variables en fonction des fragments de "moi" qu'il convient d'éclairer ou, au contraire, de laisser dans l'ombre. Il en résulte tout une métapsychologie dans le cadre de laquelle Freud se plaît à imaginer des stratégies compliquées de ruse et d'évitement par lesquels les intentions problématiques, "refoulées" primitivement dans le "ça" inconscient, soient trouvent une exutoire ("sublimation") conforme aux intérêts du "moi" conscient, soient restent "refoulées" au risque de dégénérer en pathologie psychique ("névrose" ou "psychose"). Voilà qui est, en effet, assez profondément attentatoire au mythe cartésien qui fait de la conscience la fonction principale et au-dessus de tout soupçon d'un "moi" homogène, permanent, transparent à lui-même26, même si la rationalité métaphysique demeure l'horizon indépassable de la perfection humaine.

Freud ne pouvait prévoir que, moyennant cependant vénération de l'indétrônable idole rationaliste, l'illusion métaphysique du "moi" souverain allait être battue en brèche d'une autre manière par la reconsidération radicale, vers le milieu du XX° siècle, du mind-body problem. On a vu que Freud fragmente le "moi" substantiel et le dissocie de la conscience qui n'est plus qu'un état du "moi", un état possible parmi d'autres. Cependant, pour Freud, le "moi" comme la conscience demeurent des faits psychiques, des phénomènes qui ressortissent à l'esprit et non à la matière corporelle. Or, il va se faire jour un courant philosophique qui va s'évertuer à dénoncer la pertinence même de la notion d'"esprit" assimilée à "la représentation de la personne humaine comme un fantôme [ghost27] mystérieusement niché dans une machine"(Ryle, the Concept of Mind). On serait tenté de croire qu'une telle remise en question, qui considère le dualisme corps-esprit comme une illusion, rejoint les paradigmes brahmaniste, taoïste, confucianiste ou bouddhiste dont il a déjà été question. En fait, il n'en est rien parce que, sous des apparences révolutionnaires, un tel courant, baptisé d'abord "cybernétique" puis "cognitivisme" puis "computationnalisme", va rétablir dans ses droits le vieux paradigme post-cartésien de l'"animal-machine" en niant non seulement la réalité de l'esprit (the ghost) mais aussi celle de toutes les fonctions vitales qui ne s'analyseraient pas, prima facie, en termes de fonctions mécaniques. Ainsi, on va considérer que "le terme "sensation" est employé, à dessein, pour désigner le résultat immédiat de l'entrée en activité de récepteurs sensoriels [et le terme "perception"] pour l'étape finale qui, chez le sujet alerte et attentif, aboutit à l'identification et à la reconnaissance de l'objet"(Changeux, l'Homme Neuronal, iii). Le modèle privilégié pour analyser le comportement vital est, dès lors, celui de l'output comme valeur d'une fonction dont l'input est l'argument. Or, par définition, une fonction est calculable. L'originalité du courant cybernétique-cognitiviste va donc consister à préserver l'idéal d'intelligibilité et de prédictibilité, donc de rationalité du réel en refondant l'adæquatio rei et intellectus sur un parallélisme complet entre un calcul supposé effectué par la mécanique vivante et le calcul effectué par le scientifique observateur du phénomène vivant comme cas particulier d'un phénomène mécanique quelconque. En ce sens, tout comportement biologique procéderait désormais d'un "soi" cognitif autonome (peu importe désormais qu'il soit centralisé et uni ou bien modulaire et fragmenté) qui "calcule[rait] des fonctions cognitives […] de la même manière qu'une machine à multiplier calcule la fonction de multiplication, c'est-à-dire en exécutant un algorithme qui opère sur la représentation des arguments de la fonction pour produire la représentation de la valeur correspondante de la fonction. [En effet,] calculer une fonction consiste à exécuter un algorithme qui donne pour l'entrée la sortie si et seulement si f(e) = s"(Cummins et Schwarz, Connexionnisme, Computation et Cognitionin Introduction aux Sciences Cognitives, V, xiii).  Par là, on voit que les notions d'intentionnalité, de désir, de pulsion, de volition etc., bref, tout ce qui ressortit à l'esprit, au mental ou au psychisme, sont éliminées : le vivant ne se comporte pas "pour que …" mais "parce que …", il n'agit pas en boucle, il réagit linéairement. Bien, entendu, le comportement cognitif humain ne présente, à cet égard, aucune spécificité. Car il suffit désormais de montrer que "pour toute procédure, manipulation ou fonction d'entier que l'esprit humain peut exécuter ou calculer concrètement, effectivement, à la manière dont les mathématiciens depuis l'aube des temps appliquent des algorithmes […], il existe une machine […] capable d'exécuter cette procédure ou de calculer cette fonction"(Andler, Calcul et Représentations : les Sourcesin Introduction aux Sciences Cognitives, intro.), pour admettre que les notions d'"intelligence", de "compréhension", de "signification", de "conscience", d'"émotion", etc., ne sont, en fait, que différentes manifestations de la nature universellement mécanique et calculatoire des phénomènes vitaux en général.  La preuve n'en est-elle pas dans le fait que nous savons construire des machines à calculer, c'est-à-dire de machines fonctionnant sur le principe du modus ponens28 et qui appliquent ce principe plus vite et mieux que nous autres humains ? Ce faisant, on rétablit subrepticement dans ses droits le vieux mythe métaphysique de prédictibilité absolue du réel. Bref, le cognitivisme dans sa version "computationnaliste" (de l'anglais to compute, "calculer"), c'est le cartésianisme sans âme ou le freudisme sans psychologie. Las ! L'homme moderne, fût-il nourri des avancées de la psychanalyse et du computationnalisme, continue à dire "je" et à s'illusionner sur la permanence et l'homogénéité de son "moi" objet. Au-delà des justifications thermodynamiques et biologiques que nous en avons esquissées, n'y aurait-il pas cependant des raisons spécifiquement humaines à la persistance des illusions liées à la conscience de soi ?

Si, encore une fois, nous nommons "esprit" l'intentionnalité spécifiquement humaine, il se trouve que "dès l’origine, l’“esprit” est frappé de la malédiction d’être entaché de la matière : il emprunte la forme des couches d’air agitées, de sons, bref, la forme du langage. Le langage est donc aussi vieux que la conscience, il est la conscience réelle, pratique"(Marx, l’Idéologie Allemande). De là à l'idée qu'une part non-négligeable des illusions que l'esprit, et en particulier l'esprit conscient, se fait de lui-même est imputable au langage, il n'y a qu'un pas que nous allons franchir pour terminer. Et, en effet, "on peut dire que ce que nous appelons "je", nous-mêmes, naît des capacités linguistiques récursives de l'homme et de sa capacité unique d'auto-description et de narration"(Varela, quel Savoir pour l'Éthique ?, 3). Sans entrer dans le vaste débat sur l'identité ou non du langage et de la conscience, nous ne prendrons pas beaucoup de risques en affirmant cependant que langage et conscience sont, au minimum, très fortement intriqués29 dans la mesure même où les capacités récursives de la perception présente sont démultipliées par celles, quasiment infinies, du langage30. Ainsi, comme le souligne émile Benveniste, les catégories d'Aristote "correspondent non point à des attributs découverts dans les choses, mais à une classification émanant de la langue même31. La notion d'οὐσία indique la classe des substantifs"(Benveniste, Catégories de Pensée et Catégories de Langue). Si, en effet, le terme "substantif" est synonyme de "nom", c'est probablement parce que la catégorie métaphysique de "substance" (οὐσία) est corrélée à la catégorie grammaticale de "nom". Or, dans les langues d'origine gréco-latine, germanique ou sémitique, par exemple, un nom (un substantif) est, la plupart du temps, accompagné d'un article (défini ou indéfini). Non pas que cela détermine une "objectivité" ex nihilo, puisque nous avons vu qu'il n'y avait d'"objet" que de phénomène biologiquement pertinent pour le vivant32. Mais enfin, dire "L'Être33" ou "LE moi" confère, ipso facto, à ces entités linguistiques le statut de "substance", donc d'entité homogène et permanente au sens d'Aristote. En particulier, Wittgenstein remarque qu'"il y a deux cas différents d’utilisation des mots ‘je’ ou ‘moi’ : l’utilisation comme objet et l’utilisation comme sujet"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 66) : si je dis "je mesure un mètre quatre-vingt cinq", "je" désigne un "objet" ("mon" corps) au sens où nous en avons déjà parlé, c'est-à-dire un phénomène biologiquement pertinent pour lui-même tout en étant dépourvu des attributs d'homogénéité et de permanence que lui prête la métaphysique. En revanche, "dans le cas où ‘je’ est utilisé comme agent métaphysique qui ne désigne pas une personne déterminée par ses caractéristiques physiques, il se crée l’illusion que nous utilisons ce mot pour faire référence à quelque chose d’incorporel"(Wittgenstein, le Cahier Bleu, 69), quelque chose comme une res cogitans cartésienne, en l'occurrence, un "je" substantiel. À cet égard, nous sommes manifestement victimes d'une duperie langagière qui fait de tout "sujet" grammatical une substance aristotélicienne, et de tout "sujet" grammatical humain une substance pensante cartésienne. Là encore, c'est en essayant de penser dans une autre langue que la nôtre que nous nous apercevons de l'évanescence de nos propres catégories de pensée. Prenons l'exemple de la langue chinoise. Il est quand même saisissant que l’absence de catégories morpho-syntaxiques bien définies (la classe des verbes, celle des adjectifs, celle des noms, etc.) alliée à l'absence de flexions, à commencer par celle des temps grammaticaux34, de même que l'absence de la structure syntaxique sujet/objet dans la langue chinoise35, soient corrélées au fait que la civilisation chinoise est la seule des grandes civilisations à ne pas connaître les genres littéraires du mythe et de l'épopée abondamment développés dans les civilisations indo-européennes et sémitiques et consistant à narrer les exploits d'un héros, c'est-à-dire d'un agent tout puissant s'imposant "comme maître et possesseur de la Nature". On comprend à présent à quel point la nécessité de concevoir un "moi" humain substantiel, homogène et permanent, est conditionnée par des structures linguistiques dans lesquelles le sujet grammatical et le verbe "être" ont un statut éminent36.

Cela dit, l'illusion de la substantialité du "moi" humain correspond aussi à une exigence non-directement liée à la structure de la langue : celle des structures sociales ou, plus précisément, éthico-juridiques des sociétés humaines, ce qui explique que le prenom personnel "je" existe aussi en chinois (). Locke prend l'exemple suivant : "un homme tantôt saoul, tantôt sobre ne sont-ils pas le même ? sinon pourquoi cet homme est-il puni pour ce qu’il a commis quand il était saoul, même s’il n’en a plus eu conscience ensuite ?"(Locke, Essai Philosophique concernant l’Entendement Humain, II, xxvii, 22). Supposons donc qu'un individu ait commis un forfait en présence de tiers. La formulation du problème ("cet homme") présuppose en effet que l'auteur des faits a été (illusoirement) identifié par des tiers comme étant le MÊME individu avant, pendant et après les faits. En d'autres termes, les témoins ont (illusoirement) constitué l'individu en question en un "soi" objectif suffisamment homogène et permanent pour qu'il soit admis dans leur Umwelt, et ce, dans les conditions de pertinence physique et biologiques précédemment décrites. Sauf que le suspect était, au moment des faits, dans un état d'ébriété tel qu'il n'est (sincèrement) pas conscient de les avoir commis. En d'autres termes, son "moi" subjectif connaît une sorte d'éclipse freudienne de conscience précisément au moment de la commission des faits, de sorte que, pour lui, c'est UN AUTRE qui en est l'auteur. "Un autre" au sens d'alienus, au sens où il était "aliéné", où il n'était plus "lui-même". Le problème qui se pose à la communauté humaine est donc de décider si l'individu en question, "objectivement" LE MÊME mais "subjectivement" UN AUTRE, doit être tenu pour responsable et/ou coupable. Dans (presque) tous les systèmes juridiques de l'humanité, il existe une clause d'exonération partielle, de responsabilité pénale en cas d'aliénation du prévenu37 et même d'exonération totale "en cas de force majeure"38. Mais la formulation précise du problème par Locke ("un homme tantôt saoul, tantôt sobre") donne la solution : même s'il est admis que le prévenu n'était pas conscient au moment des faits, non seulement cet état ne résulte pas d'une contrainte irrésistible, mais, en l'occurrence, il est avéré que cet homme se met INTENTIONNELLEMENT dans un état tel que, périodiquement, il perd la conscience et donc le contrôle de ses actes. Or, dans (presque) tous les systèmes juridiques de l'humanité, le caractère intentionnel d'un acte emporte la présomption de son caractère conscient39. Et, dans le cas cité par Locke, il sera probablement reproché au prévenu de s'être INTENTIONNELLEMENT mis dans un état propre à maximiser la probabilité à la fois d'un comportements à risque40 et d'absence de contrôle sur ce comportement. Voilà pourquoi l'illusion d'un "je", c'est-à-dire d'un "moi" conscient est une fiction juridiquement, c'est-à-dire socialement nécessaire. "C'est [le "je"] un terme du langage judiciaire qui assigne la propriété des actes et de leur valeur, et comme tel n’appartient qu’à des agents doués d’intelligence, susceptibles de reconnaître une loi et d’éprouver bonheur et malheur. C’est uniquement par la conscience que cette personnalité s’étend soi-même au passé par-delà l’existence présente : par là elle devient soucieuse et comptable des actions passées, elle les avoue et les impute à soi-même, au même titre et pour les mêmes motifs que les actes présents. Tout ceci repose sur le fait qu’un souci pour son propre bonheur accompagne inévitablement la conscience, ce qui est conscient du plaisir et de la douleur désirant toujours aussi le bonheur du soi qui précisément est conscient. C’est pourquoi, s’il ne pouvait, par la conscience, confier ou approprier à ce soi actuel des actes passés, il ne pourrait pas plus s’en soucier que s’ils n’avaient jamais été accomplis"(Locke, Essai Philosophique concernant l’Entendement Humain, II, xxvii, 26). On voit par là que, dans le cadre de l'imputation aux individus de "la propriété des actes et de leur valeur", non seulement l'intentionnalité, mais surtout l'intentionnalité conscience est toujours présumée41. La constitution d'un objet imaginaire tel qu'un "je" subjectivement et consciemment doté d'homogénéité et de permanence fictives est donc clairement une exigence propre aux sociétés humaines.

En effet, comme Aristote l'avait déjà remarqué, "que l’homme est naturellement un animal politique [ὁ ἄνθρωπος φύσει πολιτικὸν ζῷον] destiné à vivre en société […] à un plus haut degré que les abeilles et tous les animaux qui vivent réunis. [Car] seul, entre les animaux, l’homme a l’usage du langage. [En effet] le langage [ὁ λόγος] a pour but de faire comprendre ce qui est utile ou nuisible et, par conséquent aussi, ce qui est juste ou injuste"(Aristote, Politique, I, 1252b, 1253a). Bref, il importe pour la survie du "moi" fictif et collectif de la société d'inculquer à chaque "moi" fictif mais individuel la représentation illusoire d'un "je" comme une sorte de porte-manteau (l'image est de Locke) où le "moi" collectif puisse accrocher ses assignations. De sorte que la constitution du "je" est à la fois "objective" (le "je" est un "objet" d'attribution) et "subjective" (le "je" est un "sujet" d'auto-imputation). Grande lectrice d'Aristote, Hannah Arendt a souligné que "la vie individuelle, la bios avec sa biographie reconnaissable de la naissance à la mort, naît de la vie biologique, zôè"(Arendt, la Crise de la Culture, II, i), autrement dit que la vie humaine (en grec, ὁ βίος) n'est pas seulement un cas particulier de la vie animale en général (ἡ ζωή) car elle s'en différencie par le récit qu'on en fait ou qu'on peut en faire et que, pour cela, on nomme "biographie". Autrement dit, qu'il s'agisse d'"objets" physiques extérieurs ou d'"objets" psychiques intérieurs, dans tous les cas, ce "nous recherchons, non ce qui existe, mais ce qu’un discours dit qu’il existe, et c’est là un problème qui concerne proprement le langage. [Les objets] sont des intermédiaires commodes que nous nous imposons, […] comparables, du point de vue de leur statut théorique, aux dieux d’Homère. […] L’une et l’autre sorte d’entités ne trouvent leur place dans notre croyance que pour autant qu’elles sont culturellement postulées"(Quine, d’un Point de Vue Logique, ii, 2). Paul Ricœur, grand lecteur, pour sa part, de Locke et d'Arendt, propose de nommer "identité narrative" ou encore "ipséité" l'effet, tant objectif que subjectif, de l'imputation/auto-imputation d'un récit biographique42. Pour Ricœur, "le récit construit l'identité du personnage, qu'on peut appeler son identité narrative, en construisant celle de l'histoire racontée. C'est l'identité de l'histoire qui fait l'identité du personnage"(Ricœur, soi-même comme un Autre, vi, 1), et non l'inverse : c'est dans la possibilité de parler adéquatement de quelque chose ou de quelqu'un que se réalise la synthèse de l'unité (être UN x) et de l'unicité (être LE x). C'est donc dans la seule mesure où le "moi" est capable, non de s'introspecter comme le pensait Freud, mais de (se) narrer récursivement le récit que le "moi" collectif de la communauté a déjà construit ou est susceptible de construire à son égard, qu'il sera réputé "conscient", c'est-à-dire, d'une part, "doué d’intelligence, susceptible de reconnaître une loi et d’éprouver bonheur et malheur", et, d'autre part, "soucieu[x] et comptable des actions passées [qu'il] avoue et impute à soi-même".

1 La lecture de la Théogonie (littéralement ἡ των θεών ἀγωνία, "la lutte, le combat entre les divinités"), surtout si on la complète par celle des Travaux et des Jours concernant plus précisément la destinée de l'espèce humaine, suggère donc explicitement non seulement l'existence d'un chaos originel mais aussi celle d'un chaos actuel métaphoriquement exprimé par la lutte inexpugnable de l'Amour (Ἔρως) et de la Discorde (Ἔρις).

2 D'ailleurs suivant l'intuition géniale d'un théologien jésuite, l'abbé Lemaître !

3 L’inégalité de Heisenberg peut s'écrire Δe × Δt ⩾ k (où Δe est l'indétermination statistique -on dit aussi "variance"- sur l'énergie d'une particule, Δt l'indétermination sur sa durée) ou bien Δx × Δp ⩾ k (avec Δx l'indétermination sur la position d'une particule, et Δp l'indétermination sur son impulsion). Et elle dit que le produit d'une énergie (ML2T-2) par une durée (T) ou bien le produit d'une distance (L) par une impulsion (MLT-1) ne peuvent être inférieur à un quantum minimal d'action (k).

4 Cf. les expériences d'Alain Aspect et de son équipe en 1982, qui ont tranché définitivement le paradoxe EPR, du nom des trois physiciens (Einstein, Podolsky et Rosen) pour lesquels la physique quantique, qui prédisait théoriquement un tel résultat, était, en fait, incomplète. Alain Aspect a montré qu'il n'en était rien : les photons sur lesquels portent l'expérience sont, en fait intriqués, c'est-à-dire non-séparables aussi éloignés soient-ils l'un de l'autre !

5 "Nous devons donc envisager l'état présent de l'Univers comme l'effet de son état antérieur et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée, et la situation respective des êtres qui la composent, si d'ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l'Analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle et l'avenir, comme le passé serait présent à ses yeux"(Pierre-Simon de Laplace, Essai Philosophique sur les Probabilités). Pour Laplace, la probabilité, l'indétermination est donc toujours épistémique (relative à nos connaissances) et non ontique (inhérente à la réalité elle-même) et toujours provisoire (en attendant mieux).

6 Ce qui, si on admet que la Terre est âgée de quelque 4,5 milliards d'années, constitue tout de même un ralentissement total de 76 500 secondes, soit 21, 25 heures !

7 La loi de Boltzmann énonce donc que dans tout système physique isolé, l'énergie "utile" au système a inexorablement tendance à se dissiper, dans un premier temps sous forme de chaleur, c'est-à-dire d'agitation moléculaire, puis, dans un second temps, la chaleur elle-même se disperse pour tendre asymptotiquement vers l'"entropie absolue" ou "zéro absolu" (O°K ou -273,15°C). La meilleure illustration de ce processus est encore le devenir de l'univers tout entier qui n'a de cesse, depuis 13,5 milliards d'années, de se complexifier tout en se refroidissant (sa température moyenne actuelle est de 2,7°K contre quelque 1032 à ses "débuts").

8 Dans les deux sens du terme : direction et arme létale ("vulnerant omnes, ultima necat") !

9 Boltzmannn puis Gibbs ont établi une relation statistique entre l'entropie mesurée d'un système physique (S) et le nombre de ses configurations possibles (Ω). De là, l'équation S = k ln . Ce qui dit, premièrement, que plus nombreux sont les états possibles (Ω) de ce système, et plus forte en est l'entropie (S), donc plus celui-ci est sujet au désordre. A contrario, si le système n'a qu'une seule configuration possible (Ω = 1), son entropie est nulle (S = k ln 1 = 0 puisque ln 1 = 0). Mais, deuxièmement, elle dit aussi que l'augmentation de l'entropie en fonction de la complexité du système suit statistiquement une progression logarithmique qui fait que l'entropie augmente de plus en plus faiblement au fur et à mesure qu'elle augmente. De là, le principe dit "de moindre action" qui donne l'impression que le système s'"organise" pour perdre le moins d'énergie possible.

11 Cf. Spinoza : "toute chose s’oppose à tout ce qui peut supprimer son existence et s’efforce, autant qu’elle peut et selon son être propre, de persévérer dans son être [unaquæque res, quantum in se est, in suo esse perseverare conatur]. L’effort [conatus] par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n’est rien de plus que l’essence actuelle de cette chose"(Spinoza, Éthique, III, 6).

12 De là, quatre régimes d'exigence néguentropique et quatre niveaux d'"auto-organisation", soit par ordre croissant de complexité : 1) celui de l'organisation néguentropique de tout système inerte qui réagit au coup par coup aux disruptions entropiques ; 2) celui d'un éco-système vivant qui anticipe intentionnellement de telles perturbations, ce qui nécessite un surcroît d'énergie locale et occasionne donc aussi un surcroît d'entropie globale ; 3) celui d'un éco-système vivant hégémonique tel que l'éco-système humain qui tend à se maintenir au prix de l'accélération de l'entropie et donc de la désorganisation des autres éco-systèmes vivants ; 4) celui enfin d'un éco-système humain localement dominant tel que le golden billion ("le milliard doré", c'est-à-dire le 1/8 le plus riche de l'humanité) qui tend à accélérer l'entropie globale et donc la désorganisation des autres éco-systèmes humains.

13 La notion de samsâra, souvent traduite par "cycle des renaissances", trouve une justification expérimentale dans le simple fait que nous retrouvons les mêmes quatre sortes de nucléotides et les mêmes vingt sortes d'acides aminés dans TOUT le règne vivant. Ce qui nous incline à considérer qu'il existe tout à la fois une unité et une unicité, donc une identité de la VIE, que ce qui est vivant, ce n'est, stricto sensu, ni tel organisme individuel, ni telle société d'organismes, ni même telle espèce, mais LE VIVANT pris dans sa globalité. De là, la pertinence de karunâ comme empathie spontanée du vivant pour le vivant. Car, de même que le modèle dit de Hartle-Hawking conçoit l'univers tout entier comme spatialement fini mais sans "bord", sans frontière, de même nous pouvons conjecturer la possibilité que LA vie soit contenue dans un espace déterminé (en l'occurrence, la Terre) sans pour autant avoir de commencement ni d'achèvement, tant du point de vue de son type d'organisation auto-poïétique que du point de vue de sa structure moléculaire. LA VIE se perpétue donc en étant globalement invariante sous une infinité de variations locales, ce qui n'est rien d'autre, au fond, que la notion brahmaniste ou bouddhiste de samsâra. La vie, tout en étant spatialement localisée (sur la Terre) et, en ce sens finie, n'aurait donc ni début, ni fin ("notre vie n’a pas de fin, tout comme notre champ de vision n’a pas de frontière" - Wittgenstein, Tractatus, 6.4311).

14 D'où la possibilité de maladies auto-immunes lorsque la réponse à ces stimuli est "interprétée" par le système immunitaire de façon trop stricte ou, au contraire, d'absence de réponse immunitaire efficace (par exemple, après vaccination) lorsqu'elle l'est de façon trop large.

15 De même, au cours du cycle de Krebs, il s'agit pour le vivant qui respire de se procurer de l'énergie à partir d'une longue série de réactions chimiques consistant à oxyder certaines chaînes de molécules (groupes acétyles) présentes dans leurs nutriments (glucides, lipides, protides) tout en produisant l'oxaloacétate qui est à la fois le déclencheur et le résultat du caractère cyclique de la respiration.

16 Nous opposerons donc "intentionnel" à "circonstanciel" dans le sens où une entité inerte (non-vivante) ne doit son existence qu'à un excédent néguentropique de circonstances mais n'est pas capable de tendre VERS celui-ci : lorsqu'un matériau ductile compense une déformation sans rompre, c'est à la confrontation des forces développées par sa propre structure moléculaire et des forces dont il est l'objet hic et nunc qu'il le doit. Sa réaction néguentropique n'est que l'effet de circonstances convergentes. Tandis que dans le cas du vivant, l'invariance est assignée intentionnellement à des structures physiques hétérogènes qui s'efforcent collectivement d'anticiper la survenue des circonstances.

17 En latin comme en grec, "autre" se dit de deux façons : alter (respectivement ἕτερος) et alienus (resp. ἄλλος). La différence est qu'un phénomène peut être altéré (par des conditions hétérogènes) sans être aliéné (par des conditions allogènes)

18 Ce qui jette un éclairage singulier sur le phénomène de la mort. Celle-ci n'est, rigoureusement parlant, qu'un collapsus local dans un contexte global provisoirement subsistant. En effet, dans la "co-production conditionnée" consiste, s'agissant du phénomène vivant, en ce que la néguentropie intentionnelle d'un certain niveau d'organisation (e.g. l'organisme individuel) suppose toujours l'entropie du niveau inférieur (e.g. le tissu musculaire) et l'entropie du niveau supérieur (e.g. la société), et ainsi de suite. La mort biologique à un certain niveau s'analyse alors comme l'entropie-limite de ce niveau dans le cadre de la néguentropie du niveau supérieur : c'est le cas de la mort de la cellule dans le cadre de la survie de l'organisme individuel, de la mort de l'organisme individuel dans le cadre de la survie de la société, etc.

19 Rappelons que "monde" vient de mundus, "ordre, décor", tout comme κόσμος en grec.

20 Pour prendre l'exemple fameux de Jakob von Uexküll, "la richesse du monde qui entoure la tique disparaît et se réduit à une forme pauvre qui consiste pour l’essentiel en trois caractères perceptifs [acide butyrique, poils, chaleur] et trois caractères actifs [se laisser tomber, fouiller, piquer] – son Umwelt. Mais la pauvreté de l'Umwelt conditionne la sûreté de l’action, et la sûreté est plus importante que la richesse"(J. von Uexküll, Mondes Animaux et Monde Humain).

21 Le taoïsme et la thermodynamique nous ont d'ailleurs montré que ce dualisme relève d'une myopie, d'une illusion d'échelle : le vivant ne perçoit jamais que le détail des échanges énergétiques en se plaçant du point de vue de son "monde propre" et en ignorant donc nécessairement la logique globale des processus.

22 De même que, dans les jeux de stratégie, la différence entre le joueur débutant et le joueur expert réside en ce que ce dernier n'analyse que des situations intuitivement pertinentes là où le débutant s'épuise à analyser, en pure perte, ce qu'il croit être "toutes" les situations possibles.

23 Aussi les Bouddhistes parlent-ils volontiers aussi de sthâpyabhâvanâ ("méditation de stabilisation") qui est la phase de concentration et de vicârabhâvanâ ("méditation analytique") pour la méditation proprement dite.

24 "Dépouillant mon corps, oblitérant mon intelligence, quittant toute forme, chassant toute science, je m’unis à ce qui pénètre tout. Voilà ce que j’entends par m’asseoir et oublier tout [坐忘, zuò wàng]"(Zhuāng Zǐ, Zhuāng , §6).

25 Cela dit, on demandera à K. G. Dürckheim en quoi il est nécessaire à qui se concentre, afin de retirer les bénéfices de sa concentration, d'envisager son "unité originelle" plutôt que sa vacuité originelle.

26 Notons que toute la critique que Freud adresse à la conscience individuelle, Marx et Engels l'adressent, en changeant d'échelle, à la conscience de classe.

27 Jeu de mots intraduisible : en anglais, comme en allemand, "fantôme" et "esprit" sont un seul et même terme (ghost, Geist).

28 De la commande "si p alors q" et de l'information "p", déduisent "q", et de la commande "pour tout x appartenant à D, il existe un y tel que y=f(x)" et de l'information "x=a, a appartenant à D", infèrent "y=f(a)". De là, la notion d'"intelligence artificielle" (sic !) qui présuppose non pas que l'ordinateur est un modèle réduit de cerveau vivant, ce qui était pourtant le dessein initial d'un Turing ou d'un von Neumann, mais, tout au contraire, que le cerveau est une sorte d'ordinateur !

29 "Aucun type de langue ne peut par lui-même et à lui seul ni favoriser ni empêcher l'activité de l'esprit [….]. Mais la possibilité de la pensée est liée à la faculté de langage, car la langue est une structure informée de signification, et penser, c'est manier les signes de la langue"(Benveniste, Catégories de Pensée et Catégories de Langue). Raison pour laquelle toutes les sagesses de l'humanité ont toujours tout à la fois vénéré et craint la puissance d'illusion du langage.

30 Par exemple, supposons que j'aie vu l'"objet" a. Pour me souvenir que j'ai vu a ou pour réagir inductivement à la présence d'un "objet" a' qui ressemble à a, le langage est inutile : tous les vivants en sont capables. En revanche, pour m'étonner de m'en être souvenu ou d'avoir réagi comme je l'ai fait, il faut que je me dise "tiens, ça alors …", à plus forte raison, pour pouvoir communiquer à un tiers ce que j'ai vu ou ce que je me suis étonné de l'avoir vu, j'ai besoin d'une boucle de rétroaction que seul le langage peut me fournir.

31 De la langue (d'une langue particulière) et non pas de la pensée (la pensée humaine en général) comme chez Kant.

32 Disons que la récursivité qui existe chez tous les vivants entre l'information perceptive et son référent (l'"objet") se trouve être, dans l'espèce humaine, compliquée par l'existence d'un troisième pôle : celui du langage. En ce sens, perception, action et langage sont donc en relation de co-production conditionnée (pratîtyasamutpâda).

33 Quant au verbe "être" au sens où nous l'employons dans les langues indo-européennes, il n'existe tout simplement pas dans de nombreuses langues, notamment en chinois ou en arabe.

34 Notamment, du fameux aoriste, qui est proprement le "temps" intemporel de l'épopée en grec et en sanskrit.

35 La structure fondamentale de la langue chinoise n'est pas, comme pour nous, sujet (ce qui agit)/objet (ce sur quoi on agit) mais thème (ce dont on parle)/rhème (information accessoire). Si je dis "j'ai vu un oiseau", le sujet est "je", l'objet est "un oiseau". Or, si je dis "c'est un oiseau que j'ai vu", l'ordre des mots change mais non la structure grammaticale. Maintenant, si je dis 我看到一只鸟, wǒ kàn dào yī zhǐ niǎo, le thème est ("je") et le rhème 一只鸟 ("un oiseau"), ce qui correspond à la structure sujet/objet familière "j'ai vu un oiseau". Tandis que si je veux traduire, "c'est un oiseau que j'ai vu", cela donnera 是一只鸟的我看到, shì yī zhǐ niǎo de wǒ kàn dào, et là, la structure n'est plus du tout la même : n'est plus le thème (ce dont on parle) mais le rhème (l'information accessoire). De là, la fréquence des constructions impersonnelles dans la langue chinoise.

36 "Le sanskrit appartient au groupe linguistique des langues indo-européennes, comme le latin et le grec. À ce titre, il partage avec les autres langues de cette famille des caractères spécifiques qui font que la réalité est découpée d'une manière rationnelle et systématique"(Marc Ballanfat, Philosophie Indienne, intro.)

37 Par exemple, en France, "il n’y a ni crime ni délit lorsque le prévenu est atteint au moment des faits d’un trouble ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes"(Code Pénal, art.122-1).

38 De même, "n'est pas pénalement responsable la personne qui a agi sous l'empire d'une force ou d'une contrainte à laquelle elle n'a pu résister"(Code Pénal, art.122-2).

39 De même, s'"il n'y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre"(Code Pénal, art.121-3), en revanche, l'intention "est constituée dès lors que, manifestée par un commencement d'exécution, elle n'a été suspendue ou n'a manqué son effet qu'en raison de circonstances indépendantes de la volonté de son auteur"(Code Pénal, art.121-5).

40 De même "il y a délit en cas de mise en danger délibérée de la personne d'autrui"(Code Pénal, art.121-3).

41 La charge de la preuve incombe par conséquent à qui nie cette intentionnalité consciente.

42 "Le pas décisif en direction d'une conception narrative de l'identité personnelle est fait lorsque l'on passe de l'action au personnage. Est personnage celui qui fait l'action dans le récit"(Ricœur, soi-même comme un Autre, vi, 1).

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